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Ernest. – Et quelles sont-elles? Dites-les moi?

Gilbert. – La principale est le tempérament, un tempérament d'une sensibilité exquise en ce qui touche à la beauté et aux diverses impressions que la beauté nous donne. Dans quelles conditions et par quels moyens ce tempérament naît-il dans la race ou l'individu, nous ne le discuterons pas maintenant. Il suffit de noter qu'il existe, et qu'en nous est un sens de la beauté, séparé des autres sens et au-dessus d'eux, séparé de la raison et d'une portée plus noble, séparé de l'âme et d'une égale valeur – un sens qui porte les uns à créer et les autres, les plus délicats je pense, à la simple contemplation. Mais ce sens exige, pour s'épurer et se perfectionner, une forme d'exquise ambiance. Sans elle, il languit ou s'émousse. Vous vous rappelez ce passage adorable où Platon nous expose ce que doit être l'éducation d'un jeune grec, et avec quelle insistance il appuie sur l'importance de l'entourage, nous apprenant comment le jeune garçon doit être élevé au milieu de beaux spectacles et d'harmonieuses sonorités, afin que la beauté des choses matérielles prépare son âme à recevoir la beauté spirituelle. Insensiblement et sans qu'il en connaisse la raison, il verra se développer en lui ce véritable amour de la beauté, véritable but de l'éducation, ainsi que Platon ne se lasse jamais de nous le rappeler. Lentement et par degrés, naîtra en lui un tempérament qui le portera d'une façon naturelle et simple à choisir le bien de préférence au mal et, en rejetant ce qui est vulgaire et discordant, à suivre par un goût instinctif et délicat tout ce qui possède la grâce, le charme et la beauté. Enfin, au moment opportun, ce goût doit devenir critique et conscient, mais il doit tout d'abord exister purement comme un instinct cultivé et «celui qui a reçu cette véritable culture de l'homme intérieur percevra par une vision claire et sûre les omissions et les fautes dans la nature ou dans l'art et avec un goût infaillible, tandis qu'il loue et trouve son plaisir dans ce qui est bon et le reçoit en son âme, et ainsi devient bon et noble, il blâmera justement et haïra le mal dès le temps de sa jeunesse, même avant d'être capable de raisonner à ce sujet» et ainsi, quand plus tard l'esprit critique et conscient se développe en lui, il «le reconnaît et le salue comme un ami avec lequel son éducation l'a depuis longtemps familiarisé». Il est à peine besoin, Ernest, de dire combien en Angleterre nous sommes loin de cet idéal, et je m'imagine le sourire illuminant la face luisante du Philistin, si l'on s'aventurait à lui insinuer que le vrai but de l'éducation est l'amour de la beauté et que les méthodes éducatrices devraient être le développement du tempérament, la culture du goût et la création de l'esprit critique.

Cependant, il nous reste encore quelque beauté dans ce qui nous entoure, et la stupidité des pions et des professeurs importe très peu quand on peut flâner dans les cloîtres de Magdalen, écouter quelque voix au son de flûte, chantant en la chapelle de Waynfleete, quand on peut s'étendre sur le pré vert, parmi les étranges fritillaires aux pétales tachetés comme une peau de serpent, voir le soleil ardent de midi affiner l'or des girouettes de la tour, errer dans le couloir de Christ Church, sous les sombres arceaux voûtés, ou passer sous le porche sculpté du monument de Laud, au collège de Saint-Jean. Et ce n'est pas seulement à Oxford ou à Cambridge que le sens de la beauté peut être formé, dirigé et perfectionné. Il y a par toute l'Angleterre une Renaissance des arts décoratifs. La laideur a fait son temps. Même dans la demeure des riches, il y a du goût, et les maisons des pauvres sont devenues gracieuses, avenantes, et il est charmant d'y vivre. Caliban, ce pauvre tapageur de Caliban, croit qu'une chose cesse d'exister dès qu'il a cessé de lui faire des grimaces. Mais s'il ne se moque plus, c'est parce qu'il a rencontré une moquerie plus vive et plus aiguë que la sienne, et qu'il a reçu la leçon amère de ce silence qui devrait à jamais sceller sa bouche grossière et difforme. Ce qu'on a fait jusqu'à présent, ç'a été surtout de préparer la voie. Il est toujours plus difficile de détruire que de créer, et quand ce que l'on doit détruire est la vulgarité et la stupidité, la tâche de destruction demande non seulement du courage, mais encore du mépris. Pourtant, il me semble que ceci, dans une certaine mesure, a déjà été fait. Nous nous sommes débarrassés de ce qui était mauvais. Nous avons maintenant à réaliser ce qui est beau. Et bien que la mission du mouvement esthétique soit d'attirer à la contemplation, et non de conduire à la création, comme l'instinct créateur est puissant chez le Celte et que c'est le Celte qui est le guide en art, il n'est aucune raison pour que dans les années à venir cette étrange Renaissance ne devienne presque aussi puissante à sa façon que le fut cette nouvelle naissance de l'Art qui eut lieu, il y a bien des siècles, dans les villes de l'Italie.

