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Vraiment, quiconque a jamais travaillé parmi les pauvres le sait trop bien, la fraternité humaine n'est pas un simple rêve de poète, c'est la réalité la plus déprimante qui soit et la plus humiliante; et si un écrivain veut à toute force analyser les classes supérieures, il peut tout aussi bien écrire sur les vendeuses d'allumettes et les marchands des quatre-saisons.

Cependant, mon cher Cyrille, je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ce sujet. J'admets volontiers que les romans modernes sont bons en bien des points. Tout ce que j'entends affirmer, c'est qu'en masse, ils sont tout à fait illisibles.

Cyrille. – Certes, voilà une restriction très grave, mais je dois vous avouer qu'à mon sens quelques-unes de vos critiques sont plutôt injustes. J'aime The Deemster, et The Daughter of Heth et Le Disciple et Mr. Isaac; quant à Robert Elsmere, j'en suis tout à fait épris. Non que je le tienne pour une œuvre sérieuse. Comme exposé des problèmes qui s'imposent aux chrétiens sincères le livre est ridicule et suranné. C'est le Literature and Dogma d'Arnold moins la littérature. Cela date plus encore que les Evidences de Paley ou la méthode d'exégèse biblique de Colenso. Peut-il exister quelque chose de moins impressionnant que ce héros malheureux annonçant gravement une aurore depuis longtemps levée et se méprenant, de façon si complète, sur sa véritable importance qu'il se propose de continuer sous un nouveau nom la vieille affaire. D'un autre côté, le livre contient plusieurs caricatures habiles et un tas de citations délicieuses, et la philosophie de Green sucre très plaisamment la pilule plutôt amère qu'est la fiction de l'auteur. Je ne puis m'empêcher également d'exprimer la surprise que me cause votre silence sur deux romanciers que vous lisez sans cesse: Balzac et George Meredith. Ce sont tous deux des réalistes, n'est-ce pas?

Vivian. – Ah! Meredith! Qui peut le définir? Son style est un chaos illuminé d'éclairs. Comme écrivain il a tout maîtrisé, sauf la langue: comme romancier il peut tout, sauf conter une histoire: comme artiste il est tout, mais inarticulé.

Quelqu'un, dans Shakespeare, – Touchstone, je crois – parle d'un homme qui se rompt la tête à faire de l'esprit et cela pourrait, il me semble, servir de base à une critique de la méthode de Meredith. Mais quel qu'il soit, ce n'est pas un réaliste. Ou plutôt je dirai que c'est un enfant du réalisme brouillé avec son père. Il s'est, de propos délibéré, fait romantique. Il a refusé de plier le genou devant Baal, et si même le délicat esprit de cet homme ne se révoltait pas contre les assertions tapageuses du réalisme, son style suffirait à lui seul pour tenir la vie à une distance respectueuse. Il a planté lui-même autour de son jardin une haie hérissée d'épines et rouge de merveilleuses roses. Quant à Balzac, il offre un très remarquable mélange du tempérament artistique et de l'esprit scientifique. Ses disciples ont hérité de ce dernier don, le premier n'appartint qu'à lui. La différence entre un livre comme l'Assommoir, de M. Zola, et les Illusions perdues, de Balzac, est celle qui existe entre le réalisme sans imagination et la réalité imaginative. «Tous les personnages de Balzac, dit Baudelaire, possèdent la même vie ardente qui l'animait lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que des rêves. Chaque intelligence est une arme chargée de volonté jusqu'à la gueule. Même les marmitons ont du génie.» Une étude assidue de Balzac fait pour nous de nos amis vivants des ombres et de nos connaissances des ombres d'ombres. Ses personnages ont une sorte d'existence d'une vigueur et d'une couleur ardentes. Ils nous dominent et défient le scepticisme. Une des plus grandes tragédies de ma vie, ç'a été la mort de Lucien de Rubempré. C'est un chagrin dont je n'ai jamais pu me délivrer complètement. Elle me hante dans mes moments de loisir. Je m'en souviens quand je ris. Mais Balzac n'est pas plus un réaliste que ne le fut Holbein. Il a créé de la vie, il ne la copiait pas. J'admets cependant qu'il prisait trop haut la modernité de la forme et cela fait que pas un de ses livres ne peut, comme chef-d'œuvre d'art, s'égaler à Salammbô ou à Esmond, au The Cloister and the Hearth ou au Vicomte de Bragelonne.

