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Le canon du sommeil

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XVI. LE «TRÉSOR» DE LA TANAGRA

Dans la voiture, le silence régnait.

Des idées cavalcadaient dans ma tête. L’évanouissement de miss Tanagra que je soutenais dans mes bras, Miss Ellen, son sosie, le comte Strezzi, X. 323 se livraient à une course échevelée à travers mes méninges.

Qui était miss Ellen, que son seul nom eût produit pareil bouleversement chez ma «fiancée»?

Cependant notre fiaker nous emportait à bonne allure. Nous avions traversé les jardins de Bathauspark, coupé la ligne des Rings ou boulevards extérieurs encerclant la ville intérieure ou Vieille Vienne, longé les jardins de Volks, puis le Burg, résidence habituelle de l’Empereur pour entrer enfin dans Rothenturmstrasse.

Depuis un instant, ma «fiancée» avait rouvert les yeux.

– Ou sommes-nous, murmura-t-elle?

Ce fut le comte Strezzi qui lui donna la réplique.

– Nous arrivons à votre résidence, comtesse. J’ai pensé qu’il vous plairait de continuer chez vous l’entretien que votre faiblesse a si désagréablement interrompu.

– Ah oui, fit-elle avec égarement. Ellen! Je me souviens.

– Ne vous émotionnez pas, reprit son interlocuteur d’un accent cauteleux, la jeune fille est en excellente santé. Et je ne doute pas que nous arrivions à la maintenir dans cet état sanitaire satisfaisant.

Elle parut chercher autour d’elle. Ses yeux rencontrèrent les miens. J’y lus un tel appel à mon appui, que je prononçai:

– Mademoiselle de Graben-Sulzbach ne me semble guère en état de supporter une longue conversation.

Elle m’interrompit vivement:

– Si, si, le plus tôt sera le mieux; mais je désire que sir Max Trelam soit présent.

Je regardai le comte. Je suis certain que mon coup d’œil disait:

– Prends garde. Si tu refuses, tu vas apprendre à tes dépens ce qu’est la colère d’un bon et loyal Anglais.

Lui, ne parut même pas s’apercevoir de mes dispositions agressives.

Il inclina paisiblement la tête pour souligner son acquiescement.

– Je serai ravi de parler devant sir Max Trelam. Je le tiens pour un homme tout à fait raisonnable, et je suis assuré qu’il m’aidera à vous convaincre de l’impossibilité de lutter contre certaines nécessités.

– Moi, n’y comptez pas.

– Oh! Oh! ne vous pressez pas d’affirmer pareille chose. Le sage réserve son opinion jusqu’à connaissance complète des pièces du procès.

Décidément, Strezzi m’horripilait.

Et comme s’il s’était amusé de ma rage impuissante, ce misérable comte Strezzi reprit d’un ton élégamment persifleur:

– Je suis certain, du reste, que les phrases prononcées donneront à sir Max Trelam un merveilleux thème pour une nouvelle série d’articles au Times.

Et avec un salut terriblement ironique dans sa courtoisie affectée, il dit:

– Vous le voyez, mon cher confrère, – il appuya sur les trois mots, de façon à les faire pénétrer dans mon cerveau, comme des pointes d’aiguilles – vous le voyez, au Standard, nous sommes beaucoup plus accueillants qu’au Times.

C’en était trop. Il me plaisantait à présent sur notre rencontre initiale, alors qu’il s’était caché sous la personnalité d’Agathas Block.

Si je ne le corrigeai pas, cela tint uniquement à ce que le fiaker stoppa à cette minute précise devant l’hôtel de Graben-Sulzbach.

Nous étions arrivés. Dans quelques minutes, je saurais… Je saurais surtout comment je me pourrais dévouer à ma chère aimée, car n’est-ce pas, aucun doute n’existait à cet égard, je me dévouerais à fond.

Nous descendîmes. Tout en soutenant ma «fiancée» chancelante, comme brisée par l’émotion intense qui l’avait terrassée, j’eus la «curiosité professionnelle» de jeter un regard sur la résidence viennoise de la pauvre victime du destin, à laquelle le sort, en son ironie, attribuait des titres nobiliaires variés, en cachant un cilice sous ces parures de la vanité.

