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Aline et Valcour, tome 2

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Nous rentrâmes. Zamé me préparait un nouveau spectacle: venez, me dit-il, je vous ai fait voir d'abord nos femmes seules, ensuite nos jeunes hommes, venez les examiner maintenant ensemble. On ouvrit un vaste salon, et je vis les cinquante plus belles femmes de la capitale réunies à un pareil nombre de jeunes gens également choisis à la supériorité de la taille et de la figure. Il n'y a que des époux dans ce que vous voyez, me dit Zamé, on n'entre jamais dans le monde qu'avec ce titre, je vous l'ai dit; mais, quoique tout ce qui est ici soit marié, il n'y a pourtant aucun ménage de réuni, aucun mari n'y a sa femme, aucune femme n'y voit son époux; j'ai cru qu'ainsi vous jugeriez mieux nos moeurs. On servit quelques mets simples et frais à cet aimable cercle, ensuite chacun développa ses talens, on joua de quelques instrumens inconnus parmi nous, et que ce peuple avait avant sa civilisation; les uns ressemblaient à la guitare, d'autres à la flûte; leur musique, peu variée dans ses tons, ne me parut point agréable. Zamé ne leur avait donné aucune notion de la nôtre: je crains, me dit-il, que la musique ne soit plus faite pour amollir et corrompre l'âme, que pour l'élever, et nous évitons avec soin ici tout ce qui peut énerver les moeurs; je leur ai trouvé ces instrumens, je les leur laisse; je n'innoverai rien sur cette partie.

Après le concert, les deux sexes se mêlèrent, exécutèrent ensemble plusieurs danses et plusieurs jeux, où la pudeur, la retenue la plus exacte régnèrent constamment. Pas un geste, pas un regard, pas un mouvement qui pût scandaliser le spectateur même le plus sévère; je doute qu'une pareille assemblée se fût maintenue en Europe dans des bornes aussi étroites: point de ces serremens de mains indécens, de ces oeillades obscènes, de ces mouvemens de genoux, de ces mots bas et à double entente, de ces éclats de rire, de toutes ces choses enfin si en usage dans vos sociétés corrompues, qui en prouvent à-la-fois le mauvais ton, l'impudence, le désordre et la dépravation.

Avec si peu de liens, dis-je à Zamé, avec des loix si douces, aussi peu de freins religieux, comment ne règne-t-il pas dans ce cercle plus de licence que je n'en vois?—C'est que les loix et les religions gênent les moeurs, dit Zamé, mais ne les épurent point; il ne faut ni fers, ni bourreaux, ni dogmes, ni temples, pour faire un honnête homme; ces moyens donnent des hypocrites et des scélérats; ils n'ont jamais fait naître une vertu. Les époux de ces femmes, quoiqu'absens, sont les amis de ces jeunes gens; ils sont heureux avec leurs femmes; ils les adorent, elles sont de leur choix, pourquoi voudriez-vous que ceux-ci, qui ont également des femmes qu'ils aiment, allassent troubler la félicité de leurs frères? Ils se feroient à-la-fois trois ennemis: la femme qu'ils attaqueraient, la leur qu'ils plongeraient dans le désespoir, et leurs amis qu'ils outrageraient. J'ai fait entrer ces principes dans l'éducation; ils les sucent avec le lait; je les meus dans leurs coeurs par les grands ressorts du sentiment et de la délicatesse. Qu'y feraient de plus la religion et les loix? Une de vos chimères à vous autres Européens, est d'imaginer que l'homme, semblable à la bête féroce, ne se conduit jamais qu'avec des chaînes; aussi êtes-vous parvenus, au moyen de ces effrayans systèmes, à le rendre aussi méchant qu'il peut l'être, en ajoutant au désir naturel du vice celui plus vif encore de briser un frein. Rien ne flatte et n'honore ces jeunes gens comme d'être admis chez moi; j'ai saisi cette faiblesse, j'en ai profité: tout est à prendre dans le coeur de l'homme, quand on veut se mêler de le conduire; ce qui fait que si peu de gens y réussissent, c'est que la moitié de ceux qui l'entreprennent sont des sots, et que le reste, avec un peu plus de bon sens, peut-être, ne peut atteindre à cette connaissance essentielle au coeur humain, sans laquelle on ne fait que des absurdités ou des choses de règle; car la règle est le grand cheval de bataille des imbéciles; ils s'imaginent stupidement qu'une même chose doit convenir à tout le monde, quoiqu'il n'y ait pas deux caractères de semblables, ne voulant pas prendre la peine d'examiner, de ne prescrire à chacun que ce qui lui convient; et ils ne réfléchissent pas qu'ils traiteraient eux-mêmes d'inepte un médecin qui n'ordonnerait comme eux que le même remède pour toutes sortes de maux; qu'un moyen soit propice ou non, qu'il; doive ou non réussir, leur épaisse conscience est calme toutes les fois que la règle est suivie, et qu'ils se sont comportés dans la règle.

