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Les enfants des bois

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CHAPITRE XXVII
LA BATAILLE DES OUTARDES

Rien ne pouvait plus empêcher le porte-drapeau de poursuivre le but de sa vie nouvelle, la chasse aux éléphants. Il résolut de commencer sans retard. Il sentait qu'il serait en proie à une terrible incertitude tant qu'il n'aurait pas abattu plusieurs de ces gigantesques animaux. Etait-il sûr maintenant d'en pouvoir tuer un seul, et s'il n'y réussissait pas, à quoi servaient ses calculs anticipés? Que devenaient ses espérances de fortune? Un échec pouvait le rejeter dans une condition pire que celle qu'il avait supportée, car il aurait perdu non-seulement son temps, mais encore son énergie. Le succès excite les facultés, ranime le courage, inspire à l'homme une juste confiance en soi-même; la défaite le rend timide et le pousse au désespoir. Sous le rapport psychologique, il est dangereux d'échouer dans une entreprise quelconque, et c'est pourquoi, avant d'exécuter aucun projet, il importe d'être bien certain qu'il est praticable.

Celui de Von Bloom l'était-il? Il l'ignorait encore; mais c'était son unique ressource. Aucun autre moyen d'existence ne s'offrait à lui présentement; il fallait de toute nécessité essayer de celui-ci. Il avait foi dans ses calculs, il avait l'espoir qu'ils ne seraient pas trompés; mais la chose restait à l'état de théorie. Il était donc naturel qu'il eût hâte de débuter et de courir la chance.

Il sortit donc à la pointe du jour, accompagné de Hendrik et de Swartboy. Il n'avait pu se décider à laisser ses enfants sous la seule protection de Totty, qui était elle-même presque un enfant. Hans était chargé de veiller sur eux et de garder le camp.

Les chasseurs suivirent d'abord le ruisseau qui sortait du lac, parce que c'était de ce côté que les arbres étaient en plus grand nombre; et ils savaient que les éléphants hantaient plus volontiers les contrées basses que les plaines découvertes.

Le cours d'eau était bordé d'une large ceinture de ces taillis qu'on désigne sous le nom de jungles. Plus loin se montraient ça et là des bouquets d'arbres, des massifs de verdure, au delà desquels commençaient les prairies, presque dépourvues d'arbres, mais couvertes d'un riche tapis de gazon. A ces prairies succédait le Karoo, désert aride, qui s'étendait à l'orient et à l'occident jusqu'aux limites de l'horizon. La lisière septentrionale était formée, comme nous l'avons dit, par une chaîne de collines escarpées, derrière lesquelles il n'y avait que des solitudes desséchées. Au sud, on apercevait des bois qui, sans mériter le nom de forêts, étaient cependant assez vastes pour servir de retraite aux éléphants.

Les arbres étaient principalement des mimosas de diverses espèces, dont les feuilles, les racines et les jeunes pousses sont la nourriture favorite des grands ruminants. On remarquait aussi quelques mokalas aux cimes en parasol; mais c'était les nwanas dont les feuillages massifs, dominant tout le paysage, qui lui donnaient un caractère particulier.

Le lit du ruisseau allait en s'élargissant, mais en revanche la quantité d'eau courante diminuait, et à un mille du camp elle disparaissait complètement. On ne trouvait plus ça et là que des mares stagnantes. Toutefois, le lit continuait à augmenter de largeur, et il était évident qu'après les grandes pluies il devait contenir assez d'eau pour former une rivière importante.

Les deux rives étaient couvertes de buissons si épais que le canal desséché était la seule voie praticable. Chemin faisant, les chasseurs firent lever diverses espèces de petit gibier, auquel Hendrik aurait volontiers envoyé un coup de fusil, mais son père s'y opposa.