Une noble maison comme la vieille ville en contient encore quelques-unes. Le portail, l’encadrement des croisées dataient de la période de transition de ce que l’on pourrait appeler le gothique islamique. Des ogives où se pressent la forme du trèfle oriental. Entre les ouvertures, des panneaux sculptés, polychromes, héritage des rêves byzantins.

La porte tourna sur ses gonds massifs. Un suisse géant, dont la livrée moderne contrastait avec la riche et sévère tenue du lieu, s’effaça en une attitude respectueuse et figée.

– Wurms, dit miss Tanagra d’une voix faible. Une affaire importante qui ne souffre aucun retard. Je recevrai mes bons serviteurs ensuite.

Le géant prononça avec des résonances de basse taille.

– Ya! Ya!

Nous passâmes devant le serviteur allemand, et après avoir gravi un étage dans un escalier où nos pas n’éveillaient aucun écho, leur bruit étouffé par un épais tapis cédant sous le pied, nous pénétrâmes dans un petit salon Louis XVI, aux vitrines exquises, toutes remplies de vases, de figurines, de miniatures, représentant une fortune de collectionneur.

Sans un mot, d’un geste las, miss Tanagra nous indiqua des sièges, se laissa tomber dans un délicieux fauteuil à la membrure sculptée en guirlandes, à la tapisserie figurant des amours en camaïeu, sépia sur sépia, merveille sortie des ateliers de Gratz, et elle parut attendre que le comte Strezzi voulût bien s’expliquer.

Sans doute, il entrait dans les vues de ce dernier de ne point prolonger l’angoisse de ma «fiancée», car il commença aussitôt, semblant continuer l’entretien, comme si rien ne l’avait interrompu.

– Avant tout, comtesse, je tiens à vous faire connaître l’ensemble des raisonnements qui m’ont guidé, et m’ont amené à cette minute précise où vous m’écoutez avec le plus vif désir de conciliation. Inutile de souligner mes paroles par une affirmation, fit-il en réponse à un geste de la jeune fille, je suis certain de ce que j’avance. Je n’interroge pas, je constate.

Son sourire m’apparaissait plus railleur que jamais et son monocle d’or semblait rayonner la menace. Les serpents crotales, d’après ce que l’on en raconte, je n’ai jamais eu de relations avec ces ophidiens réputés de commerce désagréable, les crotales donc doivent regarder ainsi les oiselets qu’ils fascinent.

– Pour moi, reprit cet homme, je l’avoue sans fausse honte, c’est une question de vie ou de mort qu’être assuré de votre neutralité, de celle de X.323. C’est vous dire que je me suis préoccupé, de tout mon amour pour la vie, des voies et moyens d’obtenir cette neutralité.

Il tira une bonbonnière de sa poche, y prit une pastille qu’il glissa voluptueusement entre ses lèvres, puis présentant la jolie boîte d’or, sur le couvercle de laquelle s’apercevait une miniature d’émail.

– Des pastilles de chocolat, Frau comtesse. Si vous en souhaitiez comme la regrettée Mrs. Dillyfly…

Mrs. Dillyfly, le premier déguisement de mon aimée. Et je revis dans un éclair, le pont du steamer Marguerite, qui m’avait emmené à Boulogne, la pseudo-anglaise, avec son cache-poussière, son voile bleu, la cage et ses canaris.

Comment ce diable enragé de Strezzi avait-il pu deviner l’adorable Tanagra sous ce grotesque accoutrement.

Les êtres de tendresse ne comprennent jamais que la haine est plus clairvoyante que l’amour.

Un instant, le comte, conseiller privé, administrateur des services de Reconnaissances et d’Aviation militaires Austro-Hongrois resta ainsi, la bonbonnière tendue à son interlocutrice. Après quoi, il réintégra le précieux objet dans sa poche. Mais son immobilité m’avait permis de distinguer le sujet de la peinture ornant le couvercle.

C’étaient deux profils inconnaissables entre tous, ceux des empereurs d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, symbolisant, en quelque sorte l’alliance des deux grands États de l’Europe Centrale.