Si un seul de ces jeunes gens, poursuivit Zamé, venait à manquer à ce qu'il doit, il serait exclus de ma maison, et cette crainte les contient d'autant plus, que j'ai su me faire aimer d'eux; ils frémiraient de me déplaire.—Mais lorsque vous ne les voyez pas?—Alors ils sont chez eux, les époux se retrouvent unis, le soin de leur ménage les occupe, et ils ne pensent pas à se trahir. Ce n'est pas, continua ce Prince, qu'il n'y ait quelques exemples d'adultères; mais ils sont rares, ils sont cachés, ils n'entraînent ni trouble, ni scandale. Si les choses vont plus loin, si je soupçonne qu'il puisse résulter quelques suites fâcheuses, je sépare les coupables, je les fais habiter des villes différentes, et, dans des cas plus graves encore, je les bannis pour quelque tems de Tamoé; cette punition de l'exil, annexée aux crimes capitaux, les effraie à tel point qu'ils évitent avec le plus grand soin tout ce qui peut mettre dans le cas du crime pour lequel elle est imposée. Quand vous voulez régir une Nation, commencez par infliger des peines douces, et vous n'aurez pas besoin d'en avoir de sanglantes.

Après quelques heures d'amusemens honnêtes et chastes, c'en est assez, me dit Zamé, je vais renvoyer ces époux à leur société, où ils sont attendus … sans jalousie, j'en suis bien sûr, mais peut-être avec un peu d'impatience. Il fit un geste accompagné d'un sourire, tout cessa dès le même instant, on partit … mais on ne s'accompagna point, on n'offrit point de bras, on ne chercha rien de ce qui peut donner la moindre atteinte à la décence, les jeunes femmes se retirèrent d'abord; une heure après les jeunes hommes partirent, et tous en comblant de remercîmens et de bénédictions le bon père, qui les aimait assez pour descendre ainsi dans les détails de leurs petits plaisirs.

Levez-vous demain de bonne heure, me dit Zamé, je veux vous mener dans mon temple, je veux vous faire voir la magnificence, la pompe, le luxe même de mes cérémonies religieuses. Je veux que vous voyiez mes prêtres en fonctions.—Ah! répondis-je, c'est une des choses que j'ai le plus désiré; la religion d'un tel peuple doit être aussi pure que ses moeurs, et je brûle déjà d'aller adorer Dieu au milieu de vous. Mais vous m'annoncez du faste.... O grand homme! je crois vous connaître assez pour être sûr qu'il en régnera peu dans vos cérémonies.—Vous en jugerez, me dit Zamé, je vous attends une heure avant le lever du soleil.

