Tasuta

Le canon du sommeil

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

XII. SOURIRES D’ÂMES

Le silence le plus absolu dura pendant environ une demi-heure.

Je regardais ma compagne à la dérobée. Elle paraissait avoir oublié ma présence.

Le visage immobile, les yeux fixes, on eût dit qu’elle suivait en dehors d’elle-même une absorbante et douloureuse pensée.

Quel orage grondait, sous ce masque que n’agitait aucun frémissement. Oh, je ne doutais pas; elle songeait aux paroles que nous avions échangées tout à l’heure, à ces circonstances inconnues, qui la rivaient irrémédiablement à X. 323, à l’espionnage; à ces circonstances que j’avais pour ainsi dire promis de considérer comme quantités négligeables.

Qu’était donc son secret, pour qu’après mon affirmation, elle ne crût pas encore à la possibilité de ce que j’avais souhaité lui donner à entendre.

Elle me connaissait pourtant. J’avais l’intime conviction qu’elle me connaissait infiniment mieux que je ne la connaissais elle-même. Elle devait par conséquent ajouter foi entière à mon engagement. Dans le monde où je fréquente, on ne me demande jamais un écrit. On dit: la parole de Max Trelam est mieux qu’une signature, car certains contestent leur signature; lui ne conteste jamais la parole donnée. Je suis fier de cela, je l’avoue; car cette confiance méritée me rehausse à mes propres yeux et surtout elle me démontre que j’ai tenu l’ultime promesse faite à ma mère mourante, à ma chère jolie petite maman qui repose dans le cimetière de Twickenham, sous la stèle surmontée d’une urne funéraire qui marque le rendez-vous final où, Liddy Trelam rejoignit mon père Ralph Trelam, où je les rejoindrai moi-même un jour, et où je pense, en dépit des mauvais sceptiques destructeurs d’espoirs qu’ils ne remplacent par rien d’équivalent, où je crois que toute la famille sera unie, ainsi qu’au tennis où j’étais tout petit, entre mes chers regrettés, dans notre gentil cottage de Carlton-Bills.

Comme mon affection ouvre des parenthèses! j’avais commencé à parler de ma chère blonde, et douce et aimante maman, pour rappeler que nos dernières paroles, avant l’inévitable séparation, avaient été celles-ci:

– Max, mon chéri, je recommande. Soyez toujours droit, pour réjouir, chez Celui qui Est, votre père et votre mère qu’il rappelle à Lui.

– Je serai droit, mère aimée. Votre Max sera ainsi.

Et j’ai été cela. Et quand je séjourne à Londres, si pressé de besogne que je sois, je ne manque pas, dans chaque huitaine, de faire visite à mes morts inoubliés, dans leur résidence de Twickenham. Et j’ai la sensation très nette, très bonne, qu’ils ne sont pas loin de moi.

Je m’étonnais donc, je m’inquiétais même à la pensée que miss Tanagra pouvait conserver quelque méfiance de mes engagements si clairs cependant.

Mais enfin elle sembla prendre une résolution.

Son visage se ranima. Ses yeux cessèrent d’interroger le vide. Elle dirigea sur moi leur rayon clair, puis doucement:

– Vous ne vous demandez pas où je vous conduis.

– Non, à quoi bon; j’ai en vous toute confiance, moi.

Elle eut un sourire empreint de cette mélancolie qui m’avait frappé dès notre première entrevue.

– Je veux la mériter en vous apprenant que nous nous rendons d’abord en Belgique, à Bruxelles, par St Omer, Hazebrouck, Armentières, Wattrelos, Renaix, Molembeek et Ixelles. Nous y serons ce soir. Autre chose, à présent. Mon automobile m’attendait à Boulogne, sur le quai du Casino. C’est en religieuse que j’y suis montée, en quittant l’hôtel Royal. Sur la route, les stores baissés, je suis devenue celle que vous voyez en ce moment. Pour vous, j’ai voulu reprendre ma véritable apparence, mon véritable visage. Vous le voyez, moi aussi j’ai confiance.

Elle me renvoyait le reproche formulé malgré moi un moment plus tôt.

Puis, comme si mon esprit lui était un livre ouvert, elle répondit à tout ce qui avait rempli mon cerveau depuis notre départ de Pont-de-Briques.

– Vous disiez, n’est-ce pas, qu’à deux, on peut braver l’opinion du monde et même les circonstances.

Je restai un instant muet, stupéfait de voir l’entretien se renouer au point même où il s’était interrompu. Pourtant la conviction qu’il me fallait parler à tout prix, me rendit ma présence d’esprit.

