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«

L'herbe courte et tendre était toute semée de marguerites – de celles qu'on nomme des pâquerettes – nombreuses comme les étoiles d'une nuit d'été. Le croassement rauque des corneilles affairées arrivait, adouci, des hauteurs d'un bouquet d'ormes, très loin, et par intervalles on entendait la voix d'un enfant chassant les oiseaux des champs fraîchement semés. Les profondeurs bleues du ciel étaient de la couleur du plus sombre outre-mer; pas un nuage ne rayait l'ether calme. Seule au ras de l'horizon flottait une légère vapeur, une brume de chaleur et de clarté sur laquelle se dessinait nettement le village voisin avec sa vieille église de pierre, d'une aveuglante blancheur. Je songeais aux

 «Vers écrits en Mars»

de Wordsworth

.



Nous ne devons cependant pas oublier que le jeune homme si cultivé qui écrivait ces lignes et qui était si sensible à la poésie de Wordsworth était aussi, comme je l'ai dit au commencement de cet essai, un des plus secrets, des plus habiles empoisonneurs qu'il y ait jamais eu au monde. Comment il fut fasciné par l'étrange péché, il ne nous l'a point dit, et le journal où il avait pris soin de noter sa méthode et le résultat de ses terribles expériences est malheureusement perdu pour nous. Même en ses derniers jours, il n'abordait ce sujet qu'avec beaucoup de réticences et préférait parler de «l'excursion» ou des Poëmes inspirés par l'Amitié. On ne doute pas toutefois que le poison dont il se servait, ne fût la strychnine. Dans une de ces belles bagues dont il était si fier et qui servaient à montrer le fin modelé de ses délicates mains d'ivoire, il avait coutume de renfermer quelques gouttes de noix vomique indienne, «un poison», nous dit un de ses biographes, «presque sans goût, difficile à découvrir et qu'on peut mêler à une grande quantité d'eau.» Ses meurtres, nous dit de Quincey, ne furent jamais connus de la justice. Ils ne sont pas douteux pourtant et quelques-uns sont dignes d'être mentionnés.



Sa première victime fut son oncle, M. Thomas Griffiths. Il l'empoisonna en 1829 pour hériter de Linden-House, une propriété qui lui plaisait beaucoup. Au mois d'août de l'année suivante il empoisonna Mrs Abercrombie, la mère de sa femme, et la même année, en décembre, il empoisonna la charmante Helen Abercrombie, sa belle-sœur. On ne sait au juste pour quelle raison il tua Mrs Abercrombie: par caprice, pour exercer l'horrible pouvoir qui était en lui, ou parce qu'il avait des soupçons? peut-être fut-ce sans motifs. Mais si, avec l'aide de sa femme, il assassina Helen Abercrombie, c'est qu'il l'avait assurée à plusieurs compagnies pour une somme de 18.000 livres. Voici comment fut commis le crime. Le 12 décembre, Wainewright, sa femme et son fils, revinrent de Linden-House à Londres et se logèrent au n

o

 12 de Conduit Street, dans Regent Street. Les deux sœurs Helen et Madeleine Abercrombie les accompagnaient. Dans la soirée du quatorze ils allèrent au théâtre, et Helen se trouva souffrante au souper. Le jour suivant elle était au plus mal, et on appelait pour la soigner, le docteur Locock, de Hanover square; le lundi 20, après la visite matinale du médecin, M. et M

me

 Wainewright lui apportèrent une tisane empoisonnée et s'en allèrent à la promenade.



Quand ils revinrent, Helen Abercrombie était morte. Elle avait seulement vingt ans. C'était une grande et aimable fille aux beaux cheveux blonds. Un charmant portrait à la sanguine existe encore qui est l'œuvre de son beau-frère et qui nous montre combien Wainewright subit l'influence de Sir Thomas Lawrence, un peintre dont les œuvres lui inspirèrent toujours une grande admiration. De Quincey dit que Mrs Wainewright ne fut pas complice du meurtrier. Puisse-t-il ne pas se tromper. Le crime alors eût été unique, et Wainewright le seul coupable.