Je me rendis a la porte de la chambre de notre philosophe le lendemain à l'heure indiquée, il m'attendait; sa femme, ses enfans, et Zilia sa belle-fille, tout était autour de sa personne chérie. Allons, nous dit Zamé, l'astre est prêt à paraître, ils doivent nous attendre. Nous traversâmes la ville; tous les habitans étaient déjà à leurs portes; ils se joignaient à nous à mesure que nous passions; nous avançâmes ainsi jusqu'aux maisons où s'élevait la jeunesse, et dont je vous parlerai bientôt. Les enfans des deux sexes en sortirent en foule; conduits par des vieillards, ils nous suivirent également; nous marchâmes dans cet ordre jusqu'au pied d'une montagne qui se trouvait à l'orient derrière la ville; Zamé monta jusqu'au sommet, je l'y suivis avec sa famille, le peuple nous environna … le plus grand silence s'observait … enfin l'astre parut.... A l'instant toutes les têtes se prosternèrent, toutes les mains s'élevèrent aux cieux, on eût dit que leurs âmes y volaient également.

«O souverain éternel, dit Zamé, daigne accepter l'hommage profond d'un peuple qui t'adore.... Astre brillant, ce n'est pas à toi que nos voeux s'adressent, c'est à celui qui te meut, et qui t'a créé; ta beauté nous rappelle son image … tes sublimes opérations sa puissance.... Porte-lui nos respects et nos voeux; qu'il daigne nous protéger tant que sa bonté nous laisse ici bas; qu'il veuille nous réunir à lui quand il lui plaira de nous dissoudre;… qu'il dirige nos pensées, qu'il règle nos actions, qu'il épure nos coeurs, et que les sentimens de respect et d'amour qu'il nous inspire, puissent être agrées de sa grandeur, et se déposer au pied de sa gloire.»

Alors Zamé, qui s'était tenu droit, les mains élevées, pendant que tous étaient à genoux, se précipita la face contre terre, adora un instant en silence, se releva les yeux humides de pleurs, et ramena le peuple dans sa ville.

Voilà tout, me dit-il dès que nous fûmes rentrés; croyez-vous que le Dieu de l'univers puisse exiger davantage de nous? Est-il besoin de l'enfermer dans des temples pour l'adorer et le servir? Il ne faut qu'observer une de ses plus belles opérations, afin que cet acte de sa sublime grandeur développe en nous des sentimens d'amour et de reconnaissance, voilà pourquoi j'ai choisi l'instant et le lieu que vous venez de voir.... La pompe de la nature, mon ami, voilà la seule que je me sois permise, cet hommage est le seul qui plaise à l'Éternel; les cérémonies de la religion ne furent inventées que pour fixer les yeux au défaut du coeur; celles que je leur substitue fixent le coeur en charmant les yeux, cela n'est-il pas préférable? J'ai, d'ailleurs, voulu conserver quelque chose de l'ancien culte, cette politique était nécessaire: les habitans de Tamoé adoraient le Soleil autrefois, je n'ai fait que rectifier leur système, en leur prouvant qu'ils se trompaient de l'ouvrage à l'ouvrier, que le Soleil était la chose mue, et que c'était au moteur que devait s'adresser le cube. Ils m'ont compris, ils m'ont goûté, et sans presque rien changer à leur usage, de payens qu'ils étaient, j'en ai fait un peuple pieux et adorateur de l'Être Suprême. Crois-tu que tes dogmes absurdes, tes inintelligibles mystères, tes cérémonies idolâtres, pussent les rendre, ou plus heureux, ou meilleurs citoyens? T'imagines-tu que l'encens brûlé sur des autels de marbre vaille l'offrande de ces coeurs droits? A force de défigurer le culte de l'Éternel, vos religions d'Europe l'ont anéanti. Lorsque j'entre dans une de vos églises, je la trouve si prodigieusement remplie de saints, de reliques, de momeries de toute espèce, que la chose du monde que j'ai le plus de peine à y reconnaître est le Dieu que j'y désire; pour le trouver, je suis obligé de descendre dans mon coeur: hélas! me dis-je alors, puisque voilà le lieu qui me le rappelle, ce n'est que là que je dois le chercher, c'est la seule hostie que je doive mettre à ses pieds; les beautés de la nature en raniment l'idée dans ce sanctuaire, je les contemple pour m'édifier, je les observe pour m'attendrir, et je m'en tiens là; si je n'en ai pas fait assez, la bonté de ce Dieu m'assure qu'il me pardonnera; c'est pour le mieux servir que je dégage son culte et son image du fatras d'absurdités que les hommes croient nécessaires. J'éloigne tout ce qui m'empêcherait de me remplir de sa sublime essence; je foule aux pieds tout ce qui prétend partager son immensité; je l'aimerais moins s'il était moins unique et moins grand; si sa puissance se divisait, si elle se multipliait, si cet être simple, en un mot, devait s'honorer sous plusieurs, je ne verrais plus dans ce système effrayant et barbare qu'un assemblage informe d'erreurs et d'impiétés, dont l'horrible pensée dégradant l'Etre pur où s'adresse mon âme, le rendrait haïssable à mes yeux, au lieu de me le faire adorer. Quelle plus intime connaissance de ce bel Etre peuvent donc avoir ces hommes qui me parlent, et qui tous se donnent à moi pour des illuminés? Hélas! ils n'eurent de plus que l'envie d'abuser leurs semblables; est-ce un motif pour que je les écoute, moi, qui déteste la feinte et l'erreur; moi, qui n'ai travaillé toute ma vie qu'à guider ce bon peuple dans le chemin de la vertu et de la vérité?… «Souverain des Cieux, si je me trompe, tu jugeras mon coeur, et non pas mon esprit; tu sais que je suis faible, et par conséquent sujet à l'erreur; mais tu ne puniras point cette erreur, dès que sa source est dans la pureté, dans la sensibilité de mon âme: non, tu ne voudrais pas que celui qui n'a cherché qu'à te mieux adorer fût puni pour ne t'avoir pas adoré comme il faut.»

