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Les enfants des bois

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CHAPITRE XLIII
LES TISSERINS

Quand les bêtes féroces eurent été exterminées ou chassées du camp, il fut permis aux enfants de se promener, sous la surveillance de Totty, tandis que les quatre chasseurs allaient à la poursuite de l'éléphant.

Jan et Gertrude avaient pour instructions de ne point s'écarter du nwana, et d'y monter dès qu'ils apercevraient un animal dangereux. Avant la destruction des hyènes et des lions, ils avaient l'habitude de rester perchés sur l'arbre pendant l'absence des chasseurs. C'était un pénible emprisonnement; aussi leur joie fut grande lorsque, sans crainte de danger, ils purent prendre leurs ébats dans la prairie et le long du lac.

Un jour que les chasseurs étaient en campagne, Gertrude s'était aventurée seule au bord de l'eau. Elle n'avait pour compagne que son antilope springbok, qui la suivait partout dans ses excursions. Cette jolie bête avait acquis de nouvelles grâces en se développant; ses grands yeux ronds avaient une expression douce et tendre, qui rivalisait avec celle des yeux de sa petite maîtresse.

Jan, assis au pied du nwana, s'occupait de mettre un barreau à une cage. Totty faisait paître la vieille Graaf.

Après avoir fait boire sa gazelle favorite et cueilli un bouquet de lis bleus, Gertrude poursuivit tranquillement sa promenade.

Dans la partie du rivage la plus éloignée du nwana se trouvait une presqu'île en miniature, qu'on aurait pu d'un coup de bêche convertir en îlot. Elle n'avait pas une perche carrée de superficie, et l'isthme qui la réunissait à la terre n'avait pas trois pieds de large. Cette presqu'île n'avait été d'abord qu'une grève; mais elle avait fini par se couvrir de verdure, et sur sa pointe avait poussé un saule pleureur dont les branches, garnies de longues feuilles argentées, touchaient à la surface de l'eau. Cette espèce d'arbre s'appelle aussi saule de Babylone, parce que c'était à ses rameaux que les Juifs en captivité suspendaient leurs harpes. Il ombrage les rivières de l'Afrique australe aussi bien que ceux de l'Assyrie. Souvent, au milieu de l'aride désert, le voyageur altéré l'aperçoit au loin; il hâte le pas, sûr de trouver de l'eau, et s'il est chrétien, il ne manque pas de se souvenir du poétique passage de l'Ecriture où il est question du saule de Babylone.

Celui qui croissait au bout de la petite péninsule offrait une particularité remarquable. A chaque branche pendaient des objets de la forme la plus fantastique: à la partie supérieure ils s'arrondissaient en boule, puis ils s'allongeaient en un cylindre de moindre diamètre, au bas duquel était une ouverture. On aurait pu les comparer à ces matras de verre qu'on trouve dans le laboratoire des chimistes.

Ces objets, dont chacun avait douze ou quinze pouces de long, étaient d'une couleur verdâtre, qui rivalisait avec celle des feuilles du saule pleureur.

En étaient-ce les fruits?

Non, le saule pleureur ne porte pas de fruits de cette taille.

C'étaient des nids d'oiseaux.

Oui, c'étaient les nids d'une colonie de passereaux du genre ploceus, mieux connus sous la dénomination de tisserins.

Les tisserins doivent le nom qu'ils portent à l'art dont ils font preuve dans la construction de leurs nids. Ils ne les bâtissent pas, mais ils les tissent de la manière la plus ingénieuse avec des joncs, de la paille, des feuilles, de la laine ou des brins d'herbe.

N'allez pas supposer qu'il n'y ait qu'une seule classe de tisserins. Il en existe en Afrique un grand nombre d'espèces, dont il serait superflu de vous donner la nomenclature. Chacune d'elles donne à son nid une forme particulière, en employant des matériaux différents. Quelques-unes, telles que le tisserin à tête de loriot (ploceus icterocephalus), tressent des tiges de plantes herbacées, dont ils laissent le gros bout en dehors, ce qui donne au nid l'aspect d'un hérisson suspendu. Les oiseaux d'une autre espèce analogue bâtissent de semblables demeures avec de minces baguettes. Le tisserin républicain (loxia socia) se réunit en associations, qui construisent et habitent en commun des nids à plusieurs compartiments. L'entrée de ces nids est ménagée dans la surface inférieure. Placés à la cime d'un arbre, ils ressemblent à une meule de foin ou à un faisceau de chaumes.

