Le Destin Des Dragons

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CHAPITRE SIX

Gareth faisait les cent pas dans sa chambre, l’esprit en ébullition, encore sous le choc de son échec. Il n'avait pas réussi à lever l’épée et essayait d’envisager quelles pourraient en être les conséquences. Il se sentait engourdi. Il n’en revenait pas d’avoir été aussi bête, d’avoir essayé de lever l’épée, l’Épée de la Dynastie, qu’aucun MacGil n’avait été capable de lever depuis sept générations. Pourquoi en était-il venu à penser qu’il serait meilleur que ses ancêtres ? Pourquoi avait-il pensé être différent ?

Il aurait dû le savoir. Il aurait dû être plus prudent et n’aurait jamais dû se surestimer. Il aurait simplement dû se satisfaire du trône de son père. Pourquoi avait-il voulu en avoir plus ?

A présent, tous ses sujets savaient qu’il n’était pas l’Élu. Son règne serait désormais entaché par cela; maintenant, ils auraient peut-être même encore plus de raisons de le suspecter de la mort de son père. Il se rendait bien compte que les gens le regardaient déjà d’une façon différente, comme s’il n’était qu’un spectre, comme s’ils se préparaient déjà à la venue du prochain roi.

Pire que ça, pour la première fois de sa vie, Gareth n’était pas sûr de lui. Toute sa vie, il avait toujours vu son destin de façon claire. Il était persuadé que son rôle était de prendre la place de son père, de régner et de lever l’épée. Sa confiance venait d’être ébranlée jusqu’à la moelle. A présent, il n’était plus sûr de rien.

Et le pire de tout ça, c’était qu’il ne pouvait oublier la vision du visage de son père qu'il avait eue juste avant d'essayer de lever l’épée. S’agissait-il de sa vengeance ?

“Bravo !” dit lentement une voix sarcastique.

Gareth se retourna, surpris de ne pas être seul dans sa chambre. Il reconnut instantanément la voix, une voix qui était devenue trop familière au fil des ans et qu’il avait fini par mépriser. Il s’agissait de la voix de sa femme.

Héléna.

La voilà qui se tenait dans un coin de la pièce, qui l’observait tout en fumant sa pipe d’opium. Elle inspira profondément, retint son souffle et laissa lentement s’échapper la fumée. Ses yeux étaient injectés de sang et il se rendit compte qu’elle fumait depuis trop longtemps.

“Que fais-tu là ?” demanda-t-il.

“C’est ma chambre nuptiale, après tout !” répondit-elle. “Je peux faire tout ce que je veux, ici. Je suis à la fois ta femme et ta reine. Ne l’oublie pas. Je règne sur ce royaume autant que toi. Et après ta débâcle d’aujourd’hui, je pense qu'il faut utiliser le terme régner de façon très large.”

Le visage de Gareth s’empourpra. Héléna avait le don de l’attaquer de la façon la plus basse possible et aux moments les plus inopportuns. Il la méprisait plus que n’importe quelle autre femme qu’il ait jamais rencontrée. Il avait peine à concevoir qu’il avait un jour accepté de l’épouser.

“Vraiment ?” cracha Gareth en se retournant et en marchant droit vers elle, furieux. “Tu sembles oublier que je suis ton Roi, espèce de gueuse, et que je pourrais te faire jeter en prison tout comme n’importe qui d’autre dans mon royaume. Que tu sois ma femme n'y change rien.”

Elle lui rit au nez, en reniflant de façon cynique.

“Et alors ?” lâcha-t-elle. “Tes nouveaux sujets se posent-ils des questions sur ta sexualité ? Non, j’en doute très fortement. Pas dans le monde machiavélique de Gareth. Pas dans l’esprit de l’homme qui se soucie plus que quiconque de la façon dont les gens le perçoivent.”

Gareth s’arrêta devant elle, comprenant qu’elle voyait en lui d’une façon qu’il n’aimait pas. Il prit conscience de la menace qu'elle représentait et comprit que se battre avec elle n’arrangerait rien. Il resta donc ainsi, sans rien dire, les poings serrés.

