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Plume, Crayon, Poison

Etude en vert

C'EST un reproche qu'on adresse sans cesse aux artistes et aux écrivains de ne pouvoir jamais être, sinon très imparfaitement, des hommes d'action. Il est cependant naturel qu'il en soit ainsi. Cette pensée fixe, cette ardeur véhémente qui caractérisent un tempérament d'artiste excluent forcément d'autres qualités. Pour ceux que préoccupe la beauté de la forme, rien autre chose au monde ne saurait être de quelque importance. Encore est-il à cette règle nombre d'exceptions. Rubens fut ambassadeur, Gœthe conseiller d'Etat, et Milton secrétaire latin de Cromwell. Sophocle avait un emploi civil dans sa ville natale; les humoristes, critiques et romanciers de l'Amérique ne désirent rien tant que de représenter leur pays à l'étranger; enfin l'ami de Charles Lamb, Thomas Griffiths Wainewright, le sujet de cette petite étude, malgré un tempérament très artistique, eut beaucoup d'autres maîtres que l'art, et ne se contenta point d'être poète, peintre, critique d'art, antiquaire, prosateur, amateur de tout ce qui est beau, jouisseur de tout ce qui est délicieux, mais fut aussi un faussaire d'une habileté prodigieuse et un subtil et mystérieux empoisonneur, peut-être sans rival dans ce siècle et dans tous les autres.

Cet homme remarquable, si puissant avec «la plume, le crayon et le poison», comme l'a dit un grand poète de ce temps, était né à Cheswick, en 1794. Son père était le fils d'un avoué estimé de Gray's Inn et d'Hatton Garden. Sa mère était la fille du célèbre docteur Griffiths, le directeur et le fondateur de la «Monthly review», l'associé, dans une autre entreprise littéraire, de Thomas Davies, ce libraire fameux dont Johnson a dit qu'il n'était pas un libraire, mais «un gentilhomme qui s'occupe de livres», l'ami de Goldsmith et de Wedgwood, une des célébrités de son époque. Mrs. Wainewright mourut, à l'âge de vingt et un ans, en le mettant au monde; un article nécrologique nous parle du caractère aimable, des talents de la défunte et termine par ce compliment flatteur: «elle passe pour avoir compris mieux que personne les écrits de M. Locke.» Le père ne survécut pas longtemps à sa jeune femme; l'enfant fut élevé par son grand-père, puis, après la mort de ce dernier, en 1803, par son oncle, George Edouard Griffiths, qu'il devait empoisonner. Son enfance se passa à Linden House, Furnham Green, en l'un de ces vastes domaines qu'ont malheureusement fait disparaître les invasions de nos entrepreneurs de bâtisses suburbains. Ce fut à ses riants jardins et aux beaux ombrages de son parc qu'il dut cet amour simple et passionné de la nature qui ne devait jamais l'abandonner, et qui le rendit sensible, et d'une façon si particulière, à l'inspiration toute moralisatrice de Wordsworth. L'Académie de Charles Burney, à Hammersmith, le compta au nombre de ses écoliers. M. Burney était le fils d'un historien de la musique, et le proche parent de ce jeune garçon qui devait être son élève le plus remarquable. C'était un homme, paraît-il, très cultivé; et, après des années, Wainewright parlait souvent de lui, en des termes très affectueux, comme d'un philosophe, d'un archéologue et d'un maître admirable qui, en estimant à sa valeur l'éducation intellectuelle, n'ignorait point non plus toute l'importance d'un premier enseignement moral. M. Burney fut aussi le premier à guider le talent artistique du jeune homme et M. Hazlitt nous parle d'un album de dessins qui existe encore, où Wainewright montre déjà un sentiment vif et original de la nature. En réalité la peinture le fascina tout d'abord. Ce n'est que beaucoup plus tard qu'il allait chercher à se manifester par la plume et le poison.

