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Les cinq sous de Lavarède

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– Alors prions Dieu que le Chang-I-Sée et le Kin-Tien-Kien déclarent le jour néfaste et interdisent à l’empereur de sortir.

– Comment dites-vous cela?

– C’est juste! Vous n’êtes pas enchinoisé, vous. Les assemblées que je viens de nommer sont les collèges des rites et des astronomes qui, seuls, peuvent autoriser les promenades du souverain.

– Quel rapport avec mon affaire?

– Ah! si le chef de l’État demeurait enfermé dans la ville Rouge, il y aurait peu de soldats au pont des Larmes, lieu du supplice… un coup de main serait facile, tandis que…

– Tandis que, termina philosophiquement Lavarède, si l’empereur quitte son palais, il m’oblige à quitter la terre. Le système des compensations. Ô Azaïs!

Bien que prononcées d’un ton léger, ces paroles assombrirent les deux hommes, et pendant longtemps ils cessèrent de converser.

Lentement les heures de la journée tombèrent du sablier de l’éternité. La seule distraction d’Armand fut d’être conduit devant un mandarin qui, avec une politesse cruelle, l’informa que le lendemain il partirait pour le pays des ancêtres, la tête séparée du corps. Et à ce prisonnier qu’il considérait déjà comme mort, le fonctionnaire ne cacha point sa haine pour les hommes d’Europe.

– Je voudrais, lui dit-il, que tous ceux de ta race fussent entre mes mains, afin de broyer à la fois tous les ennemis de mon pays.

Sur ces paroles encourageantes, on ramena le journaliste à la prison. Il éprouvait une grande lassitude! Le découragement pesait sur lui. Le trépas en lui-même ne l’effrayait pas, et cependant sa poitrine était comprimée par l’angoisse. Faisant bon marché de sa vie, il regrettait son doux rêve. L’éclair bleuâtre du sabre du bourreau allait le séparer à jamais d’Aurett.

La nuit, il dormit mal, souvent réveillé en sursaut par des bruits imaginaires, et le matin, quand on vint le chercher pour marcher au supplice, il était brisé; ses membres raidis par la courbature lui refusaient presque le service. Il embrassa le missionnaire qui lui glissa à l’oreille des paroles d’espoir.

– L’empereur ne sortira peut-être pas! Ayez foi en Dieu, mon enfant, mon frère…

Puis il suivit les policiers chargés de le mener au bourreau…

On quitta la prison. Dans la rue, Armand comprit qu’il était perdu. Le maître absolu de quatre cent millions de Chinois allait parcourir la ville. Tout le prouvait: les maisons closes tendues de toiles blanches; le mouvement inusité des soldats; le carré d’étoffe que les passants portaient à la main, afin de s’en couvrir la tête au passage de l’empereur, dont la vue interdite est punie de mort. Une idée folle vint au Parisien.

– Si je rencontre mon cher cousin dans l’autre monde, pensa-t-il, il sera bien heureux de m’avoir joué un pareil tour.

Cependant la cangue au cou, la vraie, cette fois, entouré de ses gardiens au costume bleu et vert, Armand marchait. Comme à travers un voile, il entrevit les portes de la Soumission et de l’Aurore. Un instant, la vue du lac Taï-y-Tché, couvert de fleurs de lotus, reposa ses yeux.

À mesure que l’on avançait, la foule devenait plus compacte. Des soldats réguliers, en uniforme bleu céleste, formaient la haie, maintenant un espace libre au milieu de la rue, repoussant les curieux contre les maisons.

– Ah çà! murmura Lavarède, serait-ce ma présence qui émeut à ce point la ville?

Mais en arrivant au canal qui sert de déversoir au lac Lien-Koua-Tché, cette pensée vaniteuse s’évanouit. Devant lui s’ouvrait le pont des Larmes gardé militairement. Sur la rive opposée s’étendait une vaste place dont un des angles était isolé par une palissade. Au-dessus de la clôture se balançait un énorme objet jaunâtre, allongé en forme de cigare. On eût dit un monstre marin. Mais Armand ne s’y trompa pas. Il reconnut d’emblée le ballon dirigeable.

Des guerriers mandchous, aux vêtements multicolores, aux armes luxueusement ornées, étaient rangés autour de la place.