Cyrille. – Êtes-vous donc opposé à la modernité de la forme?

Vivian. – Oui. C'est payer d'un énorme prix un très pauvre résultat. La pure modernité de forme donne toujours une impression de vulgarité. Et cela ne peut être autrement. Le public s'imagine, parce qu'il s'intéresse aux choses qui le touchent de près, que l'Art doit y trouver un intérêt égal et les prendre pour sujet. Mais le fait seul que lui, public, s'y intéresse, en fait des sujets dont l'Art ne saurait s'occuper. Quelqu'un l'a dit: les seules choses qui soient belles sont celles qui ne nous concernent pas. Dès qu'une chose nous est utile ou nécessaire ou nous affecte en quelque façon, douleur ou plaisir, ou fait un pressant appel à notre sympathie, ou est une partie vitale de l'ambiance où nous vivons, elle est en dehors de la sphère propre de l'Art. Nous devrions être plus ou moins indifférents aux sujets traités par l'Art. Nous devrions, en tout cas, n'avoir ni préférences, ni préjugés, ni partialité d'aucune sorte. C'est précisément parce qu'Hécube ne nous est rien que ses douleurs sont un motif si admirable de tragédie. Je ne connais rien de plus triste dans toute l'histoire de la littérature que la carrière artistique de Charles Reade. Il écrivit un beau livre: The Cloister and the Hearth, un livre qui dépasse Romola autant que Romola dépasse Daniel Deronda, et gâcha le reste de sa vie dans un effort insensé pour être moderne, pour attirer l'attention publique sur l'état de nos prisons et sur l'administration de nos asiles d'aliénés. Charles Dickens nous a réellement rebutés quand il essaya d'éveiller notre sympathie en faveur des pauvres victimes de la tutelle administrative, mais Charles Reade, un artiste, un érudit, un homme doué d'un sens vrai de la beauté, grondant et rageant au sujet des abus de la vie contemporaine, tout comme un vulgaire pamphlétaire ou un journaliste à sensation, c'est vraiment un spectacle à faire pleurer les anges. Croyez-moi, mon cher Cyrille, la modernité de la forme et celle du sujet sont entièrement et absolument fausses. Nous avons pris la livrée commune de l'époque pour le vêtement des Muses et nous passons nos jours dans les rues sordides et les hideuses banlieues de nos cités viles alors que nous devions être sur le flanc du Mont Sacré, avec Apollon. Nous sommes, chose certaine, une race dégradée et nous avons vendu notre droit d'aînesse pour un plat de faits.

Cyrille. – Il y a quelque chose de vrai dans vos paroles et, certes, quelque amusement que nous ayions à la lecture d'un roman purement moderne, nous goûtons rarement un plaisir artistique à le relire. Et ceci peut-être est le critérium élémentaire le meilleur de ce qui est ou n'est pas de la littérature. Si l'on ne peut trouver de jouissance à lire et à relire un livre, il n'est d'aucune utilité de le lire même une fois. Mais que dites-vous du retour à la Vie et à la Nature, panacée qu'on ne cesse de nous recommander?

Vivian. – Je vous lirai ce que je dis sur ce sujet. Le passage vient plus loin dans mon article mais je puis aussi bien vous le donner dès maintenant.

«Le cri le plus en vogue de notre temps est: «Retournons à la Vie et à la Nature»; elles recréeront pour nous un Art et feront couler dans ses veines un sang rouge; elles lui feront des pieds agiles, une main forte. Mais, hélas! nous sommes déçus dans nos efforts aimables et bien intentionnés. La Nature est toujours en retard sur l'époque. Et quant à la Vie, elle est le dissolvant qui détruit l'Art, l'ennemi qui dévaste sa demeure.

