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Aline et Valcour, tome 2

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Je passais un jour à Paris sur cette arène de Thémis, où les prestolets de son temple, le frac élégant sous le cotillon noir, condamnent si légèrement à la mort, en venant de souper chez leurs catins, des infortunés qui valent quelquefois mieux qu'eux. On allait y donner un spectacle à ces bouchers de chair humaine.... Quel crime a commis ce malheureux, demandai-je? Il est pédéraste, me répondit-on; vous voyez bien que c'est un crime affreux, il arrête la population, il la gêne, il la détruit … ce coquin mérite donc d'être détruit lui-même.—Bien raisonné, répondis-je à mon philosophe, Monsieur me paraît un génie.... Et suivant une foule qui s'introduisait non loin de là, dans un monastère, je vis une pauvre fille de 16 ou 17 ans, fraîche et belle, qui venait de renoncer au monde, et de jurer de s'ensevelir vive dans la solitude où elle était.... Ami, dis-je à mon voisin, que fait cette fille?—C'est une Sainte, me répondit-on, elle renonce au monde, elle va enterrer dans le fond d'un cloître le germe de vingt enfans dont elle aurait fait jouir l'État.—Quel sacrifice!—Oh! oui, Monsieur, c'est un ange, sa place est marquée dans le Ciel.—Insensé, dis-je à mon homme, ne pouvant tenir à cette inconséquence, tu brûles là un malheureux dont tu dis que le tort est d'arrêter la propagation, et tu couronnes ici une fille qui va commettre le même crime; accorde-toi, Français, accorde-toi, ou ne trouve pas mauvais qu'un étranger raisonnable qui voyage dans ta Nation, ne la prenne souvent pour le centre de la folie ou de l'absurdité.

Je n'ai qu'un ennemi à craindre, poursuivit Zamé, c'est l'Européen inconstant, vagabond, renonçant à ses jouissances pour aller troubler celles des autres, supposant ailleurs des richesses plus précieuses que les siennes, désirant sans cesse un gouvernement meilleur, parce qu'on ne sait pas lui rendre le sien doux; turbulent, féroce, inquiet, né pour le malheur du reste de la terre, catéchisant l'Asiatique, enchaînant l'Africain, exterminant le Citoyen du nouveau monde, et cherchant encore dans le milieu des mers de malheureuses isles à subjuguer; oui, voilà le seul ennemi que je craigne, le seul contre lequel je me battrai, s'il vient; le seul, ou qui nous détruira, ou qui n'abordera jamais dans cette isle; il ne le peut que d'un côté; je vous l'ai dit, ce côté est fortifié de la plus sûre manière: vous y verrez les batteries que j'ai fait établir; l'accomplissement de cet objet fut le dernier soin de mon voyage, et le dernier emploi de l'or que m'avait donné mon père. Je fis construire trois vaisseaux de guerre à Cadix, je les fis remplir de canons, de mortiers, de bombes, de fusils, de balles, de poudre, de toutes vos effrayantes munitions d'Europe, et fis déposer tout cela dans le magasin du port qu'avait fait construire mon prédécesseur; les canons furent mis dans leurs embrasures, cent jeunes gens s'exercent deux fois le mois aux différentes manoeuvres nécessaires à cette artillerie; mes Concitoyens savent que ces précautions ne sont prises que contre l'ennemi qui voudrait nous envahir. Ils ne s'en inquiètent pas, ils ne cherchent même point à approfondir les effets de ces munitions infernales dont je leur ai toujours caché les expériences; les jeunes gens s'exercent sans tirer; si la chose était sérieuse, ils savent ce qui en résulterait, cela suffit. Avec les peuples doux qui m'entourent, je n'aurais pas eu besoin de ces précautions; vos barbares compatriotes m'y forcent, je ne les emploierai jamais qu'à regret.