Avant qu'il en fût arrivé là, des romans, des rêves juvéniles et chevaleresques l'entraînèrent à la vie militaire et il entra dans la garde. Mais la dissipation insouciante de ses compagnons devait choquer son tempérament si affiné; au surplus il se sentait né pour une autre existence. Il se dégoûta vite du service. «L'art, nous dit-il, avec un accent de ferveur qui nous émeut, l'art toucha son renégat; parvenu jusqu'à ses pures hauteurs, je vis se dissiper les brouillards pernicieux; ma sensibilité desséchée, flétrie, se renouvela; et elle eut cette douce floraison qui ravit les âmes simples.» Mais l'art n'était pas la seule cause de ce changement: «Les écrits de Wordsworth, nous expliqua-t-il, contribuèrent beaucoup à calmer le trouble affolant qui suit toujours des transformations si soudaines. Je pleurai sur ses poèmes des larmes de bonheur et de gratitude.» Renonçant donc aux rudes exercices de la caserne et aux bavardages grossiers du mess, il quitta l'armée et revint à Linden-House, enflammé d'un nouvel enthousiasme pour l'étude. Alors une cruelle maladie le terrassa quelque temps. Selon son expression, elle «le brisa comme un vase d'argile». Si indifférent quand il s'agissait d'infliger une peine aux autres, il retrouvait des nerfs délicats pour sentir lui-même toute l'acuité de la douleur. Blessé par la vie, la souffrance le ramena sur lui-même; il erra dans cette terrible vallée de la mélancolie dont tant de grands esprits, peut-être plus grands que lui, ne sont jamais sortis.

Mais il était jeune: il n'avait que vingt-cinq ans, et il s'éleva bientôt «des eaux noires de la mort», comme il les appelle, jusqu'à l'air plus respirable de l'humanisme. Comme il se remettait de la maladie qui venait presque de le conduire aux portes du tombeau, il eut l'idée de traiter la littérature comme un art: «Avec John Woodwill, s'écrie-t-il, je prétends que ce serait une existence de dieux de régner sur un tel élément» et de voir, d'entendre, d'écrire des choses magnifiques!

 
«Ces hauts et savoureux effluves de la vie
N'ont aucun alliage de mortalité.»
 

Il n'est pas possible de s'y méprendre: c'est bien le cri d'un homme qui ressent pour les lettres une véritable passion: «Voir, entendre, et écrire des choses magnifiques.» Tel était son but.

Scott, le directeur du London Magazine, soit que le génie de Wainewright l'eût frappé, soit qu'il eût subi l'étrange fascination que le jeune homme exerçait sur tout son entourage, lui demanda une série d'articles artistiques, et ce fut sous une série de pseudonymes de fantaisie qu'il commença son apport à la littérature de son temps. Janus Weathercock, Egomet Bonmot et Van Vinkvooms, tels sont quelques-uns des masques grotesques qu'il choisit pour cacher son sérieux ou révéler son esprit. Un masque nous parle plus qu'un visage. Les déguisements rendaient plus sensibles sa personnalité. Avec une rapidité incroyable il s'imposa. Charles Lamb parle de «cet aimable Wainewright au cœur léger» et dont le style est parfait. Nous entendons dire qu'il traite à un petit dîner: Macready, John Forster, Maginn, Talfourd, Sir Wentworth Dilke, le poète John Clare, et autres célébrités. Comme Disraeli, il avait résolu d'étonner la ville par ses façons de dandy, qu'Hazzlitt regardait comme les signes d'une nouvelle mode littéraire; on vantait ses belles bagues, les antiques camées dont il épinglait ses cravates, la nuance légèrement saumonée de ses gants; avec sa riche chevelure bouclée, ses beaux yeux, ses mains fines, il possédait ce don charmant et dangereux d'être différent des autres. Il y avait en lui quelque chose du Lucien de Rubempré de Balzac. Parfois aussi il nous rappelle Julien Sorel. De Quincey le vit un soir. C'était à un dîner chez Charles Lamb. «Parmi les convives, tous hommes de lettres, vint s'asseoir un meurtrier», nous dit-il, et il se met à nous conter comment, après avoir été malade tout le jour, et jusqu'à maudire l'humanité, il s'était senti pris d'intérêt devant ce jeune écrivain dont les manières affectées lui semblaient cacher une réelle sensibilité. Comme son intérêt eût été plus grand, bien que d'un tout autre genre, s'il eût appris de quel crime terrible était coupable cet hôte aimable que Lamb semblait tant admirer!