Cyrille. – Qu'entendez-vous par ces paroles: la Nature toujours en retard sur l'époque?

Vivian. – Peut-être est-ce un peu mystérieux. Voici le sens. Si nous voulons, par la Nature, désigner l'instinct simple et naturel en opposition à la culture consciente, l'œuvre produite sous son influence sera toujours démodée, surannée et périmée. Une touche de Nature peut rendre solidaire l'univers entier, mais deux touches détruiront toute œuvre d'Art. Si, d'un autre côté, nous regardons la Nature comme l'ensemble des phénomènes extérieurs à l'homme, les gens ne découvriront en elle que ce qu'ils lui apportent. Elle n'a pas d'idées propres. Wordsworth alla vers les lacs, mais ne fut jamais leur poète. Il ne trouva parmi les pierres que les sermons qu'il y avait déjà cachés. Il alla, moralisant, dans tous les districts, mais ce qu'il y a de bon dans son œuvre fut produit quand il revint, non pas à la Nature, mais à la poésie. Celle-ci lui donna «Laodamia» et ses beaux sonnets et la Grande ode. La Nature lui donna «Martha Ray» et «Peter Bell» et l'adresse à la bêche de M. Wilkinson.

Cyrille. – Je crois que cette opinion demande à être discutée. Je suis plutôt porté à croire en «l'inspiration d'un bois printanier», bien que sa valeur artistique dépende toute entière du genre de tempérament qui la reçoit, si bien que le retour à la Nature signifierait tout simplement la marche vers une grande personnalité. Vous m'accorderez cela, je pense. Continuez, toutefois, votre article.

Vivian, lisant. – «L'Art commence par un embellissement abstrait, un travail purement imaginatif et agréable appliqué à ce qui est irréel et non existant. C'est la première étape. La Vie est fascinée par cette neuve merveille, demande à entrer dans le cercle enchanté. L'Art prend la vie parmi les éléments bruts de son œuvre, la recrée et la refaçonne en des formes nouvelles; il se montre pour les faits d'une indifférence absolue, invente, imagine, rêve et garde entre lui et la réalité, l'impénétrable barrière du beau style, de la méthode décorative ou idéale. La troisième étape est celle où la Vie a l'avantage et chasse l'Art dans le désert. C'est alors la véritable décadence et c'est là ce dont nous souffrons aujourd'hui.

 

Prenez le drame anglais. D'abord, aux mains des moines, l'Art dramatique fut abstrait, décoratif, mythologique. Puis il enrôla la Vie et, se servant de quelques-unes de ses formes extérieures, il créa une race d'êtres entièrement nouvelle, dont les douleurs furent plus terribles que ne le fut jamais aucune douleur humaine, dont les joies furent plus ardentes que les joies d'un amant, qui eurent la rage des Titans et le calme des dieux, de monstrueux et merveilleux péchés, des vertus monstrueuses et merveilleuses. Il leur donna un langage différent du langage ordinaire, plein d'une musique sonore et d'un rythme mélodieux, magnifique par sa cadence solennelle, affiné par le caprice des rimes, orné des pierreries des mots rares, enrichi par une noble diction. Il vêtit ses enfants de vêtements étranges et leur donna des masques, et le monde antique, à son ordre, sortit de sa tombe de marbre. Un nouveau César s'avança fièrement par les rues de Rome ressuscitée et, avec des voiles de pourpre et des avirons battant les flots au rythme des flûtes, une autre Cléopâtre remonta le fleuve vers Antioche. Les vieux mythes et la légende et le rêve reprirent forme et substance. L'Histoire fut récrite toute entière et il n'y eut pas un dramaturge qui ne reconnut que le but de l'Art est non pas la vérité simple mais la beauté complexe. Et cela était d'une parfaite exactitude. L'Art lui-même est en réalité une forme d'exagération; et le choix, l'esprit même de l'Art, n'est rien de plus qu'un mode intensifié d'emphase.