Il est certain que pour la culture du tempérament, nous devons nous adresser aux arts décoratifs, aux arts qui nous touchent, non à ceux qui nous enseignent. Les peintures modernes sont sans doute délicieuses à voir, du moins quelques-unes, mais il est tout à fait impossible de vivre avec elles; elles sont trop habiles, trop affirmatives, trop intellectuelles. Leur signification est trop évidente et leur méthode trop clairement définie. On a bien vite épuisé ce qu'elles ont à dire et elles deviennent alors aussi ennuyeuses que des parents. J'adore l'œuvre de beaucoup de peintres Impressionnistes de Paris et de Londres. La subtilité et la distinction n'ont pas encore abandonné cette école. C'est ainsi que leurs combinaisons et harmonies servent à nous rappeler l'inégalable beauté de l'immortelle Symphonie en Blanc Majeur de Gautier, ce parfait chef-d'œuvre de couleur et de musique qui peut-être a suggéré le genre aussi bien que le titre d'un grand nombre de leurs toiles. Pour des gens qui accueillent l'incompétent avec un sympathique empressement et qui confondent le bizarre et le beau, la vulgarité et la vérité, ils sont extrêmement accomplis. Ils peuvent faire des eaux-fortes qui ont l'éclat d'épigrammes, des pastels aussi fascinants que des paradoxes, et quant à leurs portraits, quoi qu'en puisse dire le vulgaire, nul ne peut nier qu'ils ne possèdent ce charme unique et merveilleux qui appartient aux œuvres de pure fiction. Mais les Impressionnistes, si sérieux et si laborieux qu'ils soient, ne nous serviront pas. Je les aime. Leur tonalité blanche avec ses variations lilas fut une ère dans la couleur. Bien que le moment ne fasse pas l'homme, il fait certainement l'Impressionniste, et du moment en art et de ce que Rossetti appela le «monument du moment», que ne peut-on pas dire? Ils sont suggestifs aussi. S'ils n'ouvrirent pas les yeux des aveugles, du moins donnèrent-ils de grands encouragements aux myopes, et tandis que leurs maîtres ont toute l'inexpérience de la vieillesse, leurs jeunes gens sont beaucoup trop sages pour avoir jamais du bon sens. Ils persistent cependant à traiter la peinture comme un mode d'autobiographie à l'usage des illettrés et ne cessent de nous causer, sur leurs toiles grossières, de leur Moi inutile et de leurs opinions superflues et gâtent par une vulgaire suremphase ce beau mépris de la nature, la meilleure chose qui soit chez eux et la seule modeste. On se fatigue à la fin de l'œuvre de l'individu dont l'individualité est toujours bruyante et généralement inintéressante. Il y a beaucoup plus à dire en faveur de cette école plus récente, de Paris, les Archaïstes comme ils s'intitulent, qui refusant de laisser l'artiste entièrement à la merci de la température, ne trouvent pas l'idéal d'art dans un simple effet atmosphérique mais recherchent plutôt la beauté imaginative du dessin et le charme de la belle couleur et, rejetant l'ennuyeux réalisme de ceux qui ne peignent que ce qu'ils voient, essayent de voir quelque chose qui vaille d'être vu et de le voir non seulement avec la vue réelle et physique mais avec cette vue plus noble de l'âme d'une étendue aussi grande dans l'espace spirituel qu'elle est splendide par son intention artistique. Ceux-ci, en tous cas, travaillent dans ces conditions décoratives que chaque art réclame pour sa perfection, et ont suffisamment d'instinct esthétique pour regretter ces sordides et stupides limitations dans l'absolue modernité de forme qui ont causé la ruine de tant d'Impressionnistes.