Tel fut l'attirail formidable avec lequel, au bout de vingt ans, je rentrai dans ma Patrie, j'eus le bonheur d'y retrouver mon père, et d'y recevoir encore ses conseils; il fit briser les vaisseaux que j'amenai, il craignit que cette facilité d'entreprendre de grands voyages n'allumât la cupidité de ce bon peuple, et qu'à l'exemple des Européens, l'espoir de s'enrichir ailleurs ne vint troubler sa tranquillité. Il voulut que ce peuple aimable et pacifique, heureux de son climat, de ses productions, de son peu de loix, de la simplicité de son culte, conservât toujours son innocence en ne correspondant jamais avec des Nations étrangères, qui ne lui inculqueraient aucune vertu, et qui lui donneraient beaucoup de vices. J'ai suivi tous les plans de ce respectable et cher auteur de mes jours, je les ai améliorés quand j'ai cru le pouvoir: nous avons fait passer cette Nation de l'état le plus agreste à celui de la civilisation; mais à une civilisation douce, qui rend plus heureux l'homme naturel qui la reçoit, éloignée des barbares excès où vous avez porté la vôtre, excès dangereux qui ne servent qu'à faire maudir votre domination, qu'à faire haïr, qu'à faire détester vos liens, et qu'à faire regretter à celui que vous y soumettez l'heureuse indépendance dont vous l'avez cruellement arraché. L'état naturel de l'homme est la vie sauvage; né comme l'ours et le tigre dans le sein des bois, ce ne fut qu'en raffinant ses besoins qu'il crut utile de se réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En le prenant de-là pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté pour lequel l'a formé la nature, et n'ajoutez que ce qui peut perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors, donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes; rendez l'accomplissement de ses désirs plus aisé, mais ne les asservissez pas; contenez-le pour son propre bonheur, mais ne l'écrasez point par un fatras de loix absurdes, que tout votre travail tende à doubler ses plaisirs en lui ménageant l'art d'en jouir long-tems et avec sûreté; donnez-lui une religion douce, comme le dieu qu'elle a pour objet; dégagez-la sur-tout de ce qui ne tient qu'à la foi; faites-la consister dans les oeuvres, et non dans la croyance. Que votre peuple n'imagine pas qu'il faille croire aveuglément, tels et tels hommes, qui dans le fond n'en savent pas plus que lui, mais qu'il soit convaincu que ce qu'il faut, que ce qui plaît à l'Éternel est de conserver toujours son âme aussi pure que quand elle émana de ses mains; alors il volera lui-même adorer le Dieu bon qui n'exige de lui que des vertus nécessaires au bonheur de l'individu qui les pratique; voilà comme ce peuple chérira votre administration, voilà comme il s'y assujettira lui-même, et voilà comme vous aurez dans lui des amis fidèles, qui périraient plutôt que de vous abandonner, ou que de ne pas travailler avec vous à tout ce qui peut conserver la Patrie.

Nous reprendrons demain cette conversation, me dit Zamé; je vous ai raconté mon histoire, jeune homme, je vous ai dit ce que j'avais fait, il faut maintenant vous en convaincre: allons dîner, les femmes nous attendent.

Tout se passa comme la veille: même frugalité, même aisance, même attention, même bonté de la part de mes hôtes, nous eûmes de plus ses deux fils, qu'il était difficile de ne pas aimer dès qu'on avait pu les entendre et les voir: l'un était âgé de 22 ans, l'autre de 18; ils avaient tous deux sur leur physionomie les mêmes traits de douceur et d'aménité qui caractérisaient si bien leurs aimables parens. Ils m'accablèrent de politesses et de marques d'estime; ils n'eurent point en me regardant cette curiosité insultante et pleine de mépris, qui éclatent dans les gestes et dans les regards de nos jeunes gens, la première fois qu'ils voient un étranger; ils ne m'observèrent que pour me caresser, ne me parlèrent que pour me louer, ne m'interrogèrent que pour tirer de mes réponses quelques sujets de m'applaudir37.

L'après-midi, Zamé voulut que nous allassions voir si rien ne manquait à mon équipage; il était difficile d'avoir donné de meilleurs ordres, impossible qu'ils usent mieux exécutés; ce fut alors qu'il me fit observer la difficulté d'aborder dans son port, et la manière dont il était défendu: deux ouvrages extérieurs l'embrassaient entièrement, et le dominaient à tel point, qu'aucun bâtiment n'y pouvaient entrer sans être foudroyé de la nombreuse artillerie qui garnissait ces deux redoutes; parvenait-on dans la rade, on se retrouvait sous le feu du fort; échappait-on à des dangers si sûrs, deux vastes boulevards défendaient l'approche de la ville; ils se garnissaient au besoin de toute la jeunesse de la Capitale, et l'invasion devenait impraticable.