Mais la Vie détruisit bientôt la perfection de la forme. Même dans Shakespeare, nous pouvons voir le commencement de la fin. Cela se révèle à la dislocation du vers blanc dans les dernières pièces, à la prédominance accordée à la prose et l'importance excessive accordée à la personnification. Les passages dans Shakespeare – et ils sont nombreux – où la langue est baroque, vulgaire, exagérée, fantastique, obscène même, sont dus tout entiers à la Vie réclamant un écho de sa propre voix et repoussant l'intervention du beau style que seul on devrait lui permettre comme moyen d'expression. Shakespeare est loin d'être un artiste parfait. Il aime trop s'adresser directement à la vie et lui emprunter son langage. Il oublie que l'Art renonce à tout quand il renonce au procédé d'imagination. Gœthe dit quelque part:

In der Beschrankung zeigt sich erst der Meister, «C'est en travaillant dans les limites que le maître se révèle», et la limitation, la condition même de tout art, c'est le style. Ne nous attardons cependant pas davantage sur le réalisme de Shakespeare. La Tempête est la plus parfaite des palinodies. Tout ce que nous désirons faire voir, c'est que l'œuvre magnifique des artistes des temps d'Elizabeth et des Jacobites contenait en elle le germe de sa propre dissolution et que si elle tira quelque force en se servant de la vie comme matière brute, toute sa faiblesse lui vint de la prendre pour méthode artistique. Comme résultat inévitable de cette substitution d'un moyen imitatif à un moyen créateur, de cet abandon d'une forme imaginative, nous avons le mélodrame anglais moderne. Les personnages de ces pièces parlent sur la scène exactement comme ils parleraient au dehors; ils n'ont pas d'aspirations et pas de lettres aspirées; ils sont pris directement à la vie et en reproduisent la vulgarité jusque dans le plus mince détail; ils ont la démarche, le genre, le costume et l'accent des gens réels; ils passeraient inaperçus dans un wagon de troisième classe. Et comme ses pièces sont fastidieuses. Elles ne réussissent même pas à donner cette impression de réalité à laquelle elles visent et qui est leur seule raison d'exister. Comme méthode, le réalisme est une faillite complète.

Ce qui est vrai du drame et du roman ne l'est pas moins de ces arts que nous nommons décoratifs. L'histoire entière de ces arts en Europe est le mémorial de la lutte entre l'Orientalisme, avec son franc rejet de l'imitation, son amour de la convention artistique, son aversion pour la représentation positive de tout objet dans la Nature et notre esprit d'imitation. Partout où le premier domina comme à Byzance, en Sicile et en Espagne, par réel contact, ou dans le reste de l'Europe par l'influence des Croisades, nous avons eu de belles œuvres d'imagination où les choses visibles de la vie sont transmuées en conventions artistiques, et celles que ne possède pas la Vie, inventées et façonnées pour son plaisir. Mais partout où nous sommes retournés à la Vie et la Nature, notre œuvre est toujours devenue vulgaire, commune et sans intérêt. La tapisserie moderne, avec ses effets aériens, sa perspective soignée, ses larges étendues de ciel inutile, son fidèle et laborieux réalisme, n'a pas la moindre beauté. Les vitraux peints d'Allemagne sont absolument détestables. Nous commençons en Angleterre à tisser des tapis possibles mais uniquement parce que nous sommes revenus à la méthode et à l'esprit de l'Orient. Nos tapis et nos carpettes d'il y a vingt ans avec leurs solennelles et déprimantes vérités, leur culte vain de la Nature, leurs sordides reproductions d'objets visibles, sont devenus, même pour le Philistin, une source de rire. Un Mahométan cultivé nous fit un jour cette remarque: «Vous autres chrétiens, vous êtes si occupés à dénaturer le sens du quatrième commandement que vous n'avez jamais pensé à faire une application artistique du second.» Il avait pleinement raison et la vérité totale sur ce sujet est: «La véritable école d'art n'est pas la Vie mais l'Art lui-même.»