À ce spectacle, le condamné oublia un instant sa situation; mais une fois le pont franchi, son escorte s’arrêtant brusquement, il fut rappelé au sentiment de la réalité. À sa droite, sur un plancher élevé, le bourreau de Péking et ses aides, portant la tchépa bleue à larges manches, avec le dragon jaune brodé sur la poitrine, attendaient immobiles, le moment de «travailler». Près d’eux, on apercevait le banc sur lequel on étend le condamné à mort et les cages de bois destinées à recevoir les têtes criminelles. Plusieurs déjà contenaient leur proie, et de voir ces visages exsangues, grimaçant la mort à la foule, c’était lugubre.

Lavarède pâlit, mais l’orgueil gaulois lui fit aussitôt redresser la tête. Puisque la mort était inévitable, il fallait l’accueillir gaiement, comme une amie attendue et montrer aux fils de Han comment sait mourir un Français. Sur l’ordre des Toas de l’escorte, il s’assit sur le banc des suppliciés.

Là, écrasé sous le poids de la cangue, les oreilles emplies de bourdonnements, il attendit que l’instant fatal eût sonné.

Tout à coup il tressaillit, ses regards devinrent fixes. La ligne de soldats venait de s’ouvrir et, dans l’espace réservé, miss Aurett avait paru, appuyée au bras de son père.

..........................................

La voile de la brouette gonflée par un vent favorable, les Anglais avaient quitté Takéou. L’esquif terrestre marchait bon train, et le coolie coréen trottait dans les brancards.

Le soir du premier jour, ils atteignirent Tien-Tzing où le résident anglais, sir Grewbis, voulut absolument les garder à dîner. Cet homme aimable était enchanté de passer une soirée avec des compatriotes, et lorsqu’il apprit leur projet de gagner Péking, sa joie devint du délire. Lui-même se rendait aux fêtes dont le lancement du ballon dirigeable était le prétexte. Il se ferait un plaisir de donner à ses hôtes une place dans sa voiture, bon véhicule construit en Europe et ne ressemblant en rien aux chars primitifs qui cahotent les indigènes. Seulement, il ne crut pas devoir cacher à sir Murlyton que la ville impériale serait particulièrement dangereuse.

– Les Chinois, lui dit-il, sont gens de routine. Notre compatriote M. Hart, a fondé à Péking, une usine à gaz qu’il a dû fermer faute de clientèle. Le docteur Kasper, cet Allemand aéronaute, l’a rouverte pour procéder au gonflement de son «dirigeable». De là, grande effervescence dans le populaire. Les sociétés secrètes ne demandent que prétextes à émeutes…

– C’est précisément ce qui nous intéresse, déclara nettement Aurett.

– En ce cas, je ne retiens qu’une chose: le plaisir de voyager en bonne compagne.

Sir Murlyton congédia donc le coolie et sa brouette, non sans avoir versé au rusé Coréen le prix convenu pour le voyage complet.

Au lever du jour, ce dernier reprit le chemin de Takéou. À deux «li» de Tien-Tzing, l’homme se croisa avec un piéton qui paraissait de fort méchante humeur. C’était Bouvreuil…

Moins heureux que les Anglais, il n’avait pu se procurer aucun moyen de transport. Il assista à leur départ, et tremblant de perdre leurs traces, il se décida à effectuer à pied les cent trente-cinq kilomètres qui séparent Péking de la mer. Au bout de trente kilomètres, ou pour parler la langue du pays, trente-sept «li», il s’arrêta épuisé dans une bourgade. Au moment où il rencontra le coolie, il venait de se remettre en route, les pieds et les reins endoloris. Il lui sembla reconnaître le conducteur de la brouette. Il l’interrogea, comprit qu’il était libre, et séance tenante traita avec lui par gestes pour se faire conduire au but de son voyage.

Commerçant comme tous ses pareils, le Coréen ne se décida qu’à l’énoncé du prix exorbitant de deux taëls par jour. La somme acceptée, il fit diligence et le 22 octobre, au matin. Bouvreuil entra dans Péking.

Un peu défiguré, par exemple. Dans sa hâte, le «brouetteur» avait versé son client à plusieurs reprises. Le nez enflé et le front bossué du propriétaire faisaient foi de la solidité des routes du Petchi-Li.

Depuis la veille, Murlyton et sa fille étaient installés chez le collègue de sir Grewbis. Adroitement, Aurett s’enquit de Lavarède; sans pâlir, elle entendit le résident lui répondre que l’exécution aurait lieu à dix heures du matin au pont des Larmes. Elle trouva même la force de sourire en remerciant son compatriote. Mais elle ne dormit pas de la nuit.