 

Je n'ai jusqu'ici, grâce au ciel, encore nul besoin de tout cela, me dit Zamé, et j'espère bien que le peuple ne s'en servira jamais. Vous voyez ces énormes rochers qui commencent d'ici à régner de droite et de gauche, dès qu'ils se sont entr'ouverts pour former la bouche du port, ils deviennent inabordables de toutes parts, et ils ont plus de 300 pieds de hauteur; ils nous entourent ainsi de par-tout, ils nous servent par-tout de remparts. Nous aurons donc long-tems à faire jouir ce bon peuple de la félicité que nous lui avons préparée; cette certitude fait le charme de ma vie, elle me fera mourir content. Nous revînmes.

Vous êtes jeune, me dit Zamé un peu avant de rentrer au palais, il faut vous dédommager de l'ennui que je vous ai causé ce matin par un spectacle de votre goût.

A peine les portes furent-elles ouvertes, que je vis cent femmes autour de l'épouse du législateur, toutes uniformément vêtues, et toutes en rose, parce que c'était la couleur de leur âge: voilà les plus jolies personnes de la Capitale, me dit Zamé, j'ai voulu les réunir toutes sous vos yeux, afin que vous puissiez décider entr'elles et vos Françaises.

Moins occupé de l'idole de mon coeur, peut-être eussé-je mieux discerné l'assemblage étonnant de jolis traits qui se montraient à moi dans cet instant; mais je ne vis que ce tendre objet; chaque fois que la beauté paraissait à mes yeux, quelque fût la forme qu'elle prit, elle ne m'offrait jamais qu'Éléonore.

Néanmoins, on réunirait difficilement, je dois le dire, dans quelque ville d'Europe que ce pût être, un aussi grand nombre de jolies figures; en général, le sang est superbe à Tamoé; Zilia, que je vais essayer de vous peindre, vous donnera une idée générale de ce sexe charmant, auquel il semble que la nature n'ait accordé tant d'appas, que par le dessein qu'elle avait de lui faire habiter le plus heureux pays de la terre.

Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d'une blancheur éblouissante; tous ses traits sont l'emblème de la candeur et de la modestie; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d'un bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l'amour le plus délicat et le sentiment le plus voluptueux; sa bouche, délicieusement coupée, ne s'ouvre que pour montrer les dents les plus belles et les plus blanches, elle a peu de couleurs; mais elle s'anime dès qu'on la regarde, et son teint devient alors comme la plus fraîche des roses; son front est noble; ses cheveux, très-agréablement plantés, sont d'un blond cendré, et l'énorme quantité qu'elle en a, se mariant le plus élégamment du monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots, sur sa gorge d'albâtre, toujours découverte d'après l'usage de sa Nation, achèvent de donner à cette jolie personne l'air de la déesse même de la jeunesse; elle venait d'atteindre sa seizième année, et promettait de croître encore, quoique sa taille légère fut déjà très-élevée; ses bras sont un peu longs, et ses doigts, d'une élasticité, d'une souplesse et d'un mince auxquels nos yeux ne se font point.... Ne prenez pas ceci, pour une fadeur, Mademoiselle, dit Sainville en adressant la parole à ton Aline; mais j'aurais pu d'un mot peindre cette fille charmante, je n'avais besoin que de vous montrer.—En vérité, Monsieur, dit Madame de Blamont, est-il bien vrai? ne nous flattez-vous point? ma fille serait aussi jolie que Zilia?—J'ose vous protester, Madame, dit Sainville, qu'il est impossible de se mieux ressembler.—Poursuivez, poursuivez, Monsieur, dit le Comte à Sainville, vous donneriez de l'amour-propre à notre chère Aline, et nous ne voulons point la gâter.... Aline rougit.... Sa mère la baisa, et notre jeune aventurier reprit en ces termes.

Voilà la femme de mon fils, me dit Zamé en me présentant Zilia, elle ne sait encore dire que trois mots français, ce sont les premiers que son mari lui a appris; mais comme il lui trouve des dispositions, il continuera: prononcez-les donc ces trois mots, ma fille, lui dit ce père charmant, et la tendre et délicieuse Zilia posant la main sur son coeur, et regardant son mari avec autant de grâce que de modestie, lui dit en rougissant: voilà votre bien. Toutes les femmes se mirent à rire, et je vis alors qu'elle était la gaîté, la candeur et la touchante félicité qui régnait chez cet heureux peuple.