Et laissez-moi vous lire un passage qui me semble résoudre la question d'une façon définitive:

«Il n'en fut pas toujours ainsi. Nous n'avons rien à dire des poètes; sauf la malheureuse exception de M. Wordsworth, ils ont été, eux, réellement fidèles à leur haute mission et leur universelle réputation est que l'on ne peut absolument pas compter sur eux. Mais dans les œuvres d'Hérodote, qu'en dépit des tentatives superficielles et mesquines des modernes scoliastes pour vérifier son histoire, on peut avec justice nommer le «Père des Mensonges»; dans les discours publics de Cicéron et les biographies de Suétone; dans Tacite, en ses meilleures pages; dans l'Histoire naturelle de Pline, le Périple de Hannon, toutes les anciennes chroniques, les vies des saints, dans Froissart et Sir Thomas Mallory; dans les voyages de Marco Polo, dans Olaus Magnus, Aldrovandus et Conrad Lycosthenes, avec son livre magnifique: Prodigiorum et Ostentorum Chronicon; dans l'autobiographie de Benvenuto Cellini, les mémoires de Casanova, l'Histoire de la Peste par de Foe; la Vie de Johnson de Boswell, les dépêches de Napoléon et dans les œuvres de notre Carlyle dont la Révolution française est l'un des romans historiques les plus fascinants qui aient jamais été écrits, les faits sont ou maintenus à la place qui leur est propre, c'est-à-dire subordonnés, ou bien entièrement exclus.

Maintenant, tout est changé. Non seulement les faits prennent pied dans l'Histoire, mais ils usurpent le domaine de la Fantaisie et ont envahi le royaume de la Fiction. Tout subit leur glacial attouchement. Ils rendent l'humanité vulgaire. Le brutal mercantilisme de l'Amérique, son esprit matérialisant, son indifférence pour la poésie des choses et son manque d'imagination et de hauts idéals inattingibles proviennent de ce que ce pays adopta pour héros national un homme qui, de son propre aveu, fut incapable de dire un mensonge et ce n'est pas trop de dire que l'histoire de George Washington et du cerisier a fait plus de mal et dans un délai plus court que n'importe quel autre conte moral.

Cyrille. – Cher ami!..

Vivian.– Je vous l'affirme, et le côté amusant de l'affaire est que l'histoire est un mythe absolu. Ne croyez pas toutefois que je désespère de l'avenir artistique de l'Amérique aussi bien que de celui de notre pays. Ecoutez:

«Qu'un changement doive se produire avant que ce siècle touche à sa fin, nous n'en doutons nullement. Lassée du bavardage fastidieux et moralisant de ceux qui n'ont ni l'esprit d'hyperbole ni le génie de l'affabulation, fatiguée des personnes intelligentes dont les souvenirs sont toujours basés sur la mémoire, dont les appréciations ont la probabilité pour limite invariable et qui, à tout moment, peuvent voir leurs dires confirmés par le plus pur Philistin présent, la société tôt ou tard reviendra vers son chef perdu: le raffiné, le fascinant menteur. Quel fut donc celui qui, le premier, sans avoir jamais été à la chasse brutale, conta aux troglodytes émerveillés dans le crépuscule, comment il avait arraché le Megatherium aux ténèbres pourpres de sa caverne de jaspe, ou comment il tua le Mammouth en combat singulier et rapporta ses défenses dorées, quel fut cet homme? Nous ne saurions le dire et pas un de nos modernes anthropologistes, avec toute leur science trop vantée, n'a eu le simple courage de nous l'apprendre. Quels qu'aient été son nom et sa race, il fut certainement le vrai fondateur des relations sociales. Car le but du menteur est simplement de charmer, d'enchanter, de donner du plaisir.» Il est la base même de la société civilisée et, sans lui, un dîner, même en la demeure des grands, est aussi morose qu'une conférence à la Royal Society, un début chez les «Incorporated Authors» ou une des comédies burlesques de M. Burnand.