Les projets les plus insensés naissaient dans sa cervelle. Plus lentes à s’émouvoir, les femmes du Nord dépassent les Méridionales en audace dans l’exécution de leurs conceptions. Le sens pratique qu’elles tiennent de race transforme leurs imaginations en réalités; et tel acte de folle témérité qui, chez la Napolitaine ou l’Andalouse restera à l’état de rêve, sera exécuté par l’Anglaise éprise. Et Aurett aimait de toute son âme, de toute sa jeunesse.

À peine levée, elle détacha d’une panoplie un couteau affilé, s’assura que son revolver était en bon état, puis elle pénétra dans la chambre de son père. Le gentleman, tenu éveillé par une double inquiétude, était déjà prêt. Il regarda sa fille. Elle semblait calme, mais ses yeux bleus, luisant d’un éclat fiévreux, exprimaient une volonté froide, implacable.

– Que voulez-vous faire, Aurett? demanda Murlyton.

– Aller où il est, mon père, dit-elle seulement.

L’Anglais hocha la tête. Il sentait que la vie de sa fille se jouait en ce moment, mais, pris par une sorte de fatalisme, il ne résista pas. Il fit signe qu’il attendait le bon plaisir d’Aurett. Alors il y eut chez la pauvre enfant comme une détente. Elle vint à son père, l’embrassa longuement, puis sans prononcer une parole, l’entraîna vers la porte.

Dans la rue, grouillait une population agitée. Le pont des Larmes est proche de la résidence. Bientôt les Anglais atteignirent la place, dont le milieu était isolé par une double haie de soldats. En arrière, s’écrasait une foule épaisse, bruyante, bariolée, qui semblait toute au plaisir du spectacle attendu. Cependant en y regardant de plus près, on eût vu que certains curieux échangeaient des signes rapides. Des regards ardents se fixaient sur les réguliers; et parfois, sous la blouse courte d’un passant, se montrait l’extrémité d’un poignard recourbé.

 

Aurett ne voyait rien. Elle se dirigeait vers l’angle de la place, où se dressait le banc des suppliciés, sans souci des bousculades, ni des récriminations. On avait murmuré d’abord, puis un mot avait circulé.

– Lien-Koua! répétaient les badauds en lui faisant place.

Lien-Koua! Lotus! En effet, fichée dans son corsage, l’épingle, qui déjà l’avait protégée à Takéou, brillait au soleil. La rumeur arriva aux soldats. L’un d’eux étendit son sabre pour barrer le passage à la jeune fille, mais ses regards se portèrent sur la fleur de lotus, et il abaissa son arme. Aurett et son père pénétrèrent dans l’enceinte réservée. C’est à ce moment que Lavarède les aperçut.

Comme la première, la seconde ligne de guerriers s’ouvrit devant eux. Ils atteignirent l’estrade, gravirent les trois marches y donnant accès, et, passant devant les bourreaux stupéfaits, s’approchèrent du banc des suppliciés. On crut à une permission spéciale accordée à ces Européens.

Armand s’était levé. Aurett lui prit les mains dépassant la cangue, et se donnant tout entière avec la simplicité de celles qui aiment:

– Vous m’attendiez, n’est-ce pas? dit-elle.

Il la considéra, hésitant à répondre; mais ses regards rencontrèrent les regards humides du gentleman, et ainsi qu’un torrent qui éventre ses digues, les paroles s’échappèrent pressées de ses lèvres.

– Oui, je vous attendais, comme au seuil de la nuit on attend la lumière. Je vous attendais, parce que…

Il s’arrêta mais presque aussitôt il reprit d’une voix haletante:

– Ici, je puis parler. Le bourreau me guette. L’adieu ne mesure point les termes, car il est la fin… Dans un instant, la bouche coupable sera close pour jamais. L’expiation et la faute se confondront presque. Je vous attendais parce que je vous aime.

Aurett ferma les yeux. D’un jet la rougeur envahit son visage.

– Pardonnez-moi, continua le malheureux, vous aussi, sir Murlyton. C’est déjà un mort qui vous parle. Qu’à cette heure j’aime ou non, qu’importe?

La jeune fille répéta sourdement:

– Qu’importe?

– Ah! grommela Murlyton c’eût été le bonheur de ma fille!

Et, comme le journaliste l’interrogeait des yeux, Aurett murmura si bas qu’Armand l’entendit à peine:

– Moi aussi, je vous aime.

Le visage du condamné se transfigura. Toutes les joies terrestres s’épanouirent sur ses traits. Tout à coup, il redevint sombre.

– Le bourreau est allé demander des ordres au commandant des soldats; il revient pour nous séparer et comme le guerrier mandchou frappé à mort, je ne puis que crier: «Adieu, Lien-Koua, mon Lotus blanc!…»

C’était un cri de douleur, de désespérance qu’exhalait le jeune homme.