“Que veux-tu ?” demanda-t-il lentement en essayant de se contrôler pour ne rien faire d’irréfléchi. “Tu ne viens jamais me voir que quand tu as besoin de quelque chose.”

Elle eut un rire moqueur et sec.

“Je prendrai ce dont j’ai envie. Je ne suis pas venue te demander quoi que ce soit, mais plutôt pour te dire quelque chose : ton royaume entier vient d’être témoin de ton échec à lever l’épée. Où cela nous mène-t-il ?”

“Qu’entends-tu par nous ?” questionna-t-il en se demandant où elle voulait en venir.

“Ton peuple sait désormais ce que j’ai toujours su : que tu es un raté. Que tu n’es pas l’Élu. Félicitations. Au moins, c’est officiel, maintenant.”

Il la fusilla du regard.

“Mon père n’a pas non plus réussi à lever l’épée. Cela ne l’a pas empêché de régner efficacement en tant que Roi.”

“Cependant, son règne en a été affecté”, cracha-t-elle. “Tout du long.”

“Si tu n’es pas contente de mes incapacités”, fulmina Gareth, “pourquoi ne pars-tu pas de cet endroit ? Laisse-moi ! Arrête de te moquer de notre mariage. Je suis le Roi, désormais. Je n’ai plus besoin de toi.”

“Je suis contente que tu abordes ce point”, dit-elle, “car il s’agit précisément de la raison de ma venue. Je veux officiellement mettre fin à notre mariage. Je veux divorcer. J’aime un autre homme. Un vrai homme. Un de tes chevaliers, pour tout dire. C’est un guerrier, lui. Nous nous aimons d'un amour vrai. A l’inverse de tout ce que j’ai pu connaître jusqu’à présent. Divorçons pour que je puisse arrêter de me cacher. Je veux que notre amour soit rendu public et je veux l’épouser.”

Gareth la regarda, choqué, vidé, comme si l’on venait de lui enfoncer un poignard dans la poitrine. Pourquoi fallait-il que Héléna fasse ces révélations ? Pourquoi maintenant plutôt qu’à un autre moment ? C’en était trop pour lui. Il avait l'impression que le monde lui donnait des coups de pied pendant qu'il était à terre.

Malgré lui, Gareth fut surpris de réaliser qu’il éprouvait des sentiments profonds envers Héléna car entendre ces mots, l’entendre demander le divorce lui porta un coup. Il en fut bouleversé. A contrecœur, il comprit qu’il ne voulait pas divorcer. Si encore cela venait de lui, mais cela venait d’elle ! Il ne voulait pas qu’elle obtienne ce qu'elle voulait aussi facilement.

Et par-dessus tout, il se demandait quelles conséquences un divorce pourrait avoir sur son règne. Un Roi divorcé, cela soulèverait trop de questions. Et malgré lui, il se sentait jaloux de ce chevalier. Qu'elle lui agite son manque de masculinité sous le nez le rendait amer. Il voulait se venger. D'elle et de lui.

“Tu ne l’obtiendras pas”, cracha-t-il. “Tu es liée à moi. Tu seras ma femme pour toujours. Tu ne seras jamais libre. Et si jamais je croise ce chevalier avec qui tu me trompes, je le ferai torturer et exécuter.”

Héléna lui adressa un grognement.

“Je ne suis pas ta femme ! Tu n’es pas mon mari. Tu n’es même pas un homme. Notre union est un péché. Et cela l’a toujours été depuis le jour où il en a été décidé ainsi. Il ne s’agissait que d’un arrangement pour le pouvoir. Cette chose me dégoûte, m'a toujours dégoûtée et a ruiné ma seule chance d’être un jour mariée pour de vrai.”

Elle inspira. Elle était de plus en plus furieuse.

“Tu m’accorderas le divorce ou je révélerai au royaume entier le genre d’homme que tu es. A toi de voir.”

Sur ce, Héléna lui tourna le dos, traversa la pièce et sortit par la porte ouverte sans prendre la peine de la refermer derrière elle.

Gareth de retrouva seul dans la chambre. Il écouta l’écho de ses pas et sentit un frisson qu’il ne pouvait maîtriser envahir son corps. Y avait-il dans sa vie une seule chose de stable à laquelle il puisse se raccrocher ?