– Tu pourrais, lui dit-il, effrayer le gros gibier que nous cherchons et que nous rencontrerons sans doute d'un moment à l'autre. Il vaut mieux attendre; en retournant au camp, je t'aiderai à tuer une antilope qui fera notre souper. Provisoirement ne songeons qu'au but de notre expédition, et tâchons de nous procurer une paire de défenses.

Rien n'empêchait Swartboy de se servir de son arc, arme silencieuse, qui ne pouvait causer la moindre alerte. Il avait été emmené tant pour porter la hache et autres ustensiles que pour prendre part à la chasse. Il n'avait oublié ni son arc ni son carquois, et il était sans cesse occupé à chercher des yeux quelque animal, pour lui décocher une de ses armes empoisonnées.

Il trouva enfin un but digne de son attention. En traversant la plaine pour éviter les sinuosités du ruisseau, les chasseurs entrèrent dans une clairière au milieu de laquelle se tenait un énorme oiseau.

– Une autruche! s'écria Hendrik.

– Non, dit Swartboy, c'est un paon.

– Il a raison, dit Von Bloom.

Cette désignation était nécessairement inexacte, car il n'existe pas de paons en Afrique; et il ne se trouvent à l'état sauvage que dans l'Asie méridionale et dans les îles de l'archipel Indien. Cependant le volatile avait quelque analogie avec un paon, par sa queue longue et massive, par ses ailes tachetées et ocellées, enfin par les plumes marbrées de son dos. A la vérité, il n'avait point les brillantes couleurs du plus fier des oiseaux, mais il était aussi majestueux et beaucoup plus grand. Sa taille et son attitude expliquaient la méprise d'Hendrik.

C'était un oiseau très-différent du paon et de l'autruche, l'outarde kori ou grande outarde de l'Afrique méridionale, que les colons hollandais ont qualifiée de paon à cause de son plumage ocellé.

Swartboy et Von Bloom savaient que le kori était un manger délicieux, mais ils savaient aussi que cet oiseau craintif se laissait difficilement approcher; comment donc le Bosjesman pouvait-il l'atteindre avec ses flèches?

L'outarde était à plus de deux cents pas, et si elle avait aperçu ses ennemis, elle aurait doublé la distance en courant, car les oiseaux de cette famille, sans avoir recours à leurs ailes, comptent sur leurs longues jambes pour échapper aux dangers qui les menacent. Ils sont plus agiles que l'autruche même, et quand on les chasse avec des chiens, on ne les force qu'après une longue poursuite.

L'outarde n'avait pas encore vu les chasseurs. Ils l'avaient remarquée au moment où ils sortaient d'un taillis, et s'étaient arrêtés aussitôt.

De quelle manière Swartboy pouvait-il s'en approcher? le sol était aussi dégarni qu'une prairie nouvellement fauchée, et la clairière n'avait qu'une largeur médiocre. Swartboy était même surpris d'y voir un kori, car ces oiseaux ne fréquentent ordinairement que les vastes plaines, pour être à même d'apercevoir de loin leurs ennemis.

L'outarde conservait sa position au centre de la clairière, et ne montrait aucune velléité de se déranger. Tout autre qu'un Bosjesman aurait renoncé à la chasser, mais Swartboy ne désespéra pas. Après avoir recommandé à ses compagnons de se tenir tranquilles, il s'avança sur la lisière de la jungle, et prit position derrière un buisson touffu. Il se mit ensuite à imiter, avec une parfaite exactitude, le cri que pousse le kori quand il provoque un adversaire au combat.

De même que le tétras, l'outarde est polygame, et dans certaines saisons de l'année elle est d'une jalousie terrible et d'une humeur belliqueuse. Swartboy savait que les koris étaient dans la saison des combats, et en parodiant leurs cris de défi, il espérait attirer à portée de sa flèche celui qu'il avait sous les yeux.