Les tisserins sont ordinairement granivores; mais quelques-uns sont insectivores, et une espèce, le tisserin à bec rouge (textor erythrorhynchus) est un parasite des bisons. C'est une erreur d'admettre, sur la foi de certains ouvrages d'ornithologie, qu'ils n'habitent que l'Afrique et l'ancien monde. Il y a en Amérique diverses espèces de caciques et de loriots qui tissent des nids sur les arbres de l'Orénoque ou des Amazones. Cependant le véritable type du genre ploceus est le tisserin d'Afrique, et c'était une variété de ce genre, le tisserin suspendu (ploceus pensilis), dont les habitations se balançaient aux branches du saule pleureur.

Il y avait en tout trente nids qui semblaient faire partie de l'arbre. L'herbe au Bosjesman, avec laquelle ils étaient tissés, n'avait pas encore perdu sa verdure, et on aurait pu les prendre pour de grands fruits en forme de poires. De là vient sans doute que d'anciens voyageurs ont prétendu que certains arbres d'Afrique portaient des fruits qui renfermaient des oiseaux vivants ou leurs œufs.

La vue des tisserins et de leurs nids n'était pas nouvelle pour Gertrude. Elle avait lié connaissance avec la colonie emplumée qui s'était établie depuis quelque temps sur le saule pleureur. Souvent elle ramassait des graines pour les porter aux oiseaux, qui, devenus familiers, se perchaient sur ses blanches épaules ou folâtraient dans les boucles de sa blonde chevelure.

Elle s'amusait à écouter leur gazouillement, à suivre leurs amoureux ébats sur les bords du lac, à les voir jouer entre les branches ou se glisser dans les longs tunnels verticaux qui conduisaient à leurs nids.

En cheminant gaiement le long du lac, elle pensait à son antilope, aux lis bleus, et ne s'occupait nullement des oiseaux, lorsqu'ils attirèrent son attention par des mouvements inusités. Tout à coup, sans cause apparente, ils se mirent à voltiger autour de l'arbre avec les symptômes de la plus vive inquiétude.

CHAPITRE XLIV
LE SERPENT CRACHEUR

– Qui peut troubler ainsi mes jolis oiseaux? se demanda Gertrude. Je n'aperçois pas de faucon. Est-ce qu'ils se battent? Je me charge de rétablir la paix.

Elle hâta le pas et s'avança sur la péninsule. Le saule pleureur était le seul arbre qui ornât cette langue de terre. Gertrude s'en approcha, et chercha dans les branches ce qui pouvait causer l'alarme des tisserins. Dès qu'elle parut, plusieurs d'entre eux volèrent sur ses bras et sur ses épaules, mais non comme ils avaient coutume de le faire quand ils venaient lui demander à manger. Ils semblaient vouloir se placer sous sa protection.

Ils devaient être effrayés par un ennemi; et pourtant il n'y avait aux alentours aucun oiseau de proie. Pourquoi donc leur épouvante semblait-elle augmenter à chaque instant?

Enfin Gertrude aperçut un énorme serpent qui entourait de ses replis une branche horizontale, et dont les écailles étincelaient au soleil. Il venait de visiter les nids, et, après avoir tourné en spirale autour de la branche, il descendait la tête en bas le long du tronc de l'arbre.

Gertrude eut à peine le temps de se retirer avant que la tête et le cou du reptile se trouvassent en face du lieu qu'elle quittait. Si elle y était restée, elle eût été inévitablement mordue, car ce serpent ouvrit ses mâchoires et darda sa langue fourchue avec un horrible sifflement. Il était évidemment furieux, tant parce qu'il n'avait pu s'introduire dans leurs nids parce qu'il avait été frappé à coups de bec par les oiseaux. Il balançait la tête d'un air menaçant, et ses yeux lançaient des éclairs.