Gareth se tenait debout, en train de regarder la porte ouverte en tremblant, et il fut surpris de voir une autre personne pénétrer dans la chambre. A peine avait-il eu le temps de prendre la mesure de sa conversation avec Héléna, d’analyser toutes ses menaces, qu’un visage on ne peut plus familier se présentait dans l’encadrement de la porte. Firth. Le bruit régulier de ses pas cessa lorsqu’il entra dans la pièce, un air coupable sur le visage.

“Gareth ?” demanda-t-il d’une voix incertaine.

Firth le regardait les yeux écarquillés et Gareth put voir à quel point il se sentait mal à l’aise. Il avait bien raison de se sentir mal à l’aise, pensa Gareth. Après tout, c’était Firth qui l’avait encouragé à brandir l’épée, qui l’avait convaincu, qui l’avait amené à penser qu’il était plus que ce qu’il était vraiment. Sans les suggestions de Firth, qui sait ? Peut-être que Gareth n’aurait jamais tenté de lever l’épée.

Gareth se tourna vers lui, bouillonnant. Il venait de trouver en la personne de Firth un exutoire à toute sa colère. Après tout, c’était bien Firth qui avait tué son père. Pour commencer, c’était Firth, ce stupide garçon d’écurie, qui l’avait entraîné dans ce pétrin. Désormais, il n’était qu’un successeur raté de plus dans la lignée des MacGil.

“Je te hais”, bouillonna Gareth. “Où en sont tes promesses, à présent ? Es-tu encore persuadé que je vais réussir à lever l’épée ?”

Firth déglutit. Il avait l’air particulièrement nerveux. Il était sans voix. A l’évidence, il n’avait rien à dire.

“Je suis désolé, Monseigneur !” dit-il. “J’avais tort.”

“Tu t’es trompé sur beaucoup de choses !” cracha Gareth.

En effet, plus Gareth y pensait, plus il venait à réaliser à quel point Firth avait pu se tromper. En fait, sans Firth, son père serait toujours en vie aujourd’hui et Gareth ne se serait pas retrouvé dans un tel pétrin. Le poids de la royauté ne lui pèserait pas sur la tête, toutes les choses ne partiraient pas ainsi de travers. Gareth souhaitait retrouver les jours plus simples de l'époque où il n’était pas encore Roi, lorsque son père était encore en vie. Il eut brusquement envie de les faire tous revenir, de retrouver les choses telles qu’elles étaient, mais il ne pouvait pas, et c'était la faute de Firth.

“Que fais-tu ici ?” l’interrogea Gareth.

 

Firth s’éclaircit la gorge, visiblement très nerveux.

“J’ai entendu … des rumeurs … des serviteurs murmurer. Il est remonté jusqu’à moi que vos frères et sœurs se posent des questions. Ils ont été vus dans les quartiers des serviteurs. Ils s’intéressaient de près au vide-ordures et recherchaient l’arme du meurtre. Le poignard que j’ai utilisé pour tuer votre père.”

A ces mots Gareth se glaça. Il était figé par la peur et sous le choc. Est-ce que ce jour pouvait encore empirer ?

Il se racla la gorge.

“Et qu’ont-ils trouvé ?” demanda-t-il la gorge sèche, les mots peinant à sortir.

Firth secoua la tête.

“Je ne sais pas, Monseigneur. Tout ce que je sais, c’est qu’ils suspectent quelque chose.”

Gareth sentit sa haine envers Firth s’accroître, une haine dont il ne se pensait pas capable. Si Firth n’avait pas été aussi bête, s’il s’était proprement débarrassé de l’arme, Gareth ne se serait pas retrouvé dans cette position. Firth le mettait dans une position vulnérable.

“Je ne le dirai qu’une fois”, dit Gareth en se rapprochant de Firth, se plantant devant lui avec le regard le plus mauvais dont il était capable. “Je ne veux plus jamais revoir ta tête. Tu m’entends ? Disparais et ne reviens jamais. Je vais t’envoyer loin d’ici. Et si jamais tu remets un jour les pieds entre les murs de ce château, sois sûr que je te ferai arrêter.

“A PRÉSENT, VA-T’EN !” s’époumona Gareth.

