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Le canon du sommeil

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X. LA MYSTIQUE «SEMEUSE»

Vous connaissez Boulogne n’est-ce pas? À gauche du port, en regardant la mer, s’étale la plage de Capécure, la plage démocratique, comme vous exprimez en France. Là, on revêt son costume de bains dans les dunes, sous le regard du ciel… et quand on surprend involontairement un de ces tableaux de mœurs, on le regrette vivement, parce que cela n’est pas beau. Je ne conçois pas qu’une démocratie n’ait point souci de l’élégance.

Je serais démocrate, moi, ce qui n’est pas, car j’aime trop l’Angleterre pour verser dans cette utopie que les ignorants sont tout et les instruits rien; mais enfin, je serais démocrate, je voudrais que tous les adverbes ou adjectifs ayant ce mot pour radical, exprimassent les choses les plus jolies, les plus suaves, les plus distinguées.

Si démocratique ne dépeint que ce qui est commun et laid, c’est donc que les démocrates sont des barbares, et des barbares doivent être expulsés de la civilisation.

Je passe à l’autre plage, dite plage du Casino, à droite du port. Ici, les cabines roulantes, les costumes coquets, c’est la plage élégante.

C’est elle que j’apercevais de ma fenêtre, le lendemain malin vers dix heures.

À huit heures, j’étais habillé, prêt à partir. Mes objets de toilette réintégrés dans ma valise, celle-ci bouclée, afin qu’au signal annoncé par Mrs. Dillyfly-Tanagra, je n’eusse qu’à l’enlever, j’étais descendu au dining-room prendre le premier déjeuner.

Naturellement, quand j’avais ouvert ma porte sur le couloir, la porte d’en face s’était ouverte aussitôt, et Agathas Block, aussi prêt que moi-même, s’était montré.

Il s’était inquiété de ma santé avec une courtoisie horripilante.

– Nous avons atteint l’hôtel à minuit et demie, cher confrère, dit-il… Je vous vois sur pied à huit; ne croyez-vous pas qu’un aussi court repos est antihygiénique.

En dépit de mon irritation intérieure, je parvins à me maintenir au diapason.

Nous gagnâmes ensemble le dining; nous déjeunâmes à la même table…

Je soldai ma dépense.

Agathas m’imita religieusement.

– Est-ce que nous nous mettons en route, me demanda-t-il?

Je haussai les épaules.

– Non. J’obéis simplement à mon habitude. Un ordre du journal doit être exécuté instantanément. Toutes les petites causes de retard doivent être éliminées, la «note» est de ces causes… En payant à mesure que l’on consomme, il n’y a ni discussions, ni temps perdu.

– Très juste, approuva mon gaillard d’un ton convaincu… Comme l’on s’instruit avec un maître tel que vous.

Évidemment, il se moquait de moi. Je me rendais parfaitement compte que mon explication n’était pas un phénomène de dialectique. Il me montrait qu’il s’en apercevait également. Après tout, c’était de bonne guerre et j’aurais eu mauvaise grâce à m’en plaindre.

– Alors que faisons-nous, reprit l’agaçant personnage, après un instant?

– Je rentre chez moi, lui dis-je sans hésiter, car j’avais préparé ma réplique à l’avance. Je vais rêver aux moyens de vous assurer un brillant reportage, tout en conservant pour moi un quelque chose de plus.

– Oh! inutile de chercher.

– Pourquoi?

– Parce que vous pouvez avoir confiance en moi. Je n’enverrai au Standard que ce que vous autoriserez.

– Bigre! Si l’on apprenait au Standard votre proposition, je doute qu’elle fût goûtée par la direction et les actionnaires.

Il se prit à rire avec abandon.

– Ne vous inquiétez pas de cela. On sait bien que le Standard n’est pas le Times, Et puis, je crois que l’on me féliciterait de savoir jouer les Warwick.

– Les Warwick?

– Eh oui! Comme cet illustre personnage historique, je régente un roi, mon cher «roi du reportage».

Ah! qu’il riait de façon énervante.

Mais j’étais résolu à conserver mon calme quoi qu’il advînt. Aussi pris-je le ton de la plaisanterie:

– Vous me dictez ma conduite. Je ne me soucie pas d’être à la merci de Warwick. Et je vais rêver à lui faire, non pas la part qu’il voudra, mais celle que je jugerai compatible avec les intérêts bien entendus du Times.