Dès que le kori entendit l'appel, il se dressa de toute sa hauteur, étendit sa queue immense, et laissa pendre ses ailes, dont les plumes mères traînèrent sur le sol; puis il répondit à la provocation. Ce qui étonna Swartboy, ce fut d'entendre simultanément deux cris semblables.

Ce n'était pas une illusion; avant que le Bosjesman eût le temps de réitérer son stratagème, un second appel retentit d'un autre côté.

Swartboy ouvrit de grands yeux à l'aspect d'un second kori qui semblait être tombé des nues, mais qui, plus vraisemblablement, était sorti du couvert des buissons; en tous cas, avant que le chasseur l'eût remarqué, l'animal était près du centre de la clairière.

Les deux oiseaux se virent, et l'on put juger à leurs mouvements qu'une lutte entre eux était imminente.

Après avoir passé quelque temps à se pavaner, à faire la roue, à prendre les attitudes les plus menaçantes, à pousser les cris les plus insultants, les deux koris arrivèrent à un état d'exaltation suffisant pour commencer le combat. Ils s'abordèrent avec vaillance, en se servant de trois espèces d'armes; tantôt ils se frappaient respectivement de leurs ailes; tantôt ils se piquaient avec leurs becs, ou, quand ils en trouvaient l'occasion, se donnaient des coups de pieds que la longueur et la force musculaire de leurs jambes rendaient dangereux.

Swartboy savait que, lorsqu'ils seraient au fort de l'action, il pourrait approcher sans être remarqué, et il attendit patiemment le moment propice.

Au bout de quelques minutes, il reconnut qu'il n'aurait pas besoin de se déranger, puisque les oiseaux se dirigeaient de son côté.

Il tendit son arc, posa une flèche sur la corde, et observa les combattants.

En moins de cinq minutes, ils étaient à trente yards de son embuscade. Le sifflement de sa flèche aurait pu être entendu par une des outardes si elle avait écouté. L'autre n'aurait rien entendu, car avant que le son parvînt jusqu'à elle un trait empoisonné lui traversait les oreilles.

Elle tomba morte, et l'autre kori, s'imaginant d'abord qu'il avait remporté la victoire, se promena fièrement autour du cadavre; mais il parut changer d'avis en voyant le trait planté dans la tête de la victime; certes, ce n'était pas lui qui avait fait cela!

Peut-être, s'il avait eu le temps de la réflexion, aurait-il pris la fuite; mais avant qu'il eût éclairci ses idées, une autre flèche l'étendit sur le gazon!

Swartboy vint alors prendre possession de sa proie: les deux jeunes mâles qu'il avait tués promettaient d'être excellents à la broche. Il les suspendit à une branche élevée, pour les mettre à l'abri de la voracité des hyènes et des chacals; puis les chasseurs rentrèrent dans le lit du ruisseau.

 

CHAPITRE XXVIII
SUR LA PISTE DE L'ÉLÉPHANT

Après avoir fait une centaine de pas, ils traversèrent une des mares dont nous avons parlé. Elle était assez grande, et la vase de ses bords portait les empreintes de nombreux animaux.

En remarquant de loin ces empreintes, Swartboy prit les devants. Tout à coup ses yeux s'élargirent, ses lèvres frémirent, et il se tourna vers ses compagnons pour crier:

– Mein baas! mein baas (mon maître)! il est venu ici un klow, un éléphant de la grande espèce!

Il était impossible de confondre les traces de l'éléphant avec celles de tout autre animal. Elles avaient une longueur de vingt-quatre pouces et une largeur presque égale. Profondément imprimées dans la boue, elles formaient des trous assez grands pour y planter un poteau. Les chasseurs contemplèrent ces traces avec d'autant plus de plaisir qu'elles étaient fraîches, et que la vase remuée n'était pas encore recouverte d'une croûte. Elles devaient avoir été faites dans la nuit, et annonçaient la présence d'un vieil éléphant de très-haute taille.

