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Le temps retrouvé

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Je songeais que je n’avais revu depuis bien longtemps aucune des personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En 1914, pendant les deux mois que j’avais passés à Paris, j’avais aperçu M. de Charlus et vu Bloch et Saint-Loup, ce dernier seulement deux fois. La seconde fois était certainement celle où il s’était le plus montré lui-même ; il avait effacé toutes les impressions peu agréables de manque de sincérité qu’il m’avait produites pendant le séjour à Tansonville que je viens de rapporter et j’avais reconnu en lui toutes les belles qualités d’autrefois. La première fois que je l’avais vu après la déclaration de guerre, c’est-à-dire au début de la semaine qui suivit, tandis que Bloch faisait montre des sentiments les plus chauvins, Saint-Loup n’avait pas assez d’ironie pour lui-même qui ne reprenait pas de service et j’avais été presque choqué de la violence de son ton. Saint-Loup revenait de Balbec. « Non, s’écria-t-il avec force et gaîté, tous ceux qui ne se battent pas, quelque raison qu’ils donnent, c’est qu’ils n’ont pas envie d’être tués, c’est par peur. » Et avec le même geste d’affirmation plus énergique encore que celui avec lequel il avait souligné la peur des autres, il ajouta : « Et moi, si je ne reprends pas de service, c’est tout bonnement par peur, na. » J’avais déjà remarqué chez différentes personnes que l’affectation des sentiments louables n’est pas la seule couverture des mauvais, mais qu’une plus nouvelle est l’exhibition de ces mauvais, de sorte qu’on n’ait pas l’air au moins de s’en cacher. De plus, chez Saint-Loup cette tendance était fortifiée par son habitude, quand il avait commis une indiscrétion, fait une gaffe, et qu’on aurait pu les lui reprocher, de les proclamer en disant que c’était exprès. Habitude qui, je crois bien, devait lui venir de quelque professeur à l’École de Guerre dans l’intimité de qui il avait vécu et pour qui il professait une grande admiration. Je n’eus donc aucun embarras pour interpréter cette boutade comme la ratification verbale d’un sentiment que Saint-Loup aimait mieux proclamer, puisqu’il avait dicté sa conduite et son abstention dans la guerre qui commençait. « Est-ce que tu as entendu dire, demanda-t-il en me quittant, que ma tante Oriane divorcerait ? Personnellement je n’en sais absolument rien. On dit cela de temps en temps et je l’ai entendu annoncer si souvent que j’attendrai que ce soit fait pour le croire. J’ajoute que ce serait très compréhensible ; mon oncle est un homme charmant, non seulement dans le monde, mais pour ses amis, pour ses parents. Même, d’une façon, il a beaucoup plus de cœur que ma tante qui est une sainte, mais qui le lui fait terriblement sentir. Seulement c’est un mari terrible, qui n’a jamais cessé de tromper sa femme, de l’insulter, de la brutaliser, de la priver d’argent. Ce serait si naturel qu’elle le quitte que c’est une raison pour que ce soit vrai, mais aussi pour que cela ne le soit pas parce que c’en est une pour qu’on en ait l’idée et qu’on le dise. Et puis du moment qu’elle l’a supporté si longtemps… Maintenant je sais bien qu’il y a tant de choses qu’on annonce à tort, qu’on dément, et puis qui plus tard deviennent vraies. » Cela me fit penser à lui demander s’il avait jamais été question, avant son mariage avec Gilberte, qu’il épousât Mlle de Guermantes. Il sursauta et m’assura que non, que ce n’était qu’un de ces bruits du monde, qui naissent de temps à autre on ne sait pourquoi, s’évanouissent de même et dont la fausseté ne rend pas ceux qui ont cru en eux plus prudents, dès que naît un bruit nouveau de fiançailles, de divorce, ou un bruit politique, pour y ajouter foi et le colporter. Quarante-huit heures n’étaient pas passées que certains faits que j’appris me prouvèrent que je m’étais absolument trompé dans l’interprétation des paroles de Robert : « Tous ceux qui ne sont pas au front, c’est qu’ils ont peur. » Saint-Loup avait dit cela pour briller dans la conversation, pour faire de l’originalité psychologique, tant qu’il n’était pas sûr que son engagement serait accepté. Mais il faisait pendant ce temps-là des pieds et des mains pour qu’il le fût, étant en cela moins original, au sens