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Sodome et Gomorrhe

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Swann oubliait que, dans l’après-midi, il m’avait dit au contraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaient commandées par l’atavisme. Tout au plus avait-il fait exception pour l’intelligence, parce que chez Saint-Loup elle était arrivée à vaincre l’atavisme et à faire de lui un dreyfusard. Or, il venait de voir que cette victoire avait été de courte durée et que Saint-Loup avait passé dans l’autre camp. C’était donc maintenant à la droiture du cœur qu’il donnait le rôle dévolu tantôt à l’intelligence. En réalité, nous découvrons toujours après coup que nos adversaires avaient une raison d’être du parti où ils sont et qui ne tient pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce parti, et que ceux qui pensent comme nous c’est que l’intelligence, si leur nature morale est trop basse pour être invoquée, ou leur droiture, si leur pénétration est faible, les y a contraints.

Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, et mon camarade Bloch qu’il avait tenu à l’écart jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d’Israélite la modération diplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch à envoyer au Prince, même comme spontanément, une circulaire à signer. « Il ne peut pas faire cela, il ne faut pas demander l’impossible, répétait Swann. Voilà un homme charmant qui a fait des milliers de lieues pour venir jusqu’à nous. Il peut nous être très utile. S’il signait votre liste, il se compromettrait simplement auprès des siens, serait châtié à cause de nous, peut-être se repentirait-il de ses confidences et n’en ferait-il plus. » Bien plus, Swann refusa son propre nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s’il approuvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille pour demander que, contrairement à ses dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légion d’honneur. Ce qui assembla, autour de l’église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l’avenir desquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait la perspective d’une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulaire de Bloch, de sorte que, s’il passait pour un dreyfusard enragé aux yeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier.

Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être obligé de faire des adieux dans cette salle où il avait trop d’amis, mais il me dit : « Vous devriez venir voir votre amie Gilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne la reconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse ! » Je n’aimais plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on a longtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et, si elle ressuscitait, elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faite pour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour, quand je l’aimais, je me promettais de lui témoigner quand je ne l’aimerais plus.

Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de Gilberte, l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver et d’en avoir été empêché par des circonstances dites « indépendantes de ma volonté » et qui ne se produisent en effet, au moins avec une certaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je ne le quittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient encore, d’aller la voir. « Du reste, je vais lui écrire tout à l’heure en rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettre de menaces, car, dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre, et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent même qu’autrefois. »

Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé. « Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs, comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d’avance avec résignation ce qui peut arriver. Seulement, j’avoue que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac. Je ne doute pas qu’ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sont très puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça va le mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. »

Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à moi. Je remarquai seulement que le baron, à partir d’une certaine époque et sans être pris contre la princesse de Guermantes d’aucune de ces inimitiés qui chez lui n’étonnaient pas, tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d’affection peut-être encore, paraissait mécontent et agacé chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plus jamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désirait dîner.

Il est vrai qu’avant cela j’avais entendu un homme du monde très méchant dire que la Princesse était tout à fait changée, qu’elle était amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m’avait paru absurde et m’avait indigné. J’avais bien remarqué avec étonnement que, quand je racontais quelque chose qui me concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un malade qui, nous entendant parler de nous, par conséquent, d’une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. Telle, si je lui disais : « Justement M. de Charlus me racontait… », la Princesse reprenait en mains les rênes détendues de son attention. Et une fois, ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentiment pour une certaine personne, je vis avec étonnement s’insérer dans les yeux de la Princesse ce trait différent et momentané qui trace dans les prunelles comme le sillon d’une fêlure et qui provient d’une pensée que nos paroles, à leur insu, ont agitée en l’être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par des mots, mais qui montera, des profondeurs remuées par nous, à la surface un instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaient ému la Princesse, je n’avais pas soupçonné de quelle façon.

