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Sodome et Gomorrhe

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Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’on pourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pour une part, sans doute, quand elle les refusait, c’était volontairement : « Mais elle m’embête, disait-elle, est-ce que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendant une heure ? »

On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sa bêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non de la société, mais de certaines intimités élégantes. « Ah ! susurra Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact et désabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit ça ici ! » Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dont la figure était encombrée de trop de grains de poils noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que par un signe de tête des plus secs. « Je ne comprends pas, me dit-elle, comme pour s’excuser, que Marie-Gilbert nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu’il y en a ici de toutes les paroisses. C’était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le Temple de l’Oratoire si ça lui plaisait, mais, au moins, on ne nous faisait pas venir ces jours-là. » Mais pour beaucoup, c’était par timidité, peur d’avoir une scène de son mari, qui ne voulait pas qu’elle reçût des artistes, etc. (Marie-Gilbert en protégeait beaucoup, il fallait prendre garde de ne pas être abordée par quelque illustre chanteuse allemande), par quelque crainte aussi à l’égard du nationalisme qu’en tant que, détenant, comme M. de Charlus, l’esprit des Guermantes, elle méprisait au point de vue mondain (on faisait passer maintenant, pour glorifier l’état-major, un général plébéien avant certains ducs) mais auquel pourtant, comme elle se savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’à redouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le Prince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas d’avoir à faire publiquement la conversation avec « pauvre Charles » qu’elle préférait chérir dans le privé.

– Et qu’est-ce encore que celle-là ? s’écria Mme de Guermantes en voyant une petite dame l’air un peu étrange, dans une robe noire tellement simple qu’on aurait dit une malheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand salut. Elle ne la reconnut pas et, ayant de ces insolences, se redressa comme offensée, et regarda sans répondre, d’un air étonné : « Qu’est-ce que c’est que cette personne, Basin ? » demanda-t-elle d’un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pour réparer l’impolitesse d’Oriane, saluait la dame et serrait la main du mari. « Mais, c’est Mme de Chaussepierre, vous avez été très impolie. – Je ne sais pas ce que c’est Chaussepierre. – Le neveu de la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien de tout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle ? – Mais, vous ne connaissez que ça, c’est la fille de Mme de Charleval, Henriette Montmorency. – Ah ! mais j’ai très bien connu sa mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoi a-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais pas ? Vous dites qu’elle s’appelle Mme de Chaussepierre ? » dit-elle en épelant ce dernier mot d’un air interrogateur et comme si elle avait peur de se tromper. Le duc lui jeta un regard dur. « Cela n’est pas si ridicule que vous avez l’air de croire de s’appeler Chaussepierre ! Le vieux Chaussepierre était le frère de la Charleval déjà nommée, de Mme de Sennecour et de la vicomtesse du Merlerault. Ce sont des gens bien. – Ah ! assez, s’écria la duchesse qui, comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se laisser intimider par les regards dévorants du fauve. Basin, vous faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si j’ignorais Chaussepierre, j’ai lu Balzac, vous n’êtes pas le seul, et j’ai même lu Labiche. J’apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j’avoue que du Merlerault est le chef-d’œuvre. Du reste, avouons que Chaussepierre n’est pas mal non plus. Vous avez collectionné tout ça, ce n’est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. – Il se fera faire tout simplement procès, et il ira en prison ; vous lui donnez de très mauvais conseils, Oriane. – J’espère pour lui qu’il a à sa disposition des personnes plus jeunes s’il a envie de demander de mauvais conseils, et surtout de les suivre. Mais s’il ne veut rien faire de plus mal qu’un livre ! » Assez loin de nous, une merveilleuse et fière jeune femme se détachait doucement dans une robe blanche, toute en diamants et en tulle. Madame de Guermantes la regarda qui parlait devant tout un groupe aimanté par sa grâce.