Fondant en larmes, Firth tourna les talons et partit en courant, le bruit de ses pas résonnant longtemps après qu’il eut disparu dans le couloir.

Les pensées de Gareth revinrent vers l’épée et son échec. Il ne pouvait se débarrasser de l'impression qu'il avait déclenché une terrible catastrophe à son encontre. Il avait la sensation de s’être jeté depuis le haut d’une falaise et qu’à partir de cette journée le reste de sa vie ne serait qu’une longue descente.

Il resta ainsi, ancré au sol en pierre dans l’implacable silence de la chambre de son père, à trembler et se demander ce qu’il avait bien pu déclencher. Il ne s’était jamais senti aussi seul, il n’avait jamais autant douté de lui-même.

Était-ce donc cela être roi ?

*

Gareth se hâta dans l’escalier en colimaçon en pierre, enchaînant les étages, se dépêchant de rejoindre le parapet le plus élevé du château. Il avait besoin d’air. Il avait besoin de temps et d’espace pour réfléchir. Il avait besoin d’un point de vue sur son royaume, d'une chance d’apercevoir sa cour, son peuple et de se rappeler que tout cela lui appartenait. Malgré les événements cauchemardesques de la journée, il était encore roi.

Gareth avait congédié tous ses domestiques et gravissait seul les escaliers en respirant fort. Il s’arrêta à un étage, se courba et chercha à reprendre son souffle. Des larmes roulaient sur ses joues. A chaque étage, il avait l’impression de voir le visage de son père le fusiller du regard.

“Je te déteste !” cria-t-il dans le vide.

Il aurait juré entendre un rire moqueur en retour. Le rire de son père.

Gareth avait besoin de s’échapper de cet endroit. Il tourna les talons et continua sa course jusqu’à ce qu'il finisse par atteindre le sommet. Il jaillit par la porte et la brise fraîche estivale lui frappa le visage.

Il inspira profondément tout en reprenant son souffle au soleil, savourant les chaudes brises. Il ôta sa cape, celle de son père, et la jeta au sol. Il faisait trop chaud et il ne voulait plus avoir à la porter.

Il se précipita au bord du parapet et s’agrippa au mur de pierre en respirant bruyamment tout en observant sa cour en contrebas. Il voyait la foule immense sortir du château. Tous quittaient la cérémonie. Sa cérémonie. Il pouvait presque lire leur déception, même d’ici. Ils étaient tous si petits. Il ne cessait de s’émerveiller de tous les savoir sous son contrôle.

Cependant, pour combien de temps encore ?

“Les règnes sont de drôles de choses”, déclara une voix âgée.

Gareth se retourna et, à sa grande surprise, découvrit qu’Argon se tenait à quelques pas de lui, vêtu d’une cape blanche à capuche et appuyé sur son bâton. Il le regardait un sourire au coin des lèvres, mais ses yeux n’étaient point rieurs. Ils brillaient, le transperçaient et cela agaçait Gareth. Ses yeux en voyaient trop.

Il y avait tant de choses que Gareth aurait souhaité dire et demander à Argon. Cependant, à présent qu’il avait échoué avec l’épée, il n’arrivait plus à se souvenir d’une seule de ses questions.

“Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?” implora Gareth d’une voix désespérée. “Tu aurais pu me dire que je n’étais pas destiné à la soulever. Tu aurais pu m’épargner toute cette honte.”

“Et pourquoi l'aurais-je fait ?” demanda Argon.

Gareth le fusilla du regard.

“Tu n’es pas un bon conseiller pour le Roi”, dit-il. “Tu aurais fidèlement conseillé mon père. Cependant, pas moi.”

“Peut-être méritait-il d’être justement conseillé”, répliqua Argon.

La colère de Gareth s’intensifia. Il détestait cet homme et il lui en voulait.

“Je ne veux plus de toi dans mon entourage”, dit Gareth. “Je ne sais pas pourquoi mon père t’a pris à son service mais je ne veux plus de toi à la Cour du Roi.”

Argon se mit à rire. Un son creux et effrayant sortit de sa gorge.

“Ton père ne m’a pas pris à son service, mon pauvre garçon !” déclara-t-il. “Pas plus que son père avant lui. Je suis censé être ici. Il en est ainsi. Ce serait même plutôt moi qui les aurais pris à mon service.”