qu’il croyait qu’il fallait donner à ce mot, mais plus profondément français de Saint-André-des-Champs, plus en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleur chez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Sauton, d’où deux flèches se dirigeaient à nouveau dans une même direction, qui était la frontière. Bloch avait été enchanté d’entendre l’aveu de la lâcheté d’un nationaliste (qui l’était d’ailleurs si peu) et, comme Saint-Loup avait demandé si lui-même devait partir, avait pris une figure de grand-prêtre pour répondre : « Myope. » Mais Bloch avait complètement changé d’avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique « myope », il avait été reconnu bon pour le service. Je le ramenais chez lui quand nous rencontrâmes Saint-Loup qui avait rendez-vous, pour être présenté au Ministère de la Guerre à un colonel, avec un ancien officier, « M. de Cambremer », me dit-il. « Ah ! c’est vrai, mais c’est d’une ancienne connaissance que je te parle. Tu connais aussi bien que moi Cancan. » Je lui répondis que je le connaissais en effet et sa femme aussi, que je ne les appréciais qu’à demi. Mais j’étais tellement habitué, depuis que je les avais vus pour la première fois, à considérer la femme comme une personne malgré tout remarquable, connaissant à fond Schopenhauer et ayant accès, en somme, dans un milieu intellectuel qui était fermé à son grossier époux, que je fus d’abord étonné d’entendre Saint-Loup répondre : « Sa femme est idiote, je te l’abandonne. Mais lui est un excellent homme qui était doué et qui est resté fort agréable. » Par l’« idiotie » de la femme, Saint-Loup entendait sans doute le désir éperdu de celle-ci de fréquenter le grand monde, ce que le grand monde juge le plus sévèrement. Par les qualités du mari, sans doute quelque chose de celles que lui reconnaissait sa nièce quand elle le trouvait le mieux de la famille. Lui, du moins, ne se souciait pas de duchesses, mais à vrai dire c’est là une « intelligence » qui diffère autant de celle qui caractérise les penseurs, que « l’intelligence » reconnue par le public à tel homme riche « d’avoir su faire sa fortune ». Mais les paroles de Saint-Loup ne me déplaisaient pas en ce qu’elles rappelaient que la prétention avoisine la bêtise et que la simplicité a un goût un peu caché mais agréable. Je n’avais pas eu, il est vrai, l’occasion de savourer celle de M. de Cambremer. Mais c’est justement ce qui fait qu’un être est tant d’êtres différents selon les personnes qui le jugent, en dehors même des différences de jugement. De Cambremer je n’avais connu que l’écorce. Et sa saveur, qui m’était attestée par d’autres, m’était inconnue. Bloch nous quitta devant sa porte, débordant d’amertume contre Saint-Loup, lui disant qu’eux autres, « beaux fils galonnés », paradant dans les États-Majors, ne risquaient rien, et que lui, simple soldat de 2e classe, n’avait pas envie de se faire « trouer la peau » pour Guillaume. « Il paraît qu’il est gravement malade, l’Empereur Guillaume », répondit Saint-Loup. Bloch qui, comme tous les gens qui tiennent de près à la Bourse, accueillait avec une facilité particulière les nouvelles sensationnelles, ajouta : « On dit même beaucoup qu’il est mort. » À la Bourse tout souverain malade, que ce soit Edouard VII ou Guillaume II, est mort, toute ville sur le point d’être assiégée est prise. « On ne le cache, ajouta Bloch, que pour ne pas déprimer l’opinion chez les Boches. Mais il est mort dans la nuit d’hier. Mon père le tient d’une source de tout premier ordre. » Les sources de tout premier ordre étaient les seules dont tînt compte M. Bloch le père, alors que, par la chance qu’il avait, grâce à de « hautes relations », d’être en communication avec elles, il en recevait la nouvelle encore secrète que l’Extérieure allait monter ou la de Beers fléchir. D’ailleurs, si à ce moment précis se produisait une hausse sur la de Beers, ou des « offres » sur l’Extérieure, si le marché de la première était « ferme » et « actif », celui de la seconde « hésitant », « faible », et qu’on s’y tînt « sur la réserve », la source de premier ordre n’en restait pas moins une source de premier ordre. Aussi Bloch nous annonça-t-il la mort du Kaiser d’un air mystérieux et important, mais aussi rageur. Il était surtout particulièrement exaspéré d’entendre