Une banderole leur servait d’appui, sur laquelle je crus lire ces deux mots: «Mit mir».

Menaçants pour le reste du monde en leur concise netteté.

«Avec moi».

– La passion du chocolat n’est point générale, reprenait Strezzi, et d’ailleurs ceci n’a rien qui m’intéresse particulièrement. Je poursuis ma confession qui me fait l’effet de fixer votre attention, très chère comtesse de Graben-Sulzbach.

Et son visage se plissant de petites rides, manifestant vraisemblablement une cruelle gaieté.

– Comment m’assurer votre neutralité? Ah! cela était difficile! Personnellement vous tenez peu à la vie, votre frère et vous. D’autre part, vous n’êtes point de ceux que l’on achète. Alors…, suivez bien mon raisonnement, il n’était possible d’avoir barre sur vous que suivant le mode indirect. Il s’agissait de découvrir une tierce personne, dont l’existence, l’honneur vous tinssent assez à cœur pour que cette personne menacée, aucun sacrifice ne vous parût trop lourd en vue d’assurer son salut.

Et avec une sincérité évidente, et par cela même terrifiante, car je comprenais qu’un pareil personnage ne pouvait consentir à parler selon la vérité que s’il était dix fois sûr de son succès.

– X. 323 est le plus merveilleux jouteur qu’il soit humainement possible de rêver. À cette heure encore, j’ignore qui il est, où il se dissimule. Vous le voyez, comtesse, je ne vous cache rien. Vous, heureusement, êtes plus abordable. Je vous avais un peu surveillée, lors de votre séjour en Espagne… Oh, en amateur…, je n’avais pas du tout les mêmes conceptions belliqueuses que le digne Holsbein-Litzberg, et mes vœux étaient pour vous. Croyez-moi, je vous en prie, car votre victoire devait assurer le triomphe de ma politique…

Il marqua un temps, comme pour nous laisser la faculté de bien nous pénétrer de la loyauté de ses allégations.

– Je vous surveillais, ayant l’intuition vague qu’avec votre concours inconscient, je découvrirais la fissure me permettant de pénétrer ce roc compact qui a nom X.323.

Il eut un petit rire.

– Oh! je ne tire pas vanité de mon «intuition»… Je n’ai point l’âme avide de crédulité des chiromanciens; non, je procédais sur ma connaissance d’un fait passé. En vous voyant agir, de concert avec X. 323, qui lui me demeurait invisible, j’avais acquis la conviction de votre alliance. Je m’étais alors souvenu que, l’an dernier, dans un de nos pensionnats les plus aristocratiques de Vienne, résidait une charmante jeune fille, Fräulein Héléna, seize à dix-sept ans, à laquelle vous vous intéressiez fort. On disait dans le monde qu’elle était une parente pauvre, une petite cousine… Je ne l’avais jamais vue, moi, et j’avais accepté la version du cousinage. Or, cette enfant dont je m’étais inquiété, avec l’intérêt attendri que j’apporte à tout ce qui vous touche, avait quitté le pensionnat, à l’instant même où j’espérais me trouver en sa présence.

 

Avouez que c’était jouer de malheur. Mais le dieu qui préside aux destinées des maisons de Habsbourg et de Hohenzollern avait probablement décidé qu’il accorderait la victoire au dévoué serviteur de ces souveraines maisons.

À Madrid, je rencontrai une certaine marquise de Almaceda, aussi belle que vous-même, comtesse, ce qui n’est pas un mince éloge, avec cette différence que, dans sa chevelure, les fils bruns dominaient, tandis que vous avez la blondeur des épis murs.

Je ne m’arrêtai pas à cette question de nuances, et me remémorant l’exclamation du divin peintre Raphaël, je m’écriai après cet illustre artiste:

– Qu’importe la couleur, pourvu que l’on ait le dessin!

Voyez comme je fus bien inspiré par ce souvenir historico-pictural; quelques jours après, j’avais l’assurance que dans un couvent, rendez-vous des jeunes demoiselles de la noblesse castillane, vous alliez au parloir couvrir de tendres baisers une pensionnaire de dix-sept ans, répondant au doux nom de Lénita, diminutif local d’Héléna.

