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Cruelle Énigme

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Oui, pourquoi? pourquoi? Cette angoisse d'ordre tout moral accompagna dès cette minute l'angoisse de la vision physique. Hubert commença de penser, non plus seulement à son mal, mais à la cause de son mal. Brûler ces lettres, déchirer ce portrait, briser, jeter la chaîne, la bague, détruire ce résidu suprême de son amour, cela lui aurait été aussi impossible que de déchirer avec le fer le corps frémissant de sa maîtresse. C'étaient, ces objets, des personnes vivantes, avec des regards, des caresses, des palpitations, une voix. Il referma le tiroir, incapable de supporter plus longtemps la présence de ces choses qui lui semblaient faites de la substance même de son cœur. Il se jeta sur la chaise longue et il se perdit dans le gouffre de ses réflexions. Oui, Thérèse l'avait aimé, Thérèse l'aimait. Il y a des larmes, des étreintes, une chaleur d'âme qui ne mentent pas. Elle l'aimait et elle l'avait trahi! Elle s'était donnée à un autre, avec son nom à lui dans le cœur, moins de six semaines après l'avoir quitté! Mais pourquoi? pourquoi? Poussée par quelle force? Entraînée par quel vertige? Envahie par quelle ivresse? Qu'était-ce donc que la nature, non plus de ces femmes-là, – il n'avait plus de ces férocités de pensée maintenant, – mais de la femme, pour qu'une aussi monstrueuse action fût seulement possible? De quelle chair était-elle donc pétrie, cette créature décevante, pour qu'avec toutes les apparences, avec toutes les réalités du sentiment, on ne pût pas faire plus de fond sur elle que sur de l'eau? Qu'elles étaient douces, ces mains de la femme, et qu'elles semblaient loyales! et cependant leur confier son cœur, dans la sécurité de l'affection partagée, c'était la plus folle des folies! Elle vous sourit, elle vous pleure, et déjà elle a remarqué celui qui passe, celui auquel, s'il l'amuse une heure, elle sacrifiera toute votre tendresse, une flamme aux yeux, la grâce aux lèvres! Ah! pourquoi? pourquoi? Qu'y a-t-il pourtant de vrai au monde, si même l'amour n'est pas vrai? Et quel amour? Hubert scrutait son passé intime maintenant; il faisait l'examen de conscience de son attachement pour Thérèse, et il se rendait cette justice qu'il n'avait pas eu depuis des mois une pensée qui ne fût pour elle. Certes il avait commis des fautes, mais pour elle toujours, et, à cette heure pourtant si triste, il ne pouvait pas se repentir de ces fautes-là. Il aurait éprouvé un soulagement de toute sa peine à s'agenouiller devant le prêtre qui l'avait élevé, à lui dire: «Mon père, j'ai péché.» Mais non; il était au-dessus de ses forces de regretter les actions auxquelles Thérèse, sa Thérèse, était mêlée. Oui, il l'avait idolâtrée avec une ferveur sans défaillance, et c'était son premier amour, et ce serait le dernier, du moins il le croyait ainsi, et il lui avait montré cette confiance dans la durée de leur sentiment avec une ingénuité sans calcul. Rien de tout cela n'avait eu sur elle assez d'influence pour l'arrêter au moment de commettre son infamie, – avec le même corps! Il en respirait l'arome subitement, il en retrouvait l'impression sur tout son être; puis c'était une résurrection de la jalousie, douloureuse jusqu'à la torture, et toujours il reprenait le «pourquoi? pourquoi?» – désespéré lui, chétif, après tant d'autres, de se heurter à cette charade sans mot, qui est l'âme de la femme, coupable une fois, coupable deux fois, coupable jusqu'à ses cheveux blancs et jusqu'à sa mort.

Cette nouvelle forme de chagrin dura des jours encore et des jours. Le jeune homme donnait plein accès en lui à un sentiment nouveau qu'il n'avait jamais soupçonné jusque-là, qu'il devait toujours subir désormais, – la défiance. Il avait vécu depuis ses premières années dans une foi complète aux apparences qui l'entouraient. Il avait cru en sa mère. Il avait cru en Dieu. Il avait cru en la sincérité de toutes les paroles et de toutes les caresses. Il avait cru, par-dessus tout, en Thérèse de Sauve. Il l'avait, dans sa pensée, assimilée au reste de sa vie. Autour de lui tout était vérité; aussi l'amour de Thérèse lui était-il apparu comme une vérité suprême, et voici que maintenant, par une révolution d'esprit où se trahissait le vice originel de son éducation, il assimilait à cette femme de mensonge tout le reste de sa vie. Il avait été façonné par sa mère à ne faire aucune part au scepticisme. C'est probablement le procédé le plus sûr pour que la première déception transforme le trop croyant en un négateur absolu. Il n'est jamais bon d'attendre beaucoup des hommes et de la nature, car ils sont, eux, des animaux féroces à peine masqués de convenances; et quant à elle, son apparente harmonie est faite d'une injustice qui ne connaît pas de rémission. Pour garder de l'idéal en soi, jusqu'à ce que la mort nous délivre enfin du dangereux esclavage des autres et de nous-mêmes, il faut s'être habitué de bonne heure à considérer l'univers de la beauté morale comme le fumeur d'opium considère les songes de son ivresse. Ce qui constitue leur charme, c'est d'être des songes, partant de ne correspondre à rien de réel. Hubert était si accoutumé, bien au contraire, à remuer son intelligence tout d'une pièce, qu'il ne pouvait pas douter ou croire à moitié. Si Thérèse lui avait menti, pourquoi tout ne mentirait-il point aussi? Cette idée ne se formulait pas sous une forme abstraite, et il n'y arrivait pas avec l'aide du raisonnement: c'était une façon de sentir qui se substituait à une autre. Il se surprenait, durant cette cruelle période, à douter de Thérèse dans leur passé commun. Il se demandait si sa trahison de Trouville était la première, si elle n'avait pas eu d'autre amant que lui au temps de leur passion la plus enivrée. La perfidie de cette femme lui corrompait jusqu'à ses souvenirs. Elle faisait pire. Sous cette influence de misanthropie, il commettait le plus grand des crimes moraux, il doutait de la tendresse de sa mère. Oui, dans cette affection passionnée de Mme Liauran, le malheureux ne voyait plus qu'un égoïsme jaloux. «Si elle m'aimait vraiment, elle ne m'aurait pas appris, se disait-il, ce qu'elle m'a appris.» Il se trouvait ainsi dans cet état de cœur auquel le langage populaire a donné le nom si expressif de désenchantement. Il avait fini de voir la beauté de l'âme humaine, et il commençait d'en constater la misère, et toujours il retombait sur cette question comme sur une pointe d'épée: «Mais pourquoi? pourquoi?» Et il creusait le caractère de Thérèse sans aboutir à une réponse. Autant valait demander pourquoi Thérèse avait des sens en même temps qu'un cœur, et pourquoi le divorce s'établissait à de certaines heures entre les besoins de ce cœur et la tyrannie de ces sens, comme chez les hommes. Les débauchés en qui le libertinage n'a pas tué le sentimentalisme connaissent le secret de ces divorces; mais Hubert n'était pas un débauché. Il devait rester pur, même dans son désespoir, et jamais il ne lui vint à la pensée de demander l'oubli de son mal aux enivrements des baisers sans amour. Il ignora toujours les tentations des alcôves vénales et consolatrices, – où l'on perd en effet ses regrets, mais en perdant son rêve.

Et cependant, comme il était jeune, comme dans son intimité avec Thérèse il avait contracté l'habitude du plus ardent plaisir, celui qui exalte à la fois l'esprit et le corps dans une communion divine, après quelques semaines de ces douleurs et de ces réflexions, il commença de ressentir l'obscur désir, l'appétit inavoué de cette femme, dont il ne voulait plus rien savoir, qu'il devait considérer comme morte et qu'il méprisait si absolument. Cet étrange et inconscient retour vers les délices de son amour, mais un retour qu'aucun idéal n'ennoblissait plus, se manifesta par une de ces curiosités qui sortent des profondeurs insondables de notre être. Il éprouva un besoin maladif de voir de ses yeux cet homme qui avait été l'amant de Thérèse, ce La Croix-Firmin auquel sa maîtresse s'était donnée, dans les bras duquel elle avait frémi de volupté, comme dans ses bras, à lui. Pour un directeur de conscience qui aurait suivi, période par période, le ravage qu'accomplissait dans cette âme le ferment de corruption inoculé par la trahison de Thérèse, cette curiosité eût sans doute paru le symptôme le plus décisif d'une métamorphose de cet enfant grandi parmi toutes les pudeurs. N'était-ce point le passage de l'horreur absolue devant le mal, tourment et gloire des êtres vierges, à cette sorte d'attrait encore épouvanté si voisin de la dépravation? Mais surtout, c'était l'affreuse complaisance de l'imagination autour de l'impureté d'une femme désirée, qui veut que, par une des plus tristes lois de notre nature, la constatation de l'infidélité, en avilissant l'amant, en déshonorant la maîtresse, avive si souvent l'amour. Il est probable que, dans ce cas, l'idée de la perfidie agit à l'état de tableau infâme, et ainsi s'expliquent ces accès de sensualité dans la haine qui étonnent le moraliste au cours de certains procès fondés sur les drames de la jalousie. Certes, le pauvre Hubert n'en était pas à donner place en lui à des instincts de cette bassesse; et cependant sa curiosité de connaître son rival de Trouville était déjà bien malsaine. Il en était d'elle comme de la faute de Thérèse. C'est la ténébreuse, l'indestructible mémoire de la chair qui agit à l'insu de l'être qu'elle domine. Il y avait un peu du souvenir de toutes les caresses données et reçues depuis la nuit de Folkestone, dans ce désir de repaître ses regards de l'existence réelle de l'homme haï. Cela devint quelque chose de si âpre et de si cuisant, qu'après avoir lutté longtemps et avec la sensation qu'il se diminuait étrangement, Hubert n'y put résister; et voici quel procédé presque enfantin il employa pour réaliser son singulier désir: il calcula que La Croix-Firmin devait appartenir à un cercle à la mode, et il eut tôt fait de découvrir son nom et son adresse dans l'annuaire d'un club élégant. C'est à ce club qu'il recourut pour savoir si le personnage était à Paris. La réponse fut affirmative. Hubert fit la reconnaissance de la rue de La Peyrouse, au numéro 14 ter de laquelle habitait son rival, et il se convainquit aussitôt qu'en se tenant sur le trottoir d'une des places que coupe cette rue, il pourrait surveiller la maison, un hôtel à deux étages qui ne contenait certainement qu'un très petit nombre de locataires. Il s'était dit qu'il se posterait là un matin: il attendrait jusqu'au moment où il verrait sortir un homme qui lui parût être celui qu'il cherchait. Il questionnerait alors le concierge, sous un prétexte quelconque, et il serait sans doute renseigné. C'était un moyen d'une simplicité primitive, dans lequel tous ceux qui ont eu en leur jeunesse le culte passionné de quelque écrivain célèbre retrouveront la naïveté des ruses employées pour voir leur grand homme. Si ce plan échouait, Hubert se réservait de s'adresser à une des personnes qu'il connaissait parmi les membres du cercle; mais sa répugnance était grande à une telle démarche… Il était donc là, par un froid de décembre, dès neuf heures. Le temps était sec et clair, le ciel d'un bleu pâle, et ce quartier à demi élégant, à demi exotique, traversé par son peuple de fournisseurs et de palefreniers. De la maison qu'il examinait, Hubert vit sortir successivement des domestiques, une vieille dame, un petit garçon suivi d'un abbé, puis enfin, sur les onze heures et demie, un homme encore jeune, de taille moyenne, élégant de tournure, mince et robuste dans son pardessus doublé de loutre. Cet homme achevait de boutonner son collet en se dirigeant droit du côté d'Hubert. Ce dernier s'avança aussi et frôla l'inconnu. Il vit un profil un peu lourd, des moustaches de la couleur de l'or bruni, et dans un teint que le saisissement du froid colorait déjà, un œil légèrement bridé, l'œil d'un viveur qui s'est couché trop tard, après une nuit passée au jeu, ou ailleurs. Un serrement de cœur inexprimable précipita l'amant jaloux vers l'hôtel.

 

– «M. de La Croix-Firmin? demanda-t-il.

– «M. le comte n'est pas à la maison, répondit le concierge.

– «Il m'avait cependant donné rendez-vous à onze heures et demie, et je suis exact, fit Hubert en tirant sa montre; y a-t-il longtemps qu'il est sorti?

– «Mais Monsieur aurait dû rencontrer M. le comte. M. le comte était là, voici cinq minutes; il n'a pas détourné la rue.»

Hubert savait ce qu'il voulait savoir. Il se précipita du côté où il avait croisé La Croix-Firmin, et après quelques pas, il l'aperçut de nouveau qui se préparait à prendre le trottoir de l'avenue, du côté de l'Arc de Triomphe. C'était donc lui! Hubert le suivait d'un peu loin, lentement, et le regardait avec une sorte d'angoisse dévorante. Il le voyait marcher d'une jolie manière, avec une souplesse tout ensemble robuste et fine. Il se rappelait ce qui s'était passé à Trouville, et chacun des mouvements de La Croix-Firmin ravivait la vision physique. Hubert se comparait mentalement, frêle et mince comme il était, à ce solide et fier garçon, qui, plus haut que lui de la moitié de la tête, s'en allait ainsi, tenant sa canne à la façon anglaise, par le milieu et à quelque distance de son corps, sous le joli ciel de ce matin d'hiver, d'un pas qui disait la certitude de la force. La comparaison expliquait très bien les causes déterminantes de la faute de Thérèse, et pour la première fois le jeune homme les aperçut, ces causes meurtrières, dans leur brutalité vraie. «Ah! le pourquoi? Le pourquoi? Mais le voilà!» songeait-il en considérant avec une envie douloureuse cet être si animalement énergique. Cette première émotion fut trop amère, et le misérable enfant allait renoncer à sa poursuite, lorsqu'il vit La Croix-Firmin monter dans un fiacre. Il en héla un lui-même.

– «Suivez cette voiture,» fit-il au cocher.

L'idée que son ennemi allait chez Thérèse venait de rendre à Hubert toute sa frénésie. Il se penchait de temps à autre à la portière de son coupé de rencontre et il voyait rouler celui qui emportait son rival. C'était un fiacre de couleur jaune, qui descendit les Champs-Élysées, suivit la rue Royale, s'engagea dans la rue Saint-Honoré, puis s'arrêta devant le café Voisin. La Croix-Firmin allait tout simplement déjeuner. Hubert ne put s'empêcher de sourire du piteux résultat de sa curiosité. Machinalement il entra, lui aussi, dans le restaurant. Le jeune comte était assis déjà devant une table, avec deux amis qui l'avaient attendu. A une autre extrémité de la salle une seule table était libre, à laquelle Hubert prit place. Il pouvait de là, non pas entendre la conversation des trois convives, – le bruit du restaurant était trop fort, – mais étudier la physionomie de l'homme qu'il détestait. Il commanda au hasard son propre repas et s'abîma dans une sorte d'analyse que connaissent les observateurs de goût et de profession, ceux qui entrent dans un théâtre, un estaminet, un wagon, avec le seul désir de voir fonctionner des physiologies humaines, de suivre dans des gestes et des regards, dans des bruits de souffle et dans des attitudes, les instinctives manifestations des tempéraments. Il arrivait bien qu'un éclat de voix apportait à Hubert quelque lambeau de phrase. Il n'y prenait pas garde, abîmé qu'il était dans la contemplation de l'homme lui-même, qu'il voyait presque en face, avec ses yeux hardis, son cou un peu court, ses fortes mâchoires. La Croix-Firmin était entré le teint battu et couperosé: mais, dès la première moitié du déjeuner, le travail de la digestion commença de lui pousser à la face un afflux de sang. Il mangeait posément et beaucoup, avec une lenteur puissante. Il riait haut. Ses mains, qui tenaient la fourchette et le couteau, étaient fortes et montraient deux bagues. Sur son front, que des boucles courtes découvraient dans son étroitesse, jamais une flamme de pensée n'avait dû briller. Tout cela faisait un ensemble qui, même au regard hostile d'Hubert, ne manquait pas d'une beauté mâle et saine; mais c'était la beauté brutale d'un être de chair et de sang, sur le compte duquel il était impossible qu'une personne délicate se fît illusion une heure. Dire d'une femme qu'elle s'était donnée à cet homme, c'était dire qu'elle avait cédé à un instinct d'un ordre tout physique. Plus Hubert s'identifiait à ce tempérament par l'observation, plus cela lui devenait évident. Il interprétait la nature de Thérèse à cette minute mieux qu'il ne l'avait jamais fait. Il en saisissait l'ambiguïté avec une certitude affreuse; et c'est alors que s'éleva dans son cœur le plus triste, mais aussi le plus noble des sentiments qu'il eût éprouvés depuis son aventure, le seul qui fût vraiment digne de ce qu'avait été autrefois son âme, celui par lequel l'homme trouve, devant les perfidies de la femme, de quoi ne pas se perdre tout à fait le cœur: – la pitié. Un attendrissement, d'une amertume tout ensemble et d'une mélancolie infinies, l'envahit à l'idée que la créature charmante qu'il avait connue, sa chère silencieuse, comme il l'appelait, celle qui s'était montrée si délicatement fine dans l'art de lui plaire, se fût livrée aux caresses de cet homme. Il se rappela tout d'un coup les larmes de la nuit de Folkestone, les larmes aussi de la dernière entrevue; et comme s'il en eût enfin compris le sens, il ne trouva plus en lui-même qu'un seul mot qu'il prononça tout bas dans cette salle de restaurant emplie de la fumée des cigares, puis sous les arbres défeuillés des Tuileries, puis dans la solitude de la chambre de la rue Vaneau, – un seul mot, mais rempli de la perception des fatalités avilissantes de la vie: «Quelle misère! mon Dieu, quelle misère!»

XI

Que faisait Thérèse tandis qu'il souffrait ainsi, et pourquoi ne lui donnait-elle aucun signe de son existence? Quoique le jeune homme se fût interdit de penser à elle, il y pensait cependant, et cette question venait ajouter une inquiétude à ses autres angoisses. Des hypothèses contradictoires lui traversaient l'esprit tour à tour. Thérèse était-elle malade de remords? Avait-elle cessé de l'aimer? Avait-elle gardé La Croix-Firmin comme amant? Suivait-elle une nouvelle intrigue? Tout semblait possible à Hubert, le pire comme le meilleur, de la part de cette femme qu'il avait pu connaître si étrangement mêlée de délicatesse et de libertinage, de perfidie et de noblesse. Il constatait alors, à la brûlure de cœur que lui donnaient certaines de ses hypothèses, par quelles fibres vivantes il tenait à cet être dont il se voulait détaché. Il était sur le point de faire quelque démarche pour apprendre du moins quelles étaient ses dispositions d'âme, à elle, en ce moment; puis il se méprisait de cette faiblesse; et, pour se réconforter, il se répétait quelques vers qui correspondaient à son état d'esprit. Il les avait trouvés, étrange ironie de la destinée qu'il ne soupçonnait pas, dans l'unique recueil de poésies d'Alfred Fanières. Ce volume, réimprimé depuis que les romans du poète l'avaient rendu célèbre, s'appelait d'un titre qui, à lui seul, révélait la jeunesse: les Premières Fiertés. Hubert avait dîné avec l'écrivain chez Mme de Sauve, sans se douter de ce que la pauvre femme éprouvait à être contrainte, par son mari, de recevoir à sa table l'amant qu'elle idolâtrait et celui avec qui elle avait rompu. Fanières avait causé avec esprit ce soir-là, et c'est à la suite de ce dîner que le jeune homme, par une curiosité toute naturelle, avait pris chez un libraire le livre de vers. Le poème qui lui plaisait aujourd'hui était un sonnet assez prétentieusement appelé Cruauté tendre.

 
Tais-toi, mon cœur. Orgueil féroce, parle, toi.
Dis-moi qu'où j'ai passé je dois seul rester maître,
Et ne point pardonner qui m'a su méconnaître
Jusqu'à dormir au lit d'un autre, étant à moi.
 
 
Du moins je l'aurai vue, aussi muet qu'un roi,
Se traîner à mes pieds, et, du fond de son être,
Pleurer, chercher mes yeux où j'ai pu ne rien mettre;
Et je m'en suis allé sans avoir dit pourquoi.
 
 
Elle ne savait pas qu'à l'heure où, comme folle,
Plaintive, elle implorait une seule parole,
Je souffrais autant qu'elle, et que je l'adorais.
 
 
L'homme outragé n'a rien de mieux que le silence,
Car se venger est un aveu des maux secrets,
Et je veux qu'on me croie au-dessus de l'offense.
 

– «Oui, se disait Hubert, il a raison: – le silence…» Ces vers le remuaient, enfantinement, comme il arrive aux lecteurs ordinaires de poésie qui demandent à une œuvre de littérature seulement d'aviver ou d'apaiser la plaie intérieure. «Le silence… reprenait-il. Est-ce qu'on parle à une morte? Eh bien, Thérèse est une morte pour moi.»

En s'exprimant ainsi dans la solitude de la chambre de travail où il passait maintenant presque toutes ses journées, Hubert n'avait plus de rancune contre sa maîtresse. Comme aucun fait récent ne venait susciter en lui des sentiments nouveaux, les anciens reparaissaient, ceux d'avant la trahison. Ces images de ses souvenirs abondaient en lui sans qu'il les chassât, et, petit à petit, sous cette influence, sa colère devenait quelque chose d'abstrait et de rationnel, si l'on peut dire, de convenu à ses yeux; mais, en réalité, il n'avait jamais tant aimé cette femme que dans ces heures où il se croyait sûr de ne plus la revoir. Il l'aimait comme une morte en effet; mais qui ne sait que ce sont là les plus indestructibles, les plus frénétiques tendresses? Quand l'irrévocable séparation n'a pas pour premier résultat de tuer l'amour, elle l'exalte au contraire d'une façon étrange. Impossible à étreindre, si présente et si lointaine, la vague forme du fantôme désiré flotte devant notre regard avec sa beauté que la vie ne flétrira plus, et toute notre âme s'en va vers lui, tristement et passionnément. La durée des jours s'abolit. La douceur du passé reflue tout entière en nous; et alors commence une sorte d'enchantement rétrospectif et singulier, qui est comme l'hallucination du cœur. Thérèse de Sauve eût été une femme ensevelie, cousue dans le linceul, couchée dans la froideur du caveau funèbre et pour toujours, qu'Hubert ne se serait pas abandonné davantage aux endolorissements de sa mémoire, à la folle ardeur de l'amour sans espérance, sans désir, tout fait de l'extase de ce qui fut une fois, – de ce qui ne saurait plus être jamais. Heure par heure, au moyen des billets qu'il avait gardés d'elle, et qu'il relisait jusqu'à en savoir par cœur chaque mot, il reconstituait les délicieux mois de son ivresse finie. Thérèse avait l'habitude de ne jamais dater ses lettres et d'écrire simplement en tête le nom du jour: «ce jeudi… ce vendredi… ce samedi…» Hubert retrouvait le quantième du mois au timbre de la poste, grâce au soin pieux qu'il avait eu de conserver toutes les enveloppes, pour l'enfantine raison qu'il n'aurait pas détruit, sans douleur, une ligne de cette écriture. Il n'avait pu, après tant et tant de semaines, se blaser sur l'émotion que lui procurait la vue des lettres de son nom tracées de la main de Thérèse. – Oui, heure par heure, il revivait sa vie vécue déjà. Le charme des minutes écoulées se représentait si complet, si ravissant, si navrant! Cela s'était en allé comme tout s'en va, et le jeune homme en arrivait à ne plus se révolter contre l'énigme dont il était victime. A la notion chrétienne de responsabilité succédait en lui un obscur fatalisme. La fin de son bonheur s'expliquait maintenant à ses yeux par l'inévitable misère humaine. Il absolvait presque son fantôme d'une faute qui lui semblait tenir à des fatalités naturelles; puis il se prenait à songer que ce fantôme était non pas celui d'une femme morte aux yeux clos, à la poitrine immobile, à la bouche fermée, mais celui d'une créature vivante, de qui les paupières battaient, de qui le cœur palpitait, de qui la bouche s'ouvrait, fraîche et tiède; et, malgré lui, tourmenté par il ne savait quel obscur désir, il se reprenait à murmurer: «Que fait-elle?»

 

Que faisait donc Thérèse, et comment n'avait-elle tenté aucun effort pour revoir celui qu'elle aimait? Quelles idées, quelles sensations avait-elle traversées depuis la terrible scène qui l'avait séparée d'Hubert? Pour elle aussi les journées avaient succédé aux journées; mais tandis que le jeune homme, en proie à une métamorphose d'âme provoquée par la plus inattendue et la plus tragique des déceptions, les laissait s'en aller, ces journées, rapides et brûlantes, passant d'une extrémité à l'autre de l'univers du sentiment, – elle, la coupable, elle, la vaincue, s'absorbait en une pensée unique. En cela pareille à toutes les femmes qui aiment, elle aurait donné les gouttes de son sang, les unes après les autres, pour guérir la douleur qu'elle avait causée à son amant. Ce n'est pas que les détails visibles de son existence fussent modifiés. Sauf la première semaine, durant laquelle une continue et lancinante migraine l'avait, pour ainsi dire, terrassée, par suite du contre-coup de tant d'émotions ressenties, elle avait repris son métier de femme du monde, son train accoutumé de courses et de visites, de grands dîners et de réceptions, de séances au théâtre ou dans des soirées. Mais ce mouvement tout extérieur n'a jamais plus empêché le rêve, que ne fait le travail de l'aiguille à tapisserie. Chose étrange au premier abord: il s'était produit dans cette âme, après l'explication de l'avenue Friedland, une détente à demi apaisée, tout simplement parce que l'aveu volontaire avait, comme toujours, diminué le remords. C'est bien aussi sur cette loi inexpliquée de notre conscience que la fine psychologie de l'Église catholique a fondé le principe de la confession. Si Thérèse ne se pardonnait pas tout à fait sa faute, du moins, en y songeant, n'avait-elle plus à subir la vision d'une bassesse absolue. L'idée d'une certaine hauteur morale s'y trouvait associée et l'ennoblissait elle-même à ses propres yeux. Ce sommeil de ses remords la rendait libre de s'abîmer dans le souvenir d'Hubert. Elle vivait maintenant dans une mortelle inquiétude à son endroit, dominée par le fixe désir de le revoir, non qu'elle espérât obtenir de lui son pardon, mais elle savait qu'il était malheureux, et elle sentait un tel amour en son être pour cet enfant blessé par elle, qu'elle trouverait bien le moyen de panser, de fermer cette plaie. Comment? Elle n'aurait su le dire; mais il n'était pas possible qu'une telle tendresse, et si profondément repentante, fût inefficace. En tout cas, il fallait qu'elle montrât du moins à Hubert l'étendue de la passion qu'elle ressentait pour lui. Est-ce que cela ne le toucherait pas, ne le pénétrerait pas, ne l'arracherait pas au désespoir? Maintenant qu'elle ne se trouvait plus sous l'accablement immédiat de son infidélité, elle ne la jugeait pas du point de vue essentiellement masculin, c'est-à-dire comme quelque chose d'absolu et d'irréparable. Chez la femme, créature beaucoup plus instinctive que nous autres hommes, beaucoup plus voisine de la nature, les puissances de renouveau sont beaucoup plus intactes. Une femme trompée pardonne, pourvu qu'elle se sente aimée, et une femme qui a trompé ne comprend guère qu'on ne lui pardonne pas, pourvu qu'elle aime… La faute commise, c'est une idée, une ombre, une chimère. L'amour éprouvé, c'est un fait, une réalité. Thérèse était donc sortie entièrement de la période de dépression morale dont son aveu avait marqué l'extrême limite. Certes, elle ne regrettait pas cet aveu, ainsi que tant d'autres femmes eussent fait dans des circonstances semblables; mais elle désirait, elle espérait, elle voulait que cet aveu n'eût pas marqué la fin de son bonheur, car, après tout, elle aimait et elle était aimée.

Cependant son désir ne l'aveuglait pas au point de lui faire oublier ce qu'elle savait du caractère de son ami. Fier et pur comme elle le connaissait, que ce rapprochement était difficile! Et d'ailleurs quels moyens employer pour se trouver avec lui, ne fût-ce qu'une heure? Écrire? elle le fit, non pas une fois, mais dix. La lettre cachetée, elle la jetait dans un tiroir et ne l'envoyait point. D'abord aucune phrase ne lui paraissait suffisamment câline et humble, enlaçante et tendre. Puis elle appréhendait avec épouvante qu'Hubert n'ouvrît même pas l'enveloppe et ne la lui retournât sans répondre. Le retrouver dans le monde? Elle redoutait un tel hasard, affreusement. De quel cœur supporter son regard, qui serait cruel, et qu'elle ne pourrait même pas essayer de désarmer? Aller rue Vaneau et obtenir de lui un entretien? Elle savait trop que ce n'était pas possible. Lui faire parler? Par qui? La seule personne qu'elle eût mise dans la confidence de son amour était l'amie de province qu'elle avait chargée de jeter ses lettres à la poste pour son mari, tandis qu'elle-même était à Folkestone. Parmi tous les hommes qu'elle rencontrait dans le monde, celui qui était assez dans l'intimité d'Hubert pour servir de messager dans une pareille ambassade était aussi celui dans lequel son instinct de femme lui montrait l'auteur probable de l'indiscrétion qui l'avait perdue, George Liauran. Elle était liée des mille menus fils que le monde attache aux membres de ses esclaves. Elle finit, sans calcul et en obéissant aux impulsions de son propre cœur, par trouver un moyen qui lui parut presque infaillible pour arriver à une explication. Elle éprouva un besoin irrésistible de se rendre au petit appartement de l'avenue Friedland, et elle se dit qu'Hubert ressentirait, tôt ou tard, ce besoin comme elle. Il fallait de toute nécessité qu'elle se rencontrât face à face avec lui à une de ces visites. Sous l'influence de cette idée, elle commença de faire de longues séances solitaires dans ce rez-de-chaussée dont chaque recoin lui parlait de son bonheur perdu. La première fois qu'elle y vint ainsi, l'heure qu'elle passa parmi ces meubles fut pour elle le principe d'une émotion si intolérable qu'elle faillit retomber dans l'excès de son premier désespoir. Elle y revint cependant, et, peu à peu, ce lui fut une étrange douceur que d'accomplir presque chaque jour ce pélerinage d'amour. Le concierge allumait le feu; elle laissait la flamme éclairer le petit salon d'une lueur vacillante qui luttait contre l'envahissement du crépuscule; elle se couchait sur le divan, et c'était pour elle une sensation à la fois torturante et délicieuse, toute mélangée d'attente, de mélancolie et de souvenirs. A chaque fois, elle avait soin de demander d'abord: «Monsieur est-il venu?» et la réponse négative lui rendait l'espoir que le hasard ferait coïncider la visite du jeune homme avec la sienne. Elle épiait le plus léger bruit, le cœur battant. L'ombre noyait autour d'elle tous les objets que la flambée du foyer ne colorait pas. L'appartement était parfumé de l'exhalaison des fleurs dont elle parait elle-même les vases et les coupes, et, tour à tour, elle redoutait, elle souhaitait l'entrée d'Hubert. Lui pardonnerait-il? La repousserait-il? Et enfin, elle devait quitter cet asile de son suprême espoir, et elle s'en allait, la voilette baissée, l'âme noyée de la même tristesse qu'autrefois, lorsqu'elle sentait encore les baisers d'Hubert sur ses lèvres, à la fois consolée et épouvantée par cette idée: «Quand le reverrai-je?.. Sera-ce demain?..»