Et la société ne sera pas seule à le bien accueillir. L'Art, s'évadant de la geôle du réalisme, accourra pour le saluer et baisera ses belles lèvres menteuses, sachant que lui seul possède le grand secret de toutes ses manifestations: c'est-à-dire que la vérité est entièrement, absolument, affaire de style, tandis que la Vie, – la pauvre, la probable, l'inintéressante vie humaine – lasse de se répéter au bénéfice de M. Herbert Spencer, des historiens scientifiques et des compilateurs de statistiques en général, humblement le suivra et tâchera de reproduire, avec son procédé simple et fruste, quelques-unes des merveilles dont il parle.

Sans doute il y aura toujours des critiques, comme un certain écrivain de la Saturday Review, qui reprocheront d'un air grave au diseur de contes féériques, son insuffisante connaissance de l'histoire naturelle, qui mesureront l'œuvre d'imagination avec leur absence de toute faculté imaginative et lèveront d'horreur leurs mains tachées d'encre si quelque honnête gentleman, n'ayant jamais dépassé les ifs de son jardin, écrit un livre fascinant de voyages comme Sir John Mandeville ou, comme le grand Raleigh, une histoire universelle, sans rien connaître du passé. Pour s'excuser, ils s'abriteront sous l'égide de celui qui fit Prospero le magicien et lui donna pour le servir Caliban et Ariel, qui entendit les Tritons souffler dans leurs conques autour des récifs de corail de l'Ile Enchantée et les fées se chanter l'une à l'autre dans un bois près d'Athènes, qui mena les rois fantômes en une procession indistincte parmi les bruyères de la brumeuse Ecosse et cacha dans une caverne Hécate et ses sauvages sœurs. Ils en appelleront à Shakespeare – ils le font toujours – et citeront ce passage tant ressassé sur l'Art qui présente le miroir à la Nature, oubliant que ce malheureux aphorisme est à dessein proféré par Hamlet pour convaincre les spectateurs de son absolue démence en tout ce qui concerne l'art».

Cyrille. – Hum! Une autre cigarette s'il vous plaît.

Vivian. – Mon cher camarade, quoi que vous puissiez dire, ce n'est purement qu'une expression dramatique et ne représente pas plus la réelle opinion de Shakespeare sur l'art que les discours de Iago ne représentent ses opinions sur la morale. Mais laissez-moi terminer ce passage:

«L'Art trouve sa perfection en lui-même et non au dehors. On ne saurait le juger d'après aucun modèle intérieur. C'est un voile plutôt qu'un miroir. Il a des fleurs que ne connaît aucune forêt, des oiseaux que nul bois ne possède. Il crée et détruit bien des mondes et peut tirer du ciel la lune avec un fil écarlate. A lui les «formes plus réelles qu'un vivant», à lui les grands archétypes dont les choses existantes ne sont que d'imparfaites copies. A ses yeux la Nature n'a pas de loi, pas d'uniformité. Il peut faire à volonté des miracles, et les monstres sortent de l'abîme à son appel. Il peut dire à l'amandier de fleurir en hiver et faire tomber la neige sur le champ de blé mûr. A sa voix, la gelée pose son doigt d'argent sur la bouche brûlante de juin, et les lions ailés sortent de leurs repaires au flanc des collines Lydiennes. Les dryades, dans les fourrés, l'épient quand ils passent et les faunes bruns sourient d'un sourire étrange à son approche. Il a des dieux à tête de faucon qui l'adorent et les centaures galopent à ses côtés.»

 

Cyrille. – J'aime cela. Je puis le voir. Est-ce la fin?

Vivian. – Non. Il y a un autre passage, mais purement pratique et qui simplement suggère quelques méthodes pour ressusciter cet art perdu du Mensonge.