Celle fois, je réussis à voir la jolie recluse. Ce me fut une révélation. Une sœur seule pouvait vous ressembler aussi complètement… Une sœur! En quittant le couvent, vous vous rencontriez avec un vieillard dont les mouvements nerveux et juvéniles semblaient démontrer que les cheveux blancs, sa fine barbe de même teinte, étaient aussi postiches que l’une ou l’autre de vos chevelures à vous-même. Vous lui rapportiez les incidents de vos visites, car il vous écoutait d’un air tout ému.

Vous concevez, ce vieillard qui chaque fois réussit à me dépister, devint très vite pour moi une des incarnations de X.323. Son émotion m’amena à la quasi certitude que la señorita Lénita était également sa sœur.

Vous pensez si cette découverte me rendit heureux.

Je connaissais la tierce personne qui me permettrait d’obtenir votre neutralité.

Par malheur, ma satisfaction me fit commettre une faute. Je me relâchai de ma surveillance à votre égard. Oh! cela est impardonnable; je m’en accuse… Je m’en accuse d’autant plus, qu’à la faveur de ma négligence, vous disparûtes de Madrid durant quelques jours, ayant emmené vers une cachette inconnue, la charmante señorita.

Vous m’aviez joué; mais je sais attendre. La comtesse de Graben-Sulzbach, adulée par la société viennoise, et qui attachait une importance à mes moindres faits et gestes, ce dont je ne suis pas médiocrement fier, ne soupçonna jamais que ses propres faits et gestes me tenaient prodigieusement à cœur.

Il fit peser sur moi, Max Trelam, l’insupportable ironie de son regard, et d’un ton de persiflage:

– Seulement, voyez-vous, les journaux, le Times en particulier, ont du bon. Ils renseignent le public, je le reconnais, mais, excusez le mais, mon cher confrère, ils renseignent aussi les adversaires. Vous ne quittiez pas Londres, et vous saviez avant tout le monde comment on mourait de rire à Moscou, à Trieste ou ailleurs. Je n’avais donc aucun mérite à découvrir votre correspondante mystérieuse. D’autant plus, pardonnez-moi cette incursion, dans vos sentiments intimes, comtesse, que j’avais compris que vous travailliez à la gloire d’un homme qui, vous sachant prise dans l’engrenage de l’espionnage, vous avait marqué un respect dont votre cœur s’était ému.

Inutile d’insister, n’est-ce pas? Quand vous êtes partie pour l’Angleterre, je vous ai suivie. Ainsi me fut révélée la retraite de Fräulein Héléna qui, après avoir été la señorita Lénita, se cachait maintenant sous le nom de miss Ellen.

– Et votre ballon dirigeable, fit âprement la jeune fille?

– Il était de la partie, ma chère ennemie, cette expérience annoncée avec fracas, un séjour de quarante-huit heures dans les hautes régions de l’atmosphère.

Oh! il a effectué ce record, je mène tout de front, moi, la capture des otages et l’honneur de l’aérostation autrichienne.

Ceci explique à sir Max Trelam ce qui a dû lui paraître inexplicable, lors de son enquête à Trilny-Dalton-School. De nuit, le dirigeable a plané autour de l’institution de miss Ellen, laquelle a été amenée dans la nacelle, ce que le reporter le plus astucieux ne pouvait deviner, la présence de mon ballon au-dessus de Londres n’ayant pas été signalée, car, le jour venu, il était bien loin, utilisant un courant aérien qui lui permit de traverser la mer du Nord, à raison de cent kilomètres à l’heure.

– Une dépêche au Times apprendra au public stupéfait les criminelles occupations d’un grand seigneur autrichien, m’écriai-je, mis hors des gonds par le sang-froid avec lequel le misérable relatait ses exploits.

Ma colère le fit sourire, sans lui rien faire perdre de son calme.

– Certainement, une telle dépêche m’ennuierait fort. Aussi je suis tranquille, vous ne l’enverrez pas.

– Et qui m’en empêchera?