Sur ce, je me levai, remontai à ma chambre et m’y enfermai.

Au moins, je ne verrais plus l’Agathas Block et sa figure antipathique.

Je m’installai confortablement près de la fenêtre, ainsi qu’un homme qui souhaite attendre sans impatience.

Car à dater de cet instant, j’étais un reporter dans l’attente.

Et comme, dès que l’on parle de X. 323, tout devient extraordinaire, j’attendais quelque chose que j’ignorais, avec cependant la certitude que cela se produirait.

Oui, mais cela ne se produisit pas de suite.

Il y avait une heure et demie, quatre-vingt-dix minutes que je me forçais à admirer la baignade matinale à la plage du Casino. Pour m’occuper, j’avais dénombré les jolies baigneuses, ce qui exige une certaine contention d’esprit, car elles sont un peu perdues parmi les autres.

Après quoi, j’avais joué au bossu.

C’est un jeu inepte, mais dans ma situation, je m’occupais comme il m’était possible. On cherche un bossu. Bien, en voici un. Il s’agit maintenant, dans un rayon de cinquante mètres, de trouver un cheval blanc. Si le quadrupède se présente, on a gagné; sinon, on a perdu.

Cela n’est très drôle, ni pour le joueur, ni pour le bossu, ni pour le cheval; mais enfin cela fait passer le temps.

J’en étais à mon dixième «personnage en bois courbé», selon l’expression irrévérencieuse de l’Américain Twain, et à mon septième cheval blanc, quand on frappa respectueusement à la porte.

Vous avez remarqué, n’est-ce pas que l’on heurte une porte avec autorité, respect, courtoisie ou humilité.

Dans le cas présent, le respect ne faisait pas doute. Et comme le respect est toujours agréable, j’allai ouvrir afin de connaître le visiteur si déférent.

J’aurais dû le deviner, c’était le gérant en personne.

Il me bombarda de trois saluts plongeants, puis en confidence:

– Monsieur, me dit-il, depuis la séparation, les œuvres religieuses sont tenues de faire appel à la charité… Une sœur rédemptionniste de l’hôpital de Pont-de-Briques quête parmi les voyageurs. J’ai pris la liberté grande de l’accompagner, afin de montrer le bon vouloir des Boulonnais à l’égard d’une œuvre qui rend les plus grands services.

Après quoi, il s’adressa à une personne invisible dans le couloir.

– Entrez, ma sœur, entrez. Le gentleman consent à vous recevoir.

La porte d’en face s’était entrebâillée, et dans l’ouverture je distinguais la face curieuse d’Agathas Block.

Probablement l’habit religieux le rassura, car la porte se referma sans bruit.

Au surplus, la religieuse pénétrait chez moi et accaparait mon attention.

– Mon frère, dit-elle dans un murmure, je vous remercie de ce que vous pourrez soustraire de vos ressources au profit de nos pauvres malades. La plus légère obole sera la bienvenue.

Étrange! étais-je halluciné? La voix qui frappait mes oreilles me rappelait celle de Mrs. Dillyfly… et cependant le visage que j’apercevais sous la cornette, ce visage empreint de cette pâleur maladive que les religieuses empruntent sans doute à l’atmosphère de l’hôpital, ces yeux clignotants de myope abrités par des lunettes à bon marché, rien ne rappelait la pétulante Anglaise, non plus que la gracieuse marquise de Almaceda.

Je me passai la main sur le front, avec l’idée de chasser l’illusion, et avec effort, je répondis:

– Vous accepterez bien une bank-note anglaise. Je n’ai pas «changé» encore.

– Oh! mon frère, le change est facile à Boulogne, où vos compatriotes apportent l’aisance et se montrent généreux pour nous.

Je m’inclinai. Elle me devenait sympathique cette «Épouse du Ciel» qui glorifiait la générosité britannique.

Je sortis mon portefeuille.

À ce moment, la sœur s’adressa au gérant:

– Vous seriez tout a fait aimable de me précéder chez le voyageur voisin. Je souhaite réduire au minimum le temps que je vous oblige à perdre.