Instinctivement Gertrude se plaça sur un des bords de la presqu'île, aussi loin du reptile que l'eau pouvait le lui permettre. Elle supposa qu'il prendrait la direction de l'isthme, et craignait de se trouver sur son passage. Ce pouvait être un serpent inoffensif; néanmoins sa longueur et ses allures n'avaient rien de rassurant. Gertrude ne pouvait le contempler sans trembler de tous ses membres, et elle eût tremblé bien davantage si elle l'avait mieux connu. C'était le naja noir ou serpent cracheur, le cobra africain, plus dangereux que la couleuvre capelle des Indes, parce qu'il a plus de vivacité dans ses mouvements.

Le serpent, malgré son irritation, ne se détourna point pour attaquer la petite fille. Il descendit de l'arbre et s'avança rapidement vers l'isthme, comme pour se retirer dans les buissons qui croissaient à quelque distance sur le continent.

Gertrude commençait à se rassurer en voyant le naja s'allonger sur l'herbe: mais soudain, arrivé à l'isthme, il s'arrêta et se roula comme un cable. Au-dessus des replis de son corps se dressaient sa tête hideuse et son cou, dont les écailles distendues avaient cette forme de capuchon qui caractérise le cobra. Etonnée d'abord du changement de tactique, Gertrude en découvrit bientôt la cause: c'était l'approche de son antilope qui avait interrompu la retraite du serpent. Au premier cri d'alarme que sa maîtresse avait poussé, la jolie bête avait quitté son pâturage, et elle arrivait en bondissant. Sa queue blanche était droite, et ses grands yeux bruns avaient une expression de curiosité.

Gertrude trembla pour sa favorite. Encore un bond, et ses pieds allaient toucher le serpent; mais l'antilope l'avait aperçu; et par un élan prodigieux elle avait sauté par-dessus.

Une fois échappée au danger, la bonne bête accourut vers sa maîtresse et sembla l'interroger du regard.

Mais les cris de Gertrude avaient attiré un autre défenseur. Le petit Jan descendait à pas précipités la pente qui menait au lac, et se préparait à passer l'isthme, où le naja était roulé.

 

CHAPITRE XLV
LE SECRÉTAIRE

Gertrude frémit d'effroi: le danger de son frère était imminent. Ignorant ce qui se passait, il s'avançait en toute hâte et allait s'aventurer dans l'étroit sentier que barrait le venimeux reptile. Il lui était impossible de sauter de côté comme l'antilope, car Gertrude avait remarqué que la tête du cobra s'était dressée à plusieurs pieds de hauteur.

Jan était perdu, et sa sœur, à laquelle la terreur était la parole, ne pouvait que pousser des sons inarticulés en agitant les bras avec égarement.

Ses démonstrations, loin d'arrêter le petit Jan, lui inspiraient une nouvelle ardeur. Il rattachait les cris de Gertrude à son premier cri d'alarme, et en concluait que le danger n'avait pas cessé pour elle. C'était sans doute, pensait-il, un serpent qui l'avait attaquée; mais comme il ne pouvait la défendre de loin, il redoublait de vitesse. Il fixait sur elle des yeux inquiets, de sorte qu'il n'avait aucune chance de voir le serpent avant d'avoir marché dessus.

– Mon frère, mon frère, le serpent, le serpent! s'écria Gertrude avec effort.

Jan ne comprit pas le sens de ces mots. Il avait prévu qu'un serpent attaquait sa sœur; et quoiqu'il ne le vît pas, il supposait que le reptile devait être près d'elle.

Il courut avec plus de vitesse que jamais. Encore quelques pas, et le naja, qui allongeait le cou pour le recevoir, allait le percer de ses crochets venimeux!

Gertrude s'avança avec un cri de désespoir. Elle s'exposait pour sauver son frère; elle espérait attirer le cobra de son côté.

Jan et Gertrude étaient tous deux à la même distance du reptile: tous deux peut-être auraient été ses victimes; mais leur sauveur était proche. Une ombre épaisse passa devant leurs yeux; de larges ailes battirent l'air autour d'eux, et un gros oiseau qui semblait vouloir s'abattre sur l'isthme, se releva verticalement par un brusque effort.

Gertrude jeta les yeux sur le sol, et n'y voyant plus le naja, elle sauta au cou de son frère en criant: – Nous sommes sauvés, nous sommes sauvés!

Jan avait les idées un peu confuses. Il n'avait vu de serpent ni à terre ni au bec de l'oiseau, qui l'avait adroitement saisi pour l'emporter.