Robert dire : « l’Empereur Guillaume ». Je crois que sous le couperet de la guillotine Saint-Loup et M. de Guermantes n’auraient pas pu dire autrement. Deux hommes du monde restant seuls vivants dans une île déserte, où ils n’auraient à faire preuve de bonnes façons pour personne, se reconnaîtraient à ces traces d’éducation, comme deux latinistes citeraient correctement du Virgile. Saint-Loup n’eût jamais pu, même torturé par les Allemands, dire autrement que « l’Empereur Guillaume ». Et ce savoir-vivre est malgré tout l’indice de grandes entraves pour l’esprit. Celui qui ne sait pas les rejeter reste un homme du monde. Cette élégante médiocrité est d’ailleurs délicieuse – surtout avec tout ce qui s’y allie de générosité cachée et d’héroïsme inexprimé – à côté de la vulgarité de Bloch, à la fois pleutre et fanfaron, qui criait à Saint-Loup : « Tu ne pourrais pas dire « Guillaume » tout court ? C’est ça, tu as la frousse, déjà ici tu te mets à plat ventre devant lui ! Ah ! ça nous fera de beaux soldats à la frontière, ils lécheront les bottes des Boches. Vous êtes des galonnés qui savez parader dans un carrousel. Un point, c’est tout. » « Ce pauvre Bloch veut absolument que je ne fasse que parader », me dit Saint-Loup en souriant, quand nous eûmes quitté notre camarade. Et je sentais bien que parader n’était pas du tout ce que désirait Robert, bien que je ne me rendisse pas compte alors de ses intentions aussi exactement que je le fis plus tard quand, la cavalerie restant inactive, il obtint de servir comme officier d’infanterie, puis de chasseurs à pied, et enfin quand vint la suite qu’on lira plus loin. Mais du patriotisme de Robert, Bloch ne se rendit pas compte, simplement parce que Robert ne l’exprimait nullement. Si Bloch nous avait fait des professions de foi méchamment antimilitaristes une fois qu’il avait été reconnu « bon », il avait eu préalablement les déclarations les plus chauvines quand il se croyait réformé pour myopie. Mais ces déclarations, Saint-Loup eût été incapable de les faire ; d’abord par une espèce de délicatesse morale qui empêche d’exprimer les sentiments trop profonds et qu’on trouve tout naturels. Ma mère autrefois non seulement n’eût pas hésité une seconde à mourir pour ma grand’mère, mais aurait horriblement souffert si on l’avait empêchée de le faire. Néanmoins, il m’est impossible d’imaginer rétrospectivement dans sa bouche une phrase telle que : « Je donnerais ma vie pour ma mère. » Aussi tacite était, dans son amour de la France, Robert qu’en ce moment je trouvais beaucoup plus Saint-Loup (autant que je pouvais me représenter son père) que Guermantes. Il eût été préservé aussi d’exprimer ces sentiments-là par la qualité en quelque sorte morale de son intelligence. Il y a chez les travailleurs intelligents et vraiment sérieux une certaine aversion pour ceux qui mettent en littérature ce qu’ils font, le font valoir. Nous n’avions été ensemble ni au lycée, ni à la Sorbonne, mais nous avions séparément suivi certains cours des mêmes maîtres, et je me rappelle le sourire de Saint-Loup en parlant de ceux qui, tout en faisant un cours remarquable, voulaient se faire passer pour des hommes de génie en donnant un nom ambitieux à leurs théories. Pour peu que nous en parlions, Robert riait de bon cœur. Naturellement notre prédilection n’allait pas d’instinct aux Cottard ou aux Brichot, mais enfin nous avions une certaine considération pour les gens qui savaient à fond le grec ou la médecine et ne se croyaient pas autorisés pour cela à faire les charlatans. De même que toutes les actions de maman reposaient jadis sur le sentiment qu’elle eût donné sa vie pour sa mère, comme elle ne s’était jamais formulé ce sentiment à elle-même, en tout cas elle eût trouvé non pas seulement inutile et ridicule, mais choquant et honteux de l’exprimer aux autres ; de même il m’était impossible d’imaginer Saint-Loup (me parlant de son équipement, des courses qu’il avait à faire, de nos chances de victoire, du peu de valeur de l’armée russe, de ce que ferait l’Angleterre) prononçant une des phrases les plus éloquentes que peut dire le Ministre le plus sympathique aux députés debout et enthousiastes. Je ne peux cependant pas dire que, dans ce côté négatif qui l’empêchait d’exprimer les beaux sentiments qu’il ressentait, il n’y