Le «manager» s’inclina et alla frapper à la porte voisine dans le corridor.

Je déposai une bank-note de cinq livres (125 francs) dans l’aumônière noire que me présentait la quêteuse.

Celle-ci me remercia d’une inclination de la tête, puis me tendant un papier plié:

– Acceptez le remerciement des Rédemptionnistes… La prière qui y est jointe est toujours exaucée par Celui qui, ignorant la haine, est tout amour.

Et elle sortit lentement, me laissant avec mon papier à la main.

Quand on n’a rien à faire, on lit avec avidité tous les papiers qui tombent sous la main. Je dépliai donc celui que je tenais de la religieuse et…

Et les Rédemptionnistes de Pont-de-Briques ne se douteront jamais de l’émotion stupéfaite qui envahit Max Trelam, correspondant réputé du Times.

J’avais sous les yeux quelques lignes manuscrites d’une écriture qui m’était à présent familière.

C’était l’écriture élégante de la Tanagra.

Et je lus ceci:

«Aussitôt qu’au cours de ma quête, je serai entrée chez M. Agathas Block, profitez de ce que je le mettrai, durant quelques minutes, dans l’impossibilité de vous surveiller, pour sortir sans bruit.

«Traversez la cuisine, la courette qui est en arrière. Il existe là une porte sur une ruelle. Tournez à gauche. Cinquante mètres plus loin vous verrez une porte rougeâtre dans la muraille de droite. Frappez-y trois coups. Elle s’ouvrira. Après laissez-vous guider.

La délivrance annoncée se présentait de la façon la plus inattendue.

Mais l’instant n’était pas aux exclamations, il fallait agir.

La religieuse… en était-ce une? avait laissée ma porte entr’ouverte, comme pour me faciliter ma tâche. En m’approchant, je pouvais l’entendre aller de chambre en chambre, avec le gérant qui, décidément, marquait un zèle louable à l’endroit de l’hôpital de Pont-de-Briques.

 

Elle pénétrait à ce moment chez les voyageurs voisins d’Agathas Block.

Il fallait me tenir prêt.

J’enlevai ma valise et la posai sur le plancher auprès de moi.

Une minute… La Rédemptionniste est de nouveau dans le corridor, précédée du gérant qui frappe à l’huis de mon persécuteur, avec les mêmes toc toc respectueux, je le constate, que ceux qui m’avaient favorablement disposé tout à l’heure.

Ils entrent. Ils sont entrés. La porte se referme. La voie est libre.

Je me coule dehors, le cœur battant… Tout va bien, je descends l’escalier. Je me jette à travers la cuisine, où les marmitons me regardent ébahis. Je suis dans la courette, dans la ruelle.

À gauche, m’a dit le billet… Je vais de ce côté, je cours. Une porte rougeâtre se découpe dans la muraille qui borde la voie à ma droite. Je m’arrête, je frappe trois coups.

Le battant tourne sur ses gonds. Je me précipite dans un jardin fruitier et, l’issue refermée, je m’arrête interloqué, devant une robuste Boulonnaise en jupon court, en casaque de futaine, qui me dit tranquillement:

– Que le monsieur anglais me suive. La voiture est attelée. Il sera à Pont-de-Briques dans un petit quart d’heure.

– Ah! balbutiai-je sottement, nous allons donc à Pont-de-Briques?

Heureusement, mon interlocutrice n’y entendit pas malice.

– Nous, non. Le monsieur y va, ça c’est sûr. Mais moi, je reste à la maison. Qu’est-ce que mon homme dirait si je me «trimbalais» en voiture avec un monsieur.

J’eus l’air de frémir à la pensée de ce que dirait cet homme et je traversai le jardin, dans les pas de la commère. Par un portillon à claire voie, nous passâmes dans une cour pavée. Entre les pierres poussaient des herbes folles.

Mais, une berline, attelée de deux vigoureux chevaux stationnait là, semblant étonnée de se trouver en pareil lieu.

La Boulonnaise me poussa dans le véhicule, veilla à ce que ma valise fût bien posée en équilibre sur la banquette du devant.

– Vous êtes mille fois bonne, madame, crus-je devoir prononcer.

La femme me regarda avec un gros rire.