« Votre sœur est partout la plus belle ; elle est charmante ce soir », dit-elle, tout en prenant une chaise, au prince de Chimay qui passait. Le colonel de Froberville (il avait pour oncle le général du même nom) vint s’asseoir à côté de nous, ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert, se dandinant (par un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait au tennis où, à force de demander des permissions aux personnages de marque avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp), retournait auprès de M. de Charlus (jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe de la comtesse Molé, qu’il faisait profession d’admirer entre toutes les femmes), et, par hasard, au moment où plusieurs membres d’une nouvelle mission diplomatique à Paris saluaient le baron. À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification, l’exaspéra. « Je n’en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de Charlus, irrité d’avoir été dénoncé par un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baron avait dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement médiocres, en sorte que, si l’on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l’inversion. En mettant à la tête de ce petit Sodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmes avec une exagération comique de compère de revue, qui faisait manœuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux, il ne croyait pas à l’inversion. Il en donna immédiatement la preuve en mariant sa sœur à un chargé d’affaires qu’il croyait bien faussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênant et fut bientôt remplacé par une Excellence nouvelle qui assura l’homogénéité de l’ensemble. D’autres ambassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix (comme au concours général, où un certain lycée l’a toujours) et il fallut que plus de dix ans se passassent avant que, des attachés hétérogènes s’étant introduits dans ce tout si parfait, une autre pût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête.

Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann, Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître de maison. « Savez-vous à quel sujet ? demanda le duc à M. de Bréauté. – J’ai entendu dire, répondit celui-ci, que c’était à propos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais il paraît que l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que, d’ailleurs, le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. – Tiens, cela m’aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, dit la duchesse en souriant rêveusement. – C’est sur cette petite représentation, reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire de rongeur, que Gilbert a demandé des explications à Swann, qui s’est contenté de répondre, ce que tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que ça ! » Il paraît, du reste, reprit M. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante. Mme Molé y était, elle s’est énormément amusée. – Comment, Mme Molé va là ? dit la duchesse étonnée. Ah ! c’est Mémé qui aura arrangé cela. C’est toujours ce qui finit par arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beau jour, se met à y aller, et moi, qui me suis volontairement exclue par principe, je me trouve seule à m’ennuyer dans mon coin. » Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, la duchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins sur l’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait, comme on voit, adopté un nouveau point de vue. « L’explication que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de Froberville, est de tout point controuvée. J’ai mes raisons pour le savoir. Le Prince a purement et simplement fait une algarade à Swann et lui a fait assavoir, comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrer chez lui, étant donné les opinions qu’il affiche. Et, selon moi, mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non seulement de faire cette algarade, mais aurait dû en finir il y a plus de six mois avec un dreyfusard avéré. »

Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même qu’on lance sans ménagements, se trouva projeté vers la duchesse de Guermantes, à laquelle il présenta ses hommages. Il fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la persuasion que tous les diplomates – ou hommes politiques – de son monde étaient des nigauds.

 

M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société. Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était parente très véritable des Guermantes, c’en était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère de relations et c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté, hors des grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie de la communion du grand monde, comme les catholiques de nom qui ne s’approchent de la sainte Table qu’une fois l’an. Leur situation matérielle eût même été malheureuse si Mme de Saint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu le général de Froberville, n’avait pas aidé de toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon, n’avait pas l’âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d’une bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure. La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cette garden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle fête », les détails complémentaires sur les toilettes, donnés pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu’eux, assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée, en arrivaient chaque année à souhaiter que le mauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper avec délices les prémices d’un orage qui pût faire rater la fête.

– Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville, dit M. de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann, je peux dire franchement que sa conduite à notre égard a été inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, on me dit qu’il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n’aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, un collectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, un homme entouré de la considération générale, un connaisseur de bonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu’on puisse boire, un dilettante, un père de famille. Ah ! j’ai été bien trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis une vieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une espèce de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné.

« Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée ma femme, reprit le duc, qui considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de remerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car, demandez à Oriane, elle avait vraiment de l’amitié pour lui. » La duchesse, pensant qu’un ton ingénu et calme donnerait une valeur plus dramatique et sincère à ses paroles, dit d’une voix d’écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa bouche et en donnant seulement à ses yeux une expression un peu mélancolique : « Mais c’est vrai, je n’ai aucune raison de cacher que j’avais une sincère affection pour Charles ! – Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il pousse l’ingratitude jusqu’à être dreyfusard ! »