Il s'agissait seulement de savoir si ses défenses n'avaient pas été brisées par accident; car dans ce cas elles ne repoussent jamais. Elles tombent lorsque l'éléphant est jeune et qu'elles ne sont pas plus grosses que des pattes de homard, mais celles qui les remplacent durent toute la vie, et si elle se rompent, elles ne reparaissent jamais. Quoique leur perte soit un grand malheur pour l'éléphant, il devrait, s'il était bien avisé, les briser contre le premier arbre venu; ce serait probablement un moyen de prolonger son existence, car les chasseurs ne daigneraient plus employer leurs munitions à le tuer.

Après avoir tenu conseil, Von Bloom et Hendrik, précédés de Swartboy, suivirent la piste, qui passait à travers la jungle.

Ordinairement l'éléphant laisse des marques de son passage en broutant les arbres qu'il rencontre. Dans la circonstance actuelle, il n'avait pas mangé; mais le Bosjesman, qui avait l'agilité d'un lévrier, n'en suivit pas moins la trace, laissant derrière lui ses compagnons essoufflés.

Ils traversèrent plusieurs clairières et en trouvèrent une au milieu de laquelle s'élevait une énorme fourmilière. L'éléphant devait s'y être arrêté, et même s'y être couché.

Von Bloom avait toujours entendu dire que les éléphants dormaient debout, mais Swartboy était mieux informé.

– Il est vrai, dit-il, qu'ils se tiennent quelquefois debout durant leur sommeil, mais surtout dans les contrées où ils ne sont pas tourmentés; que celui-ci se soit couché, c'est bon signe, nous voyons par là que jusqu'à présent les klows sont restés paisibles possesseurs du pays. Il est par conséquent facile de les approcher et de les tuer; et s'ils déguerpissent plus tard, ce sera seulement quand nous en aurons abattu un bon nombre.

Cette dernière considération était de la plus haute importance. Lorsque les éléphants ont appris à leurs dépens ce que signifie la détonation du fusil, il suffit souvent d'une seule chasse pour les décider à s'éloigner. Non-seulement les individus qu'on a poursuivis se dérobent aux coups des chasseurs, mais encore tous les autres partent comme s'ils eussent été avertis par leurs camarades, et bientôt il n'en reste plus un seul dans la contrée. Ces émigrations sont le plus grand obstacle que rencontre le chasseur d'éléphants, qu'elles obligent à des déplacements perpétuels.

Au contraire, lorsque les éléphants sont restés longtemps tranquilles, un coup de fusil ne les épouvante pas, et pour quitter la place, il faut qu'ils soient chassés avec persévérance.

Swartboy fut donc enchanté de voir que le vieil éléphant s'était couché, et tira de ce fait une foule de conclusions.

Il était certain que l'éléphant s'était couché. A la place ou son dos avait porté, le cône élevé par les fourmis s'était affaissé; les formes de son corps étaient dessinées dans la poussière, et l'une de ses défenses avait laissé dans l'herbe une profonde rainure. Le judicieux Bosjesman décida, après examen, que ces défenses devaient être d'une dimension considérable.

Swartboy donna à ses compagnons de curieux détails sur le plus grand des quadrupèdes.

– L'éléphant, dit-il, ne se couche jamais sans avoir pour point d'appui de ses épaules un rocher, un arbre ou une fourmilière; autrement, il serait exposé à rouler sur le dos; quand il est renversé, les pieds en l'air, il a beaucoup de peine à se relever, et se trouve presque aussi embarrassé qu'une tortue. Parfois il dort debout, appuyé contre le tronc d'un arbre dont il s'était d'abord approché pour chercher de l'ombre. Il affectionne certains arbres auxquels il revient régulièrement pour faire un somme pendant la grande chaleur du jour. C'est le moment où il repose; car, au lieu de dormir la nuit, il l'emploie à se repaître et à chercher un abreuvoir. Dans les pays où il n'est pas inquiété, il mange aussi le jour, et je crois pouvoir attribuer son activité nocturne à la crainte que lui inspire l'homme, son ennemi le plus acharné et le plus vigilant.