– Comment, nous sommes sauvés? dit-il.

– Oui, nous n'avons plus rien à craindre.

– Mais le serpent, où est le serpent?

Et en adressant cette question, Jan examinait Gertrude de la tête aux pieds, comme s'il se fût attendu à voir un reptile enlacé autour de quelque partie de son corps.

– Le serpent! est-ce que vous ne l'avez pas vu? Il était ici à nos pieds; mais, regardez, le voilà là-bas! le secrétaire est en train de donné une leçon au coquin qui a voulu prendre mes jolis tisserins. Courage, mon bon oiseau! bats-le bien.

– Je comprends, dit Jan, c'est mon secrétaire qui nous a sauvés. Comptez-sur lui, Gertrude, il fera sentir ses griffes au cobra. Voyez comme il le traite! Encore un coup comme celui-là, et il ne restera pas beaucoup de vie au serpent.

En poussant de semblables exclamations, les deux enfants suivirent avec intérêt la bataille du reptile et de l'oiseau.

Cet oiseau est unique dans son genre. Il ressembla à une grue, et comme les échassiers, il est monté sur de longues jambes, mais qui sont entièrement couvertes de plumes. Par la tête et le bec il se rapproche de l'aigle ou du vautour. Ses ailes, d'une envergure considérable, sont armées d'éperons: sa queue est d'une longueur démesurée, et les deux pennes sont plus longues que les autres plumes. Il a le cou et tout le manteau d'un gris bleuâtre, la gorge et la poitrine blanches, et des teintes roussâtres sur les ailes. Il est surtout remarquable par sa huppe, composée de plumes noires, qui se dressent sur son occiput et descendent derrière de cou presque jusqu'aux épaules. Cet ornement particulier a été comparé à la plume que les anciens bureaucrates tenaient derrière l'oreille, avant l'invention des plumes d'acier.

C'est ce qui a fait donner à cet oiseau le nom de secrétaire. On l'appelle aussi mangeur de serpent, gypogéronas ou vautour-grue, faucon-serpentaire (falco serpentarius), enfin messager, à cause de la roideur solennelle avec laquelle il marche dans la plaine.

De toutes ces qualifications, celle de mangeur de serpents est la plus convenable. A la vérité, le guago de l'Amérique du Sud et plusieurs faucons et milans tuent et mangent des serpents; mais le secrétaire est le seul qui leur fasse une guerre continuelle et s'en repaisse presque exclusivement. Il se nourrit aussi de lézards, de tortues et même de sauterelles; mais les serpents sont la base de son alimentation, et pour s'en procurer, il risque sa vie dans plus d'une terrible rencontre.

On trouve le serpentaire dans le sud de l'Afrique, dans la Gambie et aux îles Philippines. Celui qui habite cette dernière contrée semble constituer une variété. Les plumes de sa huppe sont disposées autrement que dans l'espèce africaine; les plus longues plumes de sa queue ne sont pas celles du milieu, mais celles qui la bordent, ce qui lui donne l'aspect d'une queue d'hirondelle. On remarque aussi quelque légère différence entre le serpentaire de l'Afrique australe et celui de la Gambie.

Quoiqu'il en soit, le serpentaire forme une tribu distincte. Les naturalistes ont cherché à le classer parmi les faucons, les aigles, les vautours, les gallinacés, ou les échassiers; mais n'y pouvant réussir, ils en ont fait un genre à part.

Dans le sud de l'Afrique il hante les grandes plaines, les karoos arides, qu'il parcourt pour chercher sa proie. Il vit solitaire ou par couple et fait son nid dans les arbres épineux, ce qui en rend l'abord difficile. Ce nid, qui a environ trois pieds de diamètre, est ordinairement doublé de plumes et de duvet sur lesquels l'oiseau dépose deux ou trois œufs à chaque couvée.

Les serpentaires sont d'excellents coureurs et se servent plus fréquemment de leurs pieds que de leurs ailes; ils sont défiants et pleins de prudence; toutefois il n'est pas rare d'en voir dans les fermes du Cap, où on les élève, parce qu'ils détruisent les serpents et les lézards. On les a introduits et naturalisés dans les Antilles françaises pour y faire la guerre au dangereux serpent jaune (trigonocephalus lanceolatus), fléau des plantations de ces îles.