Je demandai à Zamé pourquoi les maris n'étaient pas avec leurs femmes?—Pour vous faire juger les sexes à part, me dit-il, demain vous ne verrez que les jeunes gens, après-demain nous les réunirons; j'ai peu de plaisirs à vous donner, je les ménage.

Ces femmes intéressantes animées par la présence de l'adorable épouse de leur chef, qui les encourageait et qui les aimait, se livrèrent le reste du jour à mille innocens plaisirs, qui, les plaçant dans nombre d'attitudes diverses, me développèrent leurs grâces naturelles, et acheva de me convaincre de la douceur et de l'aménité de leur caractère; elles exécutèrent plusieurs jeux de leur pays, ainsi que quelques-uns d'Europe, et furent dans tous, gaies, honnêtes, polies, toujours modestes et toujours décentes, si vous en exceptez l'usage d'avoir leur gorge entièrement découverte, (mais tout est habitude) et je n'ai point vu que ce costume, qui leur est propre, produisît jamais aucune indécence; les hommes sont faits à voir leurs femmes ainsi; ils l'étaient avant à les voir nues; les loix de Zamé sur cet objet, ont donc rétabli, au lieu de détruire.

On ne s'échauffe point de ce qu'on voit journellement, me répondit cet aimable homme, quand il s'aperçut de la surprise où cette coutume me jetait: la pudeur n'est qu'une vertu de convention; la nature nous a créés nuds, donc il lui plaisait que nous fussions tels; en prenant d'ailleurs ce peuple dans l'état de nudité, si j'avais voulu encaisser leurs femmes dans des busqués à l'européenne, elles se seraient désespérées: il faut, quand on change les usages d'une Nation, toujours autant qu'il est possible, conserver des anciens ce qui n'a nul inconvénient; c'est la façon d'accoutumer à tout, et de ne révolter sur rien. Une collation simple et frugale fut servie à ces femmes adorables; la même politesse, la même discrétion, la même retenue les suivit par-tout, et elles se retirèrent.

Le lendemain il y avait conseil, je ne pus voir Zamé que l'après-midi; je passai le matin à vaquer aux soins de notre équipage.—Venez, me dit notre hôte charmant dès qu'il fut libre, il me reste bien des choses à vous apprendre, pour vous donner une entière connaissance de notre Patrie et de nos moeurs: je vous ai dit que le divorce était permis dans mes États, ceci va nous jeter dans quelques détails.

La nature, en n'accordant aux femmes qu'un petit nombre d'années pour la reproduction de l'espèce, semble indiquer à l'homme qu'elle lui permet d'avoir deux compagnes: quand l'épouse cesse de donner des enfans à son mari, celui-ci a encore quinze ou vingt ans à en désirer, et à jouir de la possibilité d'en avoir; la loi qui lui permet d'avoir une seconde femme ne fait qu'aider à ses légitimes désirs, celle qui s'oppose à cet arrangement contrarie celle de la nature, et par sa rigueur, et par son injustice. Le divorce a pourtant deux inconvéniens: le premier, que les enfans de la plus vieille mère peuvent être maltraités par la plus jeune; le second, que les pères aimeront toujours mieux les derniers enfans.

Pour lever ces difficultés, les enfans quittent ici la maison paternelle dès qu'ils n'ont plus besoin du sein de la mère; l'éducation qu'ils reçoivent est nationale; ils ne sont plus les fils de tel ou tel, ce sont les enfans de l'État; les parens peuvent les voir dans les maisons où on les élève, mais les enfans ne rentrent plus dans la maison paternelle; par ce moyen, plus d'intérêt particulier, plus d'esprit de famille, toujours fatal à l'égalité, quelquefois dangereux à l'État; plus de crainte d'avoir des enfans au-delà des biens qu'on peut leur laisser. Les maisons n'étant habitées que par un ménage, il y en a souvent de vacantes; sitôt qu'une maison le devient, elle rentre dans la masse des biens de l'État, dont elle n'a été séparée que pendant la vie de ceux qui l'occupaient. L'État est seul possesseur de tous les biens, les sujets ne sont qu'usufruitiers; dès qu'un enfant mâle a atteint sa quinzième année, il est conduit dans la maison où s'élèvent les filles: là, il se choisit une épouse de son âge; si la fille consent, le mariage se fait; si elle n'y consent pas, le jeune homme cherche jusqu'à ce qu'il soit agréé; de ce moment, on lui donne une des maisons vacantes, et le fonds de terre annexé à cette maison, qu'elle ait appartenu à sa famille, ou non, la chose est indifférente, il suffit que le bien soit libre, pour qu'il en soit mis en possession. Si le jeune ménage a des parens, ils assistent à son hymen, dont la cérémonie, simple, ne consiste qu'à faire jurer à l'un et à l'autre époux, au nom de l'Éternel, qu'ils s'aimeront, qu'ils travailleront de concert à avoir des enfans, et que le mari ne répudiera sa femme, ou la femme le mari, que pour des causes légitimes: cela fait, les parens qui ont assisté comme témoins, se retirent, et les jeunes gens se trouvent maîtres d'eux sous l'inspection et la direction de leurs voisins, obligés de les aider, de leur donner des conseils et des secours pendant l'espace de deux ans, au bout desquels les jeunes époux sortent entièrement de tutelle. Si les parens veulent prendre le soin de cette direction, ils en sont les maîtres; alors, ils viennent aider chaque jour les nouveaux mariés, les deux années prescrites.