Les compagnies d'assurances, qui soupçonnaient la vérité, refusèrent de payer; se retranchant derrière les règles spéciales de leurs polices, elles prétendirent qu'on leur avait fait de faux rapports et négligé de verser les primes. L'empoisonneur, avec un étrange courage, commença une action judiciaire devant la Cour de chancellerie contre l'Impérial qui se solidarisait avec les autres compagnies. Le procès dura cinq ans et se termina par un verdict en faveur de l'Impérial. Le juge était Lord Abinger.

Egomet Bonmot

 avait pour le représenter M. Erle et Sir William Follet; Sir Frederick Pollock se trouvait avec l'avocat général à la partie-adverse. Le plaignant, par malheur, ne pouvait pas assister aux audiences.



En refusant de lui verser les 18.000 livres, les compagnies lui avaient causé les plus pitoyables embarras. Quelques mois après le meurtre d'Helen Abercrombie, on l'avait arrêté pour dettes dans une rue de Londres, alors qu'il donnait une sérénade à la fille d'un ami. Il put recouvrer sa liberté, mais il pensa qu'il valait mieux cette fois s'en aller à l'étranger jusqu'à ce qu'il se fût arrangé avec ses créanciers. Il partit donc pour Boulogne, descendit chez le père de la jeune fille à la sérénade et le décidait bientôt à s'assurer sur la vie pour 3.000 livres à la compagnie du Pélican. Il eut soin que toutes les formalités nécessaires fussent accomplies, et la police bien rédigée; puis un soir, après dîner, comme ils prenaient ensemble le café, il laissa tomber quelques granules de strychnine dans la tasse de son hôte.



Cet empoisonnement ne pouvait lui procurer aucun avantage pécuniaire; s'il le commit, ce fut simplement pour se venger de la première compagnie qui avait refusé de lui payer le prix de son crime. Son ami mourut le lendemain en sa présence, et il quitta Boulogne aussitôt pour entreprendre un voyage d'études à travers les régions les plus pittoresques de la Bretagne. Quelque temps il fut l'hôte d'un vieux gentilhomme français qui avait une belle maison de campagne à Saint-Omer. De là il se rendit à Paris, où il demeura plusieurs années, menant une existence fastueuse, disent les uns, tandis que d'autres racontent «qu'il avait coutume de porter sur lui du poison et qu'il effrayait tous ceux qui le connaissaient». En 1837 il retourna secrètement en Angleterre où l'attirait comme une folle et étrange fascination. Il suivait une femme qu'il aimait.



On était au mois de juin et il se trouvait à un des hôtels de Covent Garden. Son salon était au rez-de-chaussée, et prudemment il en tenait les jalousies baissées de crainte d'être découvert. Treize ans plus tôt, alors qu'il composait sa belle collection de majoliques et de Marc-Antoine, il avait contrefait dans une procuration et produit à son contrat de mariage la signature de ses curateurs pour entrer en possession d'une partie de son héritage maternel. Il savait que l'on avait découvert le faux et qu'en retournant en Angleterre il exposait sa vie. Il y retournait pourtant. Qui s'en étonnera? On dit que la femme était très belle. Et puis elle ne l'aimait pas.



Ce fut tout à fait par hasard qu'il fut découvert. Un bruit dans la rue attira son attention; en artiste qui se plaît à toutes les manifestations de la vie ambiante, il ne sut pas se défendre de lever un moment ses jalousies. Aussitôt quelqu'un s'écria du dehors: «Tiens! Wainewright, le faussaire!» C'était Forrester, le coureur de Bow-Street.



Le 5 juillet, il fut amené à Old Bailey. Le

Times

 publia sur le procès le compte rendu suivant:



Devant M. le juge Vaughan et M. le Conseiller Alderson, a comparu Thomas Griffiths Wainewright, âgé de quarante-deux ans, homme d'apparences distinguées, portant moustaches, accusé d'avoir signé un faux billet de 2259 livres et de s'en être servi avec l'intention de porter préjudice au Gouverneur et à la société de la Banque d'Angleterre.