Pourtant, l'art franchement décoratif est celui avec lequel il faut vivre. C'est lui seul qui, parmi tous nos arts visibles, crée en nous à la fois l'état d'âme et le tempérament. La couleur simple, que ne gâte aucune signification, et qui ne s'allie à aucune forme définie peut parler de mille manières à l'âme. L'harmonie qui réside dans les délicates proportions de lignes et de masses se réfléchit dans l'esprit. Les répétitions de motifs nous reposent. Les merveilles du dessin excitent l'imagination. Dans la beauté simple des matériaux employés se trouvent des éléments latents de culture. Et ce n'est pas tout. Par son rejet délibéré de la nature comme idéal de beauté, aussi bien que de la méthode imitative du peintre ordinaire, l'art décoratif non seulement prépare l'âme à la réception de l'œuvre imaginative véritable, mais développe en elle ce sens de la forme qui est la base de toute opération créative ou critique. Car l'artiste réel est celui qui va, non du sentiment à la forme, mais de la forme à la pensée et à la passion. Il ne conçoit pas tout d'abord une idée pour se dire ensuite à lui-même: «Je mettrai mon idée dans une mesure complexe de quatorze lignes», mais comprenant la beauté schématique du sonnet, il conçoit certains modes de musique et certaines méthodes de rimes, et la forme simple suggère ce qui doit l'emplir et la rendre complète intellectuellement et émotionnellement. De temps en temps, le monde clame contre quelque charmant poète artiste, parce que, suivant le mot stupide et ressassé, il n'a «rien à dire». Mais s'il avait quelque chose à dire, il le dirait probablement et ce serait ennuyeux. C'est justement parce qu'il n'a aucun nouveau message qu'il peut faire une œuvre belle. Il tire son inspiration de la forme, et purement de la forme, comme le doit un artiste. Une passion réelle le perdrait. Tout ce qui arrive réellement est gâté pour l'art. Toute mauvaise poésie naît de sentiments vrais. Etre naturel, c'est être du domaine de l'évidence et par conséquent inartistique.

 

Ernest. – Je suis curieux de savoir si vraiment vous croyez ce que vous dites.

Gilbert. – Pourquoi cette demande? Ce n'est pas seulement en art que le corps est l'âme. Dans toutes les sphères de la vie, la Forme est le commencement des choses. Les gestes, d'une harmonie rythmique, de la danse, font pénétrer, Platon nous l'enseigne, l'harmonie et le rythme dans l'esprit. Les formes sont la nourriture de la foi, s'écria Newman dans un de ses grands moments de sincérité qui nous font admirer et connaître l'homme. Il avait raison, bien qu'il ait pu ne pas savoir combien il avait terriblement raison. Les Credos sont acceptés, non parce qu'ils sont raisonnables, mais parce qu'on les répète. Oui, la Forme est tout. Elle est le secret de la vie. Trouvez l'expression pour une douleur, et elle vous deviendra chère. Trouvez l'expression pour une joie et vous amplifierez son extase. Voulez-vous aimer? Dites les litanies de l'Amour, et les mots vous créeront l'ardent désir d'où le monde les croit issus. Avez-vous une tristesse qui vous ronge le cœur? Plongez-vous dans la langue de la tristesse, apprenez du prince Hamlet et de la reine Constance comment on la parle, et vous trouverez que d'exprimer seulement est un mode de consolation et que la Forme, naissance de la passion, est aussi la mort de la douleur. Et ainsi, pour revenir à la sphère de l'Art, c'est la Forme qui crée non seulement le tempérament critique, mais aussi l'instinct esthétique, cet infaillible instinct qui nous révèle toutes choses dans leurs conditions de beauté. Débutez par le culte de la forme, et il n'est pas un secret de l'art qui ne vous sera révélé, et rappelez-vous qu'en critique comme pour la création, le tempérament est tout et que ce n'est pas suivant l'époque où elles furent produites mais d'après les tempéraments auxquels elles s'adressent que les écoles d'art doivent être groupées historiquement.