A la vie de Wainewright, en effet, s'appliquent naturellement les trois rubriques que nous suggère M. Swinburne, et même on peut admettre sans trop de difficulté que si on néglige ses exploits dans le domaine du poison, l'œuvre qu'il nous a laissée justifie mal sa réputation.

Mais, à cette époque, c'étaient seulement les philistins qui, pour juger un écrivain, lui demandaient grossièrement compte de sa production. Ce jeune dandy cherchait à être quelqu'un bien plutôt qu'à faire quelque chose. Il pensait que la vie elle-même est un art et qu'elle a ses différents styles comme les arts qui essaient de l'exprimer. Au surplus, son œuvre n'est point sans intérêt. Nous savons que William Blake s'arrêta un jour à l'Académie royale devant un de ses tableaux et qu'il déclara que «c'était très beau». Il a été comme «l'ébaucheur» de ce que d'autres ont réalisé, bien après lui. Il a eu, comme nos lettrés modernes, ce goût de culture générale que l'on déclare volontiers indispensable. Il écrit sur la Joconde, les premiers poètes français et la Renaissance italienne. Il aime les camées anciens, les tapis persans, les traductions de l'époque d'Elisabeth, de Cupidon et Psyché, Le Songe de Polyphile, et les belles reliures, et les premières éditions, et les épreuves aux larges marges. Il est extrêmement sensible à la richesse d'une habitation, et ne se fatigue pas de nous décrire les chambres dans lesquelles il vit ou plutôt celles dans lesquelles il aurait voulu vivre. Il a ce curieux amour du vert qui, chez les individus, est le signe d'un goût artistique très fin et dénote chez un peuple le relâchement ou même la corruption des mœurs. Comme Baudelaire, il aimait beaucoup les chats et, avec Gautier, il se sentait fasciné par ce «doux monstre de marbre», l'hermaphrodite de Florence et du Louvre.

Je l'avoue: dans ses descriptions, dans ses conseils sur l'ameublement, il ne s'affranchit pas toujours entièrement de son époque, il en subit le mauvais goût. Mais il est certain qu'il fut l'un des premiers à reconnaître le principe d'une libre esthétique, j'entends l'harmonie véritable de toutes les choses réellement belles, indépendamment de leur âge, de leur place, de leur école et de leur genre. Il comprit qu'en décorant une chambre qui n'est pas destinée à une exposition, mais à notre vie, nous ne devions pas songer à quelque reconstruction archéologique du passé, et ne pas nous infliger des besoins artificiels par amour de l'exactitude historique. A ce point de vue il a complètement raison. Ce qui est beau appartient à tous les temps.

 

Voilà pourquoi dans sa bibliothèque, ainsi qu'il nous l'a décrite, derrière un vase délicat de la céramique grecque, dont les gracieuses peintures évoquent la beauté évanouie, nous trouvons une estampe d'après Michel Ange, la «Sibylle de Delphes» et la «Pastorale» de Giorgione. Ici, un fragment de majolique florentine; là, une lampe d'un travail primitif, trouvée dans la tombe de quelque vieux romain. Sur la table se trouve un livre d'Heures, «placé dans une couverture d'argent massif, dorée et travaillée, portant d'élégantes devises, et semée de fins brillants et de rubis», et tout à côté «se blottit un vilain petit monstre, un lare, peut-être, déterré dans les champs ensoleillés de la Sicile.» De sombres bronzes antiques forment un contraste avec d'imposants Christs en croix, au pâle éclat, l'un sculpté sur ivoire, l'autre modelé en cire.» Wainewright a sa mignonne bonbonnière Louis XIV ornée d'une miniature de Petitot, ses théières «de biscuit bruni, recouvertes de filigranes», ses casiers de maroquin citron et son fauteuil «vert pomone».