Il y avait cinq accusations contre le prisonnier, et Wainewright les a toutes repoussées à l'interrogatoire que lui a fait subir dans la matinée M. le juge d'instruction Arabin. Cependant, au tribunal, il a demandé qu'il lui fût permis de renoncer à sa première défense, et il s'est reconnu coupable de deux délits qui ne devaient pas entraîner de condamnation capitale.



L'avocat de la Banque a déclaré que trois autres accusations étaient portées contre lui, mais que la Banque ne désirait pas une effusion de sang. En conséquence, on a seulement retenu les deux charges les moins importantes, et le prisonnier, à la fin de la session, s'est vu condamner à la déportation à perpétuité.



On le conduisit à Newgate pour le préparer à son transport aux colonies. Dans un passage singulier de ses premiers essais il imagine qu'il est lui-même enfermé dans la prison d'Horse Monger, condamné à mort pour n'avoir pu résister à la tentation de dérober au British Museum quelques Marc Antoine qui manquaient à sa collection. La peine qu'il allait subir était une sorte de mort pour un homme aussi artiste. Il s'en plaint amèrement à ses amis, et remarque, non sans raison, comme on le verra, que l'argent était réellement le sien, qu'il en avait hérité de sa mère et que le faux, si c'en était un, avait été commis il y a trente ans, ce qui était au moins, dit-il, une

circonstance atténuante

. La permanence de la personnalité est un problème métaphysique des plus subtils, que certainement la loi anglaise résout d'une manière extrêmement rude et primitive. N'est-ce pas d'ailleurs impressionnant qu'il se soit attiré une condamnation aussi sévère pour un acte qui, si nous nous rappelons son influence déplorable sur la prose de nos modernes journalistes, n'est pas le pire de tous ses péchés.



Lorsqu'il était à Newgate, Dickens, Macready et Hablot Browne qui visitaient les prisons dans un but artistique, l'y découvrent. Il leur lança un regard méfiant, nous dit Forster; Macready fut effrayé de reconnaître un homme avec lequel il avait été si étroitement lié dans sa jeunesse et qui l'avait reçu à sa table.



D'autres furent plus curieux, et sa cellule fut quelque temps comme un rendez-vous de flânerie élégante. Nombre d'hommes de lettres y vinrent visiter leur vieux camarade. Mais, depuis longtemps, il n'était plus ce charmant Janus au cœur léger qu'admirait Charles Lamb. Il était, semble-t-il, devenu tout à fait un cynique.

 



A l'agent de la Compagnie d'assurances qui le visitait, un après-midi, et pensait mettre sa rencontre à profit en lui lançant cette pointe: «Après tout, le crime est une mauvaise spéculation», il répliqua: «Monsieur, vous autres, gens de la Cité, vous vous lancez dans une spéculation et vous en courez la chance. Quelques-unes de vos spéculations réussissent, d'autres échouent. Il arrive que les miennes ont échoué, que les vôtres ont réussi. C'est la seule différence, Monsieur, qui existe entre vous et moi. D'ailleurs, je vous dirai, Monsieur, que, jusqu'à la fin, j'ai réussi au moins l'une de mes entreprises. En dépit de toutes les vicissitudes, je me suis obstiné à rester un homme distingué. Je l'ai toujours été, je le suis encore. Ainsi, c'est la coutume en cette maison que les locataires d'une cellule la balaient le matin à tour de rôle. J'occupe une cellule avec un maçon et un ramoneur, eh bien! ils ne m'ont jamais présenté le balai!» Quand un ami lui reprochait le meurtre d'Hélène Abercrombie, il haussait les épaules en disant: «Je l'avoue, c'est horrible, mais elle avait les hanches trop développées.»



De Newgate, on le conduisit aux pontons de Portsmouth, et de là, il fut embarqué sur la

Suzanne

 pour la terre de Van Diemen avec trois cents autres condamnés. Il semble que le voyage lui déplut fort, si l'on en juge par une lettre écrite à un ami où il se plaint amèrement du sort ignominieux qui le force à se mêler, lui, le compagnon des poètes et des artistes, à des rustres grossiers. Les épithètes dont il se sert ici ne doivent pas nous surprendre. Le crime, en Angleterre, est rarement une œuvre de réflexion; presque toujours il est causé par la faim. Il n'y avait probablement personne à bord qui pût l'écouter avec sympathie et dont le caractère lui offrit un intérêt psychologique.