Ernest. – Votre théorie sur l'éducation est délicieuse. Mais quelle influence votre critique, élevé dans ces ambiances exquises, possédera-t-il? Croyez-vous vraiment qu'aucun artiste soit jamais touché par la critique?

Gilbert. – L'influence du critique résidera dans le simple fait qu'il existe. Il représentera le type sans défaut. En lui la culture du siècle se rendra compte d'elle-même. Vous ne devez lui demander d'autre but que son propre perfectionnement. Ce que demande l'intelligence, comme on l'a bien dit, c'est simplement de se sentir vivante. Le critique, il est vrai, peut avoir le désir d'exercer de l'influence, mais s'il en est ainsi, il ne s'occupera pas de l'individu mais de l'époque qu'il tâchera d'éveiller à la conscience, pour la mettre au ton de l'art, créant en elle de nouveaux désirs et de nouveaux appétits, et lui prêtant sa vision plus large et ses états d'âme plus nobles. L'art d'aujourd'hui l'occupera moins que l'art d'hier, et quant à ceux qui, en ce moment, s'épuisent à la besogne, que nous importe leur labeur? Ils font de leur mieux, sans doute; la conséquence est que nous avons d'eux le pire. C'est toujours des meilleures intentions que sont faites les plus mauvaises œuvres. Et d'ailleurs, mon cher Ernest, quand un homme atteint la quarantaine, devient membre de la Royal Academy, ou est élu à l'Athenæum-Club, ou consacré comme Romancier populaire dont les livres sont très demandés dans les gares de banlieue, on peut se donner l'amusement de le bafouer mais non le plaisir de le réformer. Et ceci, j'ose le dire, est très heureux pour lui; car je ne doute pas que la réformation ne soit un procédé beaucoup plus pénible qu'une punition, et que c'en est une, en vérité, sous la forme la plus grave et la plus morale, ce qui explique notre échec absolu, en tant que société, dans l'amendement de cet intéressant phénomène que l'on nomme le criminel endurci.

Ernest. – Mais le poète n'est-il pas en poésie le meilleur juge et le peintre en peinture? Chaque art doit tout d'abord en appeler à l'artiste qui le cultive. C'est le jugement de celui-ci qui, certes, aura le plus de valeur.

Gilbert. – Tout art fait appel uniquement au tempérament artistique. L'art ne s'adresse pas au spécialiste. Sa prétention justifiée est d'être universel et d'être un en toutes ses manifestations. Un artiste en effet est si loin d'être le meilleur juge en art qu'un artiste réellement grand ne peut jamais juger l'œuvre des autres et peut à peine juger la sienne. Cette concentration même de la vision qui fait qu'un homme est artiste, limite par sa pure intensité sa faculté de fine appréciation. L'énergie de la création le pousse aveuglément vers son but personnel. Les roues de son char soulèvent autour de lui un nuage de poussière. Les dieux sont voilés l'un pour l'autre. Ils peuvent reconnaître leurs fidèles. C'est tout.

Ernest. – Vous dites qu'un grand artiste ne peut reconnaître la beauté d'une œuvre différente de la sienne.