Pendant que Swartboy communiquait ces renseignements, on continuait à suivre les traces de l'éléphant, qui avaient changé de nature à partir de la fourmilière. Le sommeil lui avait rendu l'appétit, les buissons épineux avaient été saccagés par sa trompe flexible; des branches avaient été arrachées, dépouillées entièrement de leurs feuilles, et les parties ligneuses qu'il avait abandonnées étaient éparses ça et là sur le sol; il avait déraciné des arbres, dont quelques-uns étaient de grande dimension.

L'éléphant en agit ainsi lorsque le feuillage ne se trouve pas à portée de sa trompe; il n'hésite pas à abattre l'arbre trop élevé, afin de le dépouiller à loisir. Comme il est friand de diverses espèces de racines savoureuses, il lui arrive parfois, pour les atteindre, de creuser la terre avec ses défenses, surtout quand elle a été détrempée par les pluies. Après avoir soulevé le pied de l'arbre avec son puissant levier, il le saisit à l'aide de sa trompe et se nourrit des racines. Il recherche principalement les plus grosses espèces de mimosas; mais il est capricieux, et après avoir emporté un arbre pendant l'espace de plusieurs yards, il le rejette souvent sans y toucher. Le passage d'une troupe d'éléphants suffit pour ravager une forêt.

L'éléphant n'a besoin que de sa trompe pour arracher les arbustes, mais il lui faut faire usage de ses défenses quand l'arbre est d'une certaine grosseur. Il les glisse sous les racines, remue le sol, ordinairement sablonneux, et envoie en l'air par une brusque secousse les racines, le tronc et les branches.

Sur la route que parcouraient les chasseurs, ils trouvaient à chaque pas des preuves étonnantes de la force de l'éléphant, et ne pouvaient se défendre d'un sentiment de terreur. Si dans ses moments de repos, le gigantesque animal commettait tant de dévastations, de quoi n'était-il pas capable pour peu qu'on l'irritât?

Quoique plus expérimenté que le fermier et son fils, et même à cause de son expérience particulière, le Bosjesman n'était pas sans inquiétude. Il avait lieu de croire que l'animal qu'ils poursuivaient était ce que les chasseurs indiens appellent un rôdeur.

Dans les circonstances ordinaires, on peut passer au milieu d'un troupeau d'éléphants aussi impunément qu'au milieu d'un troupeau de bœufs; ils ne deviennent dangereux que lorsqu'ils sont attaqués ou blessés. Le rôdeur est une exception à la règle générale; il est habituellement vicieux et se rue sans la moindre provocation sur les hommes ou les animaux qu'il rencontre; il semble se complaire dans la destruction, et malheur à tout être vivant qui se trouve sur son passage et n'est pas assez agile pour lui échapper! Le rôdeur ne s'associe jamais aux autres animaux de son espèce, il erre solitaire dans les bois; on croirait que c'est un exilé, banni pour son mauvais caractère ou pour ses méfaits, et dont la proscription même a aigri les inclinations perverses.

Il est à craindre, dit Swartboy, que nous ayons affaire à un rôdeur. Les éléphants vont par bandes de vingt, trente et même cinquante; ils sont toujours au moins deux: cela m'est suspect. Les dégâts qu'il a commis, les larges empreintes qu'il a laissées, semblent indiquer qu'il appartient à la dangereuse famille des rôdeurs, dont nous avons déjà vu un échantillon. Celui que le rhinocéros à tué en était un; autrement il se serait retiré pour éviter le combat.

Ces explications augmentèrent les alarmes des chasseurs; cependant aucun d'eux ne songea à reculer.