avait pas un effet de l’« esprit des Guermantes », comme on en a vu tant d’exemples chez Swann. Car si je le trouvais Saint-Loup surtout, il restait Guermantes aussi et par là, parmi les nombreux mobiles qui excitaient son courage, il y en avait qui n’étaient pas les mêmes que ceux de ses amis de Doncières, ces jeunes gens épris de leur métier avec qui j’avais dîné chaque soir et dont tant se firent tuer à la bataille de la Marne ou ailleurs en entraînant leurs hommes. Les jeunes socialistes qu’il pouvait y avoir à Doncières quand j’y étais, mais que je ne connaissais pas parce qu’ils ne fréquentaient pas le milieu de Saint-Loup, purent se rendre compte que les officiers de ce milieu n’étaient nullement des « aristos » dans l’acception hautainement fière et bassement jouisseuse que le « populo », les officiers sortis des rangs, les francs-maçons donnaient à ce surnom. Et pareillement d’ailleurs, ce même patriotisme, les officiers nobles le rencontrèrent pleinement chez les socialistes que je les avais entendu accuser, pendant que j’étais à Doncières, en pleine affaire Dreyfus, d’être des sans-patrie. Le patriotisme des militaires, aussi sincère, aussi profond, avait pris une forme définie qu’ils croyaient intangible et sur laquelle ils s’indignaient de voir jeter « l’opprobre », tandis que les patriotes en quelque sorte inconscients, indépendants, sans religion patriotique définie, qu’étaient les radicaux-socialistes, n’avaient pas su comprendre quelle réalité profonde vivait dans ce qu’ils croyaient de vaines et haineuses formules. Sans doute Saint-Loup comme eux s’était habitué à développer en lui, comme la partie la plus vraie de lui-même, la recherche et la conception des meilleures manœuvres en vue des plus grands succès stratégiques et tactiques, de sorte que, pour lui comme pour eux, la vie de son corps était quelque chose de relativement peu important qui pouvait être facilement sacrifié à cette partie intérieure, véritable noyau vital chez eux, autour duquel l’existence personnelle n’avait de valeur que comme un épiderme protecteur. Je parlai à Saint-Loup de son ami le directeur du Grand Hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu’il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections, qu’il appelait des « défectuosités », et avait accusé de les avoir provoquée ce qu’il appelait le « militariste prussien », disant d’ailleurs en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, ils sont à trente mètres des Boches ! » jusqu’à ce qu’ayant appris qu’il l’était lui-même on l’eût mis dans un camp de concentration. « À propos de Balbec, te rappelles-tu l’ancien liftier de l’hôtel ? » me dit en me quittant Saint-Loup sur le ton de quelqu’un qui n’avait pas trop l’air de savoir qui c’était et qui comptait sur moi pour l’éclairer. « Il s’engage et m’a écrit pour le faire entrer dans l’aviation. » Sans doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de l’ascenseur, et les hauteurs de l’escalier du Grand Hôtel ne lui suffisaient plus. Il allait « prendre ses galons » autrement que comme concierge, car notre destin n’est pas toujours ce que nous avions cru. « Je vais sûrement appuyer sa demande, me dit Saint-Loup. Je le disais encore à Gilberte ce matin, jamais nous n’aurons assez d’avions. C’est avec cela qu’on verra ce que prépare l’adversaire. C’est cela qui lui enlèvera le bénéfice le plus grand d’une attaque, celui de la surprise, l’armée la meilleure sera peut-être celle qui aura les meilleurs yeux. Eh bien, et la pauvre Françoise a-t-elle réussi à faire réformer son neveu ? » Mais Françoise, qui avait fait depuis longtemps tous ses efforts pour que son neveu fût réformé et qui, quand on lui avait proposé une recommandation, par la voie des Guermantes, pour le général de Saint-Joseph, avait répondu d’un ton désespéré : « Oh ! non, ça ne servirait à rien, il n’y a rien à faire avec ce vieux bonhomme-là, c’est tout ce qu’il y a de pis, il est patriotique », Françoise, dès qu’il avait été question de la guerre, et quelque douleur qu’elle en éprouvât, trouvait qu’on ne devait pas abandonner les « pauvres Russes », puisqu’on était « alliancé ». Le maître d’hôtel, persuadé d’ailleurs que la guerre ne durerait que dix jours et se terminerait par la victoire éclatante de la France, n’aurait pas osé, par peur