Son amour de l'art, toutefois, ne l'abandonna jamais. A Hobart-Town, il découvrit un atelier et recommença à dessiner et à peindre des portraits. Sa conversation et ses manières, dit-on, étaient toujours aussi charmantes. Encore ne semble-t-il pas avoir renoncé à ses habitudes d'empoisonneur; on les retrouve en deux circonstances où il essaya d'en finir avec des gens qui l'avaient offensé. Mais il avait perdu son adresse de main.



Deux de ses entreprises échouèrent complètement; aussi se dégoûta-t-il tout à fait de la société tasmanienne et, en 1844, il présenta au gouverneur de la colonie, Sir John Eardley Wilmot, un mémoire où il demandait sa libération. «Je suis, disait-il, torturé par des idées qui se battent en moi pour obtenir leur expression; je souffre de ne pouvoir accroître mon savoir ni exercer ma parole d'une façon agréable, même utile!» Cependant, on rejeta sa requête, et l'associé de Coleridge n'eut pas d'autre consolation que d'évoquer ces merveilleux Paradis artificiels dont les fumeurs d'opium ont seuls le secret. En 1852, il mourut d'apoplexie. Son seul compagnon était un chat pour lequel il ressentait une extraordinaire affection.



Ses crimes ont eu, je pense, beaucoup d'influence sur son art. Ils donnèrent à son style un caractère vigoureux qui est certainement absent de ses premières œuvres. Dans une note de sa

Vie de Dickens

, Forster mentionne qu'en 1847, Lady Blessington reçut de son frère, le major Power, qui avait un emploi militaire à Hobart-Town, le portrait à l'huile d'une jeune fille qui était dû à ce peintre spirituel. «Dans les traits de cette aimable et gracieuse personne, nous dit le biographe, il avait réussi à exprimer sa propre méchanceté.» Ainsi un roman de M. Zola nous montre un jeune artiste impressionniste qui, ayant commis un meurtre, se met à peindre en des tons verdâtres, morbides, et dont tous les portraits, même ceux de ses plus respectables modèles, ressemblent à sa victime. Ce fut à des suggestions encore plus singulières que M. Wainewright dut son développement artistique. Le mal est quelquefois créateur.



Cet homme dont les débuts furent si brillants et qui éblouit quelques années le Londres littéraire, a certainement une physionomie étrange et fascinatrice. M. W. Carrew Hazlitt, son dernier biographe, dont le petit livre, auquel j'ai eu souvent recours, est sans prix au point de vue des faits, pense que son amour de l'art et de la nature n'était que feinte et pose; d'autres lui refusent tout talent littéraire. C'est là une appréciation mesquine ou tout au moins erronée. Ses empoisonnements ne prouvent rien contre son style. Les vertus domestiques ne sont pas nécessaires à l'art, bien qu'elles puissent être une excellente réclame pour les artistes de seconde catégorie. De Quincey a pu exagérer les dons critiques de Wainewright et je reconnais moi-même encore une fois que dans ses œuvres beaucoup de passages sont trop familiers, trop communs, trop «journalistiques» au mauvais sens de ce mauvais mot. Ici et là sa phrase est franchement vulgaire, et il ne garde jamais sur lui-même cette maîtrise du véritable écrivain. Mais nombre de ses défauts tiennent à son temps; après tout, la prose que Charles Lamb estimait «capitale» n'a pas le moindre intérêt historique. Il me paraît certain qu'il eut un réel amour de l'art et de la nature. C'est fâcheux! mais il n'existe pas d'antinomie entre le crime et la culture: nous ne pouvons récrire l'histoire pour satisfaire notre sens moral.