Les empreintes étaient de plus en plus fraîches, les racines des arbres renversés portaient la marque des dents de l'éléphant, et elles étaient encore humides de son abondante salive. Les branches brisées des mimosas exhalaient encore leurs parfums, qui n'avaient pas eu le temps de se dissiper; tout annonçait que l'animal était proche.

Précédés par le Bosjesman, Von Bloom et son fils faisaient le tour d'un massif, lorsque leur guide s'arrêta brusquement. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, ses lèvres s'agitèrent, mais l'émotion lui coupa la parole; il ne fit entendre que des sifflements inarticulés. Il était inutile qu'il s'expliquât d'avantage; ses compagnons devinèrent qu'il avait vu l'éléphant, et se cachant en silence derrière des broussailles, ils regardèrent à leur tour l'imposant quadrupède.

CHAPITRE XXIX
LE RODEUR

L'éléphant se tenait au milieu d'un massif de mokhalas. Ces arbres, que les botanistes désignent sous le nom d'acacias de la girafe, ont des tiges élancées, surmontées d'un épais feuillage qui affecte la forme d'un parasol. La girafe, avec son long cou et ses lèvres préhensiles, atteint sans difficulté leurs feuilles pinnées, d'un vert tendre, qui sont son aliment favori.

L'éléphant, dont la trompe ne peut jamais s'élever à la même hauteur, serait souvent dans la situation du renard de la fable s'il n'avait un moyen de mettre à sa portée la nourriture qu'il désire. Il brise l'arbre, à moins que le tronc soit d'une dimension exceptionnelle.

Lorsque les yeux de nos chasseurs s'arrêtèrent sur l'éléphant, il venait de casser près de la racine un mokhala, dont il dévorait les feuilles avec avidité.

– Prenez garde! murmura précipitamment Swartboy lorsqu'il eut recouvré sa présence d'esprit, prenez garde, baas! n'approchez pas; c'est un vieux klow, je vous promets qu'il est méchant comme un diable.

Von Bloom et Hendrik regardèrent l'animal et ne lui trouvèrent rien qui le distinguât des autres de son espèce; mais le Bosjesman avait des yeux exercés, et il était incapable de se tromper. Il possédait cette science physiognomonique qui nous fait distinguer un homme vertueux d'un scélérat, sur des indices qu'on saisit sans pouvoir les définir.

Von Bloom et Hendrik trouvèrent en effet que l'éléphant avait mauvaise mine, et suivirent les conseils de Swartboy; ils restèrent immobiles dans les broussailles, en se demandant s'ils devaient attaquer un aussi formidable animal. La vue de ses longues défenses était trop séduisante pour que Von Bloom renonçât à faire au moins une tentative. Avant de le laisser fuir, il voulait lui envoyer quelques balles.

Il chercha dans sa tête un plan d'attaque, mais il n'avait pas le temps de le mûrir. L'éléphant se montrait inquiet; il pouvait s'éloigner d'un moment à l'autre, et se perdre au milieu des fourrés. Von Bloom prit le parti de s'avancer le plus près possible et de lâcher son coup de fusil. Il se disait qu'une seule balle au front tuait un éléphant, et pourvu qu'il choisit une bonne position, il se croyait assez bon tireur pour toucher droit au but.

Malheureusement la conviction de Von Bloom était basée sur une erreur accréditée par les théoriciens qui ont chassé l'éléphant dans leur cabinet. En consultant d'autres hommes d'étude, les anatomistes, ces messieurs pourraient s'assurer que l'éléphant peut recevoir impunément une balle dans la tête, grâce à la position de sa cervelle et à la conformation de son crâne.

Préoccupé d'une fausse idée, Von Bloom commit une grave erreur. Au lieu de chercher à prendre l'animal de flanc, ce qui aurait été facile, il fit un détour à travers les broussailles pour venir le frapper au milieu du front.

Hendrik et Swartboy restèrent à leur place.