– Vous-même. Vous songerez que me déplaire m’amènerait à jeter dans le désespoir votre délicieuse amie, comtesse de Graben-Sulzbach.

J’allais répondre. Miss Tanagra me prévint:

– Il a raison.

Et comme je sursautais à l’entendre formuler cette opinion, ce fut Strezzi qui m’en fournit l’explication.

– La comtesse, mon cher confrère, (comme il m’agaçait à me bombarder sans cesse de cette illusoire confraternité!), se rend un compte exact de la situation. J’ai, en mon pouvoir un otage qui est la vie même de son cœur, de celui de X.323. Ils ont élevé miss Ellen comme une fleur rare, précieuse, comme un trésor.

– Ah oui! le Trésor, murmurai-je malgré moi, me rappelant que c’était par ce terme, que ma «fiancée» avait désigné un coin du mystère qui avait fait d’elle une espionne.

Le comte me regarda en homme qui ne perçoit pas le sens de l’exclamation. Il esquissa une moue indifférente et reprit:

– Ils n’ont pas voulu qu’elle souffrît de la mauvaise renommée s’attachant aux espions. Elle a grandi, pure de la souillure d’esprit qui accompagne la connaissance des laideurs de la vie. C’est un ange que miss Ellen.

Eh bien, jugez de ma force; ceci vous aidera à comprendre pourquoi je m’explique si librement. Cet ange est en mon pouvoir, en lieu sûr, sous la garde de fidèles, pour qui la mort d’autrui n’a pas la moindre importance. Vous devinez que miss Ellen, ou Lénita, ou Héléna expierait tout ce qu’il me surviendrait de désobligeant. Vous n’aurez pas le courage de désespérer la comtesse de Graben-Sulzbach.

Je courbai la tête, le misérable comte disait vrai. J’entrevoyais dans la nuit de cet esprit du mal, les conséquences d’une attaque inconsidérée de ma part. On eût cru qu’il lisait dans ma pensée.

– Oui, oui, prononça-t-il entre haut et bas… La résistance de la machine humaine est extraordinaire. On peut supporter d’incroyables tortures physiques, des hontes inexprimables avant de mourir. Mais rassurez-vous, je ne suis pas bourreau pour le plaisir. Soyez obéissant, et la gentille enfant n’aura rien à redouter.

Comme on quitte un ennemi gisant à terre, vaincu, il se détourna de moi, et pointant son regard sur miss Tanagra, il articula lentement:

– Et vous, comtesse, aurai-je la douleur de ne vous avoir pas persuadée?

Elle ne fit pas un mouvement. Ses lèvres s’ouvrirent avec effort sur cette question:

– Vos conditions?

– Je vous les ferai connaître en présence de votre frère X.323.

Elle devint plus pâle encore et d’une voix brisée:

– Je ne puis rien affirmer pour lui… Mais ce soir, j’espère…

– Bien. Alors pour ne pas vous déranger par une visite… interlocutoire, voudrez-vous me faire tenir un billet m’indiquant l’heure et le lieu du rendez-vous?

– Je le ferai.

– Je considère la chose comme faite, articula Strezzi en s’inclinant avec la plus parfaite indifférence… Allons, comtesse, quittez cet air abattu. On vous rendra cette petite sœur tant aimée, et cela pour moins que rien, pour renoncer à un don quichottisme quelque peu ridicule, qui vous incite à protéger des foules que vous ne connaissez pas… Ah, voyez-vous, je suis bien heureux d’être un esprit simpliste, et d’avoir enfermé ma vie dans des formules exemptes de complications. L’humanité, un mot vide de sens! Il y a les humains que l’on connaît, que l’on aime, et il y a les autres. Je ne donnerai pas une pichenette à mon propre chien; mais il m’est indifférent que des chiens inconnus soient abattus à la fourrière. Toute ma morale tient en cette phrase, que je vous conseille amicalement de méditer.

Il s’était levé.

– Ne prenez pas souci de me faire reconduire, ajouta-t-il… J’emporte le souvenir charmant de votre gracieux accueil et l’espérance de votre promesse.

Un bruissement léger passa dans l’air. La porte venait de retomber sur lui.