Les causes pour lesquelles l'époux peut demander le divorce, sont au nombre de trois: il peut répudier sa femme si elle est mal-saine, si elle ne veut pas, ou ai elle ne peut plus lui donner d'enfans, et s'il est prouvé qu'elle ait une humeur acariâtre, et qu'elle refuse à son mari tout ce que celui-ci peut légitimement exiger d'elle. La femme, de son coté, peut demander à quitter son mari, s'il est mal-sain, s'il ne veut pas, ou s'il ne peut plus lui faire des enfans lorsqu'elle est encore en état d'en avoir, et s'il la maltraite, quel qu'en puisse être le motif.

Il y a à l'extrémité de toutes les villes de l'État, une rue entière qui ne contient que des maisons plus petites que celles qui sont destinées aux ménages; ces maisons sont donnée par l'État aux répudiés de l'un ou l'autre sexe, et aux célibataires; elles ont, comme les autres, de petites possessions annexées à elles, de sorte que le célibataire ou le répudié, de quelque sexe qu'il soit, n'a rien à demander, ni à sa famille, si c'est le célibataire, ni l'un à l'autre, si ce sont des époux.

Un mari qui a répudié sa femme et qui en désire une autre, peut se la choisir, ou parmi les répudiées, s'il arrivait qu'il s'y en trouvât une qui lui plût, ou il va la prendre dans la maison d'éducation des filles. L'épouse qui a répudié son mari, agit absolument de même; elle peut se choisir un époux parmi les répudiés, s'il en est qui l'accepte, si elle en trouve qui lui plaise, ou elle va se le choisir parmi les jeunes gens, s'il en est qui veuille d'elle. Mais si l'un ou l'autre époux répudié désire vivre à part dans la petite habitation que lui donne l'État, sans vouloir prendre de nouvelles chaînes, il en est le maître: on n'est contraint à aucune de ces choses, elles se font toutes de bon accord; jamais les enfans n'y peuvent mettre d'obstacles, c'est un fardeau dont l'État soulage les parens, puisqu'à peine les premiers voient-ils le jour, que ceux-ci s'en trouvent débarrasses. Au-delà de deux choix, la répudiation n'a plus lieu; alors, il faut prendre patience, et se souffrir mutuellement. On n'imagine pas combien la loi qui débarrasse les pères et mères de leurs enfans, évite dans les familles de divisions et de mésintelligences: les époux n'ont ainsi que les roses de l'hymen, ils n'en sentent jamais les épines. Rien en cela ne brise le noeuds de la nature, ils peuvent voir et chérir de même leurs enfans: ou leur laisse tout ce qui tient à la douceur des sentimens de l'âme, on ne leur enlève que ce qui pourrait les altérer ou les détruire. Les enfans, de leur côté, n'en chérissent pas moins leurs parens; mais accoutumés à voir la Patrie comme une autre mère, sans cesser d'être enfans plus tendres, ils en deviennent meilleurs Citoyens.

 

On a dit, on a écrit que l'éducation nationale ne convenait qu'à une République, et l'on s'est trompé: cette sorte d'éducation convient à tout Gouvernement qui voudra faire aimer la Patrie, et tel est le caractère distinctif du nôtre, si j'adapte d'ailleurs à l'isle de Tamoé une éducation républicaine, je vous en expliquerai bientôt les raisons. La facilité des répudiations dont vous venez de voir le détail, évite tellement l'adultère, que ce crime, si commun parmi vous, est ici de la plus grande rareté; s'il est prouvé pourtant, il devient un quatrième cas à la séparation des parties, souvent alors deux ménages changent réciproquement; mais il y a tant de moyens de se satisfaire en adoptant les noeuds de l'hymen, les entraves en sont si légères, qu'il est bien rare que la galanterie vienne souiller ces noeuds.