Argon s’avança brusquement et le regarda comme s’il arrivait à lire l’âme de Gareth.

“Peux-tu en dire autant ?” demanda Argon. “Toi, es-tu censé être ici ?”

Ses mots touchèrent une corde sensible chez Gareth et le firent frissonner. C’était exactement le sujet sur lequel Gareth en était venu à se poser des questions. Gareth se demanda si c'était une menace.

“Celui qui règne par le sang gouvernera par le sang”, tonna Argon. Sur ces mots, il se retourna vivement et s’éloigna.

“Attends !” s’écria Gareth qui ne voulait soudain plus qu’il s’en aille tant il avait de questions. “Que veux-tu dire ?”

Gareth ne pouvait s’empêcher de penser qu’Argon essayait de lui faire passer un message, comme quoi son règne serait bref. Il avait désespérément besoin de savoir ce qu’il sous-entendait.

Gareth s’élança après lui mais, alors qu’il le rattrapait, Argon se volatilisa sous ses yeux.

Gareth se retourna, regarda autour de lui mais ne vit rien. Il entendit seulement un rire caverneux flotter dans l’air.

“Argon !” hurla Gareth.

Il se retourna de nouveau puis leva le regard vers les cieux, se laissa tomber à genoux et pencha la tête en arrière. Il se mit à hurler :

“ARGON !”

CHAPITRE SEPT

Erec marchait aux côtés du Duc, de Brandt et d’une douzaine de membres de l’entourage du Duc dans les rues tortueuses de Savaria. La foule s’épaississait à mesure qu’ils approchaient de la maison de la jeune domestique. Erec avait insisté pour la rencontrer dans les plus brefs délais et le Duc avait voulu les y mener personnellement. Et où le Duc allait, les gens suivaient. Erec regarda la foule sans cesse grandissante qui les entourait et se sentit gêné en comprenant qu’il se présenterait à la demeure de la jeune fille avec des dizaines de personnes sur les talons.

Depuis qu’il l’avait vue pour la première fois, Erec n’avait guère pu penser à autre chose. Qui était cette fille, se demandait-il, qui semblait si noble mais travaillait comme domestique à la cour du Duc ? Pourquoi l'avait-elle évité aussi promptement ? Après toutes ces années de fréquentation de femmes de sang royal, pourquoi était-ce la seule femme qui ait réussi à lui ravir son cœur ?

Ayant baigné dans la royauté toute sa vie, étant lui-même fils de roi, Erec savait détecter la royauté en un clin d’œil et, à l’instant où il l’avait aperçue, il avait su qu’elle était d’un rang bien plus élevé que le simple poste qu’elle occupait. Il était dévoré par la curiosité de savoir qui elle était, d’où elle venait et ce qu’elle faisait ici. Il voulait une autre occasion de pouvoir poser les yeux sur elle, de voir si tout cela n’était que le fruit de son imagination ou s’il ressentirait de nouveau la même chose.

“Mes domestiques m’ont dit qu’elle vivait à la périphérie de la ville”, expliqua le Duc tout en marchant. Alors qu’ils avançaient, les gens ouvraient leurs volets le long des rues et quelle n’était pas leur surprise de découvrir le Duc et son entourage dans les rues du peuple.

“Apparemment, il semblerait qu’elle soit la domestique d’un aubergiste. Personne ne connaît ses origines ni d’où elle vient. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’elle est arrivée dans notre ville un jour et qu’elle a signé un contrat avec cet aubergiste. Son passé semble être un mystère.”

Ils tournèrent dans une nouvelle rue. Les pavés devinrent plus inégaux sous leurs pas et les petits logements de plus en plus délabrés au fur et à mesure qu’ils progressaient. Le Duc s’éclaircit la gorge.

“Je fais parfois appel à elle en tant que domestique à ma cour lors d’événements spéciaux. Elle est discrète et posée. On en sait peu à son sujet. Erec”, dit finalement le Duc en se tournant vers lui et en lui posant une main sur le poignet, “es-tu sûr de ce que tu fais ? Qui qu’elle soit, cette femme n’est qu’une simple citoyenne. Tu pourrais avoir n’importe quelle femme du royaume.”