En réalité il est trop étranger à notre temps pour que nous puissions l'apprécier avec quelque justice. Il est impossible de ne pas se sentir désagréablement prévenu contre un homme qui aurait pu empoisonner Lord Tennyson, ou M. Gladstone, ou le Maître de Balliol. Mais s'il avait porté des vêtements, parlé un langage différents des nôtres; s'il avait vécu à l'époque de la Rome impériale, ou de la Renaissance italienne, ou dans l'Espagne du xvii

e

 siècle, enfin dans un autre pays, dans un autre siècle que le nôtre, nous serions plus capables de l'estimer sans parti pris à son rang et à sa valeur. Je sais qu'il y a beaucoup d'historiens, tout au moins d'écrivains auxquels on donne ce titre, qui trouvent nécessaire de juger l'histoire en moralistes, et distribuent leurs éloges ou leurs blâmes avec la complaisance solennelle d'un tranquille maître d'école. Mais c'est une sotte habitude et qui prouve seulement que l'instinct moral à son point de perfection, se montre toujours là où il n'a que faire. Quiconque possède le sens de l'histoire, n'aura jamais l'idée de blâmer Néron, de gronder Tibère ou de réprimander César Borgia.



Ils sont devenus pour ainsi dire les marionnettes d'une comédie, ils peuvent nous remplir de terreur, d'horreur ou d'étonnement, mais ils ne nous font aucun mal. Ils n'ont pas de rapport direct avec nous. Nous n'avons rien à redouter de leurs personnes. Ils sont entrés dans le monde de l'art et de la science, et l'art non plus que la science ne s'occupent d'approuver ni de désapprouver les mœurs. Peut-être un jour en sera-t-il ainsi pour l'ami de Charles Lamb. Maintenant je sens bien qu'il est un peu trop près de nous pour être traité avec cet esprit de curiosité fine et désintéressée, qui a inspiré à M. John Addington Symonds, Miss A. Mary F. Robinson, Miss Vernon Lee et autres distingués écrivains, de si charmantes études sur les grands criminels de la Renaissance. L'art toutefois ne l'a pas oublié. Il est le héros du conte de Dickens «Aux Abois», le Varney de la «Lucrèce» de Bulwer. Ainsi la fiction, c'est un plaisir de le constater, a rendu hommage à celui qui s'était montré si puissant «avec la plume, le crayon et le poison». Or il n'est pas d'acte plus important que d'inspirer une fiction.



Le Critique Artiste

Avec quelques remarquessur l'importancede ne rien faire

Personnages

: Gilbert et Ernest.



Scène:

La bibliothèque d'une maison de Piccadilly, donnant sur Green Park

.



DIALOGUE

PREMIÈRE PARTIE

Gilbert,

au piano

. – Mon cher Ernest, de quoi riez-vous?



Ernest,

levant les yeux

. – D'une bien bonne histoire que je viens de trouver dans ce volume de souvenirs qui est là sur votre table.



Gilbert. – Quel livre? Ah! je vois. Je ne l'ai pas encore lu. Est-il bon?



Ernest. – Tandis que vous faisiez de la musique, je l'ai feuilleté, non sans amusement, bien qu'en général je n'aime pas les mémoires modernes. Ils sont presque toujours écrits par des gens qui ont totalement perdu leurs souvenirs ou ne firent jamais rien qui vaille qu'on s'en souvienne. C'est là cependant la véritable explication de leur succès, car le public anglais se sent toujours parfaitement à son aise quand une médiocrité lui parle.



Gilbert. – Oui, le public est merveilleusement tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. Mais j'avoue que j'aime tous les mémoires. Je les aime pour leur forme tout autant que pour leur contenu. En littérature, le pur Egotisme est délicieux. C'est lui qui nous fascine dans les lettres de personnalités aussi différentes que Cicéron et Balzac, Flaubert et Berlioz, Byron et M

me

 de Sévigné. Toutes les fois que nous le rencontrons, ce qui, chose assez étrange, est plutôt rare, nous ne pouvons que l'accueillir avec joie et nous ne l'oublions pas facilement.