– Je le disais parce que je me reconnaissais prêt à le prouver.

Elle me regarda avec une expression infiniment douce.

– Oh! Je n’en doute pas. Je sais la droiture de Max Trelam. Notre conversation, croyez-le, je ne consentirais à l’avoir avec personne autre. Toutefois, on ne peut réellement démontrer que ce que l’on connaît en totalité. En dehors de la connaissance des choses, on peut agir plus ou moins charitablement; on ne peut rien prouver, sinon son bon cœur.

– N’est-ce point suffisant, interrompis-je?

Elle m’imposa silence du geste.

– Cela vous paraît suffisant; mais d’autres ont des exigences plus grandes. Ils veulent que le cerveau marche de concert avec le cœur, que la raison approuve le sentiment. Ils croient qu’ainsi seulement les stériles regrets peuvent être évités.

– Quels regrets?

– Ceux qui naissent de l’accomplissement des irréparables générosités.

Son visage était devenu grave. Il y avait en elle, ce je ne sais quoi de troublant, de dominateur qui, si mes souvenirs de l’Université de Cambridge sont exacts, devait être l’apanage des pythonisses rendant les oracles obscurs qui guidaient les populations antiques.

Elle reprit gravement:

– Oh! je sais quel est le «libéralisme» de votre esprit. Souvenez-vous. Je vous ai vu… Pardon de rappeler ce souvenir, mais cela est juste et je ne dois pas considérer si ce rappel m’est pénible!… Je vous ai vu offrir loyalement, sans hésitation, votre appui à une pauvre enfant, fille innocente d’un espion vil, d’un de ces espions qui ont fait de ce mot une injure, parce qu’ils rendent n’importe quels services pour des sommes déterminées.

Et sa voix modulant des inflexions reconnaissantes.

– Vous, je le sais bien, vous pensez que certains, parmi les espions, ne servent que les causes justes… Vous croyez qu’un espion peut être courageux, loyal, noble de cœur, qu’il peut être ami dévoué… Hélas! le monde ne comprend pas cela. Et tel qui ment effrontément en faveur de son commerce ou de ses plaisirs, affecte une horreur absolue du mensonge, la seule arme que puissent employer les espions les plus dignes, pour sauvegarder les intérêts des peuples.

– Oh! le monde, bougonnai-je avec impatience.

Elle appuya sa main sur la mienne, doucement, mettant dans ce geste un je ne sais quoi de maternel qui dissipa ma mauvaise humeur, et sa voix devenue soudain tremblotante, comme si frémissait en elle un grelottement intérieur:

– Vous avez raison, sir Max Trelam, le monde ne compte pas pour une nature ferme, bien équilibrée, comme la vôtre. Seule votre conscience peut être le guide contre lequel vous ne vous révolterez jamais. Eh bien, je m’adresse à cette conscience; je veux lui dire les «circonstances» auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure. Ensuite, elle répondra et je tiendrai sa réponse pour l’expression sincère de la vérité.

Sa tête se pencha. Elle sembla prononcer pour elle-même:

– Je n’aurais pas le courage de prendre la résolution moi-même.

Un silence suivit. Je n’eus même pas l’intention de le rompre. J’éprouvais cette impression étrange que je ne m’appartenais plus; que j’étais dominé par la volonté des choses, si gigantesque auprès de la petite volonté humaine; une sorte de terreur sacrée m’étreignait. J’attendais avec angoisse ce que ma compagne allait dire.

Ma chère Tanagra se recueillit une minute, puis elle commença ainsi:

– Je vais vous dire ce qui se passa, il y a douze ans, durant une nuit de janvier. En quel endroit cela eut-il lieu? Quels étaient les noms des personnages? Ne le demandez point. Ces choses font partie du secret de l’homme que, depuis cette époque, j’ai reconnu pour chef et pour maître… Appelez-le comme par le passé X. 323, pour moi, s’il me faut un nom pour la facilité plus grande du récit, prenons celui de…

– De Tanagra, interrompis-je vivement.

– Je serai donc «Tanagra»… Et quelle que soit la conclusion de cet entretien, je resterai Tanagra… Ce nom convient à la détresse comme au bonheur. Tanagra peut inspirer l’épithalame des fiancées ou se traîner parmi les mausolées de la Voie Sacrée. Myrtes ou cyprès conviennent à Tanagra.

Puis sa voix trahissant un soudain effort, elle acheva:

– Écoutez donc les circonstances qui commandent la vie de Tanagra.