L'oiseau qui avait sauvé la vie de Jan et de Gertrude était un serpentaire apprivoisé. Les chasseurs l'avaient trouvé blessé, peut-être par un gros serpent, et l'avaient apporté comme un animal curieux. Il se rétablit en peu de temps, mais il n'oublia pas les soins dont il avait été l'objet. Après avoir recouvré l'usage de ses ailes, il ne songea pas à quitter ses protecteurs, et quoiqu'il fît de fréquentes excursions dans les plaines voisines, il revenait percher sur le grand nwana. Jan l'avait pris en amitié et l'avait traité avec une bienveillance dont il venait d'être récompensé.

L'oiseau avait pris le reptile par le cou, ce qu'il n'aurait pas fait aussi facilement, si l'attention du naja n'avait été détournée par les enfants. Après l'avoir saisi, il s'envola à une hauteur de plusieurs yards, ouvrit la bec et laissa tomber le serpent pour l'étourdir. Afin de rendre la chute plus dangereuse, il l'aurait volontiers enlevé plus haut, mais le naja l'en empêcha en essayant de l'enlacer dans ses plis.

Au moment où le reptile touchait la terre, et avant qu'il eût eu le temps de se mettre en garde, le serpentaire fondit sur lui et le frappa près du coup avec la patte. Cependant le naja ne fut que légèrement blessé, se roula et se tint sur la défensive. Ses yeux étincelaient de rage; sa gueule s'était élargie et laissait voir ses terribles crochets. C'était un adversaire formidable et dont il fallait s'approcher avec les plus grandes précautions.

Le serpentaire hésita un moment; puis, se faisant un bouclier avec une de ses ailes, il s'avança obliquement. Lorsqu'il fut assez près, il tourna sur ses jambes comme sur un pivot, et donna un coup de son autre aile sur la tête du cobra. Celui-ci cessa d'allonger le cou, et profitant de son état de faiblesse, l'oiseau l'enleva une seconde fois. Comme il n'avait plus à craindre d'être enlacé par son antagoniste, il monta plus haut dans l'air et le laissa tomber de nouveau.

En arrivant à terre, le naja y resta étendu dans toute sa longueur. Toutefois il n'était pas mort, et il se serait mis en cercle pour se défendre, si le serpentaire ne l'avait frappé à plusieurs reprises avec ses larges pieds cornés. Il saisit enfin le moment où la tête du reptile posait à plat sur le sol, et lui donna un coup de bec si violent, que le crâne se fendit en deux. C'en était fait du redoutable animal, dont le corps inerte et mou resta étendu sur l'herbe.

Jan et Gertrude battirent des mains et poussèrent de bruyantes exclamations de joie. Sans daigner y prendre garde, le triomphateur s'approcha de l'ennemi qu'il avait tué, et se mit tranquillement à dîner.

CHAPITRE XLVI
TOTTY ET LES CHACMAS

Von Bloom et sa famille étaient depuis plusieurs mois sans pain, mais divers fruits ou racines leur en tenaient lieu. Ils avaient d'abord les amandes de l'arachide souterraine (arachis hypogea) qui croît dans toute l'Afrique méridionale et constitue la base de la nourriture des indigènes. Ils avaient aussi les bulbes de plusieurs espèces d'ixias et de mysembryanthèmes, entre autres la figue hottentote (mesembryanthemum edule); le pain de Cafre, moëlle d'une espèce de zamie; la châtaigne de Cafre, fruit du brabeium stellatum; les énormes racines du pied d'éléphant (testudinaria elephantipes); des oignons et de l'ail sauvages, enfin l'aponegeton distachys, belle plante aquatique dont les tiges peuvent se manger en guise d'asperges.

Ces substances végétales se trouvaient dans les environs. Swartboy qui, dans ses premières années, avait souvent été forcé de vivre pendant des mois entiers de racines, excellait à les découvrir et à les déterrer. La famille Von Bloom n'en manquait jamais; mais elles ne remplaçaient pour elle l'aliment qui passe principalement pour le soutien de la vie, quoiqu'il n'ait guère de droits à cette qualification en Afrique, où tant d'hommes se nourrissent exclusivement de la chair des animaux.