Au milieu de ses livres, de ses figurines, de ses estampes, il nous apparaît comme un amateur passionné, un connaisseur subtil, regardant sa collection de Marc Antoine, le «Liber studiorum» de Turner dont il était un admirateur enthousiaste, ou examinant à la loupe quelques-unes de ses pierres antiques: «la tête d'Alexandre sur un onyx de deux strata», ou «ce superbe haut relief sur cornaline, le Jupiter Ægiochus». Il avait su réunir de fort belles estampes, et il nous donne des conseils très utiles pour former une collection. Tout en appréciant l'art moderne, il prêta toujours beaucoup d'importance à la reproduction des anciens chefs-d'œuvre; ce qu'il a écrit sur l'intérêt, sur la valeur des statues de plâtre est d'une justesse admirable.

Comme critique il s'occupait principalement des impressions complexes que lui avait causé une œuvre d'art, car il est indubitable qu'en esthétique il importe avant tout d'avoir des sensations. Il ne se souciait pas du tout des discussions abstraites sur la nature du beau, et la méthode historique, qui a été si fructueuse, était inconnue de son temps, mais il n'oublia jamais cette grande vérité que l'art ne s'adresse d'abord ni à l'intelligence, ni au sentiment, mais au sens artistique; à plusieurs reprises il nous montre ce sens artistique, ce goût comme il l'appelle, éduqué, perfectionné par de fréquents contacts avec les chefs-d'œuvre et finissant par devenir comme une sorte de jugement à toute épreuve. Non pas, à la vérité, qu'il n'y ait des modes en art comme il y en a dans l'habillement et que nous puissions tout à fait nous affranchir de l'influence de la coutume et de l'influence de la nouveauté. Wainewright pour sa part ne le pouvait pas, et d'ailleurs il reconnaissait avec franchise combien il est difficile de se faire une idée juste d'une œuvre contemporaine. Mais en général son goût est bon et sûr. Il admirait Turner et Constable à une époque où l'on ne parlait pas autant d'eux qu'on le fait à présent. D'un bon paysagiste il sentait bien qu'il faut réclamer d'autres qualités qu'un «métier habile et une exactitude de copiste». Etudiant de Crome «la scène dans les bruyères près de Norwich», il observe que ce tableau nous montre «comment une étude trop minutieuse des éléments à leurs moments de fureur, peut produire une œuvre insipide et sans intérêt». Du paysage en vogue à son époque il dit que «c'est simplement une énumération de collines et de vallées, de pieds d'arbres et d'arbustes, de cours d'eau, de prairies, de cottages et de maisons, un peu plus qu'une topographie, une sorte de carte enluminée où l'on cherche en vain les arcs-en-ciel, les pluies, les brouillards, les halos, les larges rayons perçant les nuages, les orages, les étoiles, bref tout ce qui touche surtout un vrai peintre.» Il sentait une grande répugnance pour ce qui est banal ou vulgaire, et s'il était heureux d'inviter Wilkie à dîner il se souciait aussi peu des tableaux de David que des poèmes de Crabbe. Il n'approuvait point les tendances imitatrices et réalistes de son temps et, il ne nous le cache point, l'intérêt qu'il portait à Fuseli était dû surtout à ce fait que le petit Suisse ne croyait pas à l'obligation pour un artiste de peindre seulement ce qu'il voyait. Dans un tableau, ce qu'il prise davantage, c'est la composition, la beauté et la noblesse des lignes, la richesse de la couleur, et la puissance créatrice. Ce n'était point d'ailleurs un dogmatique. «On ne peut juger une œuvre d'art, dit-il, que d'après les lois qui l'ont inspirée: tout se borne à savoir si ses différentes parties s'harmonisent entre elles.» Voilà un de ses meilleurs aphorismes. En étudiant des peintres aussi différents que Landseer et Martin, Stothard et Ety, il cherche toujours pour se servir d'une phrase désormais classique, «à voir l'œuvre comme elle est dans la réalité».