Cyrille. – Eh bien, avant que vous me le lisiez, j'aimerais à vous poser une question. Vous dites que cette vie, «la pauvre, la probable, l'inintéressante vie humaine» essaiera de reproduire les merveilles de l'Art. Qu'entendez-vous par là? Je puis bien comprendre que vous vous opposiez à ce que l'Art soit traité comme un miroir. Vous pensez que le génie serait ainsi réduit à l'état d'une glace fêlée. Mais vous ne voulez pas dire que vous croyez sérieusement à l'imitation de l'Art par la Vie, et que la Vie en fait est le miroir et l'Art la réalité?

Vivian. – Je le crois, soyez-en sûr. Si paradoxal que cela semble – et les paradoxes sont toujours choses dangereuses – il n'en est pas moins vrai que la Vie imite l'Art bien plus que l'Art n'imite la Vie. Nous avons tous vu ces temps-ci, en Angleterre, comment un certain type de beauté, curieux et fascinant, inventé et accentué par deux peintres imaginatifs, a si bien influencé la Vie que partout où l'on va, soit à une exposition privée, soit dans un salon artistique on voit, ici, les yeux mystiques du rêve de Rossetti, la longue gorge d'ivoire, l'étrange mâchoire carrée, la flottante chevelure d'ombre qu'il aimait d'une telle ardeur, là la douce pureté de «l'Escalier d'Or», la bouche de fleur et le charme languide du «Laus Amoris», le visage pâle de passion d'Andromède, les mains fines et la souple beauté de la Viviane dans le «Songe de Merlin». Et toujours il en fut ainsi. Un grand artiste invente un type et la Vie essaie de le copier, de le reproduire sous une forme populaire, comme un éditeur entreprenant. Ni Holbein, ni Van Dyck n'ont trouvé en Angleterre ce qu'ils nous ont donné. Ils apportèrent avec eux leurs types et la Vie, avec sa faculté aiguë d'imitation, se mit à fournir au maître des modèles. Les Grecs, avec leur vif instinct de l'art, l'avaient compris; ils plaçaient dans la chambre de l'épouse la statue d'Hermès ou celle d'Apollon, pour qu'elle enfantât des créatures égales en beauté aux œuvres d'art qu'elle fixait dans son extase ou dans sa douleur. Ils savaient que la Vie reçoit de l'Art non seulement la spiritualité, la profondeur de pensée et de sentiment, le tourment ou la paix de l'âme, mais qu'elle peut se façonner sur les lignes mêmes et les couleurs de l'Art et qu'elle peut reproduire la dignité de Phidias aussi bien que la grâce de Praxitèle. De là leur aversion pour le réalisme. Ils le méprisaient pour des raisons purement sociales. Ils sentaient qu'il produit dans les êtres une inévitable laideur et c'était d'une raison parfaite. Nous essayons d'améliorer les conditions de la race au moyen de l'air pur, de la libre clarté solaire, de l'eau saine et de bâtisses hideusement nues pour mieux loger le bas peuple. Mais tout cela produit de la santé, non de la beauté. Il y faut l'Art, et les vrais disciples du grand artiste ne sont pas ses imitateurs d'atelier, mais ceux qui deviennent pareils à ses œuvres, qu'elles soient plastiques comme au temps des Grecs ou pictoriales comme de nos jours; en un mot, la Vie est le meilleur élève, le seul élève de l'Art.