Erec lui retourna le même regard.

“Il faut que je la revoie. Peu m'importe qui elle est.”

Le Duc secoua la tête d'un air désapprobateur et ils poursuivirent leur marche, tournant dans les rues, traversant des allées étroites et tortueuses. Au fur et à mesure de leur progression, ce quartier de Savaria devenait de plus en plus miteux. Les rues s’emplissaient d’hommes ivres et étaient envahies par les ordures, les poules et les chiens errants. Ils passèrent devant une série de tavernes et les cris des clients retentirent dans les rues. Quelques ivrognes titubèrent devant eux. On alluma peu à peu des torches dans les rues tandis que la nuit tombait.

“Faites place au Duc !” s’écria le domestique en tête du cortège tout en écartant les ivrognes. Des types peu ragoûtants s’écartaient de part et d’autre des rues, stupéfaits de voir passer le Duc aux côtés d’Erec.

Ils arrivèrent enfin devant une humble petite auberge en stuc avec un toit en ardoise à deux versants. La taverne du rez-de-chaussée semblait pouvoir contenir une cinquantaine de clients et quelques chambres pour les clients se trouvaient à l’étage. La porte d’entrée était tordue, une fenêtre était cassée et la lampe de l’entrée, qui pendait de travers, ne donnait qu'une lumière vacillante en raison du peu de cire qu'elle contenait. Les cris des ivrognes jaillissaient par les fenêtres lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la porte.

Comment une fille aussi raffinée peut-elle travailler dans un endroit pareil ? se demanda Erec, horrifié, en entendant les cris et les railleries qui provenaient de l’intérieur. Il eut le cœur brisé à la pensée du manque de respect dont elle devait souffrir dans un tel endroit. Ce n’est pas juste, pensa-t-il. Il n’en fut que plus déterminé à la sauver de cet environnement.

“Pourquoi te rends-tu au pire endroit qu’il soit pour chercher ta fiancée ?” demanda le Duc en se tournant vers Erec.

Brandt se tourna également vers lui.

“Dernière chance, mon ami”, dit Brandt. “Il y a un château plein de femmes de sang royal là-bas, et elles n’attendent que toi.”

Cependant, Erec secoua la tête, déterminé.

“Ouvrez la porte”, ordonna-t-il.

L’un des hommes du Duc se précipita et l’ouvrit d’un coup. Une odeur de bière périmée leur déferla dessus et les fit reculer.

A l’intérieur, des hommes ivres étaient vautrés sur le bar ou assis à des tables en bois, criant trop fort, riant, raillant et se bousculant les uns les autres. D’un coup d’œil, en voyant leur gros ventre, leurs joues non rasées et leurs vêtements sales, Erec se rendit compte qu’il s’agissait d’hommes plutôt rustres. Aucun guerrier ne se trouvait parmi eux.

Erec fit quelques pas à l’intérieur à la recherche de la fille. Il ne pouvait concevoir qu’une femme comme elle puisse travailler dans ce genre d’endroit. Il se demanda s’ils s’étaient présentés au mauvais endroit.

“Excusez-moi, monsieur, je suis à la recherche d’une femme”, demanda Erec à un homme grand, large, mal rasé et au gros ventre qui se tenait debout devant lui.

“Vraiment ?” s’écria l’homme moqueur. “Et bien, tu es au mauvais endroit ! Ce n’est pas un bordel, ici. Cela dit, il y en a un de l’autre côté de la rue et j’ai entendu dire que les femmes y étaient raffinées et rondelettes !”

 

L’homme se mit à rire trop fort au nez d’Erec et quelques-uns de ses compagnons se joignirent à lui.

“Je ne cherche pas de bordel”, répondit Erec sans rire, “mais une femme particulière qui travaille ici.”

“Tu parles sûrement de la domestique de l’aubergiste”, répondit une autre voix appartenant à un autre ivrogne gros et large. “Elle est probablement quelque part derrière en train de récurer le sol. C’est dommage, je préférerais qu’elle soit sur mes genoux en ce moment !”