 

Viens, me dit Zamé, il est de bonne heure, ces braves enfans vont peut-être se recueillir un moment entr'eux. C'est leur usage dans ces jours de cérémonie, jours qu'ils désirent tous avec empressement, et que par cette grande raison je ne leur accorde que deux ou trois fois l'an. Je veux qu'ils les voient comme des jours de faveurs: plus je leur rends ces instans rares, plus ils les respectent; on méprise bientôt ce qu'on fait tous les jours. Suis moi; nous aurons le tems avant l'heure du repas, d'aller visiter les terres des environs de la ville.

Voilà leurs possessions, me dit Zamé, en me montrant de petits enclos séparés par des bayes toujours vertes et couvertes de fleurs: chacun a sa petite terre à part; c'est médiocre, mais c'est par cette médiocrité même que j'entretiens leur industrie; moins on en a, plus on est intéressé à le cultiver avec soin. Chacun a là ce qu'il faut pour nourrir et sa femme et lui; il est dans l'abondance s'il est bon travailleur, et les moins laborieux trouvent toujours leur nécessaire. Les enclos des célibataires, des veufs et des répudiés, sont moins considérables, et situés dans une autre partie, voisine du quartier qu'ils habitent.

Je n'ai qu'un domaine comme eux, poursuivit Zamé, et je n'en suis qu'usufruitier comme eux; mon territoire, ainsi que le leur, appartient à l'État. Ce sont parmi les personnes qui vivent seules, que je choisis ceux qui doivent le cultiver: ce sont les mêmes qui me soignent et me servent; n'ayant point de ménage, ils s'attachent avec plaisir à ma maison; ils sont sûrs d'y trouver jusqu'à la fin de leur vie la nourriture et le logement.

Des sentiers agréables et joliment bordés communiquaient dans chacune de ces possessions; je les trouvai toutes richement garnies des plus doux dons de la nature; j'y vis en abondance l'arbre du fruit à pain, qui leur donne une nourriture semblable à celle que nous formons avec nos farines, mais plus délicate et plus savoureuse. J'y observai toutes les autres productions de ces isles délicieuses du Sud, des cocotiers, des palmiers, etc.; pour racines, l'igname, une espèce de choux sauvage, particulière à cette isle, qu'ils apprêtent d'une manière fort agréable, en le mêlant à des noix de cocos, et plusieurs autres légumes apportés d'Europe, qui réussissent bien et qu'ils estiment beaucoup. Il y avait aussi quelques cannes à sucre, et ce même fruit, ressemblant au brugnon que le capitaine Cook trouva aux isles d'Amsterdam, et que les habitans de ces isles anglaises nommaient figheha.