Heureusement les privations de nos aventuriers étaient sur le point de cesser; ils allaient avoir du pain. En déménageant le vieux kraal, ils en avaient emporté un sac de maïs, reste de la provision de l'année précédente. Il ne contenait pas un boisseau de grain; mais c'était assez pour ensemencer un champ qui pouvait produire plusieurs boisseaux s'il était cultivé convenablement.

Peu de jours après l'installation de la famille dans le nwana, on avait choisi, non loin de cet arbre, un terrain fertile, qu'on avait retourné à la bêche, faute de charrue, et l'on avait piqué les grains en les espaçant convenablement.

On avait sarclé et houé avec soin l'enclos. Un monticule de terre meuble avait été élevé autour de chaque plante pour en nourrir les racines et les protéger contre l'ardeur du soleil. On arrosait même de temps en temps la plantation.

Ces attentions, développant la richesse d'un sol vierge, avaient produit de magnifiques résultats. Les tiges n'avaient pas moins de douze pieds de haut, et les épis un pied de long. Ils étaient presque mûrs, et le porte-drapeau comptait commencer la moisson dans huit ou dix jours. Toute la famille se promettait de se régaler de pain de maïs, de bouillie de maïs au lait, et de divers autres mêts que préparerait Totty.

Un incident imprévu faillit les priver non-seulement de leur récolte, mais encore de leur estimable ménagère.

Totty était sur la plate-forme, dans le grand nwana, et s'occupait de soins domestiques, lorsque son attention fut attirée par des bruits singuliers, qui partaient d'en bas. Elle écarta les branches et eut devant les yeux un étrange spectacle. Une bande de deux cents animaux descendait des hauteurs. Ils avaient la taille et l'extérieur de grands chiens mal conformés; leur corps était couvert de poils d'un brun verdâtre; ils avaient la face et les oreilles noires et nues. Ils redressaient leurs longues queues, ou les agitaient en sens divers, de la façon la plus bizarre.

Totty ne fut nullement alarmée, car elle reconnut des babouins. Ils appartenaient à l'espèce du babouin à tête de porc ou chacma (cynocephalus porcarius), qu'on trouve dans presque toute l'Afrique méridionale, où il habite les cavernes et les crevasses des montagnes.

De toute la tribu des singes babouins, les cynocéphales sont les plus repoussants; on éprouve un dégoût involontaire à l'aspect du hideux mandrille, de l'hamadryas, ou même du chacma.

 

Les babouins sont particuliers à l'Afrique et se divisent en six espèces bien distinctes; le babouin commun de l'Afrique septentrionale, le papion des côtes du sud et de l'ouest; l'hamadryas ou tartarin d'Abyssinie; le mandrille et le drille de Guinée; enfin le chacma du cap de Bonne-Espérance.

Les habitudes de ces animaux sont aussi répugnantes que leurs mœurs. Ils sont toutefois susceptibles d'éducation, mais ce sont de dangereux animaux domestiques, qui, à la moindre provocation, mordent la main qui les nourrit. Ils sont disposés à faire usage de leurs longues dents canines, de leurs robustes mâchoires et de leurs muscles puissants. Ils ne redoutent aucun chien et luttent même avec avantage contre l'hyène et le léopard. Cependant, n'étant point carnivores, ils mettent leur ennemi en pièces sans le manger. Ils se nourrissent de fruit, et de racines bulbeuses, qu'ils savent déterrer avec leurs ongles aigus. Quoiqu'ils n'attaquent point l'homme, ce sont de redoutables adversaires lorsqu'ils sont chassés et réduits aux abois.

Les colons de l'Afrique australe racontent maintes histoires curieuses sur les chacmas. On prétend qu'ils dévalisent parfois le voyageur, lui enlèvent ses provisions, et les dévorent en se moquant de lui. On dit encore qu'ils portent quelquefois un bâton pour se soutenir dans leur marche, se défendre ou creuser la terre. Quand un jeune chacma est parvenu à trouver une racine succulente, elle lui est souvent ravie par un autre plus vieux et plus fort; mais si le jeune chacma l'a déjà avalée, son aîné lui met la tête en bas et le force à rendre gorge. Ces récits, qui circulent dans le pays des boors, ne sont pas tous dénués de fondements, car il est certain que les babouins ont une rare sagacité.