XIII. LA PRÉSENTATION DES CIRCONSTANCES

– J’avais huit ans… X. 323, mon frère, en comptait seize. Ce soir de janvier, une tempête hurlait au dehors, et à travers les vitres, découpant leurs rectangles sur le noir, on apercevait par moments tourbillonner des essaims de choses blanches.

C’était la neige qui dansait sa sarabande glacée. La furieuse farandole de l’hiver striait les ténèbres, chassée dans la plainte du vent, et sur la terre, sur les arbres, les chemins, les champs, les maisons, jetait sa ouate froide.

On eût cru qu’un formidable ensevelisseur de l’Espace enfermait en son suaire la nature dépassée.

Dans la chambre, aussi il y avait la mort.

Deux lits aux chevets adossés à la même paroi, séparés par une ruelle.

Dans l’un, une forme rigide sous les draps. Deux cierges brûlaient auprès. La forme immobile était notre mère, morte vers le milieu du jour.

Dans l’autre, un homme au visage ravagé par la douleur, aux cheveux grisonnants. Ses mains tremblantes tenaient un médaillon ovale, portrait de celle qui n’était plus. De grosses larmes roulaient sur les joues creuses de l’homme.

Celui-là était notre père, qui devait mourir avant l’aube.

Et debout au pied de ces lits funèbres, deux enfants, X. 323 et Tanagra regardaient muets, épouvantés, celle qui avait cessé de souffrir, celui qui cheminait vers le trépas.

 

Oh! l’atroce veillée. Le vent siffle, la neige tombe, l’homme pleure, les enfants attendent la minute qui les fera orphelins.

Vers la quatrième heure après minuit, le mourant renonce à sa douloureuse contemplation d’une miniature retraçant celle qui fut et ne sera jamais plus. Il fixe son regard luisant sur les enfants. D’une voix déjà extra-humaine, qui ne rappelle plus son organe habituel, il ordonne:

– Approche, mon fils; approche, petite.

J’ai peur, je tremble. Il me semble qu’autour de moi s’agitent des êtres invisibles; mais mon frère s’est glissé délibérément dans la ruelle.

Pour ne pas me sentir seule, je le suis. Je me presse contre lui, comme si je comprenais que tout à l’heure, il sera mon unique protecteur.

Mais notre père parle.

– Il n’est qu’une chose enviable sur cette terre: la Justice. Elle seule est digne de l’effort humain. Elle seule peut remplir l’esprit. Le faible peut pour la justice souvent plus que le puissant. Ce dernier l’ordonne, la paie; l’autre la démontre. Seulement le faible doit donner son sang, tandis que le puissant se contente de dépenser un peu d’or.

Il s’arrêta un instant, eut une aspiration profonde. Sur son front perlaient des gouttelettes de sueur qu’irisaient les rayons obliques de la flamme des cierges.

Je ne comprenais pas ses paroles, mais elles me faisaient frissonner. D’instinct, je pressentais que le moribond parlait d’une lutte formidable; je devinais que la Justice est un trésor, gardé par les dragons de la haine, des intérêts, en une forteresse inexpugnable.

Dans mon cerveau d’enfant s’agitaient des lambeaux de phrases entendues naguère, durant les soirées familiales… Je me rappelais la tristesse de ma mère, j’entendais résonner les paroles consolatrices et énergiques de celui qui, à ce moment, nous regardait de ses grands yeux, devenus immenses par le fait de l’amaigrissement de la face, de ses grands yeux où le voisinage de la mort piquait des lueurs phosphorescentes.

Certes, ma pensée enfantine était incapable de coudre ces phrases se représentant en désordre à mon souvenir. Mais X. 323 savait, lui. Il devait m’apprendre pourquoi, dans une même journée, notre père et notre mère mouraient, non pas de maladie, non pas d’un mal voulu par la nature, mais étreints par le poison.

Vous conter le détail de leur douloureuse histoire me conduirait à dévoiler le secret que je dois taire, car il est la sauvegarde de X.323.

Je vous dirai seulement que nos parents appartenaient à une famille naguère riche, honorée, qu’un ennemi inlassable avait conduite à la honte et à la ruine. Nos grands parents étaient morts volontairement pour échapper à une condamnation imméritée, pour fuir le bagne où ils eussent été envoyés innocents.

Restés seuls, père et maman avaient grandi dans la misère, chaque souffrance leur rappelant le misérable auteur de leur détresse, ils avaient fait un terrible serment. Venger les morts, laver leur mémoire de la souillure injustifiée.