d’être démenti par les événements, et n’aurait même pas eu assez d’imagination pour prédire une guerre longue et indécise. Mais cette victoire complète et immédiate, il tâchait au moins d’en extraire d’avance tout ce qui pouvait faire souffrir Françoise. « Ça pourrait bien faire du vilain, parce qu’il paraît qu’il y en a beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui pleurent. » Il tâchait aussi pour la « vexer » de lui dire des choses désagréables, c’est ce qu’il appelait « lui jeter un pépin, lui lancer une apostrophe, lui envoyer un calembour ». « De seize ans, Vierge Marie », disait Françoise, et un instant méfiante : « On disait pourtant qu’on ne les prenait qu’après vingt ans, c’est encore des enfants. – Naturellement les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste, c’est toute la jeunesse qui sera en avant, il n’en reviendra pas lourd. D’un côté, ça fera du bon, une bonne saignée, là, c’est utile de temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s’il y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D’un côté, il faut ça. Et puis, les officiers, qu’est-ce que ça peut leur faire ? Ils touchent leurs pesetas, c’est tout ce qu’ils demandent. » Françoise pâlissait tellement pendant chacune de ces conversations qu’on craignait que le maître d’hôtel ne la fît mourir d’une maladie de cœur. Elle ne perdait pas ses défauts pour cela. Quand une jeune fille venait me voir, si mal aux jambes qu’eût la vieille servante, m’arrivait-il de sortir un instant de ma chambre, je la voyais au haut d’une échelle, dans la penderie, en train, disait-elle, de chercher quelque paletot à moi pour voir si les mites ne s’y mettaient pas, en réalité pour nous écouter. Elle gardait malgré toutes mes critiques sa manière insidieuse de poser des questions d’une façon indirecte pour laquelle elle avait utilisé depuis quelque temps un certain « parce que sans doute ». N’osant pas me dire : « Est-ce que cette dame a un hôtel ? » elle me disait, les yeux timidement levés comme ceux d’un bon chien : « Parce que sans doute cette dame a un hôtel particulier… », évitant l’interrogation flagrante, moins pour être polie que pour ne pas sembler curieuse. Enfin, comme les domestiques que nous aimons le plus – surtout s’ils ne nous rendent presque plus les services et les égards de leur emploi – restent, hélas, des domestiques et marquent plus nettement les limites (que nous voudrions effacer) de leur caste au fur et à mesure qu’ils croient le plus pénétrer la nôtre, Françoise avait souvent à mon endroit (pour me piquer, eût dit le maître d’hôtel) de ces propos étranges qu’une personne du monde n’aurait pas ; avec une joie aussi dissimulée mais aussi profonde que si c’eût été une maladie grave, si j’avais chaud et que la sueur – je n’y prenais pas garde – perlât à mon front : « Mais vous êtes en nage », me disait-elle, étonnée comme devant un phénomène étrange, souriant un peu avec le mépris que cause quelque chose d’indécent, « vous sortez, mais vous avez oublié de mettre votre cravate », prenant pourtant la voix préoccupée qui est chargée d’inquiéter quelqu’un sur son état. On aurait dit que moi seul dans l’univers avais jamais été en nage. Car dans son humilité, dans sa tendre admiration pour des êtres qui lui étaient infiniment inférieurs, elle adoptait leur vilain tour de langage. Sa fille s’étant plaint d’elle à moi et m’ayant dit (je ne sais de qui elle l’avait appris) : « Elle a toujours quelque chose à dire, que je ferme mal les portes, et patati patali et patata patala », Françoise crut sans doute que son incomplète éducation seule l’avait privée jusqu’ici de ce bel usage. Et sur ses lèvres où j’avais vu fleurir jadis le français le plus pur, j’entendis plusieurs fois par jour : « Et patati patali et patata patala ». Il est du reste curieux combien non seulement les expressions mais les pensées varient peu chez une même personne. Le maître d’hôtel ayant pris l’habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l’argent, mais parce qu’il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n’était modifié, pas un geste, une intonation. Bien que cela ne durât que deux minutes, c’était invariable, comme une représentation. Ses fautes de français corrompaient le langage de Françoise tout autant que les fautes de sa fille.