Rousseau sera toujours aimé par l'humanité pour avoir confessé ses péchés, non à un prêtre, mais à l'univers, et les nymphes couchées que Cellini fit en bronze pour le château du roi François, le Persée vert et or, même, qui dans la Loggia de Florence montre morte à la lune la terreur qui jadis pétrifiait la vie, ne nous a pas donné plus de joie que cette autobiographie où le scélérat suprême de la Renaissance nous rapporte l'histoire de sa splendeur et de sa honte.



Les opinions, le caractère, les œuvres de l'homme importent très peu. Il peut être un sceptique comme le gentil Sieur de Montaigne, ou un saint comme l'âpre enfant de Monique; s'il nous dit ses secrets il peut nous charmer et contraindre nos oreilles à l'écouter et nos lèvres à se taire. Le mode de pensée que représenta le cardinal Newman – si l'on peut appeler mode de pensée celui qui cherche à résoudre les problèmes intellectuels en niant la suprématie de l'intelligence – ne peut pas, je le crois, et ne doit pas survivre. Mais l'univers ne se lassera jamais de suivre cette âme inquiète en sa marche qui la conduisit de ténèbres en ténèbres. L'église solitaire de Littlemore où «le souffle du matin est humide et rares les fidèles» lui sera toujours chère et, toutes les fois que les hommes verront fleurir les giroflées d'or sur le mur de Trinity-College, ils penseront à ce gracieux étudiant qui vit dans le retour certain de cette fleur, la prophétie qu'il resterait pour jamais avec la Bénigne Mère de ses jours … une prophétie dont la Foi, dans sa sagesse ou sa folie, ne souffrit pas l'accomplissement. Oui, l'autobiographie est chose irrésistible. Ce pauvre, ce niais infatué de lui-même que fut M. le secrétaire Pepys est entré par son bavardage dans le cercle des Immortels et, sachant que l'indiscrétion est le meilleur du courage, il se démène au milieu d'eux en cette «robe de peluche pourpre à boutons d'or et à brandebourgs» qu'il aime tant nous décrire, tout à son aise, et bavarde avec un plaisir infini pour lui-même, et pour nous, sur le jupon bleu indien qu'il acheta pour sa femme, sur «la bonne fressure de porc» et «la délectable fricassée de veau à la française» qu'il aimait tant, sur son jeu de boules avec Will Joyce et ses «courses après les belles», sa récitation d'

Hamlet

 un dimanche, son jeu de viole en semaine et autres choses méchantes ou triviales.



Même dans la vie courante, l'égotisme n'est pas sans attraits. Quand les gens nous parlent des autres, ils sont d'habitude ennuyeux. Quand ils parlent d'eux-mêmes, ils sont presque toujours intéressants, et si l'on pouvait, quand ils nous fatiguent, les enfermer comme on le fait d'un livre dont on est las, ils seraient parfaits, absolument.



Ernest. – Il y a beaucoup de valeur dans ce Si, comme dirait Touchstone. Mais proposez-vous sérieusement que chacun devienne son propre Boswell? Que deviendraient en ce cas nos laborieux compilateurs de Vies et de Souvenirs?



Gilbert. – Ce qu'ils deviendraient? Ces gens-là sont le fléau du siècle, ni plus ni moins. Chaque grand homme de nos jours a ses disciples et c'est toujours Judas qui écrit la biographie.



Ernest. – Cher ami!



Gilbert. – J'ai peur que ce ne soit vrai. Autrefois nous canonisions nos héros. La méthode moderne est de les vulgariser. Des éditions bon marché de grands livres peuvent être délicieuses, mais des éditions bon marché de grands hommes sont absolument détestables.

 



Ernest. – Puis-je vous demander, Gilbert, à qui vous faites allusion?



Gilbert. – Oh! à tous nos

littérateurs

 de second ordre. Nous sommes envahis par un tas de gens qui, lorsqu'un poète ou un peintre meurt, arrivent à la maison avec l'entrepreneur des pompes funèbres et oublient que leur seul devoir est de se tenir muets. Mais ne parlons pas d'eux. Ce ne sont que les détrousseurs de cadavres de la littérature. La poussière est donnée à l'un et les cendres à un autre, mais l'âme est hors de leur atteinte. Et maintenant, laissez-moi vous jouer du Chopin ou du Dvorak? Vous jouerai-je une fantaisie de Dvorak? Il écrit des choses passionnées, d'une curieuse couleur.