Les fonds qui doivent nourrir les époux étant tous de même valeur, le choix préside seul à la formation de leurs liens. Toutes les filles étant également riches, tous les garçons ayant la même portion de fortune, ils n'ont plus que leurs coeurs à écouter pour se prendre. Or, dès qu'on a toujours mutuellement ce qu'on désire, pourquoi changerait-on? et si l'on veut changer dès qu'on le peut, quel motif, dès-lors, engagerait à aller troubler le bonheur des autres? Il y a pourtant quelques intrigues, ce mal est inévitable; mais elles sont si rares et si cachées, ceux qui les ont ou qui les souffrent en éprouvent tous une telle honte, qu'il n'en résulte aucune sorte de trouble dans la société: point d'imprudences, point de plaintes, fort peu de crimes, n'est-ce pas là tout ce qu'on peut obtenir sur cette partie? et avec tous les moyens que vous employez, avec ces maisons scandaleuses, où de malheureuses victimes sont indécemment dévouées à l'intempérance publique; avec tout cela, dis-je, obtenez-vous dans votre Europe seulement la moitié de ce que je gagne par les procédés que je viens de vous dire38.

Tout ce qui tient aux possessions vient de vous être démontré: ces détails vous font voir que le sujet n'a rien en propre, ne tient ce qu'il a que de l'État, qu'à sa mort tout y rentre; mais que comme il en jouit sa vie durant en pleine et sûre paix, il a le plus grand intérêt a ne pas laisser son domaine en friche; son aisance dépend du soin qu'il aura de ce domaine, il est donc forcé de l'entretenir. Quand les deux époux vieillissent, ou quand l'un des deux vient à manquer, les vieilles gens ou les gens veufs qui aidèrent autrefois les jeunes, le sont maintenant par eux, et c'est à ceux-ci que l'on s'en prend alors, si tout n'est pas géré dans ces cas de vieillesse, d'infirmités ou de veuvage avec le même ordre que cela l'était auparavant. Ces jeunes gens n'ont sans doute aucun intérêt bien direct à entretenir les domaines des vieux, puisqu'ayant déjà ce qu'il leur faut, ils n'en hériteront sûrement pas; mais ils le font par reconnaissance, par attachement pour la Patrie, et parce qu'ils sentent bien d'ailleurs que dans leur caducité ils auront besoin de pareils secours, et qu'on le leur refuserait, s'ils ne l'avaient pas donné aux autres.

Je n'ai pas besoin de vous faire observer combien cette égalité de fortune bannit absolument le luxe: il n'est point, dans un État, de meilleures loix somptuaires, il n'en est pas de plus sûres. L'impossibilité d'avoir plus que son voisin, anéantit absolument ce vice destructeur de toutes les Nations de l'Europe: on peut désirer d'avoir de meilleurs fruits qu'un autre, des comestibles plus délicats; mais ceci n'étant que le résultat des soins et des peines qu'on prend pour y réussir, ce n'est plus faste, c'est émulation; et comme elle ne tourne qu'au bien des sujets, le Gouvernement doit l'entretenir.

Jetons maintenant les yeux, mon ami, poursuivit cet homme respectable, sur la multitude de crimes que ces établissemens préviennent, et si je vous prouve que j'en diminue la somme sans qu'il en coûte un cheveu, ni une heure de peine au citoyen, m'avouerez-vous que j'aurai fait de la meilleure besogne que ces brutaux inventeurs et sectateurs de vos loix atroces, qui, comme celles de Dracon, ne prononcent jamais que le glaive à la main? M'accorderez-vous que j'aurai rempli le sage et grand principe des loix Perses, qui enjoignent au Magistrat de prévenir le crime, et non de le punir; il ne faut qu'un sot et qu'un bourreau pour envoyer un homme à la mort, mais beaucoup d'esprit et de soin pour l'empêcher de la mériter.

Avec l'égalité de biens, point de vols; le vol n'est que l'envie de s'approprier ce qu'on n'a pas, et ce qu'on est jaloux de voir à un autre; mais, dès que chacun possède la même chose, ce désir criminel ne peut plus exister.