Les hommes éclatèrent de rire, satisfaits de leurs propres blagues et Erec en devint rouge rien que d'y penser. Il eut honte pour elle. Qu’elle en soit réduite à servir ce genre d’hommes était un affront qu'il ne pouvait envisager.

“Et tu t'appelles ?” demanda une autre voix.

Un homme s’avança. Encore plus imposant que les autres, il avait une barbe et des yeux noirs, un air renfrogné, une large mâchoire et était entouré d’une bande de minables. Il était fait de muscles plus que de graisse et il s’approcha d’Erec d’une façon menaçante et très territoriale.

“Essaies-tu de me voler ma domestique ?” demanda-t-il. “Dehors !”

Il s’avança et tenta d’agripper Erec.

Cependant, ce dernier, un des meilleurs chevaliers du royaume endurci par des années d’entraînement, avait des réflexes dépassant de loin tout ce que cet homme pouvait imaginer. Au moment où sa main toucha Erec, ce dernier passa à l’action. Il lui attrapa le poignet, lui fit un crochet et, retournant l’homme à la vitesse de la lumière, le saisit par le dos de sa chemise et l’envoya promener au travers de la pièce.

L’homme imposant vola comme un boulet de canon et s’écrasa au sol en entraînant quelques-uns des hommes comme un jeu de quilles.

La salle entière se fit silencieuse. Tous les hommes s’arrêtèrent et regardèrent ce qui était en train de se dérouler.

“BATS-TOI ! BATS-TOI !” scandèrent les hommes.

Sonné, l’aubergiste se remit péniblement debout et chargea Erec en hurlant.

Cette fois-ci, Erec n’attendit pas pour réagir. Il s’avança à la rencontre de son assaillant, leva un bras et abattit son coude directement sur le visage de l’homme en lui cassant ainsi le nez.

L’aubergiste tituba puis s’effondra sur le sol.

Erec revint vers lui et, malgré sa taille imposante, le souleva haut au-dessus de sa tête. Il fit quelques pas et jeta une fois de plus l’homme en l'air, ce qui eut pour résultat d’envoyer à terre la moitié de la salle avec lui.

Tous les hommes présents dans la salle se figèrent et leurs cris d’encouragement cessèrent. Le silence s’installa alors qu’ils commençaient à comprendre qu’une personne spéciale se trouvait parmi eux. C’est alors que le serveur se jeta soudainement sur Erec armé d’une bouteille en verre qu’il brandissait haut au-dessus de sa tête.

Erec le vit se jeter sur lui. Il portait déjà la main à son épée mais, avant même qu’il ait eu le temps de la dégainer, son ami Brandt s’était interposé, avait sorti sa dague de sa ceinture et en pointait l’extrémité sous la gorge de l’assaillant.

Ce dernier courut droit dessus et s’arrêta juste à temps, la pointe acérée sur le point de transpercer sa peau. Il resta figé, les yeux écarquillés de terreur, suant à grosses gouttes, pétrifié sur place avec sa bouteille encore en l’air. Le silence fut tel dans la salle qu’on aurait pu entendre une épingle tomber dans l’impasse.

“Lâche ça”, ordonna Brandt.

L’homme s’exécuta et la bouteille se brisa sur le sol.

Erec dégaina son épée avec un fort bruit métallique, s’avança jusqu’à l’aubergiste qui gisait en gémissant sur le sol et il la pointa vers sa gorge.

“Je ne le dirai qu’une seule et unique fois”, décréta Erec. “Fais disparaître toute cette racaille. Sur le champ. Je demande à m’entretenir avec la dame. Seul.”

“Le Duc !” s’écria quelqu’un.

La salle entière se retourna et reconnut enfin le Duc qui se tenait à l’entrée entouré de ses hommes. Tous s’empressèrent d’ôter leurs couvre-chefs et de baisser la tête.

“Si la salle n’est pas entièrement vide d’ici la fin de ma phrase”, déclara le Duc, “vous serez immédiatement jetés en prison.”

Ce fut l’hystérie. Tous les hommes s’empressèrent de quitter les lieux, se bousculant devant le Duc et cherchant à s’engouffrer par la porte, laissant derrière eux leurs bouteilles de bières entamées.