Et brusquement, comme si elle eût attendu le départ de son ennemi, miss Tanagra se voila le visage de ses mains. Elle éclata en sanglots, bégayant, affolée, tragique, désespérée:

– Il le faut! Il le faut! Périsse le monde, mais que soit sauvée Ellen, le seul trésor que nous ont confié nos morts!

XVII. X. 323 MONTRE UN NOUVEAU VISAGE

Miss Tanagra avait voulu que j’acceptasse l’hospitalité dans son hôtel.

– Vous avoir près de moi me rendra plus forte, avait-elle dit pour me décider.

Et à l’instant où, guidé par un domestique, j’allais gagner la chambre que je n’avais pas eu la force de refuser, elle avait prononcé ces paroles d’un ton égaré:

– Il n’a pas tout dit… Je sens l’horreur, l’épouvante, sur nous… Monsieur Max Trelam, pardonnez-moi… Je vous ai entraîné dans un rêve… Quel réveil vous attend, pauvre ami.

Dans sa détresse, elle me plaignait.

Ah! comme mon cœur lui fut reconnaissant. Il n’est point de mots pour exprimer ces choses. Comme nos moyens physiques sont impuissants à traduire nos mouvements d’âme.

Le soir vint. Au dîner, je pris place en face de miss Tanagra.

Je n’osais l’interroger. Ce fût elle qui me renseigna:

– Demain, à deux heures, mon frère sera ici, prêt à entendre le comte Strezzi.

Et avec une sorte d’amertume, dont le sens véritable ne devait m’apparaître que plus tard.

– Comme il aime notre Ellen… Tout subir pour la sauver, a-t-il dit… Tout! quelles larmes doivent jaillir de ce mot! je ne sais, mais j’ai peur.

Je ne trouvai rien à répondre. L’effroi de ma compagne me gagnait. Ah! certes, contre la peur d’une douleur déterminée, j’aurais réagi; mais est-il possible de lutter contre l’angoisse imprécise?

Et je frissonnais, en face d’elle, frissonnante… Ah! Tanagra de la douleur. Niobé gémissante, votre âme percevait sans doute le pas feutré du destin, s’avançant pour frapper.

Pour dire quelque chose, je murmurai timidement:

– Alors, vous avez écrit au comte Strezzi?

Elle me répondit avec un haussement d’épaules, colère et désespéré:

– Oui… Il doit lire son succès dans cette maison de la Praterstrasse, où le misérable, funèbre, alchimiste de la souffrance humaine, prépare les deuils. Son succès, c’est notre inaction, c’est la destruction de la seule digue opposée à ses combinaisons meurtrières. Elle secoua la tête en un mouvement décelant son accablement.

– Hélas!… Il le faut… C’est la vie d’Ellen. La savoir torturée de corps et d’esprit, et se dire: nous aurions pu empêcher cela… Oh! père, père, nous sommes des vaincus comme toi.

Puis, les mots se pressant sur ses lèvres, hâtivement comme si elle souhaitait m’expliquer sa faiblesse.

– C’est un lys, c’est une petite âme d’ivoire. Elle a le parfum des fleurettes ignorées qui n’ont jamais songé qu’elles pourraient être les reines des parterres, ou des gerbes apportant leur éclat aux fêtes mondaines. Sacrifier cela… Non, nous ne le pouvons pas.

Ses mains se crispèrent sur la nappe, et d’un ton d’indicible tristesse:

– Il a raison, Strezzi. Pas une pichenette à mon propre chien… Seulement, lui, il ne pleure pas sur les inconnus qu’abat la fourrière.

Puis avec une exaltation soudaine, telle une vague de folie, la secouant toute:

 

– Père, père, clama-t-elle. Tu nous as confié le trésor… Sois paisible au fond du ciel noir, d’où tu nous regardes par les yeux des étoiles…, lis en nous… le trésor sera sauvé.

Oh! l’abominable soirée! On ne trouve de consolations que pour les êtres dont la douleur nous est relativement indifférente.