Tels sont à-peu-près tous les alimens de ces peuples sages, sobres et tempérans; il y avait autrefois quelques quadrupèdes dans l'isle, dont le père de Zamé leur persuada d'éteindre la race, et ils ne touchent jamais aux oiseaux.

Avec ces objets et de l'eau excellente, ce peuple vit bien; sa santé est robuste, les jeunes gens y sont vigoureux et féconds, les vieillards sains et frais; leur vie se prolonge beaucoup au-delà du terme ordinaire, et ils sont heureux.

Tu vois la température de ce climat, me dit Zamé: elle est salubre, douce, égale; la végétation est forte, abondante et l'air presque toujours pur: ce que nous appelons nos hivers, consiste en quelques pluies, qui tombent dans les mois de juillet et d'août, mais qui ne rafraîchissent jamais l'air au point de nous obliger d'augmenter nos vêtemens, aussi les rhumes sont-ils absolument inconnus parmi nous: la nature n'y afflige nos habitans que de très-peu de maladies; la multitude d'années est le plus grand mal dont elle les accable, c'est presque la seule manière dont elle les tue. Tu connais nos arts, je ne t'en parlerai plus; nos sciences se réduisent également à bien peu de chose; cependant tous savent lire et écrire; ce fut un des soins de mon père, et comme un grand nombre d'entr'eux entendent et parlent le français, j'ai rapporté cinquante mille volumes, bien plus pour leur amusement que pour leur instruction; je les ai dispersés dans chaque ville et en ai formé des petites bibliothèques publiques, qu'ils fréquentent avec plaisir lorsque leurs occupations rurales leur en laissent le tems. Ils ont quelques connaissances d'astronomie, que j'ai rectifiées, quelques autres de médecine pratique, assez sûres pour l'usage de la vie, et que j'ai améliorées d'après les plus grands auteurs;ils connaissent l'architecture; ils ont de bons principes de maçonnerie, quelques idées de tactique, et de meilleures encore sur l'art de construire leurs bâtimens de mer. Quelques-uns parmi eux s'amusent à la poésie en langue du pays, et si tu l'entendais, tu y trouverais de la douceur, de l'agrément et de l'expression. A l'égard de la théologie et du droit, ils n'en ont, grâces au Ciel, aucune connaissance. Ce ne sera jamais que si l'envie me prend de les détruire, que je leur ouvrirai ce dédale d'erreurs, de platitudes et d'inutilités. Quand je voudrai qu'ils s'anéantissent, je créerai parmi eux des prêtres et des gens de robes, je permettrai aux uns de les entretenir de Dieu, aux autres de leur parler de Farinacius, de dresser des échafauds, d'en orner même les places de nos villes à demeure, ainsi que je l'ai observé dans quelques-unes de vos provinces, monumens éternels d'infamie, qui prouvent à la fois la cruauté des souverains qui le permettent, la brutale ineptie des magistrats qui l'érigent, et la stupidité du peuple qui le souffre.... Allons dîner, me dit Zamé, je vous ferai jouir ce soir d'un de leur talent, dont vous n'avez encore nulle idée.