Il en est ainsi en littérature comme en les arts visibles. La forme la plus frappante et la plus vulgaire sous laquelle cette loi se montre, existe dans ce cas de gamins stupides qui, pour avoir lu les aventures de Jack Sheppard ou de Dick Turpin, pillent les étalages de pauvres marchandes de pommes, s'introduisent nuitamment dans les boutiques de confiseurs, et terrorisent les vieux messieurs rentrant de la cité en se jetant sur eux dans les ruelles faubouriennes, avec des masques noirs et des revolvers non chargés. Ce phénomène intéressant, qui se produit toujours après l'apparition d'une édition nouvelle de l'un ou l'autre des livres que je viens de citer, est attribué d'ordinaire à l'influence de la littérature sur l'imagination. Mais c'est là une erreur. L'imagination est essentiellement créatrice et recherche toujours une nouvelle forme. Le petit brigand est simplement l'inévitable résultat de l'instinct imitateur de la Vie. Il est un Fait, occupé, comme l'est toujours un fait, à essayer de reproduire une Fiction et ce que nous voyons en lui se répète sur une plus grande échelle dans toute la vie. Schopenhauer a analysé le pessimisme qui caractérise la pensée moderne, mais c'est Hamlet qui l'inventa. Le monde est devenu triste parce que, jadis, une marionnette fut mélancolique. Le Nihiliste, cet étrange martyr sans foi, qui marche à l'échafaud sans enthousiasme et meurt pour ce qui le laisse incrédule, est un produit purement littéraire. Il fut inventé par Tourgueneff et mis au point par Dostoïewsky. Robespierre sortit des pages de Rousseau aussi certainement que le Palais du Peuple se dressa sur les débris d'un roman. La littérature devance toujours la vie. Elle ne la copie pas mais la modèle à son gré. Le dix-neuvième siècle, tel que nous le connaissons, est, pour une grande part, une invention de Balzac. Nos Lucien de Rubempré, nos Rastignac et de Marsay firent leurs débuts sur la scène de la Comédie Humaine. Nous ne faisons que développer avec des notes en bas de page et d'inutiles additions, le caprice ou la fantaisie ou la vision créatrice d'un grand romancier. J'ai demandé un jour à une dame qui connut intimement Thackeray s'il avait eu quelque modèle pour Becky Sharp. Elle me dit que le personnage était inventé, mais que l'idée en avait été suggérée en partie à l'auteur par une gouvernante habitant dans le voisinage de Kensington Square, en compagnie d'une vieille dame riche et très égoïste. Je demandai ce qu'était devenue la gouvernante et l'on me répondit que, chose assez bizarre, quelques années après l'apparition de Vanity Fair, elle s'était sauvée avec le neveu de la vieille dame, et, pendant quelque temps, fit un grand scandale dans la société, tout à fait dans le style et d'après les méthodes de Mrs Rawdon Crawley. Pour finir, elle eut des revers, disparut sur le continent et fut aperçue de temps à autre à Monte Carlo et autres villes de jeux. Le noble gentleman qui donna l'esquisse du Colonel Newcome au même grand sentimentaliste, mourut quelques mois après que The Newcomes eurent atteint leur quatrième édition, ayant sur les lèvres le mot «Adsum». Peu après la publication par M. Stevenson de sa curieuse histoire psychologique de transformation, un de mes amis, nommé M. Hyde, se trouvait dans le nord de Londres, et, impatient de se rendre à une gare, prit un chemin qu'il crut être le plus court, perdit la bonne route, et se trouva dans un lacis de rues sordides et de fâcheux aspect. Les nerfs agités, il se mit à marcher d'un pas extrêmement rapide, quand, tout à coup, d'un passage voûté, un enfant sortit qui vint se jeter dans ses jambes. L'enfant tomba sur le pavé; M. Hyde trébucha et lui marcha dessus. Pris, bien entendu, d'une grande frayeur et un peu contusionné, le petit se mit à hurler et, en quelques secondes, la rue fut pleine de voyous qui sortirent des maisons, en fourmillière. On l'entoura, on lui demanda son nom. Il allait le donner, quand le souvenir lui vint, subit, de l'incident par lequel débute l'histoire de M. Stevenson. Rempli d'horreur à la pensée d'avoir réalisé en sa personne cette scène terrible et bien écrite, et d'avoir, accidentellement mais réellement, répété l'acte que le M. Hyde de la fiction avait commis de propos délibéré, il s'enfuit à toutes jambes. Poursuivi de très près, il finit par se réfugier dans un laboratoire fortuitement ouvert, où il expliqua à un jeune aide qui se trouvait là ce qui venait de lui arriver. Une petite somme d'argent servit à dissiper la foule humanitaire et, dès que le calme fut revenu, il partit. Comme il sortait, le nom gravé sur la plaque de cuivre frappa ses yeux. C'était «Jekyll». Du moins, ce devait l'être.