– Bon la dame de monsieur a payé à la largesse; ça ne serait mie honnête de faire mal l’ouvrage.

La dame de monsieur! Qui appelait-elle ainsi? Je crois bien que je sentis une rougeur monter à mes joues en songeant que ce pourrait bien être miss Tanagra.

Ma dame… elle… Cela ne me révoltait certainement pas. Alors que signifiait l’émotion qui m’avait envahi?

Je me le demandais encore, quand la commère s’adressant au cocher immobile sur le siège:

– Vas-y, mon fieu! Et bon train… La route est large.

La porte charretière était ouverte, sans que je susse par qui, ni comment.

Le cocher toucha ses chevaux; l’équipage se prit à rouler, m’emportant vers Pont de Briques et… dans l’inconnu.

XI. LE CŒUR A SES RAISONS!

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

J’en étais la preuve respirante, ambulante et constante.

Né sincère jusqu’à la brutalité, il semblait que mon âme ne brûlât de se donner qu’à des êtres, entraînés par les nécessités de l’espionnage, aux antipodes de la sincérité. Je me faisais l’effet d’un sujet anglais, désireux immensément de se marier à l’une des jolies créoles de notre colonie de la Trinité, et qui pour atteindre ce résultat agréable, s’évertuerait à n’offrir son cœur qu’à des Chinoises.

Ceci ne veut pas dire que les Chinoises sont méprisables, loin de là. Je me souviens qu’autour de Pékin, lorsque le Times m’y envoya à l’occasion de l’Affaire des Jades Rouges, je fus surpris par la grâce et la beauté délicate des ladies ambrées de la région.

J’ai voulu simplement citer deux types de beauté, totalement différents, occupant chacun l’une des deux extrémités d’un diamètre terrestre.

Les réflexions qui précèdent me remplissaient le crâne, tandis que la voiture m’emportait sur la route de Pont-de-Briques.

Nous avions gagné les quais, à hauteur du Casino, puis filant vers le pont tournant, laissant à droite la statue du bienfaiteur Jenner, bronze et vaccine, nous avions rejoint la route qui, par Pont-de-Briques, court parallèlement à la côte jusqu’à Étaples.

En dehors des usines de ciment Portland, aux toitures saupoudrées des poussières blanches de la fabrication, le chemin parcouru n’a rien de bien intéressant. Aussi, délaissant le paysage, m’étais-je plongé dans le spectacle que m’offrait ma pensée intérieure.

Ah! là par exemple, je découvrais des points de vue accidentés, plus pittoresques même que je ne l’aurais souhaité.

Je découvrais que par une pente que je n’avais pas soupçonnée jusqu’à ce moment, j’étais entraîné vers la tendresse… Et l’objet de ce sentiment était la personne mystérieuse, étrange, qui venait de me délivrer d’Agathas.

Moi, le sincère, découvrant mon amour, à la faveur d’un déguisement!

Nos amis français prennent les évolutions de leur cœur avec une douce et souriante philosophie. De la blonde à la brune, ils passent sans lutte, sans émoi, déclarant que leur volonté n’y est pour rien, qu’ils sont victimes d’une fatalité historique, atavique, scientifique, psychologique. Pour un peu, ils invoqueraient la loi de l’Attraction Universelle de notre grand Newton.

Mais moi, je suis anglais, n’est-ce pas, et j’aime en anglais, ce qui signifie que je prend très au grave les conversions de mon personnage sentimental.

Et mon évolution amative prit pour moi les proportions d’une révolution.

J’étais au plus fort de la bataille entre mes deux «moi», dont l’un réclamait impérieusement des éclaircissements, alors que l’autre se déclarait inapte à en fournir, quand l’arrêt brusque de la voiture me rappela à la conscience de la réalité.

Je regardai au dehors. Nous étions dans une rue. En bordure du trottoir, une maison sur laquelle se lisaient ces trois mots:

Postes, Télégraphe, Téléphone

Ce que vos journalistes, économes de leurs colonnes, traduisent par la formule abrégée de P. T. T.

Au même instant, le cocher, apercevant mon visage à la portière, se penchait sur son siège et prononçait d’un accent convaincu:

– Nous sommes arrivés, monsieur le gentleman.

– Hein! m’exclamai-je! Arrivés? Où cela?