D’ailleurs peu de temps après, elle commença à me parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron, c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions. Mais, d’autre part, elle disait : « Je trouve qu’une femme qui s’éprendrait d’un homme de l’immense valeur de Palamède devrait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pour l’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il est, pour respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. » Or, par ces propos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes révélait ce qu’elle cherchait à magnifier, de la même façon que faisait parfois M. de Charlus lui-même. N’ai-je pas entendu à plusieurs reprises ce dernier dire à des gens qui jusque-là étaient incertains si on le calomniait ou non : « Moi, qui ai eu bien des hauts et bien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussi bien des voleurs que des rois, et même je dois dire, avec une légère préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté sous toutes ses formes, etc… », et par ces paroles qu’il croyait habiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait pas qu’ils eussent couru (ou pour faire à la vérité, par goût, par mesure, par souci de la vraisemblance une part qu’il était seul à juger minime), il ôtait leurs derniers doutes sur lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui n’en avaient pas encore. Car le plus dangereux de tous les recels, c’est celui de la faute elle-même dans l’esprit du coupable. La connaissance permanente qu’il a d’elle l’empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et, en revanche, de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu. Et d’ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de chercher à le taire, car il n’y a pas de vices qui ne trouvent dans le grand monde des appuis complaisants, et l’on a vu bouleverser l’aménagement d’un château pour faire coucher une sœur près de sa sœur dès qu’on eut appris qu’elle ne l’aimait pas qu’en sœur. Mais ce qui me révéla tout d’un coup l’amour de la Princesse, ce fut un fait particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il fait partie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec l’amour de la Princesse, disons quel rien m’ouvrit les yeux. J’étais, ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passions devant une poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas emmené de valet de pied. Elle sorti à demi une lettre de son manchon et commença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Je voulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nous rendions compte l’un et l’autre que notre premier geste avait été, le sien compromettant en ayant l’air de protéger un secret, le mien indiscret en m’opposant à cette protection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite. Devenant subitement très rouge, elle me donna la lettre, je n’osai plus ne pas la prendre, mais, en la mettant dans la boîte, je vis, sans le vouloir, qu’elle était adressée à M. de Charlus.

 

Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la princesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car son cousin et sa cousine me ramenaient et étaient fort pressés, M. de Guermantes voulait cependant dire au revoir à son frère. Mme de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle et pour ses fils, cette grande gentillesse de son frère, et la première que celui-ci eût eue dans cet ordre d’idées, toucha profondément Basin et réveilla chez lui des sentiments de famille qui ne s’endormaient jamais longtemps. Au moment où nous disions adieu à la Princesse, il tint, sans dire expressément ses remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer sa tendresse, soit qu’il eût en effet peine à la contenir, soit pour que le baron se souvînt que le genre d’actions qu’il avait eu ce soir ne passait pas inaperçu aux yeux d’un frère, de même que, dans le but de créer pour l’avenir des associations de souvenirs salutaires, on donne du sucre à un chien qui a fait le beau. « Hé bien ! petit frère, dit le duc en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement sous le bras, voilà comment on passe devant son aîné sans même un petit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne sais pas comme cela me manque. En cherchant de vieilles lettres j’en ai justement retrouvé de la pauvre maman qui sont toutes si tendres pour toi. – Merci, Basin, répondit M. de Charlus d’une voix altérée, car il ne pouvait jamais parler sans émotion de leur mère. – Tu devrais te décider à me laisser t’installer un pavillon à Guermantes, reprit le duc. » « C’est gentil de voir les deux frères si tendres l’un avec l’autre, dit la Princesse à Oriane. – Ah ! ça, je ne crois pas qu’on puisse trouver beaucoup de frères comme cela. Je vous inviterai avec lui, me promit-elle. Vous n’êtes pas mal avec lui ?… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir à se dire », ajouta-t-elle d’un ton inquiet, car elle entendait imparfaitement leurs paroles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d’un passé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils étaient heureux d’être ainsi l’un près de l’autre et que, ne retenant plus son impatiente curiosité, elle venait se joindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais, ce soir, à cette jalousie habituelle s’en ajoutait une autre. Car si Mme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes les bontés qu’avait eues son frère, afin qu’il l’en remerciât, en même temps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vue en tête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était tourmentée. « Rappelle-toi comme nous étions heureux jadis à Guermantes, reprit le duc en s’adressant à M. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l’été, nous reprendrions notre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau : « Pourquoi est-ce que Pascal est troublant ? parce qu’il est trou… trou… – Blé », prononça M. de Charlus comme s’il répondait encore à son professeur. – « Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ? parce qu’il est trou… parce qu’il est trou… – Blanc. – Très bien, vous serez reçu, vous aurez certainement une mention, et Mme la duchesse vous donnera un dictionnaire chinois. » Si je me rappelle, mon petit Mémé ! Et la vieille potiche que t’avait rapportée Hervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d’aller passer définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de ce pays ; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu as été un type spécial, car on peut dire qu’en rien tu n’as jamais eu les goûts de tout le monde… » Mais à peine avait-il dit ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car il connaissait, sinon les mœurs, du moins la réputation de son frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus gêné d’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y rapporter, et plus encore d’avoir paru gêné. Après une seconde de silence : « Qui sait, dit-il pour effacer ses dernières paroles, tu étais peut-être amoureux d’une Chinoise avant d’aimer tant de blanches et de leur plaire, si j’en juge par une certaine dame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle. Elle a été ravie de toi. » Le duc s’était promis de ne pas parler de Mme de Surgis, mais, au milieu du désarroi que la gaffe qu’il avait faite venait de jeter dans ses idées, il s’était jeté sur la plus voisine, qui était précisément celle qui ne devait pas paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût motivé. Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et, comme les coupables qui ne veulent pas avoir l’air embarrassé qu’on parle devant eux du crime qu’ils sont censés ne pas avoir commis et croient devoir prolonger une conversation périlleuse : « J’en suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenir sur ta phrase précédente, qui me semble profondément vraie. Tu disais que je n’ai jamais eu les idées de tout le monde ; comme c’est juste ! tu disais que j’avais des goûts spéciaux. – Mais non », protesta M. de Guermantes, qui, en effet, n’avait pas dit ces mots et ne croyait peut-être pas chez son frère à la réalité de ce qu’ils désignent. Et, d’ailleurs, se croyait-il le droit de le tourmenter pour des singularités qui en tout cas étaient restées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire en rien à l’énorme situation du baron ? Bien plus, sentant que cette situation de son frère allait se mettre au service de ses maîtresses, le duc se disait que cela valait bien quelques complaisances en échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison « spéciale » de son frère que, dans l’espoir de l’appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons, Basin ; bonsoir, Palamède, dit la duchesse qui, rongée de rage et de curiosité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez décidé de passer la nuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenez debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc quitta son frère après une significative étreinte et nous descendîmes tous trois l’immense escalier de l’hôtel de la Princesse.

Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la duchesse se tenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre le secret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voiture sur le même degré de l’escalier que Mme de Guermantes, mais à l’extrémité opposée, Mme de Gallardon, qui avait perdu depuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos pour ne pas avoir l’air de la voir, et surtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluait pas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeur parce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru devoir lui parler d’Oriane : « Je ne tiens pas du tout à la voir, leur avait-elle répondu, je l’ai, du reste, aperçue tout à l’heure, elle commence à vieillir ; il paraît qu’elle ne peut pas s’y faire. Basin lui-même le dit. Et dame ! je comprends ça, parce que, comme elle n’est pas intelligente, qu’elle est méchante comme une teigne et qu’elle a mauvaise façon, elle sent bien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien du tout. »

J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, qui craignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi, à cause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de nobles qui a plus ou moins passé par Monseigneur Dupanloup parle un si mauvais français (excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert avant d’aller dehors, du moins en thèse générale. » Je revois toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que je le place sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le prince de Sagan, duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, se découvrant pour présenter ses hommages à la duchesse, avec une si ample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gantée de blanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière, qu’on s’étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l’ancien régime, duquel plusieurs visages ancestraux étaient exactement reproduits dans celui de ce grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de temps auprès d’elle, mais ses poses, même d’un instant, suffisaient à composer tout un tableau vivant et comme une scène historique. D’ailleurs, comme il est mort depuis, et que je ne l’avais de son vivant qu’aperçu, il est tellement devenu pour moi un personnage d’histoire, d’histoire mondaine du moins, qu’il m’arrive de m’étonner en pensant qu’une femme, qu’un homme que je connais sont sa sœur et son neveu.