Ernest. – Non, je ne me soucie pas de musique en ce moment. C'est beaucoup trop indéfini. D'ailleurs j'avais pour voisine à table, hier soir, la baronne Bernstein et, bien que ce soit une femme absolument charmante sous tout autre rapport, elle insista pour discuter sur la musique comme si la musique était réellement écrite en langue allemande. Et, quelles que soient les affinités de la musique, elle n'en a aucune, je suis heureux de le dire, avec l'allemand. Il y a des formes de patriotisme qui sont vraiment avilissantes. Non, Gilbert, ne jouez plus. Retournez-vous et parlez-moi. Parlez-moi jusqu'à ce que dans la chambre entre le jour aux cornes blanches. Il y a dans votre voix quelque chose de merveilleux.



Gilbert,

se levant du piano

. – Je ne suis pas en humeur de causer ce soir. Comme c'est mal à vous de sourire! Vraiment, je ne suis pas disposé. Où sont les cigarettes? Merci. Que ces simples narcisses sont exquis! Ils semblent d'ambre et de frais ivoire. On dirait des objets grecs de la meilleure période. Quelle était donc l'histoire qui vous fit rire, dans les confessions de l'Académicien repentant? Dites-la moi? Après avoir joué du Chopin, je me sens comme si j'avais pleuré sur des péchés que je n'ai jamais commis, et je suis en deuil pour des tragédies qui ne me concernent pas. La musique me semble toujours produire cet effet. Elle nous crée un passé que nous ignorions, et nous remplit d'un sentiment de tristesses qui furent soustraites à nos larmes. Je puis m'imaginer un homme ayant mené une vie parfaitement banale, et qui, entendant par hasard quelque curieux morceau de musique, découvre soudain que son âme a passé, à son insu, par de terribles expériences et connu d'effrayantes joies, de sauvages amours romantiques ou de grands renoncements. Dites-moi cette histoire, Ernest. J'ai besoin d'être distrait.



Ernest. – Oh! je ne sais si cela est de quelque importance. Mais j'ai trouvé là une explication vraiment admirable de la valeur réelle de l'ordinaire critique d'art. Il paraît qu'un jour une dame demanda gravement à l'Académicien repentant, comme vous l'appelez, si son tableau célèbre: «Un jour de printemps à Whiteley» ou «Attendant le dernier omnibus» ou quelque sujet de ce genre, était tout entier peint à la main?



Gilbert. – Et l'était-il?



Ernest. – Vous êtes incorrigible. Mais, sérieusement parlant, à quoi sert la critique d'art? Pourquoi l'artiste ne peut-il être laissé seul, créer un nouveau monde s'il le désire ou, sinon, donner une ébauche du monde que nous connaissons déjà et dont chacun de nous, j'imagine, se lasserait si l'art avec son esprit subtil de choix et son délicat instinct de sélection ne le purifiait pour nous et ne lui donnait une perfection momentanée. Il me semble que l'imagination agrandit ou devrait agrandir autour d'elle la solitude et qu'elle travaille mieux dans le silence et l'isolement. Pourquoi l'artiste serait-il troublé par la clameur perçante de la critique? Pourquoi ceux qui ne peuvent créer prennent-ils sur eux d'estimer la valeur du travail créateur? Que peuvent-ils en connaître? Si l'œuvre d'un homme est facile à comprendre, une explication est inutile …



Gilbert. – Et si son œuvre est incompréhensible, une explication est mauvaise.



Ernest. – Je n'ai pas dit cela.



Gilbert. – Ah! Vous auriez dû le dire. Aujourd'hui, si peu de mystères nous restent que nous ne pouvons souffrir d'être privé de l'un d'eux. Les membres de la «Browning Society» comme les théologiens du «Broad Church Party» ou les auteurs des «Great Writers' Series» de M. Walter Scott me paraissent perdre leur temps en essayant d'expliquer