Leur existence s’était épuisée à cette lutte inégale. D’abord, ils avaient cru triompher; mais leur ennemi, mis sur ses gardes on ne sait comment, avait jeté dans la balance le poids formidable d’une immense richesse et d’une des plus hautes situations de l’État.

Ici le mystère scelle mes lèvres. Cet homme avait ravi un trésor, je dis trésor, en ce sens que rien n’était plus précieux pour mes parents. Fort de ce vol, il avait obtenu d’eux une entrevue, sous couleur de régler avec eux les conditions de la restitution, et au cours de cette entrevue tenue sans témoins, dans la maison de campagne où nous étions prisonniers à cette heure, il leur avait versé le poison.

Voilà ce qui luisait dans les yeux de mon père à cette heure.

La «Tanagra» se tut durant quelques secondes.

Sur son visage bouleversé, se lisait l’épouvante des souvenirs qu’elle réveillait, je le comprenais, pour que je connusse bien celle à qui allait ma tendresse.

Je lui étais reconnaissant infiniment.

À travers la funèbre évocation, il me semblait entendre son cœur murmurer:

– Max Trelam, vous commencez à m’aimer. Cela est très doux pour moi; mais je veux vous montrer toute l’âme de celle que vous recherchez.

Elle allait reprendre, quand le landaulet s’arrêta.

Nous arrivions à la frontière belge.

Tandis que le watman s’acquittait des formalités nécessitées par l’entrée sur le territoire de la Belgique d’une machine automobile, nous primes un léger repas.

Puis, la machine repartit, nous emportant hors de France.

Alors, miss Tanagra se tourna brusquement vers moi.

– J’ai trop présumé de mes forces, me dit-elle doucement. Laissez-moi abréger le récit de la nuit terrible qui décida de ma vie, qui aujourd’hui pèse sur elle, qui demain encore la dirigera.

– Je n’ai rien demandé, lui répondis-je. Je savais que vous étiez vous-même et cela me suffisait.

Elle secoua la tête:

– Non, non, cela ne suffit, pas… J’appartiens à une œuvre, avant de m’appartenir. Je ne suis pas de celles qui peuvent se donner toutes… Je ne dispose que d’une part de moi-même.

Puis arrêtant les mots qui se pressaient sur mes lèvres:

– Mon père exigea de nous un serment: Vivre pour arracher à notre ennemi le trésor ravi; vivre pour relever le nom des nôtres… Et nous, les enfants, nous avons juré au mourant. Nous avons entendu ses suprêmes conseils: Enfants, je succombe parce que j’ai voulu combattre au grand jour. Les faibles doivent appeler la ruse à leur secours. Il n’y a point félonie à tromper lorsque le but est noble et désintéressé. Souvenez-vous de cela.

Qu’ajouterai-je. Mon père expira. Au matin, nous trouvâmes les portes de la maison de campagne ouvertes. Personne ne s’opposa à notre départ. Il y avait là deux personnages masqués, bien inutilement, car nous, les petits que l’on chassait, épaves de détresse, nous savions quels visages ennemis se cachaient sous les masques.

Ces deux hommes portèrent nos morts dans le jardin, où une fosse était creusée. Des sacs de chaux furent répandus sur les cadavres, puis ils versèrent de l’eau sur le tout.

Nous ne comprenions pas alors. Depuis nous avons compris. Ils détruisaient les restes de nos parents et effaçaient ainsi toute trace du poison.

À ce moment, un éclair brilla dans les yeux de la jeune femme.

– Nous étions si jeunes que l’on nous avait dédaignés. Est-ce que l’on pouvait voir en nous des adversaires à craindre.

Eh bien, deux ans plus tard, nos morts étaient vengés, notre trésor recouvré, nos ennemis livrés au bourreau.

X. 323 venait de révéler ses prodigieuses ressources de ruse, et moi, gamine de dix ans, je l’avais aidé pour la première fois. À dater de ce moment, nous étions deux et nous ne faisions plus qu’un.

Seulement, l’originalité des procédés employés avait attiré sur nous l’attention des gouvernants. Ils voulurent nous employer, nous promettant la réhabilitation de nos chers morts si nous rendions les services que l’on requerrait de nous.

X. 323 accepta, sous la seule réserve qu’il demeurerait seul juge du choix des campagnes à entreprendre. Il consentait à être espion; mais l’espionnage, selon lui, ne devait s’exercer qu’au profit de la Justice.