Nous restions ainsi, devant la table desservie, ne songeant pas que notre présence dans cette salle à manger devenait insolite, le repas achevé. La conscience des conventions mondaines s’était écroulée dans le bouleversement général de nos pensées. Une pendule, en sonnant onze heures, nous fit sursauter.

Nous nous considérâmes comme au sortir d’un rêve, l’air surpris de nous voir encore là. Et sans songer aux mots échangés, entraînés par le désir informulé de ne plus voir la tristesse l’un de l’autre, tristesse que nous nous sentions inaptes à consoler, nous dîmes:

– Onze heures!

– Il est temps de se retirer.

– Bonsoir, miss Tanagra!

– Bonsoir, Max Trelam!

Bon soir! Ô ironie des mots usuels! Sur nous pesait un inconnu redoutable, notre âme était bouleversée, et nos lèvres disaient: Bon soir.

Je ne parle pas de la nuit, dont chaque minute se marqua par un frisson de mon corps, victime du cauchemar moral qui me hantait.

Le jour revint. Le déjeuner nous réunit dans la salle à manger. Après quoi, nous passâmes dans le coquet salon Louis XVI, où la veille Strezzi avait exigé l’entrevue qui allait avoir lieu à deux heures.

Il était une heure vingt.

Et nous restâmes là, les yeux fixés sur la pendule dont les aiguilles, dans leur incessante poursuite, lentement cheminaient vers l’instant où commencerait l’entretien qui nous épouvantait.

Et puis nous fûmes trois.

X. 323 se trouva dans le salon, auprès de nous. D’où venait-il? Comment était-il entré? Cela je ne saurais le dire. Quand je l’aperçus, il était assis auprès de miss Tanagra et il lui parlait à voix basse.

Je supposai que c’était lui, sans grand effort d’imagination. Nous attendions deux personnes, Strezzi et lui. Je n’avais point Strezzi sous les yeux, donc, le personnage présent, ne pouvait être que mon multiforme ami X.323.

Cette fois, il avait l’apparence d’un homme d’une trentaine d’années; les cheveux soigneusement partagés par une raie médiane, la moustache tombant au coin des lèvres, offraient cette teinte blonde cendrée si fréquente chez les Slaves de l’Ouest.

Son visage apparaissait maladif, un binocle d’or, aux verres teintés de jaune, laissait apercevoir un regard de myope; et ses épaules légèrement voûtées, un je ne sais quoi de fatigué, de malingre, provenant plutôt de l’attitude que de la ligne même du corps, achevait de donner l’impression d’un personnage ayant vécu trop vite.

Rien en celui que j’avais en face de moi ne rappelait à mon souvenir les diverses incarnations de l’homme-protée, qui entretenait miss Tanagra à cette heure.

Et pourtant, celui-ci devait être Lui.

Au surplus, il ne me laissa pas dans le doute. En voyant mes regards fixés sur lui, il se leva, vint à moi et me serra fortement la main.

– J’aurais voulu vous voir dans des circonstances plus joyeuses, sir Max Trelam, me dit-il…, des circonstances où j’aurais pu vous dire ma vive sympathie et l’estime exceptionnelle que m’inspire votre caractère… Je connaissais déjà votre esprit, ma sœur «Tanagra» – il appuya sur le nom, m’a dépeint votre cœur… Malheureusement, nous nous rencontrons au milieu du combat, sous le feu de l’ennemi pourrais-je dire… Des actes doivent seuls exister à cette minute… Au surplus, ils seront plus éloquents que de longs discours. À l’ami qui est venu à nous, qui a compris que l’espionnage peut ne pas avilir ceux qui s’y adonnent, je donnerai la marque de confiance qu’un frère serait heureux de recevoir. Le comte Strezzi viendra ici. Vous assisterez à l’entretien, je le veux. Nos existences sont liées.

Sa voix même, je ne la reconnaissais pas. Était-ce sa voix véritable que j’entendais en ce moment?

Je sortis cependant de la préoccupation qui se traduisait par cette question pour lui exprimer combien j’étais touché de son accueil.

Mais il m’interrompit.

– Non, non, ne remerciez pas… J’affirme mon estime; seulement, ne vous y trompez pas… En vous mêlant à notre vie, je ne vous fais pas un cadeau agréable.