L'égalité des biens entretenant l'union, la douceur du Gouvernement, portant tous les sujets à chérir également leur régime, point de crimes d'État, point de révolution.

Les enfans éloignés de la maison paternelle, point d'inceste; soigneusement élevés, toujours sous les yeux d'instituteurs sûrs et honnêtes … point de viols.

Peu d'adultère, au moyen du divorce.

Les divisions intestines prévenues par l'égalité des rangs et des biens, toutes les sources du meurtre sont éteintes.

Par l'égalité, plus d'avarice, plus d'ambition, et que de crimes naissent de ces deux causes! plus de successeurs impatiens de jouir, puisque c'est l'âge qui donne des biens, et jamais la mort des parens; cette mort n'étant plus désirée, plus de parricides, de fratricides, et d'autres crimes si atroces, que le nom seul n'en devrait jamais être prononcé.

Peu de suicides, l'infortune seule y conduit: ici, tout le monde étant heureux, et tous l'étant également, pourquoi chercherait-on à se détruire?

Point d'infanticides: pourquoi se déferait-on de ses enfans, quand ils ne sont jamais à charge, et qu'on n'en peut retirer que des secours? Le désordre de jeunes gens étant impossible, puisqu'ils n'entrent dans le monde que pour se marier, la fille de famille n'est plus exposée comme chez vous au déshonneur ou au crime; faible, séduite et malheureuse, elle n'existe plus, comme chez vous, entre la flétrissure et l'affreuse nécessité de détruire le fruit infortuné de son amour.

Cependant, je l'avoue, toutes les infractions ne sont pas anéanties; il faudrait être un Dieu, et travailler sur d'autres individus que l'homme, pour absorber entièrement le crime sur la terre; mais comparez ceux qui peuvent rester dans la nature de mon Gouvernement, avec ceux où le Citoyen est nécessairement conduit par la vicieuse composition des vôtres. Ne le punissez donc pas quand il fait mal, puisque vous le mettez dans l'impossibilité de faire bien; changez la forme de votre Gouvernement, et ne vexez pas l'homme, qui, quand cette forme est mauvaise, ne peut plus y avoir qu'une mauvaise conduite, parce que ce n'est plus lui qui est coupable, c'est vous … vous, qui pouvant l'empêcher de faire mal en variant vos loix, les laissez pourtant subsister, toutes odieuses qu'elles sont, pour avoir le plaisir d'en punir l'infracteur. Ne prendriez-vous pas pour un homme féroce, celui qui ferait périr un malheureux pour s'être laissé tomber dans un précipice où la main même qui le punirait viendrait de le jeter? Soyez justes: tolérez le crime, puisque le vice de votre Gouvernement y entraîne; ou si le crime vous nuit, changez la construction du Gouvernement qui le fait naître; mettez, comme je l'ai fait, le Citoyen dans l'impossibilité d'en commettre; mais ne le sacrifiez pas à l'ineptie de vos loix, et à votre entêtement de ne les vouloir pas changer.

Soit, dis-je à Zamé; mais il me semble que si vous avez peu de vices, vous ne devez guères avoir de vertus; et n'est-ce pas un Gouvernement sans énergie, que celui où les vertus sont enchaînées?

Premièrement, répondit Zamé, cela fût-il, je le préférerais: j'aimerais mille fois mieux, sans doute, anéantir tous les vices dans l'homme, que de faire naître en lui des vertus, si je ne le pouvais qu'en lui donnant des vices, parce qu'il est reconnu que le vice nuit beaucoup plus à l'homme, que la vertu ne lui est utile, et que dans vos Gouvernemens sur-tout, il est bien plus essentiel de n'avoir pas le vice qu'on punit, que de posséder la vertu qu'on ne récompense point. Mais vous vous êtes trompé; de l'anéantissement des vices ne résulte point l'impossibilité des vertus: la vertu n'est pas à ne point commettre de vices, elle est à faire le mieux possible dans les circonstances données, or, les circonstances sont également offertes ici à nos Citoyens, qu'aux vôtres: la bienfaisance ne s'exerce pas comme chez vous, j'en conviens, à des legs pieux, qui ne servent qu'à engraisser des moines, ou à des aumônes, qui n'encouragent que des fainéans; mais elle agit en aidant son voisin, en secourant l'homme infirme, en soignant les vieillards et les malades, en indiquant quelques bons principes pour l'éducation des enfans, en prévenant les querelles ou les divisions intestines; le courage se montre, à supporter patiemment les maux que nous envoie la nature; cette vertu ainsi exercée, n'est-elle pas d'un plus haut prix que celle qui ne nous entraîne qu'à la destruction de nos semblables? Mais celle-là même s'exercerait avec sublimité, s'il s'agissait de défendre la Patrie; l'amitié qu'on peut mettre au rang des vertus, ne peut-elle pas avoir ici l'extension la plus douce, et l'empire le plus agréable? Nous aimons l'hospitalité, nous l'exerçons envers nos amis et nos voisins; malgré l'égalité, l'émulation n'est point éteinte, je vous ferai voir nos charpentiers, nos maçons, vous jugerez de leur ardeur à se surpasser l'un l'autre, soit par le plus de souplesse, soit par la manière d'équarrir la pierre, de la façonner, d'en composer avec art la forme légère de nos maisons, d'en disposer les charpentes, etc.