Du haut de son observatoire, Totty aurait pu s'en convaincre, si elle avait été disposée à faire des réflexions philosophiques sur l'instinct plus ou moins développé des bêtes. Mais ce n'était pas dans son caractère. Elle trouvait seulement plaisir à considérer les manœuvres des babouins, et elle appela Jan et Gertrude pour leur faire partager son divertissement.

Le reste de la famille était à la chasse.

Jan et Gertrude s'empressèrent de monter à l'échelle, et tous les trois suivirent avec curiosité les mouvements des singuliers quadrumanes.

La troupe marchait en bon ordre et d'après un plan qui semblait avoir été préalablement ordonné. Sur les ailes couraient des éclaireurs; à la tête de la colonne s'avançaient gravement des chefs respectables par leur âge, et d'une taille plus élevée que celle de leurs compagnons. Il y avait des appels et des signaux convenus, prononcés avec des modifications de ton et d'accent qui auraient pu faire croire à une conversation régulière. Les femelles et les plus jeunes occupaient le centre pour être mieux à l'abri du danger. Les mères portaient leurs enfants sur le dos ou sur les épaules. Par intervalles, une d'elles s'arrêtait pour allaiter son nourrisson, pour lui lisser en même temps les poils; puis elle galopait afin de rejoindre ses compagnes. On voyait des mères battre leurs petits indociles. Quelquefois deux jeunes femelles se querellaient par jalousie ou par d'autres motifs, et leurs discussions amenaient de terribles criailleries, jusqu'à ce que la voix menaçante d'un des chefs leur imposât silence.

Les babouins traversèrent la plaine en criant, en jappant et en aboyant, comme des singes seuls peuvent le faire.

Où allaient-ils? on le sut bientôt. Jan, Gertrude et Totty les virent avec douleur prendre la route du champ de maïs.

Au bout de quelques minutes, le gros de la troupe était caché entre les grandes tiges des plantes, qu'ils dépouillaient de leurs grains précieux. Au dehors, des sentinelles échangeaient sans cesse des signaux avec les maraudeurs. Depuis le champ jusqu'aux collines étaient échelonnés des babouins, placés à égale distance les uns des autres. La troupe, en traversant la plaine, les avait laissés en arrière avec intention.

En effet, lorsque le principal corps d'armée eut disparu dans le champ, les longs épis enveloppés de leurs cosses, commencèrent à pleuvoir du côté de cette ligne, comme s'ils eussent été lancés par des mains humaines.

Le babouin le plus rapproché du champ ramassait les épis, les passait à son voisin, qui les transmettait au troisième, et ainsi de suite. Grâce à l'organisation de cette chaîne, chaque tête de maïs, peu de temps après avoir été enlevée à sa tige, était déposée dans la caverne qui servait de magasin général aux babouins.

Si l'opération avait continué, Von Bloom n'aurait eu qu'une triste récolte. Les babouins jugeaient que le blé était suffisamment mûr, et ils n'auraient pas tardé à engranger tous les épis.

Totty comprit l'étendue de la perte à laquelle son maître était exposé, et sans calculer le danger, elle descendit à la hâte, n'ayant pour arme qu'un manche à balai.

Quand elle arriva au champ de maïs, les sentinelles grimacèrent, jappèrent, et montrèrent leurs longues dents canines; mais, pour prix de leur vigilance, ils ne reçurent que des coups vigoureusement appliqués. Leurs cris plaintifs attirèrent leurs camarades; et en quelques instants, la pauvre Hottentote se trouva au milieu d'un cercle de chacmas irrités. Pour les empêcher de sauter sur elle, il lui fallait faire un moulinet continuel avec son balai. Cependant, cette arme légère, quoique maniée habilement, n'aurait pas longtemps protégé l'héroïne, qui eût été mise en pièces, sans le retour subit des chasseurs. Ils accoururent au galop, et une volée de mousqueterie dispersa les hideux chacmas, qui regagnèrent en hurlant leur caverne.

Après cette aventure, le porte-drapeau veilla sur son maïs jusqu'à la moisson. Elle se fit une semaine plus tard, et fut déposée en lieu de sûreté, hors de la portée des oiseaux, des reptiles, des quadrupèdes et des quadrumanes.