– Mais au bureau des Postes de Pont-de-Briques, donc!

– Qu’ai-je à faire au bureau de la poste, mon ami?

L’homme haussa les épaules avec une expression de superbe indifférence.

– Cela, je n’en sais rien, et je suppose que monsieur le gentleman veut s’amuser à mes dépens. On m’a dit: Pétreke…

– Pétreke, répétai-je, interloqué par ce vocable inconnu?…

– Et oui, Pétreke, comme on dit dans le pays, vu que je m’appelle Pierre, pour vous servir. Donc, la Loïse m’a dit: Pétreke, tu vas conduire le monsieur anglais à la poste de Pont-de-Briques. La carriole est payée, mais bien sûr qu’il te donnera pourboire pour la bistouille[2], s’il est content de toi.

– On ne vous a pas dit autre chose?

– Non, sur le nez du géant Gayant, on n’a pas ajouté un flin.

En dépit de la locution locale, je compris que le brave garçon exprimait la vérité. Son invocation du géant Gayant, ce héros légendaire des kermesses du Nord, me démontrait sa parfaite véracité.

Aussi, je descendis sur le trottoir, décidé à me laisser conduire par le hasard.

Le pourboire pour la bistouille remis au cocher lui parut vraisemblablement large, car il me regarda avec attendrissement, en prononçant celle phrase dotée du plus pur parfum du terroir wallon:

– Ah! monsieur le gentleman, la Loïse va bé sur luminer al copette del mongeonne.

Je traduis, car tout le monde ne conçoit pas les mystères linguistiques du pays wallon:

– Ah! monsieur, la Louise, bien sûr, illuminera jusqu’au toit de la maison.

Puis, faisant claquer son fouet avec enthousiasme, il reprit le chemin par lequel nous étions venus. Un instant plus tard, équipage et conducteur avaient disparu au tournant de la rue.

J’eus alors une impression de solitude tout à fait attristante.

Au fond, je jugeais ma situation ridicule. Quoi de plus grotesque, en effet, que de se trouver sur le trottoir, à Pont-de-Briques, vis-à-vis le bureau de la poste, sans savoir pourquoi l’on est là, sans soupçonner ce que l’on peut bien avoir à y faire.

Mais la porte du bureau de poste s’ouvrit, et dans la baie rectangulaire, comme un portrait animé sortant de son cadre, apparut miss Tanagra… ou plutôt la marquise de Almaceda, dans le même costume qu’elle portait, six mois auparavant, lorsque je l’aperçus pour la première fois, à Madrid, au salon du Prado.

Elle me considéra un moment. On eût cru qu’une joie fugitive fleurissait ses joues de roses, puis elle me tendit la main, et d’un organe un peu voilé, un émoi se devinant sous la tranquillité des paroles:

– Je viens d’adresser aux dames Rédemptionnistes de Pont-de-Briques, un mandat de deux cent quarante-cinq francs. Je tenais à me débarrasser du produit de la quête faite par mes soins à l’hôtel Royal de Boulogne.

J’inclinai la tête pour approuver. Sur l’honneur, je me sentais incapable de prononcer une syllabe, fût-elle monolittérale.

Elle reprit:

– Offrez moi le bras. Mon automobile qui m’a permis de vous précéder de quelques minutes ici, stationne dans une rue latérale.

J’arrondis le bras. Elle y appuya légèrement sa main finement gantée.

– Voici la seconde fois que nous nous promenons ainsi, fit-elle d’un ton indéfinissable… la première, c’était…

Elle s’arrêta, son regard semblant me supplier de continuer. Du coup, je retrouvai la faculté de mouvoir ma langue.

– C’était à Madrid, dans les salons de la Casa-Avreda, à la fête donnée par le comte allemand, ce Holsbein Litzberg.

– En l’honneur de sa fille, Niète, qui n’y parut pas.

– En l’honneur de cette victime, murmurai-je.

Miss Tanagra me considérait toujours. Ses yeux bleus-verts semblaient vouloir fouiller dans mon esprit. Elle poursuivit après un instant de silence:

– Victime!… Hélas! le monde est rempli de victimes.