37Un philosophe français qui voyage, trouve, il en faut convenir, dans les individus de sa Nation qu'il rencontre, des sujets d'étude pour le moins aussi intéressans que ceux que lui offre les étrangers chez lesquels il est. On ne rend point l'excès de la fatuité, de l'impertinence avec lequel nos élégans voyagent; ce ton de dénigrement avec lequel ils parlent de tout ce qu'ils ne conçoivent pas, ou de tout ce qu'ils ne trouvent pas chez eux; cet air insultant et plein de mépris, dont ils considèrent tout ce qui n'a pas leur sotte légèreté, le ridicule, en un mot, dont ils se couvrent universellement, est sans contredit un des plus certains motifs de l'antipathie qu'ont pour nous les autres peuples; il en devrait résulter, ce me semble, une attention plus particulière aux ministres, à n'accorder l'agrément de voyager qu'à des gens faits pour ne pas achever de dégrader la Nation dans l'esprit de l'Europe, pour ne pas étendre et porter au-delà des frontières les vices qui nous sont si familiers.—Une voiture arrivant fort tard dans une auberge d'Italie qui se trouvait pleine, on balança à ouvrir les portes, l'hôte se montre à une fenêtre, et demande au voyageur quelle est sa Nation? Français, répondent insolemment quelques domestiques.—Allez plus loin, dit l'hôte, je n'ai point de place.—Mes gens se trompent, reprend le maître adroitement, ce sont des valets de louage qui ne sont à moi que d'hier; je suis Anglais, Monsieur l'hôte, ouvre-moi, et dans l'instant tout accourt, tout reçoit le voyageur avec empressement. N'est-il donc pas affreux que le discrédit de la Nation ait été tel, qu'il ait fallu la déguiser, la renier pour s'introduire chez l'étranger, non pas seulement dans le monde, mais même dans un cabaret: eh! pourquoi donc ne pas se faire aimer, quand il n'en coûterait pour y réussir, que d'abjurer des torts qui nous déshonorent même chez nous au yeux du sage qui nous examine de sang-froid; mais la révolution en changeant nos moeurs, élaguera nos ridicules. Croyons-le au moins pour notre bonheur.
38Ne dit-on pas pour excuse de la tolérance de ces maisons, que c'est pour empêcher de plus grands maux, et que l'homme intempérant, au lieu de séduire la femme de son voisin, va se satisfaire dans ces cloaques infects? N'est-ce pas une chose extrêmement singulière, qu'un Gouvernement ne soit pas honteux de rester quinze cents ans dans une erreur aussi lourde, que celle d'imaginer qu'il vaut mieux tolérer le débordement le plus infâme, que de changer les loix? Mais, qui compose les victimes de ces lieux horribles, les sujets qu'on y trouve ne sont-ils pas des femmes ou des filles primitivement séduites par l'avarice ou l'intempérance? Ainsi, l'État permet donc qu'une partie des femmes ou des filles de sa Nation se corrompe pour conserver l'autre; il faut l'avouer, voilà un grand profit, un calcul singulièrement sage! Lecteur philosophe et calme, avoue-le, Zamé ne raisonne-t-il pas beaucoup mieux quand il ne veut rien perdre, quand par la belle disposition de ses loix, aucune portion ne se trouve sacrifiée à l'autre, et que toutes se conservent également pures?