Cependant, ainsi que je l'ai déjà remarqué, il n'est jamais bien à son aise avec les œuvres des contemporains. «Le présent, écrit-il, m'offre une confusion d'images presque aussi agréable qu'une première lecture d'Arioste. Le moderne m'éblouit. J'ai besoin du télescope du temps pour regarder les choses. Elia se plaint de ne pas pouvoir discerner les mérites d'un poème manuscrit. L'impression, dit-il excellemment, les met en lumière. Une tonalité de cinquante années produit le même effet pour un tableau.» Ce qui le rend heureux c'est d'écrire sur Watteau et Lancret, sur Rubens et Giorgione, sur Rembrandt, Corrège et Michel Ange; il est encore plus heureux d'écrire sur l'art grec. Le gothique le touchait peu, mais l'art classique et l'art de la Renaissance lui furent toujours chers. Il comprit tout ce que notre école anglaise gagnerait à étudier la sculpture grecque; ainsi ne se lasse-t-il pas de recommander aux jeunes artistes de demander leurs inspirations au génie qui sommeille dans les marbres et les méthodes des Hellènes.

«Dans ses jugements sur les grands maîtres italiens, dit de Quincey, on sent une sincérité d'accent et une sensibilité toute personnelle; c'est un homme qui parle de lui-même et non pas seulement d'après les livres.» Rien ne l'honore davantage que ses efforts constants pour restaurer le style et lui donner toute la force d'une tradition raisonnée. Mais, il le savait bien, ni leçons, ni congrès, ni projets pour l'avancement des beaux-arts ne pouvaient avoir un résultat. Avec l'esprit pratique de Toynbee Hall, il préconise sagement un autre moyen: «Le public, dit-il, doit avoir constamment devant les yeux des chefs-d'œuvre.»

Comme on doit s'y attendre d'un peintre, ses critiques d'art sont pleines d'expressions techniques.

Sur le tableau de Tintoret «Saint-George délivrant du dragon la princesse Egyptienne», voici ce qu'il écrit:

La robe de Sabra, chaudement enluminée de bleu de Prusse, se détache des fonds de vert pâle avec son écharpe de vermillon et ces deux couleurs, d'un splendide éclat, se trouvent répétées en une tonalité plus basse dans les vêtements aux colorations de pourpre, sur l'armure bleu de fer du saint; et encore dans les draperies de limpide azur des premiers plans qui forment une large harmonie avec les ombres indigo de la haute forêt entourant le château.

Et ailleurs, il parle savamment d'un «délicat Schiavone, varié comme un parterre de tulipes, avec une richesse merveilleuse de teintes mourantes», et d'un portrait dont «les carnations ressemblent à la pulpe d'un fruit».

D'ordinaire il agit avec les impressions qu'il reçoit d'un tableau, comme si leur ensemble devait former une nouvelle œuvre d'art, et il essaie de les traduire en des mots qui produisent, comme on l'a vu, un effet pareil sur l'imagination et la sensibilité. Il fut un des premiers à s'exercer dans ce genre qu'on appelle la littérature d'art et qui a trouvé en MM. Ruskin et Browning ses plus parfaits représentants. Sa description du Repas italien de Lancret où «une jolie fille brune, riant de ses malices, se vautre sur l'herbe poudrée de marguerites» est, à certains égards, charmante.