Il y avait une vibration douloureuse dans son intonation. On sentait qu’une pensée sombre oppressait affreusement mon interlocutrice. Et en moi s’épanouit brusquement le désir d’apaiser l’anxiété que je devinais.

– Je suis sûr de ce que vous affirmez… Des victimes de la fatalité, irresponsables en toute justice, innocentes se débattant au fond des abîmes, oui, oui, le monde en contient beaucoup.

Une clarté scintilla dans ses regards soudainement devenus troubles.

– Le croyez-vous vraiment?

– Les ignorants de la vie, seuls doutent de cela. Et ils ne connaissent point l’indulgence, le pardon, l’absolution, ces idéales conquêtes de la science douloureuse de vivre.

J’avais l’impression de couler une heure décisive. Notre pensée allait bien au delà des paroles prononcées. Je percevais qu’elle m’écoutait avec toute son âme, et que par delà les mots, elle entendait le murmure de ma pensée.

Et tout à coup, au moment où nous tournions l’angle d’une rue adjacente, où je distinguais à vingt mètres de nous un robuste landaulet automobile arrêté au long du trottoir, ma compagne prononça d’un ton presque indistinct, comme un sanglot et comme un cri d’espoir éperdu, monté de son cœur à ses lèvres, cette phrase étrange:

– Ah! oublier le passé! Ne plus voir que l’avenir… l’Impossible dresse sa muraille noire… il barre la route… Il ne peut être vaincu.

Nous arrivions auprès de l’automobile, le mécanicien, assis au volant, porta la main à sa casquette, m’indiquant ainsi que le véhicule était celui que m’avait annoncé miss Tanagra.

J’ouvris la portière du landaulet; mais avant que la jeune femme eût posé sa bottine sur le marchepied, je saisis sa main, toujours appuyée sur mon bras, et rivant mon regard sur son regard, comme pour lui permettre de lire au fond de moi-même, je lui dis d’un ton volontaire, énergique, définitif:

– L’Impossible n’existe pas pour qui sait comprendre et vouloir.

Elle frissonna toute. Pendant une seconde, un voile s’épandit sur sa physionomie, ses paupières palpitèrent comme clignotant sous une clarté brusque trop vive, puis ses grands yeux angoissés disant à la fois le doute et l’espoir:

 

– Les circonstances qui engagent dans une voie, obligent parfois à la suivre immuablement.

Je saisis. Elle me déclarait qu’elle ne pouvait pas renoncer à être espionne!

Ce qui d’ailleurs ne m’empêcha pas de répliquer avec la conviction la plus contagieuse:

– Victime des circonstances; victime des hommes, n’est-ce pas toujours être victime.

– Oui, certes; mais une victime qui continuera à sembler coupable au plus grand nombre.

Je lui souris pour lui répondre par ce détestable petit calembour où je mis cependant tout ce qu’il y avait d’amativité en moi.

– Il est un petit nombre qui se rit des plus grands… Il s’appelle deux, juste le nombre des voyageurs qui vont prendre place dans ce landaulet.

Ses doigts, que je n’avais pas lâchés, se crispèrent convulsivement sur les miens, ses lèvres pâlirent, ses paupières se fermèrent violemment, broyant une larme, qui s’éparpilla en rosée sur ses longs cils, puis un soupir, si prolongé que l’on eût cru à l’envol d’une âme, frissonna dans l’air et d’une voix lointaine, que je ne reconnaissais pas, elle balbutia:

– Prenons place. Le watman a mes ordres… Ne parlez pas; laissez-moi songer.

Je vous assure que j’avais une forte envie de pleurer, comme un dadais, de pleurer à faire déborder la Serpentine-river de Hyde-Park, et que, cependant, j’étais littéralement hors de mon esprit, du fait d’une joie suprême, lorsque je m’assis auprès de miss Tanagra, dans le landaulet.

Comme elle l’avait annoncé, le watman savait où il devait nous conduire, car l’automobile se prit à rouler aussitôt.

Quelques minutes plus tard, les dernières maisons de Pont-de-Briques laissées en arrière, nous filions à travers la campagne verdoyante de cette riche région du Boulonnais.

2La Bistouille, prononcez bistoulle, est une boisson de l’Artois «Boulonnais et Flandre» composée de café et de beaucoup d’alcool de grains ou de genièvre.