A peine Von Bloom était-il installé, qu'il vit la monstrueuse bête s'avancer d'un pas majestueux. En une douzaine d'enjambées, elle allait atteindre le chasseur embusqué. Elle ne proférait aucun cri; mais on entendait le gargouillement de l'eau qui ondulait dans son vaste estomac.

 

Von Bloom avait pris position derrière le tronc d'un gros arbre.

L'éléphant ne l'avait pas vu, et aurait peut-être passé sans le remarquer, si le chasseur l'avait permis.

Von Bloom en eut un moment l'idée. Quoique ce fut un homme de cœur, la vue du géant des forêts le faisait frissonner malgré lui; mais à l'aspect des brillantes masses d'ivoire qui le menaçaient, il se rappela pourquoi il s'était exposé. Il songea à la nécessité de refaire sa fortune et d'assurer l'avenir de ses enfants.

Il posa résolûment son long roer sur un nœud de l'arbre et prit son point de mire. La détonation retentit; des nuages de fumée enveloppèrent le chasseur. Il entendit la voix stridente et cuivrée de l'éléphant, le bouillonnement de l'eau dans ses entrailles, le craquement des branches; et quand la fumée se dissipa, il reconnut avec douleur que l'animal était encore sur ses pieds et n'avait nullement souffert.

La balle avait atteint son but; mais au lieu de pénétrer dans le crâne, elle s'était aplatie sur l'os frontal, et n'avait eu d'autre effet que d'exciter au plus haut degré la fureur de l'éléphant. Quoiqu'il ignorât la cause du chatouillement importun qu'il avait ressenti, il frappait les arbres avec ses défenses, arrachait les branches et les lançait en l'air. S'il avait aperçu Von Bloom, il l'aurait infailliblement mis en pièces; mais le chasseur eut la présence d'esprit de rester immobile derrière le gros arbre.

Swartboy ne montra pas tant de prudence. Il était sorti avec Hendrik du massif de mokhalas, avait traversé la clairière et se dirigeait du côté de Von Bloom. Quand il vit que l'éléphant n'était pas blessé, il perdit courage, quitta Hendrik et se sauva dans le taillis en poussant des cris de détresse.

Ces cris attirèrent l'attention de l'éléphant, qui, prenant la direction d'où ils partaient, rentra dans la clairière que traversait le fugitif. Au moment où l'animal passait devant Hendrik, celui-ci lui envoya une balle qui l'atteignit à l'épaule et le rendit plus furieux que jamais.

Sans s'arrêter, l'éléphant se rua sur les pas de Swartboy, auquel, dans son ignorance, il attribuait peut-être la blessure qu'il avait reçue.

Le Bosjesman était à peine sorti des massifs de mokhalas, et n'avait pas plus de dix pas d'avance. Il se proposait de regagner le bois et de monter sur un arbre; mais, hélas! il était trop tard! il entendait les pas lourds, le mugissement de son ennemi courroucé, dont il croyait sentir l'ardente haleine. Il était encore loin du bois, et n'avait aucune chance d'arriver jusqu'à l'arbre sur lequel il voulait grimper. Ne sachant quel parti prendre, il s'arrêta et fit volte-face. C'était par désespoir et non par bravade qu'il affrontait son adversaire. Il savait qu'il serait certainement dépassé à la course, et comptait éviter la terrible attaque par quelque manœuvre adroite.

Le Bosjesman était au milieu de la clairière, et l'éléphant marchait droit à lui.

Swartboy n'avait point d'armes; il avait jeté pour courir plus vite, son arc, son carquois et sa hache, qui lui auraient été d'ailleurs inutiles. Il ne portait son kaross, ou manteau de peau de mouton, qu'il avait gardé avec intention.

L'éléphant approcha, la trompe étendue. Swartboy lui lança son kaross de manière à le faire retomber sur le long et flexible cylindre; puis il sauta lestement de côté, et prit la fuite dans une direction opposée à celle que suivait l'éléphant.