Cet instant arrivé, Zamé me mena sur la place publique, j'en admirais les proportions. Tu ne loues pas son plus grand mérite, me dit-il; elle n'a jamais vu couler de sang, elle n'en sera jamais souillée. Nous avançâmes; je n'avais point encore connaissance du bâtiment régulier et parallèle a la maison de Zamé, l'un et l'autre ornant cette place.—Les deux étages du haut, me dit ce philosophe, sont des greniers publics; c'est le seul tribut que je leur impose, et j'y contribue comme eux. Chacun est obligé d'apporter annuellement dans ce magasin une légère portion du produit de sa terre, du nombre de celles qui se conservent; ils le retrouvent dans des tems de disette: j'ai toujours là de quoi nourrir deux ans la capitale; les autres villes en font autant; par ce moyen nous ne craignons jamais les mauvaises années, et comme nous n'avons point de monopoleurs, il est vraisemblable que nous ne mourrons jamais de faim. Le bas de cet édifice est une salle de spectacle. J'ai cru cet amusement, bien dirigé, nécessaire dans une nation. Les sages Chinois le pensaient de même; il y a plus de trois mille ans qu'ils le cultivent: les Grecs ne le connurent qu'après eux. Ce qui me surprend, c'est que Rome ne l'admît qu'au bout de quatre siècles, et que les Perses et les Indiens ne le connurent jamais. C'est pour vous fêter que se donne la pièce de ce soir. Entrons, vous allez voir le fruit que je recueille de cet honnête et instructif délassement.

Ce local était vaste, artistement distribué, et l'on voyait que le père de Zamé, qui l'avait construit, y avait réuni les usages de ces peuples aux nôtres; car il avait trouvé le goût des spectacles chez cette nation, quoique sauvage encore; il n'avait fait que l'améliorer et lui donner, autant qu'il avait pu, le genre d'utilité dont il l'avait cru susceptible. Tout était simple dans cet édifice; on n'y voyait que de l'élégance sans luxe, de la propreté sans faste. La salle contenait près de deux mille personnes; elle était absolument remplie: le théâtre, peu élevé, n'était occupé que par les acteurs. La belle Zilia, son mari, les filles de Zamé et quelques jeunes gens de la ville étaient chargés des differens personnages que nous allions voir en action. Le drame était dans leur langue, et de la composition même de Zamé, qui avait la bonté de m'expliquer les scènes à mesure qu'elles se jouaient. Il s'agissait d'une jeune épouse coupable d'une infidélité envers son mari, et punie de cette inconduite par tous les malheurs qui peuvent accabler une adultère.

Nous avions près de nous une très-jolie femme, dont je remarquai que les traits s'altéraient à mesure que l'intrigue avançait; tour-à-tour elle rougissait, elle pâlissait, sa gorge palpitait,… sa respiration devenait pressée; enfin les larmes coulèrent, et peu-à-peu sa douleur augmenta à un tel point, les efforts qu'elle fit pour se contenir l'affectèrent si vivement, que n'y pouvant plus résister,… elle se lève, donne des marques publiques de désespoir, s'arrache les cheveux et disparaît.

Eh bien! me dit Zamé, qui n'avait rien perdu de cette scène; eh bien! croyez-vous que la leçon agisse? Voilà les seules punitions nécessaires à un peuple sensible. Une femme également coupable, eût affronté le public en France: à peine se fut-elle doutée de ce qu'on lui adressait. A Siam on l'eût livrée à un éléphant. La tolérance de l'une de ces nations, sur un crime de cette nature, n'est-elle pas aussi dangereuse que la barbare sévérité de l'autre, et ne trouvez-vous pas ma leçon meilleure?

O homme sublime, m'écriai-je, quel usage sacré vous faites et de votre pouvoir et de votre esprit!…

Nous sûmes depuis que les suites de cette aventure touchante avaient été le raccommodement sincère de cette femme avec son mari, l'excuse et l'aveu de son inconduite, et l'exil volontaire de l'amant.

Que des moralistes viennent essayer de déclamer contre les spectacles, quand de tels fruits pourront s'y recueillir. Le but moral est le même chez vous, me dit Zamé, mais vos âmes émoussées par les répétitions continuelles de ces mêmes leçons, ne peuvent plus en être émues; vous en riez comme si elles vous étaient étrangères: votre impudence les absorbe, votre vanité s'oppose à ce que vous puissiez jamais imaginer que ce soit à vous qu'elles s'adressent, et vous repoussez ainsi, par orgueil, les traits dont le censeur ingénieux a voulu corriger vos moeurs.