 

Elle ne dormait plus, ne mangeait plus, se faisait lire les communiqués, auxquels elle ne comprenait rien, par le maître d’hôtel qui n’y comprenait guère davantage, et chez qui le désir de tourmenter Françoise était souvent dominé par une allégresse patriotique ; il disait avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : « Ça doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de quelle comète il s’agissait, mais n’en sentait pas moins que cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d’un air de dire : « Il est bien toujours le même », elle tempérait ses larmes d’un sourire. Au moins était-elle heureuse que son nouveau garçon boucher qui, malgré son métier, était assez craintif (il avait cependant commencé dans les abattoirs) ne fût pas d’âge à partir. Sans quoi elle eût été capable d’aller trouver le Ministre de la Guerre.

Le maître d’hôtel n’eût pu imaginer que les communiqués ne fussent pas excellents et qu’on ne se rapprochât pas de Berlin, puisqu’il lisait : « Nous avons repoussé, avec de fortes pertes pour l’ennemi, etc. », actions qu’il célébrait comme de nouvelles victoires. J’étais cependant effrayé de la rapidité avec laquelle le théâtre de ces victoires se rapprochait de Paris, et je fus même étonné que le maître d’hôtel, ayant vu dans un communiqué qu’une action avait eu lieu près de Lens, n’eût pas été inquiet en voyant dans le journal du lendemain que ses suites avaient tourné à notre avantage à Jouy-le-Vicomte, dont nous tenions solidement les abords. Le maître d’hôtel savait, connaissait pourtant bien le nom, Jouy-le-Vicomte, qui n’était pas tellement éloigné de Combray. Mais on lit les journaux comme on aime, un bandeau sur les yeux. On ne cherche pas à comprendre les faits. On écoute les douces paroles du rédacteur en chef, comme on écoute les paroles de sa maîtresse. On est battu et content parce qu’on ne se croit pas battu, mais vainqueur.