Gilbert. – Il lui est impossible de le faire. Wordsworth ne vit dans Endymion qu'une jolie pièce de paganisme et Shelley, avec son aversion pour la réalité, fut sourd au message de Wordsworth dont la forme le repoussa et Byron, ce grand passionné humain et incomplet, ne put apprécier ni le poète du nuage ni le poète du lac et la merveille de Keats lui demeura cachée. Le réalisme d'Euripide fut haïssable pour Sophocle. Ces averses de larmes brûlantes furent sans musique pour lui. Milton, avec son sens du grand style, ne put comprendre la méthode de Shakespeare, pas plus que sir Joshua ne comprit celle de Gainsborough. Les mauvais artistes ont l'admiration mutuelle. Ils l'appellent largeur d'esprit et libération du parti-pris. Mais un artiste vraiment grand ne peut concevoir la vie montrée ou la beauté mise en forme dans d'autres conditions que celles choisies par lui. La création emploie toute sa faculté critique dans sa propre sphère. Elle ne peut s'en servir pour ce qui appartient à d'autres. C'est, exactement, parce qu'un homme ne peut faire une chose qu'il est pour cette chose le juge qui convient.

Ernest. – Est-ce bien là vraiment ce que vous voulez dire?

Gilbert. – Oui, car la création limite la vision tandis que la contemplation l'élargit.

Ernest. – Mais que dites-vous de la technique? Chaque art a certainement sa technique séparée?

Gilbert. – Bien entendu: chaque art a sa grammaire et ses matériaux. Il n'est aucun mystère dans l'une pas plus que dans les autres et l'incompétent peut toujours être correct. Mais, tandis que les lois sur lesquelles l'Art repose peuvent être fixes et certaines, elles doivent, pour se réaliser pleinement, être élevées par l'imagination à un degré de beauté telle qu'elles sembleront, chacune, une exception. La technique en réalité c'est la personnalité. C'est pour cela que l'artiste ne peut l'enseigner, l'élève l'apprendre et c'est pour cela que le critique esthète peut la comprendre. Pour le grand poète, il n'y a qu'une méthode de musique – la sienne. Pour le grand peintre, il n'y a qu'une manière de peindre – celle qu'il emploie. Le critique esthète peut seul apprécier toutes les formes et tous les modes. C'est à lui que l'Art fait appel.

Ernest. – Eh bien, je pense vous avoir posé toutes mes questions. Il me faut donc maintenant admettre …

Gilbert. – Ah! ne dites pas que vous êtes d'accord avec moi. Quand les gens sont d'accord avec moi, je sens toujours que je dois avoir tort.

Ernest. – Dans ce cas, je me garderai bien de vous dire si je suis, oui ou non, d'accord avec vous. Mais je vous poserai une autre question. Vous m'avez expliqué que la critique est un art créateur. Quel est son avenir?