Le lendemain, Zamé me conduisit aux maisons d'éducation: les deux logis qui les formaient étaient immenses, plus élevés que les autres et divisés en un grand nombre de chambres. Nous commençâmes par le pavillon des hommes; il y avait plus de deux mille élèves; ils y entraient à deux ans et en sortaient toujours à quinze, pour se marier. Cette brillante jeunesse était divisée en trois classes: on leur continuait jusqu'à six ans les soins qu'exige ce premier âge débile de l'homme; de six à douze, on commençait à sonder leurs dispositions; on réglait leurs occupations sur leurs goûts, en faisant toujours précéder l'étude de l'agriculture, la plus essentielle au genre de vie auquel ils étaient destinés. La troisième classe était formée des enfans de douze à quinze ans: seulement alors on leur apprenait les devoirs de l'homme en société, et ses rapports ave les êtres dont il tient le jour; ou leur parlait de Dieu, on leur inspirait de l'amour et de la reconnaissance pour cet être qui les avait créés, on les prévenait qu'ils approchaient de l'âge où on allait leur confier le sort d'une femme, ou leur faisait sentir ce qu'ils devaient à cette chère moitié de leur existence; on leur prouvait qu'ils ne pouvaient espérer de bonheur dans cette douce et charmante société, qu'autant qu'ils s'efforceraient d'en répandre sur celle qui la composait; qu'on n'avait point au monde d'amie plus sincère, de compagne plus tendre,… d'être, en un mot, plus lié à nous qu'une épouse; qu'il n'en était donc aucun qui méritât d'être traité avec plus de complaisance et plus de douceur; que ce sexe, naturellement timide et craintif, s'attache à l'époux qui l'aime et le protège, autant qu'il haït invinciblement celui qui abuse de son autorité pour le rendre malheureux, uniquement parce qu'il est le plus fort; que si nous avons en main cette autorité qui captive, bien mieux partagé que nous, il a les grâces et les attraits qui séduisent. Eh! qu'espéreriez-vous, leur dit-on, d'un coeur ulcéré par le dépit? Quelles mains essuyeraient vos larmes quand les chagrins vous oppresseraient? De qui recevriez-vous des secours quand la nature vous ferait sentir tous ses maux? Privé de la plus douce consolation que l'homme puisse avoir sur la terre, vous n'auriez plus dans votre maison qu'une esclave effrayée de vos paroles, intimidée de vos désirs, qu'un court instant peut-être assouplirait au joug, et qui, dans vos bras par contrainte, n'en sortirait qu'en vous détestant.

 

On leur faisait ensuite exercer sûr le terrain même, leurs connaissances d'agriculture; cela se trouvait d'ailleurs indispensable, puisque le domaine de cette grande maison n'était cultivé, n'était entretenu que par leurs jeunes mains.

On les occupait ensuite aux évolutions militaires, et on leur permettait par récréation, la danse, la lutte et généralement tous les jeux qui fortifient, qui dénouent la jeunesse et qui entretiennent et sa croissance et sa santé.

Avaient-ils atteint l'âge de devenir époux, la cérémonie était aussi simple que naturelle: le père et la mère du jeune homme le conduisaient à la maison d'éducation des filles, et lui laissait faire, devant tout le monde, le choix qu'il voulait; ce choix formé, s'il plaisait à la jeune fille, il avait pendant huit jours la permission de causer quelques heures avec sa future, devant les institutrices de la maison des filles; là ils achevaient de se connaître, l'un et l'autre, et de voir s'ils se conviendraient. S'il arrivait que l'un des deux voulût rompre, l'autre était obligé d'y consentir, parce qu'il n'est point de bonheur parfait en ce genre, s'il n'est mutuel; alors le choix se recommençait. L'accord devenait-il unanime, ils priaient les juges de la nation de les unir, le consentement accordé, ils levaient les mains au Ciel, se juraient devant Dieu d'être fidèles l'un à l'autre; de s'aider, de se secourir mutuellement dans leurs besoins, dans leurs travaux, dans leurs maladies, et de ne jamais user de la tolérance du divorce, qu'ils n'y fussent contraints l'un ou l'autre par d'indispensables raisons. Ces formalités remplies, on met les jeunes gens en possession d'une maison, ainsi que je l'ai dit, sous l'inspection, pendant deux ans, ou de leurs parens, ou de leurs voisins, et ils sont heureux.