« À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince Von l’est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s’écria M. de Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a demandé de venir dîner lundi. Mais, qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’est parfaitement égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche comme de colin-tampon. Pour un Français, c’est autre chose. Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville – j’avais eu la faiblesse de croire qu’un juif peut être Français, j’entends un juif honorable, homme du monde. Or Swann était cela dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à reconnaître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti pour ce Dreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de son milieu, qu’il n’aurait jamais rencontré) contre une société qui l’avait adopté, qui l’avait traité comme un des siens. Il n’y a pas à dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j’aurais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal. J’avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’esprit (dans son genre, bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait l’insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu’un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? C’est à ma femme. Oriane a souvent ce que j’appellerai une affectation d’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une force extraordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette analyse de son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais ne disait pas un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout par peur de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heure sur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on lui avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle, quand elle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentie froissée ; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à qui nous avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoup Swann ; elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pas Oriane ? » Mme de Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi directe sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir l’air, de confirmer des louanges qu’elle sentait terminées. D’un ton timide et simple, et un air d’autant plus appris qu’il voulait paraître « senti », elle dit avec une douceur réservée : « C’est vrai, Basin ne se trompe pas. – Et pourtant ce n’était pas encore la même chose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour quoique, à mon avis, il doive rester dans certaines bornes. J’excuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un homme intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbert lui-même ! » Le ton dont M. de Guermantes disait cela était d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la vulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onctueux et large de certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. On sentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swann dans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation qu’il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien, jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une position de premier ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence, et de purement politique d’abord était devenue sociale. C’était maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais au début d’une tempête. « Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolument à les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portée incalculable. Il prouve qu’ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissent pas. C’est un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus de retentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peu près le seul juif qu’on connaissait. On se dira : Ab uno disce omnes. » (La satisfaction d’avoir trouvé à point nommé, dans sa mémoire, une citation si opportune éclaira seule d’un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneur trahi.)

J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement passé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il n’avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai, me répondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on m’a dit tout à l’heure chez Mme de Saint-Euverte, qu’il voudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu’il soit malade, mais d’abord j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça. Et puis enfin ce n’est tout de même pas une raison, parce que ce serait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’à dire : « Votez pour moi à l’Académie parce que ma femme va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie. » Il n’y aurait plus de salons si on était obligé de faire la connaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir : « Ma fille est très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de Parme. » J’adore Charles, et cela me ferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour cela que j’aime mieux éviter qu’il me le demande. J’espère de tout mon cœur qu’il n’est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment, si cela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connaissance de ces deux créatures qui m’ont privée du plus agréable de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisserait pour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pour le voir lui, puisqu’il serait mort ! »

Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti que lui avait infligé le colonel de Froberville.

– Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon cher ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C’est le prince de La Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.

– Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le prince de La Tour d’Auvergne, interrompit le duc de Guermantes, vous savez qu’il ne l’est pas le moins du monde. Il n’y a plus qu’un seul membre de cette famille : c’est l’oncle d’Oriane, le duc de Bouillon.

– Le frère de Mme de Villeparisis ? demandai-je, me rappelant que celle-ci était une demoiselle de Bouillon.

– Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour.

En effet, on voyait par moments se former et passer comme une étoile filante un faible sourire destiné par la duchesse de Lambresac à quelque personne qu’elle avait reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une sorte d’extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la tête s’inclinait en un geste de bénédiction béate rappelant celui qu’incline vers la foule des communiantes un prélat un peu ramolli. Mme de Lambresac ne l’était en aucune façon. Mais je connaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. À Combray et à Paris, toutes les amies de ma grand’mère avaient l’habitude de saluer, dans une réunion mondaine, d’un air aussi séraphique que si elles avaient aperçu quelqu’un de connaissance à l’église, au moment de l’Élévation ou pendant un enterrement, et lui jetaient mollement un bonjour qui s’achevait en prière. Or, une phrase de M. de Guermantes allait compléter le rapprochement que je faisais. « Mais vous avez vu le duc de Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de ma bibliothèque comme vous y entriez, un monsieur court de taille et tout blanc. » C’était celui que j’avais pris pour un petit bourgeois de Combray, et dont maintenant, à la réflexion, je dégageais la ressemblance avec Mme de Villeparisis. La similitude des saluts évanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux des amies de ma grand’mère avait commencé de m’intéresser en me montrant que dans les milieux étroits et fermés, qu’ils soient de petite bourgeoisie ou de grandes noblesse, les anciennes manières persistent, nous permettant comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait être l’éducation et la part d’âme qu’elle reflète, au temps du vicomte d’Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaite conformité d’apparence entre un petit bourgeois de Combray de son âge et le duc de Bouillon me rappelait (ce qui m’avait déjà tant frappé quand j’avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, le duc de La Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il était exactement pareil comme vêtements, comme air et comme façons à mon grand-oncle) que les différences sociales, voire individuelles, se fondent à distance dans l’uniformité d’une époque. La vérité est que la ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par le visage de l’esprit de l’époque tiennent, dans une personne, une place tellement plus importante que sa caste, en occupent une grande seulement dans l’amour-propre de l’intéressé et l’imagination des autres, que, pour se rendre compte qu’un grand seigneur du temps de Louis-Philippe est moins différent d’un bourgeois du temps de Louis-Philippe que d’un grand seigneur du temps de Louis XV, il n’est pas nécessaire de parcourir les galeries du Louvre.