– Lien-Koua!… Lien-Koua!…

Un écho confus répétait ce mot prononcé presque à mi-voix. Un sourd grondement partit de la foule attentive. Aurett n’y prit pas garde. Elle s’était retournée et regardait le bourreau se rapprocher.

Déjà l’homme gravissait les marches de l’estrade. C’était fini. L’heure des séparations violentes sonnait. Elle eut la vision épouvantable du supplice. Un flot de haine pour ceux qui la condamnaient au deuil lui monta au cerveau. Elle saisit le poignard arraché à la panoplie du résident, trancha les courroies de cuir reliant les différentes pièces de la cangue et tendant un revolver au Parisien délivré.

– Au moins, défendons-nous, cria-t-elle.

D’instinct, Armand tira sur le bourreau, qu’il abattit.

Stupéfait de l’acte de sa fille, Murlyton s’arma machinalement, et tous trois parurent menaçants, prêts au combat, dominant le peuple de la hauteur de l’estrade… que les aides épouvantés avaient laissée vide.

Mais, un phénomène étrange se produisit. Une houle agita le peuple; la ligne des gardiens fut disloquée, un rugissement éclata dans l’air.

– Lien-Koua!…

Lavarède entendit. Il comprit.

– Le Lotus blanc nous sauve!…

Vers le pilori, une foule hurlante se ruait, renversant et tuant soldats et bourreaux. Armand et ses compagnons furent emportés comme par une marée humaine, et ils se trouvèrent, sans savoir comment, à deux pas du ballon du docteur Kasper.

Gonflé, prêt au départ, tendant ses amarres, l’appareil semblait impatient de s’élever. Il invitait à la fuite. D’un bond, Armand fut dans la nacelle, appelant ses compagnons. Ceux-ci le rejoignirent et se mirent avec lui à couper les cordages qui retenaient encore le «dirigeable» au sol.

À ce moment, les réguliers mandchous, revenus de leur surprise et ramenés par leurs mandarins, attaquaient les affiliés du Lotus blanc, formant un rempart vivant aux fugitifs. Ceux-ci pliaient. Lavarède trancha le dernier lien et le ballon s’éleva lentement.

– Sauvés! s’écria le Parisien.

Mais le mouvement ascensionnel de l’aérostat s’arrêta tout à coup. Les trois passagers s’entre-regardèrent.

– Qu’y a-t-il donc?

– Encore une amarre sans doute!

Et, se penchant au dehors, Armand tenta de voir ce qui entravait l’essor du ballon. Cramponné à l’ancre appliquée au flanc de la nacelle, un homme retenait le navire aérien. C’était encore Bouvreuil!

Arrivé le matin à Péking, il avait assisté à toute la scène. Il avait suivi les fugitifs; mais à l’idée d’être séparé d’eux, il perdit la tête et s’attacha désespérément à cette nacelle qui emportait le bien-aimé de Pénélope.

D’un coup d’œil, Armand comprit le péril. Les réguliers mieux armés repoussaient lentement ses sauveurs. Déjà les derniers rangs étaient refoulés à l’intérieur de l’enclos réservé à l’aérostat. Des cadavres nombreux jonchaient le sol, et parmi eux, plus d’hommes du peuple que de soldats. Une minute d’hésitation pouvait tout remettre en cause.

Le jeune homme regarda autour de lui. Une grande caisse occupait le fond de la nacelle. Quel était son contenu? Des armes, des provisions de bouche, sans doute, car le docteur Kasper avait annoncé que son appareil demeurerait plusieurs jours dans les airs. D’un effort surhumain, Lavarède souleva l’énorme colis et le précipita sur la terre.

Subitement délesté, le ballon fit un bond de trois cents pieds; et saisi par un courant, il fila vers le sud-sud-est, tandis que la bataille continuait furieuse près du pont des Larmes.

XX. La Chine à vol d’oiseau

Bouvreuil avait poussé un hurlement d’épouvante, lors de la brusque ascension de l’aérostat. D’instinct, ses mains s’étaient crispées sur l’ancre, et maintenant, il demeurait suspendu dans le vide, le visage convulsé par la crainte d’une chute vertigineuse.

Par humanité, Lavarède, aidé de sir Murlyton, hissa le malheureux à bord de la nacelle, où l’usurier évita une explication désagréable en perdant connaissance. On le laissa se remettre sans plus s’occuper de lui.