Les directeurs du collège des hommes sont pris parmi le nombre des célibataires, qui, se vouant et s'attachant à cette maison, comme d'autres d'entr'eux le sont à celle du législateur, y trouvent de mème leur nourriture et leur logement. On choisit dans cette classe les plus capables de cette auguste fonction, observant que la plus extrême régularité de moeurs soit la première de leurs qualités.

Les femmes qui dirigent la maison des jeunes filles où nous passâmes peu après, sont choisies parmi les épouses répudiées pour les seules causes de vieillesse ou d'infirmités; ces deux raisons ne pouvant nuire aux vertus nécessaires à l'emploi où on les destine.

Il y avait près de trois mille filles dans la maison que nous visitâmes; elles étaient de même divisées en trois classes d'âges, semblables à celles des garçons. L'éducation morale est la même; on retranche seulement de l'éducation physique des hommes, ce qui n'irait pas au sexe délicat que l'on élève ici; on y substitue les travaux de l'aiguille, de l'art de préparer les mets qui sont en usage chez eux, et de l'habillement. Les femmes seules à Tamoé se mêlent de cette partie; elles font leurs vêtemens et ceux de leurs époux; les habits de la maison d'éducation des hommes se font dans celle des filles, les veuves ou les répudiées font ceux des célibataires.

C'est une folie d'imaginer qu'il faille plus de choses que vous n'en voyez à l'éducation des enfans, me dit Zamé; cultivez leur goût et leurs inclinations, ne leur apprenez sur-tout que ce qui est nécessaire, n'ayez avec eux d'autre frein que l'honneur, d'autre aiguillon que la gloire, d'autres peines que quelques privations, par ces sages procédés, continua-t-il, on ménage, ces plantes délicates et précieuses tout en les cultivant; on ne les énerve pas, on ne les accoutume pas à se blaser aux punitions, et on n'éteint pas leur sensibilité. Les poulains les plus difficiles et les plus fougueux, disait Thémistocle, deviennent les meilleurs chevaux quand un bon Ecuyer les dresse. Cette jeune semence est l'espoir et le soutien de l'État, jugez si nos soins se tournent vers elle.

Il y a dans chacune de ces maisons, poursuivit Zamé, cinquante chambres destinées pour les vieillards, veufs, infirmes ou célibataires. Les vieux hommes qui ne peuvent plus soigner la portion de bien que leur confie l'état, qui ne se sont point remariés, ou qui sont devenus veufs de leur seconde femme, ou ceux qui dans le même cas de vieillesse ne se sont point mariés du tout, ont dans la maison d'éducation masculine un logement assuré pour le reste de leurs jours. Ils vivent des fonds de cette maison, et sont servis par les jeunes élèves, afin d'accoutumer ceux-ci au respect et aux soins qu'ils doivent à la vieillesse. Le même arrangement existe pour les femmes. Le surplus de l'un et l'autre sexe, s'il y en a, trouve un asyle dans ma maison. Mon ami, j'aime mieux cela qu'une salle de bal ou de concert; je jette sur ces respectables asyles un coup-d'oeil de satisfaction, bien plus vif que si ces édifices, ouvrage du luxe et de la magnificence, n'étaient bâtis que pour des rendez-vous de chasse, des galeries de tableaux ou des muséums.

Permettez-moi, lui dis-je, une question: je ne vois pas bien comment vivent vos artisans, vos manufacturiers; comment se fait dans la nation le commerce intérieur de nécessité.