Voici sa paraphrase sur le crucifiement de Rembrandt. Elle a tous les caractères de son style:

Les ténèbres – ténèbres de suie, ténèbres de mauvais augure – enveloppent toute la scène. Seulement sur le bois maudit, comme à travers une effrayante crevasse dans la voûte obscure, une pluie diluvienne, sans couleur, un flot de pluie et de neige, tombe à force, répandant une lumière grise, une lumière d'hallucination, plus horrible encore que la nuit palpable. Alors la terre tremble à tout moment jusqu'en ses profondeurs! La croix enténébrée tremble! Et pourtant les vents sont tombés, l'air stagne! Mais un sourd grondement retentit, et beaucoup de misérables commencent à fuir de la colline. Les chevaux sentent l'épouvante prochaine et deviennent indomptables. Le moment est bien proche où de sa propre volonté, déchiré, défaillant, perdant son sang en ruisseaux par son côté entr'ouvert, le front, la poitrine fondus en sueurs, et la langue noire, brûlée par la soif ardente de la mort, Jésus crie: «J'ai soif!»

Le mortel vinaigre est élevé jusqu'à lui.

A présent sa tête se penche et son corps sacré, privé de vie, se balance sur la croix. Un linceul de flamme brille comme un éclair et disparaît; les montagnes du Carmel et du Liban se fendent en deux; la mer roule au delà de ses sables ses vagues noires. La terre s'entr'ouvre et les tombeaux rendent leurs cadavres. Morts et vivants se mêlent dans une confusion extraordinaire et se précipitent à travers la cité Sainte où les attendent de nouveaux prodiges. Le voile du temple, le voile impénétrable! est déchiré du haut en bas et le lieu redouté qui récèle les Mystères des Hébreux: l'arche d'alliance, les tables de la loi et le chandelier à sept branches, la lumière des flammes surnaturelles l'entr'ouvre à cette multitude que Dieu vient d'abandonner.

Rembrandt ne peignit jamais cette esquisse, et il eut bien raison. Il aurait perdu tout son charme en écartant ce voile d'indécision troublante derrière lequel l'imagination dans le doute peut se donner libre carrière. A présent son œuvre est quelque chose, dirait-on, dans un autre monde. Un abîme profond nous en sépare, que le corps ne peut franchir et que seul peut atteindre notre esprit.

Dans ce passage composé, l'auteur nous l'apprend, «avec une sorte de terreur religieuse», il y a bien des traits qui sont «terribles» et plus encore qui sont tout à fait horribles, mais cela ne va point sans une certaine puissance de touche, et aussi une certaine violence et crudité de paroles qui serait une qualité et qu'on apprécierait beaucoup à notre époque, et qui n'en est pas moins son principal défaut. Il est plaisant, après cela, de passer à cette description du tableau de Jules Romain: «Céphale et Procris.»

«Lisons d'abord la lamentation de Moschus sur Bion, le doux berger, avant de regarder cette peinture ou examinons le tableau pour nous préparer à l'élégie. On trouve pour ainsi dire les mêmes images dans les deux œuvres. Ici et là pour la victime les bois du vallon murmurent; de tristes parfums s'exhalent des fleurs; le rossignol pleure à la pointe des roches, et l'hirondelle dans les longues et sinueuses vallées; les satyres, aussi, et les faunes gémissent, et les nymphes des fontaines fondent en larmes et forment des ruisseaux qui vont se perdre dans les bois. Les moutons et les chèvres délaissent leurs pâturages, et les oréades qui se plaisent à escalader les monts à pic jusqu'à leurs hauteurs les plus inaccessibles, descendent en courant des bois de pins dont les cimes s'inclinent en gémissant sous le vent, tandis que les dryades s'inclinent entre les branches des arbres qui se joignent, et que les fleuves pleurent la blanche Procris, par tous les sanglots de leurs vagues, emplissant d'une voix l'océan sans limites.