“Et c’est valable pour toi aussi”, lança Brandt au serveur tout en abaissant sa dague et en l’attrapant par les cheveux pour le pousser vers la sortie.

La pièce qui était pleine d’agitation quelques instants auparavant se retrouva soudainement vide et silencieuse avec pour seule présence celle d’Erec, Brandt, le Duc, la dizaine de ses hommes les plus fidèles et l’aubergiste. Ils refermèrent la porte derrière eux dans un claquement retentissant.

Erec se tourna vers l’aubergiste qui, assis sur le sol, était en train d’essuyer le sang qui lui coulait du nez, encore sous le choc. Erec l’attrapa par la chemise, le souleva à l’aide des deux mains et l’assit sur l’un des bancs vides.

“Tu m'as ruiné la soirée”, se plaignit l’aubergiste. “Il faudra payer pour ça.”

Le Duc s’avança en soutien.

“Je pourrais te faire arrêter pour avoir osé porter la main sur cet homme”, le réprimanda le Duc. “Sais-tu de qui il s’agit ? C’est Erec, le meilleur chevalier du roi, le champion de l'Argent. S’il le désire, il est autorisé à te tuer sur le champ.”

L’aubergiste leva les yeux vers Erec et, pour la première fois, la terreur se lut sur son visage. Il en tremblait presque sur son siège.

“Je ne pouvais pas le savoir. Vous ne vous êtes pas présenté.”

“Où est-elle ?” demanda Erec avec impatience.

“Elle est à l’arrière en train de récurer la cuisine. Qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous a-t-elle dérobé quelque chose ? Ce n’est qu’une domestique en servage.”

Erec s’empara de son épée et l’agita sous la gorge de l’homme.

“Appelle-la encore une fois ‘domestique’”, le prévint Erec, “et sois certain que je te trancherai la gorge. Compris ?” lui demanda-t-il d’un ton ferme en appuyant la lame sur la peau de l’homme.

Ce dernier se mit à pleurer tout en acquiesçant lentement.

“Amène-la ici et en vitesse”, lui ordonna Erec en le remettant brutalement sur ses pieds et en le poussant, le propulsant à travers la pièce vers la porte arrière.

Une fois que l’aubergiste fut sorti, ils entendirent un remue-ménage de casseroles, des cris étouffés et quelques instants plus tard la porte s’ouvrit sur un petit groupe de femmes vêtues de blouses et de haillons, portant des bonnets et couvertes de graisse de cuisine. Le groupe était constitué de trois femmes âgées de la soixantaine et Erec se demanda l’espace d’un instant si l’aubergiste savait de qui il parlait.

Puis elle apparut et le cœur d’Erec cessa de battre dans sa poitrine.

Il avait peine à respirer. C’était elle.

Elle portait un tablier couvert de taches de graisse et, n'osant pas lever les yeux, gardait la tête baissée. Ses cheveux étaient attachés, couverts par du tissu, ses joues recouvertes de crasse et malgré tout Erec était complètement épris d’elle. Sa peau était tellement jeune, tellement parfaite. Ses joues étaient hautes et bien dessinées, tout comme sa mâchoire, son petit nez était couvert de taches de rousseur et ses lèvres étaient pleines. Elle arborait un front large et royal et ses cheveux blonds s’échappaient de dessous son bonnet.

L’espace d’un court instant, elle releva la tête vers lui et ses grands et magnifiques yeux vert amande, qui tendaient vers un bleu cristallin à la lumière, se clouèrent sur place. Il fut surpris de réaliser qu’elle le fascinait encore plus à présent que la première fois où il l’avait rencontrée.

Derrière elle réapparut l’aubergiste à l’air mauvais, qui continuait d’essuyer le sang qui lui coulait du nez. Entourée des autres femmes plus âgées, la fille s’avança timidement vers Erec et fit une révérence. Devant elle, Erec se redressa tout comme le firent certains membres de l’entourage du Duc.

“Monseigneur”, dit-elle d’une voix légère et douce qui remplit le cœur à Erec. “Veuillez s’il vous plaît me dire ce que j’ai fait pour vous offenser. Je n’en ai aucune idée et je m’excuse d’avance de ce que j’ai pu faire et qui justifie la présence de la cour du Duc.”