Gilbert. – C'est à la critique que l'avenir appartient. Les sujets dont la création dispose deviennent chaque jour plus limités en étendue et en variété. La Providence et M. Walter Besant ont épuisé tout ce qui saute aux yeux. Si la création doit durer, elle ne peut le faire qu'à la condition de devenir beaucoup plus critique qu'elle ne l'est à présent. Les routes anciennes et les grands chemins poudreux ont été foulés trop souvent. Le piétinement des marcheurs en a usé le charme et ils ont perdu cet élément de nouveauté ou de surprise qui est si essentiel au roman. Celui qui, maintenant, voudrait nous émouvoir par la fiction devrait nous donner un plan entièrement neuf ou nous révéler l'âme de l'homme dans ses rouages les plus secrets. La première de ces conditions est en ce moment réalisée pour nous par M. Rudyard Kipling. Quand on tourne les pages de ses Simples Contes des Collines, on a la sensation d'être assis sous un palmier, étudiant la vie révélée par de superbes éclairs de vulgarité. Les brillantes couleurs des bazars éblouissent nos yeux. Les anémiques et médiocres Anglo-Indiens sont dans un désaccord exquis avec ce qui les entoure. Et même le manque de style du conteur donne, à ce qu'il nous dit, un singulier réalisme journalistique. Au point de vue de la littérature, M. Kipling est un génie qui laisse tomber ses lettres aspirées. Au point de vue de la vie, c'est un reporter qui connaît la vulgarité mieux que personne ne la connût jamais. Dickens en connaissait les vêtements et la comédie; M. Kipling en connaît le sens et la gravité. Il est notre première autorité sur ce qui est de second ordre; il a vu des choses merveilleuses par les trous des serrures, et ses arrière-plans sont de réelles œuvres d'art. Quant à la seconde condition, nous avons eu Browning et nous avons Meredith. Mais il reste encore beaucoup à faire dans la sphère de l'analyse interne. Les gens disent quelquefois que la fiction devient trop morbide. En ce qui concerne la psychologie, la fiction ne l'aura jamais été assez. Nous n'avons fait qu'effleurer la surface de l'âme, c'est tout. Dans une seule cellule ivoirine du cerveau sont amassées des choses plus merveilleuses et plus terribles même que celles dont ont pu rêver ceux qui, comme l'auteur de Le Rouge et le Noir, ont cherché à poursuivre l'âme dans ses plus secrets replis et à faire confesser à la vie ses péchés les plus chers. Pourtant le nombre lui-même est limité des arrière-plans qu'on n'a pas essayés et il est possible qu'un plus grand développement d'habitude d'analyse interne ne soit fatal à cette faculté créatrice que cette analyse cherche à fournir de matériaux neufs. J'incline à croire que la création est condamnée. Elle naît d'une impulsion trop primitive, trop naturelle. Quoi qu'il en soit, il est certain que les sujets à la disposition de la création sont en diminution constante tandis que chaque jour les sujets de critique s'augmentent en nombre. Il y a toujours de nouvelles attitudes pour l'esprit et de nouveaux points de vue. Le devoir d'imposer la forme au chaos ne cesse pas de grandir, parce que le monde avance. Il n'y eut jamais d'époque où la Critique fut plus nécessaire qu'aujourd'hui; c'est seulement par elle que l'Humanité peut devenir consciente du point où elle est arrivée.

Il y a quelques heures, Ernest, vous me demandiez l'utilité de la Critique. Vous auriez pu tout aussi bien me demander l'utilité de la pensée. C'est la Critique, comme Arnold le montre, qui crée l'atmosphère intellectuelle du monde. C'est la Critique, ainsi que j'espère le montrer moi-même quelque jour, qui fait de l'esprit un délicat instrument. Nous, dans notre système d'éducation, nous avons surchargé la mémoire d'un monceau de faits sans liaison et nous nous sommes laborieusement efforcés de faire part de notre science laborieusement acquise. Nous apprenons aux gens à se souvenir, nous ne leur apprenons jamais à se développer. Il ne nous est jamais arrivé de mettre à l'épreuve et de faire croître dans l'esprit une qualité plus subtile d'aperception et de discernement. Les Grecs l'ont fait et, quand nous venons en contact avec leur intellect critique, nous sommes obligés de voir que si les sujets traités par nous sont sous tous les rapports plus vastes et plus variés que les leurs, leur méthode est la seule qui puisse en donner l'interprétation. L'Angleterre a fait une chose, elle a inventé et établi l'Opinion Publique qui est un essai pour organiser l'ignorance de la société et l'élever à la dignité de force physique. Mais la Sagesse lui a toujours été cachée. En tant qu'instrument de pensée, l'esprit anglais est grossier. La seule chose qui puisse le purifier est le développement de l'instinct critique.

 