Pendant que nous descendions l’escalier, le montait, avec un air de lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait une quarantaine d’années bien qu’elle eût davantage. C’était la princesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme, et dont la douce voix se scandait d’un vague accent autrichien. Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une robe de soie blanche à fleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante et fourbue, à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout en secouant la tête comme une cavale de roi qu’eût embarrassée son licol de perles, d’une valeur inestimable et d’un poids incommode, elle posait çà et là ses regards doux et charmants, d’un bleu qui, au fur et à mesure qu’il commençait à s’user, devenait plus caressant encore, et faisait à la plupart des invités qui s’en allaient un signe de tête amical. « Vous arrivez à une jolie heure, Paulette ! dit la duchesse. – Ah ! j’ai un tel regret ! Mais vraiment il n’y a pas eu la possibilité matérielle », répondit la princesse d’Orvillers qui avait pris à la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajoutait sa douceur naturelle et l’air de sincérité donné par l’énergie d’un accent lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avait l’air de faire allusion à des complications de vie trop longues à dire, et non vulgairement à des soirées, bien qu’elle revînt en ce moment de plusieurs. Mais ce n’était pas elles qui la forçaient de venir si tard. Comme le prince de Guermantes avait pendant de longues années empêché sa femme de recevoir Mme d’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta de répondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif, par des simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans de cette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne tenir nullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement de venir faire une visite au Prince et à la Princesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjà partis, elle « jouirait mieux d’eux ». « Oriane est vraiment tombée au dernier degré, ronchonna Mme de Gallardon. Je ne comprends pas Basin de la laisser parler à Mme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon qui m’eût permis cela. » Pour moi, j’avais reconnu en Mme d’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, me lançait de longs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait devant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes me présenta, Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni piquée. Elle me regarda comme tout le monde, de ses yeux doux… Mais je ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoir d’elle une seule de ces avances où elle avait semblé s’offrir. Il y a des regards particuliers et qui ont l’air de vous reconnaître, qu’un jeune homme ne reçoit jamais de certaines femmes – et de certains hommes – que jusqu’au jour où ils vous connaissent et apprennent que vous êtes l’ami de gens avec qui ils sont liés aussi.

On annonça que la voiture était avancée. Mme de Guermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter en voiture, mais, saisie peut-être d’un remords, ou du désir de faire plaisir et surtout de profiter de la brièveté que l’empêchement matériel de le prolonger imposait à un acte aussi ennuyeux, elle regarda Mme de Gallardon ; puis, comme si elle venait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration, elle retraversa, avant de descendre, toute la longueur du degré et, arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. « Comme il y a longtemps », lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir à développer tout ce qu’était censé contenir de regrets et de légitimes excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé vers le duc, lequel, en effet, descendu avec moi vers la voiture, tempêtait en voyant que sa femme était partie vers Mme de Gallardon et interrompait la circulation des autres voitures. « Oriane est tout de même encore bien belle ! dit Mme de Gallardon. Les gens m’amusent quand ils disent que nous sommes en froid ; nous pouvons, pour des raisons où nous n’avons pas besoin de mettre les autres, rester des années sans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoir jamais être séparées, et, au fond, elle sait bien qu’elle m’aime plus que tant des gens qu’elle voit tous les jours et qui ne sont pas de son rang. » Mme de Gallardon était en effet comme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute force faire croire qu’ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle. Et (par les éloges que, sans souci de la contradiction avec ce qu’elle avait dit peu avant, elle prodigua en parlant de la duchesse de Guermantes) elle prouva indirectement que celle-ci possédait à fond les maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande élégante laquelle, dans le moment même où sa plus merveilleuse toilette excite, à côté de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser tout un escalier pour la désarmer. « Faites au moins attention de ne pas mouiller vos souliers » (il avait tombé une petite pluie d’orage), dit le duc, qui était encore furieux d’avoir attendu.