Puis, coupant court à de plus longues explications:

– Deux heures moins le quart… L’ennemi sera là à deux heures. Il est exact. Je me hâte à vous faire connaître mes instructions.

Puis, s’adressant à sa sœur autant qu’à moi-même; à sa sœur qui ne me quittait pas du regard, comme si elle avait deviné déjà que notre tendresse devait être broyée dans la tourmente; à moi que ce regard douloureux troublait horriblement.

– D’abord la situation. Elle est aussi mauvaise que possible. Nous sommes à la discrétion de Strezzi. Quoi qu’il ordonne, il faut obéir.

Ma bien-aimée laissa échapper un gémissement.

– Il faut obéir, répéta le jeune homme avec plus de force. Résister serait condamner Elena, Lénita, Ellen, notre sœur, notre enfant, à la plus effroyable agonie. Je connais Strezzi. Il est impitoyable; la cruauté lui cause des joies intenses. C’est un maniaque du crime qui, dans notre société prétendue civilisée, a trouvé les organes nécessaires à assurer l’estampille officielle à ses actes de bourreau barbare. Vous entendez, Tanagra?

Il dardait sur notre compagne un regard impérieux.

Elle inclina la tête, avec un égarement épandu sur son visage.

– Et vous, Max Trelam, sentez-vous que le reporter doit être muet jusqu’au jour où j’espère lui rendre la parole?

– Je m’y engage.

– Bien, cela suffit. Vous ne connaissez pas notre Ellen…; mais vous nous connaissez, nous. Vous aimez saintement, comme elle mérite d’être aimée, la pauvre Tanagra, emportée avec moi par un devoir auquel nous ne pouvons ni ne voulons nous soustraire… Elle vous a dit le nom sous lequel nous désignons la petite sœur, la petite âme pure, ignorante des épouvantes parmi lesquelles nous évoluons. Mais on ne vous a pas conté que cette enfant était en quelque sorte notre honneur, notre relèvement, notre rédemption. Voués aux actions mal jugées par les hommes, aux luttes souterraines de l’espionnage, elle est notre beauté, notre blancheur, notre clarté… Elle est l’étoile sur qui nous avons placé le bonheur qui nous sera peut-être toujours refusé. Et nous nous sommes promis de mourir pour expier notre faute si, notre devoir rempli, elle en ressent de la douleur.

Il s’exaltait, une émotion puissante faisait palpiter sa voix.

Il se domina par un effort violent qu’une légère contraction de tout son être laissa deviner.

– Vous avez compris, Max Trelam; je n’insiste pas. À présent, les ordres… Deux heures moins cinq, je me hâte!… Je répondrai seul au comte Strezzi… Dussions-nous être brisés, il faut qu’Ellen soit sauve et heureuse. Seul, je suis à cette heure de volonté assez libre pour tout subordonner à cela… Promettez-moi de garder le silence absolu durant l’entretien.

– Je le promets, fis-je, la gorge serrée par l’angoisse.

– Et vous, ma sœur, hésiterez-vous à prendre le même engagement?

X. 323 regardait ma «fiancée», celle que je nommais ainsi pour la dernière fois. Il y avait dans son accent, dans son geste, une douceur infinie, une infinie pitié.

Et comme elle le considérait, les pupilles dilatées, un immense effarement jetant un voile flou sur ses traits, il reprit:

– Petite, petite, du courage… Le père, la mère, sont vengés, mais le déshonneur pèse toujours sur leur tombe… Nous avons juré que notre vie appartenait à leur cause… Nous avons juré, petite sœur… La main dans la main marchons à l’abîme.

Elle se leva, se jeta dans ses bras:

– Je me tairai, fit-elle, d’une voix si déchirante que je crus entendre son cœur se briser.

X. 323 la baisa tendrement sur les yeux.

– Oui, tu souffres, ma vaillante petite sœur… Mais ils sont là. – Sa main s’étendait autour de nous, désignant des choses invisibles. – Ils sont là, et ils bénissent les martyrs.

À ce moment, la pendule fit entendre le bourdonnement sourd qui précède la sonnerie.