 

Je n’étais pas, du reste, demeuré longtemps à Paris et j’avais regagné assez vite ma maison de santé. Bien qu’en principe le docteur nous traitât par l’isolement, on m’y avait remis à deux époques différentes une lettre de Gilberte et une lettre de Robert. Gilberte m’écrivait (c’était à peu près en septembre 1914) que, quelque désir qu’elle eût de rester à Paris pour avoir plus facilement des nouvelles de Robert, les raids perpétuels de taubes au-dessus de Paris lui avaient causé une telle épouvante, surtout pour sa petite fille, qu’elle s’était enfuie de Paris par le dernier train qui partait encore pour Combray, que le train n’était même pas allé à Combray et que ce n’était que grâce à la charrette d’un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d’un trajet atroce, qu’elle avait pu gagner Tansonville ! « Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m’écrivait en finissant Gilberte. J’étais partie de Paris pour fuir les avions allemands, me figurant qu’à Tansonville je serais à l’abri de tout. Je n’y étais pas depuis deux jours que vous n’imaginerez jamais ce qui arrivait : les Allemands qui envahissaient la région après avoir battu nos troupes près de La Fère, et un état-major allemand suivi d’un régiment qui se présentait à la porte de Tansonville, et que j’étais obligée d’héberger, et pas moyen de fuir, plus un train, rien. » L’état-major allemand s’était-il bien conduit, ou fallait-il voir dans la lettre de Gilberte un effet par contagion de l’esprit des Guermantes, lesquels étaient de souche bavaroise, apparentée à la plus haute aristocratie d’Allemagne, mais Gilberte ne tarissait pas sur la parfaite éducation de l’état-major, et même des soldats qui lui avaient seulement demandé « la permission de cueillir un des ne-m’oubliez-pas qui poussaient auprès de l’étang », bonne éducation qu’elle opposait à la violence désordonnée des fuyards français, qui avaient traversé la propriété en saccageant tout, avant l’arrivée des généraux allemands. En tout cas, si la lettre de Gilberte était par certains côtés imprégnée de l’esprit des Guermantes – d’autres diraient de l’internationalisme juif, ce qui n’aurait probablement pas été juste, comme on verra – la lettre que je reçus pas mal de mois plus tard de Robert était, elle, beaucoup plus Saint-Loup que Guermantes, reflétant de plus toute la culture libérale qu’il avait acquise, et, en somme, entièrement sympathique. Malheureusement il ne me parlait pas de stratégie comme dans ses conversations de Doncières et ne me disait pas dans quelle mesure il estimait que la guerre confirmât ou infirmât les principes qu’il m’avait alors exposés. Tout au plus me dit-il que depuis 1914 s’étaient en réalité succédé plusieurs guerres, les enseignements de chacune influant sur la conduite de la suivante. Et, par exemple, la théorie de la « percée » avait été complétée par cette thèse qu’il fallait avant de percer bouleverser entièrement par l’artillerie le terrain occupé par l’adversaire. Mais ensuite on avait constaté qu’au contraire ce bouleversement rendait impossible l’avance de l’infanterie et de l’artillerie dans des terrains dont des milliers de trous d’obus avaient fait autant d’obstacles. « La guerre, disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir. » C’était peu auprès de ce que j’aurais voulu savoir. Mais ce qui me fâchait davantage encore c’est qu’il n’avait plus le droit de me citer de noms de généraux. Et d’ailleurs, par le peu que me disait le journal, ce n’était pas ceux dont j’étais à Doncières si préoccupé de savoir lesquels montreraient le plus de valeur dans une guerre, qui conduisaient celle-ci. Geslin de Bourgogne, Galliffet, Négrier étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n’avions jamais parlé. « Mon petit, m’écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t’assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L’époque est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d’une telle grandeur, le mot « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sais « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept fois blessé avant d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une expédition sans avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que ce n’était pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés, les pauvres parents ont eu la permission de venir à l’enterrement, à condition de ne pas être en deuil et de ne rester que cinq minutes à cause du bombardement. La mère, un grand cheval que tu connais peut-être, pouvait avoir beaucoup de chagrin, on ne distinguait rien. Mais le pauvre père était dans un tel état que je t’assure que moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible à force de prendre l’habitude de voir la tête du camarade, qui est en train de me parler, subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc, je ne pouvais pas me contenir en voyant l’effondrement du pauvre Vaugoubert qui n’était plus qu’une espèce de loque. Le Général avait beau lui dire que c’était pour la France, que son fils s’était conduit en héros, cela ne faisait que redoubler les sanglots du pauvre homme qui ne pouvait pas se détacher du corps de son fils. Enfin, et c’est pour cela qu’il faut se dire qu’« ils ne passeront pas », tous ces gens-là, comme mon pauvre valet de chambre, comme Vaugoubert, ont empêché les Allemands de passer. Tu trouves peut-être que nous n’avançons pas beaucoup, mais il ne faut pas raisonner, une armée se sent victorieuse par une impression intime, comme un mourant se sent foutu. Or nous savons que nous aurons la victoire et nous la voulons pour dicter la paix juste, je ne veux pas dire seulement pour nous, vraiment juste, juste pour les Français, juste pour les Allemands. »