C'est la critique encore qui, par concentration, rend la culture possible. Elle prend la masse encombrante de l'œuvre créatrice et la distille en une essence plus délicate. Qui donc désirant conserver quelque sens de la forme pourrait se débattre à travers les livres monstrueusement innombrables que le monde a produit, livres où la pensée bégaye et où clabaude l'ignorance. Le fil qui doit nous guider dans ce fastidieux labyrinthe est dans les mains de la Critique. Mieux encore, là où il n'y a pas d'archives, et quand l'histoire est perdue ou n'a jamais été écrite, la Critique peut recréer pour nous le passé d'après le plus petit fragment de langage ou d'art aussi sûrement que l'homme de science peut, avec un os minuscule ou d'après la seule empreinte d'un pied sur une roche, recréer pour nous le dragon ailé ou le lézard Titan dont la marche fit jadis trembler la terre, appeler hors de sa caverne Behemoth et faire encore nager Leviathan dans la mer épouvantée. L'histoire préhistorique appartient au critique philologue et archéologue. C'est à lui que sont révélées les origines des choses. Les dépôts que laisse consciemment une époque sont presque toujours une cause d'erreur. Par la critique philologique, nous connaissons mieux les siècles dont aucun document n'a été conservé que ceux qui nous ont laissé leurs rouleaux de parchemin. Elle peut faire pour nous ce que ne peuvent ni les sciences physiques, ni les sciences métaphysiques. Elle peut nous donner la science exacte de l'esprit dans le cours de son développement. Elle peut faire pour nous ce que ne peut l'histoire. Elle peut nous dire ce que pensa l'homme avant qu'il ait appris à écrire. Vous m'avez questionné sur l'influence de la Critique. Je crois vous avoir déjà répondu, mais il reste à dire ceci. C'est la critique qui nous rend cosmopolites. L'école de Manchester a tenté de faire réaliser aux hommes la fraternité humaine en leur montrant les avantages commerciaux de la paix. Elle a cherché à avilir le monde merveilleux en en faisant un vulgaire marché pour le vendeur et pour l'acheteur. Elle s'est adressée aux plus bas instincts et elle a échoué. Les guerres se sont succédé et le credo du marchand n'a pas empêché la France et l'Allemagne de se heurter en de sanglantes batailles. Il en est d'autres de nos jours qui cherchent à faire appel à de pures sympathies émotionnelles ou aux dogmes superficiels de quelque vague système d'éthique abstraite. Ils ont leurs Sociétés de la Paix, si chères aux sentimentalistes, et leurs propositions d'arbitrage International désarmé, si populaire parmi ceux qui n'ont jamais lu l'histoire. Mais la sympathie émotionnelle pure ne réussira pas. Elle est trop variable et trop étroitement liée aux passions et un conseil d'arbitres qui, pour le bien-être général de la race, doit être privé du pouvoir de mettre à exécution ses décisions, ne pourra guère être utile. Il n'y a qu'une chose pire que l'Injustice et c'est la Justice sans son épée à la main. Quand le Droit n'est pas la Force, il est le Mal.

Non, les émotions ne feront pas de nous des cosmopolites, pas plus que l'avidité du gain, ce n'est qu'en cultivant l'habitude de la critique intellectuelle que nous serons capables de nous élever au-dessus des préjugés de race. Gœthe – vous ne vous méprendrez pas sur ce que je dis – fut l'Allemand des Allemands. Il aima son pays – personne ne l'aima plus que lui. Ses concitoyens lui étaient chers et il était leur chef. Pourtant, quand le sabot de fer de Napoléon foula la vigne et le champ de blé, ses lèvres restèrent silencieuses. «Comment peut-on écrire des chants de haine sans haïr, dit-il à Eckerman, et moi pour qui sont seules d'importance la culture et la barbarie, comment pourrais-je haïr une des nations les plus cultivées de la terre et à laquelle je dois une si grande part de ma culture?» Cette note, que Gœthe fit résonner le premier dans le monde moderne, deviendra, je l'espère, l'ouverture du cosmopolitisme de l'avenir.

La Critique annihilera les préjugés de race, en insistant sur l'unité de l'esprit humain dans la variété de ses formes. Tentés de faire la guerre à une autre nation, nous nous souviendrons que nous cherchons ainsi à détruire un élément de notre propre culture, peut-être le plus important. Tant que la guerre sera regardée comme néfaste, elle gardera sa fascination. Quand on la regardera comme vulgaire, sa popularité cessera. Le changement, bien entendu, sera lent, et les gens n'en auront pas conscience. Ils ne diront pas: «Nous ne ferons pas la guerre à la France parce que sa prose est parfaite», mais parce que la prose de la France est parfaite, ils n'auront pas de haine pour son sol.