 

Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les souliers rouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, et Mme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les eussent touchés, dit au duc : « Ce jeune homme va être obligé de me dire comme je ne sais plus quelle caricature : « Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne me marchez pas sur les pieds comme cela. » Ma pensée d’ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes. Depuis que Saint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande naissance qui allait dans une maison de passe et de la femme de chambre de la baronne Putbus, c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées d’orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’en devinsse amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dans l’annuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent en me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés possédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pas vues : le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainement à rechercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui étaient en tout cas si difficiles à retrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être à conquérir, d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétique et que j’étais du moins certain de me procurer quand je le voudrais. Je reculais l’heure de me mettre à ce double plaisir, comme celle du travail, mais la certitude de l’avoir quand je voudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachets soporifiques qu’il suffit d’avoir à la portée de la main pour n’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dans l’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriver à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m’avait appris les noms et garanti la complaisance. De sorte que, s’il avait par ses paroles de tout à l’heure fourni un rude travail à mon imagination, il avait par contre procuré une appréciable détente, un repos durable à ma volonté.

« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals, est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité ? Avez-vous trouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie ne fût trop peu élégant pour elle. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’une voix menaçante et rauque, sans presque ouvrir la bouche. « La baronne Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « Ah ! non, ça, par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c’est la lie de la société. C’est comme si vous me demandiez de vous présenter à ma mercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtes un peu fou, mon pauvre petit. En tout cas, je vous demande en grâce d’être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leur mettre des cartes, d’aller les voir et de ne pas leur parler de la baronne Putbus, qui leur est inconnue. » Je demandai si Mme d’Orvillers n’était pas un peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôt bégueule. N’est-ce pas, Basin ? – Oui, en tout cas je ne crois pas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle », dit le duc.

« Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute ? me demanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je sais quelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane d’abord, cela ce n’est pas la peine de le dire ; mais à la princesse de Parme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle ne jure que par vous. Vous avez la chance – comme elle est un peu mûre – qu’elle soit d’une pudicité absolue. Sans cela elle vous aurait certainement pris comme sigisbée, comme on disait dans ma jeunesse, une espèce de cavalier servant. »

Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avec Albertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valet de pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent jusqu’à ce qu’elle fût ouverte toute grande, et la voiture s’engagea dans la cour. « À la revoyure, me dit le duc. – J’ai quelquefois regretté de demeurer aussi près de Marie, me dit la duchesse, parce que, si je l’aime beaucoup, j’aime un petit peu moins la voir. Mais je n’ai jamais regretté cette proximité autant que ce soir puisque cela me fait rester si peu avec vous. – Allons, Oriane, pas de discours. » La duchesse aurait voulu que j’entrasse un instant chez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc, quand je dis que je ne pouvais pas parce qu’une jeune fille devait précisément venir me faire une visite maintenant. « Vous avez une drôle d’heure pour recevoir vos visites, me dit-elle. – Allons, mon petit, dépêchons-nous, dit M. de Guermantes à sa femme. Il est minuit moins le quart et le temps de nous costumer… » Il se heurta devant sa porte, sévèrement gardée par elles, aux deux dames à canne qui n’avaient pas craint de descendre nuitamment de leur cime afin d’empêcher un scandale. « Basin, nous avons tenu à vous prévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette redoute : le pauvre Amanien vient de mourir, il y a une heure. » Le duc eut un instant d’alarme. Il voyait la fameuse redoute s’effondrer pour lui du moment que, par ces maudites montagnardes, il était averti de la mort de M. d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler exactement les tours de la langue française : « Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère ! » Et sans plus s’occuper des deux parentes qui, munies de leurs alpenstocks, allaient faire l’ascension dans la nuit, il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet de chambre : « Mon casque est bien arrivé ? – Oui, monsieur le duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer ? Je n’ai pas envie d’être asphyxié, que diable ! – Oui, monsieur le duc. – Ah ! tonnerre de Dieu, c’est un soir de malheur. Oriane, j’ai oublié de demander à Babal si les souliers à la poulaine étaient pour vous ! – Mais, mon petit, puisque le costumier de l’Opéra-Comique est là, il nous le dira. Moi, je ne crois pas que ça puisse aller avec vos éperons. – Allons trouver le costumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je vous dirais bien d’entrer avec nous pendant que nous essaierons, pour vous amuser. Mais nous causerions, il va être minuit et il faut que nous n’arrivions pas en retard pour que la fête soit complète. »