Les abeilles d'or se taisent sur l'Hymette embaumé de thym et le cor sonnant le deuil d'amour de l'Aurore ne chassera plus le froid crépuscule sur la cime du Mont Sacré. Le premier plan est un banc de gazon brûlé par le soleil, vallonné et creusé comme une vague, rendu plus inégal encore par des racines sortant de terre et des troncs d'arbres prématurément coupés par la hache et d'où jaillissent encore de frêles pousses vertes. Ce banc de verdure se redresse subitement à droite vers un bosquet touffu où ne pénètre la lueur d'aucune étoile, à l'entrée duquel se tient pétrifié le roi de Thessalie, tenant, entre ses genoux, ce corps poli comme l'ivoire, qui, un instant à peine auparavant, écartait de son front si doux les rudes rameaux et foulait les épines et les fleurs de son pied que la jalousie rendait si rapide, maintenant impuissant, lourd, privé de tout mouvement, sauf quand la brise, comme par moquerie, soulève sa chevelure épaisse.

 

Entre les troncs voisins, serrés, les nymphes étonnées s'avancent avec de grands cris.

Et les satyres, vêtus de peaux de cerfs, couronnés de guirlandes de lierre, s'approchent et leur visage orné de cornes montre une pitié étrange.

Plus bas, Lælaps est couché et montre par son halètement que la mort s'avance à grands pas; de l'autre côté du groupe, l'Amour Vertueux près de «vans renversés» présente la flèche à une troupe de Sylvains: faunes, béliers, boucs, satyres, mères de satyres, serrant plus fort leurs petits entre leurs mains effrayantes, qui accourent de la gauche dans un chemin creux entre le premier plan et une muraille de rochers. En dessous et dans la partie la plus basse est un dieu gardien de fleuve, dont l'urne épanche un flot mélancolique. Au-dessus et plus loin que l'Ephidryade, une autre femme arrachant ses cheveux paraît au milieu des colonnettes festonnées de vigne d'un bosquet rustique.

Le centre de la peinture est occupé par de fraîches prairies, dévalant vers l'embouchure d'un fleuve; au delà est la «vaste puissance de l'océan» d'où celle qui éteint les étoiles, la rose Aurore, monte en poussant avec furie ses chevaux baignés dans l'eau salée, pour voir les spasmes d'agonie de sa rivale.

Récrite avec soin, cette description pourrait être admirable. L'idée de trouver dans un tableau le sujet d'un poème en prose est elle-même excellente. Nos littératures modernes lui doivent beaucoup de leurs meilleures pages. A une époque très laide mais aussi très intelligente, les arts au lieu de s'inspirer directement de la vie s'empruntent les uns aux autres.

Au surplus Wainewright éprouvait des inclinations singulièrement variées. Tout ce qui a rapport au théâtre l'intéressait; il voulait que le costume, les décors fussent conformes à la vérité historique. On ne pouvait la négliger: «En art, dit-il, ce qu'on juge digne d'être entrepris mérite d'être bien fait.» Si l'on se permet un anachronisme, où s'arrêtera-t-on? En littérature, comme lord Beaconsfield, dans une circonstance fameuse, Wainewright se rangeait «du côté des anges.» Il fut des premiers à admirer Keats et Shelley, «la tremblante sensitive Shelley», ainsi qu'il l'appelle. Son admiration pour Wordsworth était sincère et profonde. Il appréciait beaucoup William Blake. L'une des meilleures copies que nous ayons encore des «Chants de l'innocence et de l'expérience» a été faite spécialement pour lui. Il aimait Alain Chartier, et Ronsard, et les poètes dramatiques de l'époque d'Elisabeth, et Chaucer, et Chapman, et Pétrarque. Pour lui tous les arts se tiennent: «Nos critiques, observe-t-il fort judicieusement, ne semblent pas se douter que la poésie et la peinture ont les mêmes origines, et que tout progrès véritable dans l'un de ces arts amène l'autre à un degré correspondant de perfection.» Ailleurs il prétend que c'est se duper soi-même ou essayer d'en faire accroire aux autres que de prétendre que l'on aime Milton si l'on n'admire aussi Michel Ange. Lui-même ne réservait point son enthousiasme. Avec ses collaborateurs du London Magazine il se montre toujours très généreux et loue Barry Cornwall, Allan Cunningham, Hazlitt, Elton et Leigh Hunt sans jamais laisser percer dans ses louanges la malice d'un ami.