Malheureusement la trompe balaya le sol avec le kaross, qu'elle avait saisi, et qui rencontrant les jambes de Swartboy, le renversa à plat ventre sur le gazon.

L'agile Swartboy se releva aussitôt et voulut courir; mais l'éléphant n'avait pas été dupe du stratagème du kaross, et après avoir jeté ce vêtement inutile, il se précipita brusquement sur Swartboy. Les demi-cercles d'ivoire passèrent par derrière entre les jambes du Bosjesman, et le lancèrent à plusieurs pieds en l'air.

Du bord de la clairière, Von Bloom et Hendrik furent témoins de sa périlleuse ascension; mais, à leur grand étonnement, ils ne le virent pas redescendre.

Etait-il tombé sur les défenses de l'éléphant? Y était-il retenu par la trompe? Non: le Bosjesman n'était ni sur la tête ni sur le dos de l'animal qui, non moins étonné que les chasseurs de la disparition de sa victime, la cherchait de tous côtés.

Où Swartboy était-il allé?

En ce moment l'éléphant rugit avec fureur, entoura de sa trompe un mokhala et le secoua violemment.

Von Bloom et Hendrik levèrent les yeux vers la cime, s'attendant à y trouver Swartboy. En effet, il était juché sur les branches, au milieu desquelles il avait été lancé. Il comprenait que sa position était précaire, et la terreur se peignait sur sa physionomie; mais il n'eut pas le temps d'exprimer ses alarmes. L'arbre craqua, se brisa et tomba en entraînant le pauvre Bosjesman.

Par hasard, le mokhala tomba du côté de l'éléphant, dont Swartboy dans sa chute effleura la croupe. Les branches avaient amorti le choc; il n'était pas blessé, mais il se voyait complètement à la merci de son adversaire.

Il était perdu!

Une idée s'offrit à lui. Avec l'instinct du désespoir, il sauta sur une des jambes de derrière de l'éléphant et l'étreignit avec énergie; il mit en même temps ses pieds nus sur les rebords des sabots du pachyderme, et ce point d'appui lui permit de s'installer solidement.

Dans l'impossibilité de le faire déguerpir ou de l'atteindre avec sa trompe, surpris et épouvanté de ce nouveau genre d'attaque, l'éléphant poussa un cri terrible et s'enfuit à travers les jungles, la queue et la trompe en l'air.

Swartboy resta à son poste jusqu'à ce qu'il fût au milieu des taillis, et saisissant une occasion favorable, il se glissa doucement à terre. Dès qu'il eut touché le sol il se releva et courut de toute sa force dans une direction opposée.

Il n'avait pas besoin de s'essouffler. Non moins effrayé que lui, le prosboscidien poursuivit sa marche en faisant un large abattis d'arbres et de branches; il ne s'arrêta qu'après avoir mis plusieurs milles entre lui et le théâtre de cette fâcheuse aventure.

Von Bloom et Hendrik avaient rechargé leurs fusils et avançaient au secours de Swartboy; mais il le rencontrèrent qui venait au devant d'eux, heureux et fier de sa miraculeuse délivrance.

Les chasseurs échauffés proposèrent de suivre la piste.

– A quoi bon? dit Swartboy, qui avait assez du vieux rôdeur. Sans chevaux et sans chiens nous n'avons pas la moindre chance de le rejoindre. Le mieux est d'y renoncer sans barguigner.

Von Bloom le comprit et regretta plus vivement la perte de ses chevaux. Il est facile à un homme à cheval d'atteindre l'éléphant, et à des chiens de le réduire aux abois, mais il ne lui est pas moins facile d'échapper à un chasseur à pied, et une fois qu'il a pris la fuite, ce serait peine perdue que de le poursuivre.

L'heure était trop avancée pour chercher d'autres éléphants. Les chasseurs désappointés abandonnèrent la chasse et s'acheminèrent tristement vers le camp.