La critique intellectuelle liera l'Europe de liens plus étroits que ceux que pourrait forger le boutiquier ou le sentimental. Elle nous donnera la paix qui naît de la compréhension.

Et ce n'est pas tout. C'est la critique qui, ne reconnaissant aucun état comme définitif et refusant de s'enchaîner aux futiles shibboleths d'aucune secte ou d'aucune école, crée ce caractère philosophique plein de sérénité qui aime la vérité pour elle-même et ne l'aime pas moins parce qu'il la sait inattingible. Combien rare est chez nous ce caractère et comme nous en avons besoin! L'esprit anglais est toujours en rage. L'intellect de la race s'épuise en querelles sordides et stupides de politiciens de second rang ou de théologiens de troisième ordre. Il était réservé à un homme de science de nous montrer le suprême exemple de cette «douce modération» dont Arnold parle si sagement et, hélas! pour un si mince résultat. L'auteur de l'Origines des Espèces eut, en tout cas, le caractère philosophique. Si l'on contemple les chaires et les tribunes ordinaires de notre pays, on ne peut que ressentir le mépris de Julien ou l'indifférence de Montaigne. Nous sommes dominés par le fanatique dont le plus grand vice est sa sincérité. Tout ce qui a trait au libre jeu de l'esprit est pratiquement inconnu chez nous. Les gens vocifèrent contre celui qui pèche tandis que ce n'est pas le pécheur mais l'homme stupide qui fait notre honte. Il n'y a de péché que la stupidité.

Ernest. – Ah! Quel antinomiste vous faites.

Gilbert. – L'artiste critique, comme le mystique, est toujours un antinomiste. Etre bon, conformément au type vulgaire de la bonté, est évidemment de toute facilité. Il n'est besoin que d'une certaine somme de terreur sordide, d'un certain manque de pensée imaginative et d'une certaine passion vile pour la respectabilité de la classe moyenne. L'Esthétique est plus haute que l'Ethique. Elle appartient à une sphère plus spirituelle. Le discernement de la beauté d'une chose est la plus belle cime que nous puissions atteindre. Même le sens de la couleur importe plus dans le développement de l'individu que le sens du juste et de l'injuste. L'Esthétique, en somme, est à l'Ethique dans la sphère de la civilisation consciente ce qu'est, dans la sphère du monde extérieur, la sélection sexuelle à la sélection naturelle. L'Ethique, comme la sélection naturelle, rend l'existence possible. L'Esthétique, comme la sélection sexuelle, rend la vie séduisante et merveilleuse, la remplit de formes nouvelles, et lui donne le progrès, la variété et le changement. Et quand nous parvenons à la vraie culture qui est notre but, nous atteignons cette perfection dont ont rêvé les saints, la perfection de ceux à qui le péché est impossible, non par les renoncements de l'ascète, mais parce qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils désirent sans blesser l'âme et ne peuvent désirer rien qui lui nuise, l'âme étant une entité si divine qu'elle peut transformer en éléments d'une expérience plus riche ou d'une susceptibilité plus délicate, ou d'un nouveau mode de pensée, des actes ou des passions qui seraient vulgaires chez les gens vulgaires, ignobles chez les gens sans éducation, ou vils chez les gens sans pudeur. Cette théorie est-elle dangereuse? Oui! – toutes les idées le sont, je vous l'ai dit. Mais la nuit se consume et la lumière vacille dans la lampe. Je ne puis cependant m'empêcher de vous dire encore une chose. Vous avez accusé la Critique d'être stérile. Le dix-neuvième siècle est un tournant de l'histoire simplement à cause de l'œuvre de deux hommes, Darwin et Renan, l'un le critique de la Nature, l'autre le critique des livres de Dieu. Le méconnaître, c'est ne pas comprendre la signification de l'une des ères les plus importantes dans la marche du monde. La Création est toujours en arrière de l'époque. C'est la Critique qui nous conduit. L'Esprit Critique et l'Esprit du Monde ne font qu'un.