 

À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, que protégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna vers sa femme d’un air interrogateur et terrible, comme s’il disait : « Qu’est-ce que c’est que cet ostrogoth-là ? » La situation de la pauvre Mme de Guermantes était déjà assez compliquée, et si le musicien eût eu un peu pitié de cette épouse martyre, il se serait au plus vite éloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur l’humiliation qui venait de lui être infligée en public, au milieu des plus vieux amis du cercle du duc, desquels la présence avait peut-être bien motivé un peu sa silencieuse inclinaison, et pour montrer que c’était à bon droit, et non sans la connaître, qu’il avait salué Mme de Guermantes, soit obéissant à l’inspiration obscure et irrésistible de la gaffe qui le poussa – dans un moment où il eût dû se fier plutôt à l’esprit – à appliquer la lettre même du protocole, le musicien s’approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « Madame la duchesse, je voudrais solliciter l’honneur d’être présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droit de présenter à son mari les gens qu’elle connaissait. « Basin, dit-elle, permettez-moi de vous présenter M. d’Herweck. »

– Je ne vous demande pas si vous irez demain chez Mme de Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville à Mme de Guermantes pour dissiper l’impression pénible produite par la requête intempestive de M. d’Herweck. Tout Paris y sera.

Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme d’une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère et d’étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d’un cratère. Puis, comme dans l’emportement d’une impulsion qui seule lui permettait d’accomplir la politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. « Mais c’est que justement je ne serai pas à Paris, répondit la duchesse au colonel de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pas avouer) que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury. C’est honteux, mais c’est ainsi. Alors pour réparer cette coupable ignorance, je me suis promis d’aller demain les voir. » M. de Bréauté sourit finement. Il comprit en effet que, si la duchesse avait pu rester jusqu’à son âge sans connaître les vitraux de Montfort-l’Amaury, cette visite artistique ne prenait pas subitement le caractère urgent d’une intervention « à chaud » et eût pu sans péril, après avoir été différée pendant plus de vingt-cinq ans, être reculée de vingt-quatre heures. Le projet qu’avait formé la duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que le salon Saint-Euverte n’était décidément pas une maison vraiment bien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du Gaulois, une maison qui décernerait un cachet de suprême élégance à celles, ou, en tout cas, à celle, si elle n’était qu’une, qu’on n’y verrait pas. Le délicat amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétique qu’avaient les gens du monde à voir Mme de Guermantes faire des choses que leur situation moindre ne leur permettait pas d’imiter, mais dont la vision seule leur causait le sourire du paysan attaché à sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plus fortunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n’avait aucun rapport avec le ravissement dissimulé, mais éperdu, qu’éprouva aussitôt M. de Froberville.

Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on n’entendît pas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgré cela c’est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu’il s’écria d’un ton miséricordieux : « Oh ! pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie ! Non ! la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse ; quel coup ! mais il y a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait s’empêcher de faire des appels de pieds et de se frotter les mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche à M. de Froberville dont elle appréciait l’intention aimable, mais moins tolérable le mortel ennui, Mme de Guermantes finit par se décider à le quitter. « Écoutez, je vais être obligée de vous dire bonsoir », lui dit-elle en se levant, d’un air de résignation mélancolique, et comme si ç’avait été pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus, sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d’une fée. « Basin veut que j’aille voir un peu Marie. »

En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville, lequel ne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury quand elle savait fort bien qu’il entendait parler de ces vitraux pour la première fois, et que, d’autre part, il n’eût pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte. « Adieu, je vous ai à peine parlé ; c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on voudrait se dire ; du reste, partout, c’est la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort ce sera mieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique. C’est du « Campo-Santo » ! La duchesse avait quitté Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire un dernier mot. » Un peu agacée : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu’au dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l’Amaury : « Je n’avais pas osé vous en parler à cause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! – Oh ! Mon Dieu ! dit Oriane qui avait peur des maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. On ne peut pas l’avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disent ça ; je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin, vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fallu qu’il l’eût réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pour qu’il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuis tant de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances ! le plaisir plus grand d’y constater certaines choses ratées, et surtout celui de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec les premières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer les secondes.