Certains de ses croquis de Charles Lamb sont charmants en leur genre. Avec l'art du véritable comédien il prend le ton de son sujet.

«Que puis-je dire de toi que tous ne sachent déjà? Que tu as la gaieté d'un enfant et le savoir d'un homme: jamais plus noble cœur ne fit verser des larmes.

«Qu'il savait spirituellement tromper votre attente et vous insinuer des pensées bien opportunément hors de saison! Son langage sans affectation était précis, comme celui de ses chers Elizabéthiens, jusqu'à devenir parfois obscur. On eut pu étendre ses phrases comme des grains d'or en de très larges feuilles. Il se montrait sans pitié pour les fausses célébrités et ses observations mordantes sur la mode pour hommes de génie étaient son plat habituel. Sir Thomas Brown était son compère, et Burton, et le vieux Fuller. Dans son humeur amoureuse il folâtrait avec leurs livres, beautés sans rivales aux odeurs de vieux bouquin, et les rudes comédies de Beaumont et Fletcher l'induisaient en légers rêves. Il les jugeait comme un poète, mais il était bon de le laisser à son jeu; quelqu'un osait-il se lancer sur ses sujets favoris, il était homme à arrêter le parleur ou à lui répondre de telle sorte qu'on n'eût pu dire s'il voulait adresser un reproche ou tout simplement faire une malice. Un soir, à C… on parlait justement des deux dramaturges. M. X. vantait la passion et le style magnifique de je ne sais quelle tragédie. Elia l'interrompit brusquement. «Ce n'est rien, dit-il, les lyriques seuls ont le style magnifique, les lyriques!».

Wainewright, pour un côté de sa carrière d'écrivain, mérite tout spécialement de retenir l'attention. Il n'est personne, dans la première partie du siècle, à qui le journalisme moderne soit autant redevable. Il fut le précurseur de «l'asiatisme», se plut aux épithètes pittoresques et aux amplifications pompeuses. Un style si somptueux qu'il dérobe la pensée, tel est l'idéal de cette école littéraire si admirée, de Fleet-street, dont «Janus Weathercock» peut être appelé le créateur.

Il comprit également qu'il était très facile, en s'y reprenant sans cesse, d'intéresser le public à sa personne, et dans ses articles quotidiens ce jeune homme extraordinaire nous renseigne sur le monde qu'il avait à dîner, sur le tailleur qui l'habille, le vin qu'il aime, son état de santé actuel, ni plus ni moins que s'il rédigeait la chronique de la semaine pour quelque journal populaire de notre temps. Cette partie de son œuvre, certainement la moins précieuse, est cependant celle qui a eu l'influence la plus incontestable. Un publiciste, de nos jours, est un homme qui assomme les gens avec la singularité de son existence.

Comme certains êtres très artificiels, Wainewright avait un grand amour de la nature: «J'ai trois plaisirs», écrit-il quelque part: «m'asseoir paresseusement sur une éminence d'où je découvre un bel horizon; me tenir à l'ombre d'épais feuillages par un brillant soleil, et goûter la solitude sans avoir l'idée de l'isolement. La campagne me donne tout cela.»

Il écrit sur sa promenade parmi les brandes et les bruyères embaumées en répétant l'«Ode au Soir» de Collin, pour mieux saisir la délicate beauté de l'heure; il dit s'être caressé le visage «dans un lit de primevères humides de la rosée de Mai» et parle du plaisir de voir les vaches soufflant doucement «s'en aller lentement à l'étable, au crépuscule» et d'entendre «le tintement lointain des clochettes d'un troupeau». La phrase: «le polyanthus brillait sur sa froide couche de terre comme un tableau de Giorgione, seul, sur un panneau de chêne bruni», caractérise de façon curieuse son tempérament et le passage que voici n'est pas sans grâce: