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Un après-midi qu'elle était ainsi étendue sur le divan et abîmée parmi ses songes, il lui sembla entendre qu'une clef tournait dans la serrure de la porte d'entrée. Elle se redressa soudain avec une palpitation affolée du cœur… Oui, la porte s'ouvrait, se refermait. Un pas résonnait dans l'antichambre. Une main ouvrait la seconde porte. Elle se renversa de nouveau sur les coussins du divan, incapable de supporter l'approche de ce qu'elle avait tant espéré, trouvant ainsi, à force de sincérité, l'attitude vaincue que la plus raffinée coquetterie aurait choisie, celle qui pouvait agir avec le plus de force sur son amant, – si c'était lui?.. Mais quel autre pouvait venir, et ne reconnaissait-elle point aussitôt son pas? Oui, c'était bien Hubert qui entrait à cette minute. Depuis leur rupture, il avait désiré souvent, lui aussi, retourner dans le petit rez-de-chaussée dont la pendule lui avait sonné de si douces heures, – cette pendule sur laquelle Thérèse jetait gracieusement la dentelle noire de sa seconde voilette «pour mieux voiler le temps,» disait-elle. Puis il n'avait pas osé. Les trop chers souvenirs rendent timide. On a peur tout à la fois, en y touchant à nouveau, de trop sentir et de sentir trop peu. Cette après-midi, cependant, – était-ce l'influence du ciel brouillé d'hiver et de son ensorcelante mélancolie? Était-ce la lecture, faite la veille, d'un des plus adorables billets de Thérèse, daté précisément du même jour, à une année de distance? – Hubert s'était trouvé, sans y avoir pensé, sur le chemin de l'avenue Friedland. Il avait suivi, pour s'y rendre, un lacis de rues détournées, machinalement, comme il faisait jadis afin d'éviter les espions. Quel besoin de ces ruses aujourd'hui? Et le contraste lui avait serré le cœur. Sur sa route, il dut passer devant un bureau télégraphique dans lequel il entrait autrefois au sortir de ses rendez-vous afin de prolonger leur volupté en écrivant à Thérèse un billet, qui la surprît à peine revenue chez elle, – écho étouffé, lointain et si tendre, des soupirs enivrés du jour! Il vit la porte du bureau, sa couleur sombre, son inscription, l'ouverture de la boîte réservée aux cartes-télégrammes, et il manqua de défaillir. Mais déjà il suivait le trottoir de la fatale avenue, il apercevait la maison, les persiennes closes des pièces de devant du rez-de-chaussée, l'allée commandée par la porte cochère. Que devint-il lorsque le concierge après lui avoir demandé si «Monsieur avait fait un bon voyage», ajouta de son accent haïssable d'obséquiosité: «Madame est là…?» Il n'avait pas encore pris la clef dans sa poche lorsque cette nouvelle, peut-être moins inattendue qu'il ne voulait se l'avouer, le frappa comme un coup droit, en pleine poitrine. Que faire? La dignité lui ordonnait de s'en aller tout de suite. Mais le désir inconscient et profond qu'il avait de revoir Thérèse lui suggéra un de ces sophismes, grâce auxquels nous trouvons toujours le moyen de préférer avec notre raison ce que nous désirons le plus avec notre instinct. «Si je n'entre pas, se dit-il en regardant du côté de la loge, ce personnage odieux comprendra qu'elle et moi nous sommes brouillés. Il est capable de pousser l'effronterie jusqu'à parler à Thérèse de ma visite interrompue… Je lui dois de lui épargner cette humiliation, et, d'ailleurs, il faut régler cette question de l'appartement, une fois pour toutes… Je ne serai donc jamais un homme?..» C'est à cette minute, et après l'éclair de ce raisonnement subit, qu'il ouvrit la porte, se rendant bien compte qu'il y avait dans la pièce voisine une créature que ce simple bruit bouleversait depuis les pieds jusqu'aux cheveux. Il les avait réchauffés de tant de baisers, ces pieds si fins, et si souvent maniés, ces longs cheveux noirs! «Si elle est venue, c'est qu'elle m'aime encore.» Cette idée le remuait malgré lui, et il tremblait lorsqu'il pénétra dans le salon, où l'agonie du crépuscule luttait contre les flammes du foyer. Il fut surpris par l'arome caressant des fleurs posées dans les vases de la cheminée, auquel se mêlait la senteur d'un parfum qu'il connaissait trop. Il vit sur le divan, au fond de la chambre, la forme prostrée d'un corps, puis le mouvement d'un buste, la pâleur d'un visage, et il se trouva face à face avec Thérèse, maintenant assise et qui le regardait. Leur silence à tous les deux était tel, qu'il entendait les coups secs de son propre cœur et le souffle de cette femme, évidemment éperdue d'émotion. Cette présence de sa maîtresse lui avait tout d'un coup rendu toute sa colère nerveuse. Ce qu'il sentait à ce moment, c'était l'affreux besoin de brutaliser la femme, l'être de ruse et de mensonge, qui s'empare de l'homme, être de force et de férocité, toutes les fois que la jalousie physique réveille en lui le mâle primitif, placé vis-à-vis de la femelle dans la vérité de la nature. A une certaine profondeur, toutes les différences des éducations et des caractères s'abolissent devant les nécessités inévitables des lois du sexe.

Ce fut Thérèse qui rompit la première le silence. Elle comprenait trop bien la gravité de l'explication qui allait suivre, pour que toutes ses facultés de finesse féminine ne fussent pas mises en jeu. Elle aimait Hubert, à cette seconde, aussi passionnément qu'au jour où elle s'était confessée à lui de son inexplicable faute; mais elle était maîtresse d'elle-même à présent et pouvait mesurer la portée de ses paroles. D'ailleurs, elle n'avait pas de comédie à jouer. Il lui suffisait de se montrer telle qu'elle était, dans l'humilité infinie de la plus repentante des tendresses, et ce fut d'une voix presque basse qu'elle commença de parler, du coin d'ombre où elle se tenait assise.

– «Je vous demande pardon de me trouver ici, dit-elle; je vais partir. En me permettant de venir dans cet appartement, quelquefois, toute seule, je n'ai cru rien faire qui vous déplût… C'était un pèlerinage vers ce qui a été le seul bonheur de ma vie, mais je ne le recommencerai plus, je vous le promets…

– «C'est à moi de me retirer, madame,» répondit Hubert que le son de cette voix troublait d'une émotion impossible à définir. «Elle est venue plusieurs fois,» songea-t-il, et cette idée l'irritait, comme il arrive quand on ne veut pas s'abandonner à une sensation tendre. «J'avoue, continua-t-il tout haut, que je ne m'attendais pas à vous revoir ici après ce qui s'est passé. Il me semblait que vous deviez fuir certains souvenirs plutôt que les rechercher…

– «Ne me parlez pas avec dureté, reprit-elle avec plus de douceur encore. Mais pourquoi me parleriez-vous autrement? ajouta-t-elle d'un ton mélancolique; je ne peux pas me justifier à vos yeux. Réfléchissez pourtant que, si je n'avais pas tenu, comme j'y tenais, à la beauté du sentiment qui nous a unis, je n'aurais pas été sincère avec vous comme je l'ai été. Hélas! c'est que je vous aimais, comme je vous aime, comme je vous aimerai toujours.

– «N'employez pas le mot d'amour, répliqua Hubert, vous n'en avez plus le droit.

– «Ah! répondit-elle avec une exaltation grandissante, vous ne pouvez pas m'empêcher de sentir. Oui, Hubert, je vous aime, et si je n'ai plus d'espoir que cet amour soit partagé, il n'en est pas moins vivant ici, – et elle se frappa la poitrine, – et il faut que vous le sachiez, continua-t-elle, c'est ma seule consolation dans le plus complet malheur, de penser que j'aurai pu vous dire une dernière fois ce que je vous ai tant dit en des jours heureux: je vous aime. Ne voyez pas là un rêve de pardon; je n'essayerai pas de vous fléchir et vous ne me condamnerez jamais autant que je me condamne. Mais il n'en est pas moins vrai que je vous aime, – plus que jamais.

– «Hé bien! reprit Hubert, cet amour sera la seule vengeance que je veuille tirer de vous… Sachez-le donc, cet homme que vous aimez, vous lui avez fait supporter un martyre à ne pas y survivre; vous lui avez déchiré le cœur, vous avez été son bourreau, bourreau de toutes les heures, de toutes les minutes… Il n'y a plus en moi qu'une plaie, et c'est vous, vous qui l'avez ouverte… Je ne crois plus à rien, je n'espère plus rien, je n'aime plus rien, et c'est vous qui en êtes la cause… Et cela durera longtemps, longtemps, et tous les matins il faudra que vous vous disiez et tous les soirs: Celui que j'aime est dans l'agonie, et c'est moi qui le tue…» Et il continuait, soulageant son âme de sa douleur de tant de jours avec tout ce que la colère lui fournissait de paroles cruelles pour cette femme qui l'écoutait, les paupières baissées, le visage décomposé, effrayante de pâleur dans l'ombre où résonnait cette voix pour elle terrible. Ne lui infligeait-il pas, rien qu'en obéissant à sa passion, le plus torturant des supplices, celui de saigner devant elle d'une blessure qu'elle lui avait faite, et qu'elle ne pouvait guérir?

– «Frappez-moi, répondit-elle simplement, j'ai tout mérité.

– «Ce sont là des phrases inutiles, dit Hubert après un nouveau silence, durant lequel il avait marché d'un bout à l'autre de la pièce pour user sa fureur. Venons aux faits. Il faut que cette entrevue ait du moins une conclusion pratique. Nous devons nous revoir dans le monde et chez vous. Ai-je besoin de vous dire que je me conduirai comme un honnête homme et que personne ne soupçonnera rien de ce qui a pu se passer entre nous? Il reste la question de cet appartement. Je vais écrire à Emmanuel Deroy pour le prévenir que je n'y viendrai plus. Il est inutile que nous nous retrouvions ici, n'est-ce pas? Nous n'avons plus rien à nous dire.

– «Vous avez raison,» fit Thérèse d'un accent brisé; puis, comme prenant une résolution suprême, elle se leva. Elle passa ses deux mains sur ses yeux, et, détachant de son poignet le bracelet auquel était appendue la petite clef, elle tendit ce bijou à Hubert sans prononcer une parole. Il prit la chaînette d'or et ses doigts rencontrèrent ceux de la jeune femme. Ni l'un ni l'autre ne retira sa main. Ils se regardèrent, et il la vit bien en face pour la première fois depuis son entrée dans l'appartement. Elle était à cet instant d'une beauté sublime. Sa bouche s'entr'ouvrait comme si la respiration lui eût manqué, ses yeux étaient chargés de langueur, ses doigts pressèrent ceux du jeune homme d'une caresse lente, et une flamme subtile courut soudain en lui. Comme pris d'ivresse, il se rapprocha d'elle et la prit dans ses bras en lui donnant un baiser. Elle défaillit et tous les deux tombèrent sur le divan noyé d'ombre et ils s'enlacèrent d'une de ces étreintes affolées et silencieuses, dans lesquelles se fondent toutes les rancunes, justes et injustes, mais aussi toutes les dignités. Ce sont des minutes où ni l'homme ni la femme ne prononcent le mot: je t'aime, comme s'ils éprouvaient que ces égarements-là n'ont en effet plus rien de commun avec l'amour.

 

Quand ils reprirent leurs sens, elle le regarda. Elle tremblait de le voir céder à l'horrible mouvement, familier aux hommes au sortir de chutes pareilles, et qui les pousse à punir leur complice de leur propre faiblesse, en l'accablant de mépris. Si Hubert fut saisi d'un frisson de révolte, il eut du moins la générosité d'en épargner la vue à Thérèse; et alors, d'une voix que la crainte rendait si captivante: «Ah! mon Hubert, disait-elle, je t'ai donc de nouveau à moi… Si tu savais! Je n'aurais pas survécu à notre séparation. J'en serais morte; je t'aime trop… Je serai si douce, si douce pour toi, je te rendrai si heureux… Mais ne me quitte pas. Si tu ne m'aimes plus, laisse-moi t'aimer. Prends-moi, renvoie-moi, au gré de ton caprice. Je suis ton esclave, ta chose, ton bien. Ah! si je pouvais mourir maintenant?..» Et elle couvrait le visage amaigri de son amant de baisers passionnés. Lui cependant restait immobile, la bouche et les yeux clos, et il songeait où il en était tombé. Maintenant que l'ivresse était dissipée, il pouvait comparer ce qu'il venait de ressentir à ce qu'il avait ressenti autrefois. Le symbole du changement accompli était dans le contraste entre la brutalité de ce plaisir, pris ainsi sur ce divan, et la divine pudeur des anciens jours. Il n'avait point pardonné à Thérèse, et il n'avait pu lui résister; mais par cela même il avait à jamais perdu le droit de lui reprocher sa trahison. Et puis, l'aurait-il eu de nouveau ce droit, comment en user? Il y avait dans les caresses de cette femme un ensorcellement trop fort. Il devina qu'il allait le subir à partir de ce jour, et que c'en était fait de son rêve. Il avait aimé cette femme du plus sublime amour; elle le tenait maintenant par ce qu'il y avait de plus obscur et de moins noble en lui. Quelque chose était mort dans sa vie morale, qu'il ne devait plus jamais retrouver. C'était un de ces naufrages d'âme que ceux qui les subissent sentent irrémédiables. Il avait cessé de s'estimer, après avoir cessé d'estimer sa maîtresse. La Dalila éternelle avait une fois de plus accompli son œuvre, et, comme les lèvres de la femme étaient frémissantes et caressantes, il lui rendit ses baisers.

XII

Quinze jours environ après cette scène, Hubert avait recommencé de dîner en ville et de sortir presque tous les soirs, à la grande stupeur de sa mère, qui, après s'être tue devant un chagrin sur lequel elle était impuissante, rencontrait maintenant chez son fils un air de fièvre enivrée qui l'épouvantait. Elle ne put s'empêcher de s'ouvrir de cet étonnement à George Liauran, un soir que ce dernier était venu, comme de coutume, prendre sa place dans le petit salon témoin de tant d'agonies de la pauvre femme. Le vent soufflait au dehors, comme dans la nuit où le général Scilly avait commencé de songer au malheur de ses amies; et le vieux soldat, qui était, lui aussi, sur son fauteuil ordinaire, ne put s'empêcher de constater combien ces quelques dix mois avaient produit de ravages sur les deux veuves.

– «Je n'y comprends rien, répondit George à l'interrogation de sa cousine; Hubert et moi nous n'avons pas eu d'entretien; il est certain que son désespoir est inexplicable s'il n'a pas cru à la faute de Mme de Sauve, et il est certain qu'il est de nouveau au mieux avec elle.

– «Après ce qu'il sait, dit le comte, il n'est pas fier.

– «Que voulez-vous? reprit George, il est comme les autres.»

Mme Liauran, couchée sur sa chaise longue, tenait la main de Mme Castel, tandis que son cousin prononçait cette parole, dont il ne mesurait pas la portée. Les doigts de la mère et ceux de la vieille grand'mère échangèrent une pression par laquelle les deux femmes se dirent l'une à l'autre la souffrance dont ni l'une ni l'autre ne devaient jamais guérir. Elles n'avaient pas élevé leur enfant pour qu'il devînt comme les autres. Elles entrevoyaient la métamorphose inévitable qui allait s'accomplir dans Hubert, à présent… Hélas! c'est une profonde vérité, que «l'homme est tel que son amour;» mais cet amour, pourquoi et d'où nous vient-il? Question sans réponse, et, comme la trahison de la femme, comme la faiblesse de l'homme, comme la vie même, cruelle, cruelle énigme!

Londres. —Juillet-Septembre 1884.