Et maintenant, vous savez, Max Trelam, le serment prononcé sur un lit de mort.

Nous devons servir la justice jusqu’au jour où sera proclamée l’innocence, où sera réhabilitée la mémoire de ceux qui ne sont plus.

Leurs ombres nous accompagnent. À toute heure, à tout appel de mon frère, je dois répondre:

– Me voici!

Vous le voyez, je suis condamnée à vivre en marge de la Société.

Ses yeux bleus-verts s’attachaient sur moi avec une inexprimable expression d’angoisse.

Ah! pauvre, pauvre petite espionne, comme le sens des mots se modifie selon les êtres auxquels on les applique.

Une planète est un astre mort; elle devient un réceptacle de vie si sa bonne fortune la jette dans le rayonnement d’un soleil!

Et je pris la main de miss Tanagra, je la pressai sur mes lèvres en bégayant, d’une voix tremblotante, disant le bouleversement de toute ma personne, si paisible à l’ordinaire.

– Vous savez, miss Tanagra, comme journaliste, j’ai l’habitude du livre. Eh bien, si vous êtes en marge comme vous l’exprimez, je pense que vous avez choisi ce poste, parce que la marge est blanche comme votre âme.

– Espionne, fit-elle tout bas.

– Oui, espionne blanche, c’est entendu, et dont le frère est espion… Deux espions que j’estime et que… j’aime de tout mon cœur… Ce qui me donne une pensée, une pensée que je qualifierai d’heureuse sans la moindre vergogne. Il vous manquait un historiographe. Un hasard providentiel m’a fait écrire une page de votre histoire; je désire continuer. Expliquez le désir comme il vous agréera: Amour-propre d’auteur ou bien tout autre amour… Ce serait une solution tout à fait charmante, car le jour où ce digne X. 323 vous appellerait au service de la Justice, je répondrais en même temps que vous-même:

– Me voici!

Et cela signifierait, en unissant nos deux voix:

– Nous voici!

De cette façon, le serment que je n’ai pas fait, moi, uniquement parce qu’à l’époque où il fut prononcé, je n’étais pas dans l’endroit que je ne connais pas, puisqu’il est un secret, ce serment, je l’accomplirais tout de même.

– Vous?

– Naturellement. Vous ne pouvez pas vous donner toute, je répète vos propres paroles… Alors, par compensation je me donne tout entier… C’est une simple opération d’arithmétique qui nous amènera à un total égal.

J’affectais la gaieté. Je présentais la chose dans le mode comique; mais ma voix tremblait, mon cœur se livrait à des bonds de chamois escaladant les cimes.

Elle murmura avec un accent troublé.

– Comme vous êtes bon.

Mais je ne voulais pas de compliments, moi.

– Bon, pour le Times, certainement. Car les chroniques de votre historiographe feront monter follement son tirage.

Puis implorant:

– Eh bien, miss Tanagra, m’engagez-vous comme historiographe?

Je sentis sa main grelotter contre mes lèvres. Et tout à coup, elle s’affaissa contre moi, un sanglot secouant son corps gracieux.

– Mon frère décidera… Oh! il dira oui… Je le supplierai… Et puis, je crois qu’il a pour vous une estime affectueuse…

Mais cet instant de faiblesse ne dura pas. Elle se redressa brusquement, montrant ainsi quelle femme d’énergie, de volonté était enfermée dans sa gracieuse enveloppe. Et d’un ton si profond que j’en demeurai étourdi, comme enveloppé par une palpitation d’âme.

– Max Trelam, me dit-elle, vous êtes un réalisateur d’impossible. Vous venez de me donner une minute de joie à racheter une existence de douleur. Je vous bénis et je… – elle renfonça le mot si doux que j’entrevis, oui positivement je l’entrevis sur ses lèvres, mais elle conclut:

– Et j’ai hâte, une hâte ardente d’arriver à Vienne.

Le landaulet traversait à ce moment un de ces jolis villages belges si coquets dans leur méticuleuse propreté.

Sur la plaque indicatrice appliquée au mur de la dernière maison, je lus:

– Stéverloo!

On m’a demandé souvent pourquoi je marque une tendresse particulière à la Belgique, dont les habitants ne sont cependant pas très tendres à l’égard de notre vieille Albion.

Je pense que vous le comprendrez à présent, et que vous ne vous étonnerez pas de m’entendre affirmer que ce vocable baroque de Stéverloo me semble l’une des modulations les plus harmonieuses que la langue humaine ait formulées.