Au surplus il y avait entre les passagers une gêne visible. Avec le sentiment de la sécurité, le calme était rentré dans l’esprit d’Aurett. Son exaltation tombée, la jeune fille rougissait en songeant aux aveux échangés près du pont des Larmes. De son côté, Armand, désireux de ne pas abuser de la situation, évitait de lui adresser la parole, et pour se donner une contenance, il prenait très sérieusement des notes.

«Péking, écrivait-il, a, à peu près la même circonférence que Paris, trente-six kilomètres au lieu de trente-deux, mais comme chacune de ses maisons abrite une seule famille et est entourée d’un jardin spacieux, sa population ne doit pas excéder six cent mille âmes.»

Les préoccupations du journaliste ne nuisaient en rien à la rectitude de son jugement. Son évaluation était plus près de la vérité que celle des voyageurs portant de un à trois millions le nombre des Chinois qui habitent la ville impériale. Cependant ce petit travail l’ennuya bientôt… Il s’accouda sur le rebord de la nacelle, et regarda le paysage défiler sous ses pieds. Le vent avait fraîchi et le ballon, lancé à la vitesse d’un express, franchissait les collines, les villages, les cours d’eau, laissant à peine au touriste le temps de les reconnaître.

À l’aide d’une excellente carte et d’une boussole trouvées «à bord», Lavarède se rendit pourtant compte du chemin parcouru. Il aperçut Tien-Tsing à l’est, nota au passage le Peï-Ho, puis le canal impérial qui relie ce fleuve au Hoang-Ho et au Yang-Tse-Kiang, et sur lequel est jeté le fameux pont de Palikao où, en 1860, les «tigres», – guerriers chinois —, furent écrasés par l’artillerie franco-anglaise.

Cette distraction épuisée, le Parisien fit l’inventaire des objets contenus dans la nacelle. C’étaient des instruments de physique, la boussole dont il s’était déjà servi, des baromètres, thermomètres, oromètres, des vêtements, plus un certain nombre de boutons et de fils électriques, destinés sans doute à la manœuvre de l’aérostat, mais auxquels, dans son ignorance de la construction de l’appareil, il jugea prudent de ne pas toucher.

Du reste, une constatation désolante résultait de son examen. Les vivres manquaient totalement. Il fallait faire part de la situation à ses amis, et surtout chasser la contrainte qui existait entre eux. Ce n’était pas au moment où chacun allait peut-être avoir besoin de toute son énergie, que l’on devait donner carrière à de vains préjugés.

Armand se décida à s’expliquer franchement. Aurett était assise auprès de son père à une des extrémités de la nacelle. Tous deux semblaient absorbés par la contemplation du paysage. Lavarède se rapprocha d’eux.

– Sir Murlyton, dit-il, et vous, chère miss, écoutez-moi.

Son ton grave les impressionna. Ils l’interrogèrent du regard.

– Je suis contraint d’aborder un sujet délicat; ce matin, à un instant suprême, nous avons échangé des paroles…

Et comme l’Anglaise esquissait un geste pudique.

– Oh! rassurez-vous, je ne prétends point en tirer avantage. À notre retour à Paris, je m’en souviendrai avec votre permission, mais jusque-là, nous sommes adversaires, et seul le ton du défi convient.

Le gentleman sourit. Aurett inclina la tête. Armand poursuivit:

– Actuellement, notre intérêt est le même. Nous sommes captifs dans un ballon qui plane au-dessus d’une terre inhospitalière, dont l’abord nous est interdit. Vous n’ignorez pas les sentiments des populations à l’égard des Européens. Dans le Petchi-Li, cela va encore, mais ici, nous avons quitté les territoires où fleurit le Lotus blanc. Les maîtres du pays sont les sectaires de la Société du Frère aîné, les plus sanguinaires de tous, et si nous tombions entre leurs mains…

Un crépitement interrompit le jeune homme. Il se retourna. Derrière lui il vit la face blême de Bouvreuil. Son évanouissement dissipé, le père de Pénélope s’était accoté au fond de la nacelle. Il avait tout entendu, et ses dents claquaient de terreur. Telle était la cause du bruit perçu par les voyageurs. Armand haussa les épaules et revenant à ses amis:

– Maintenant deux solutions s’offrent à nous. Si le vent se maintient, nous arriverons dans la nuit à Shang-Haï, ville maritime très européanisée, et alors nous sommes tirés d’affaire. Sinon, nous flotterons au-dessus de contrées inabordables.

– Bah! répliqua légèrement Aurett, cet aérostat est construit de telle sorte qu’il peut demeurer plusieurs jours dans l’atmosphère, M. Grewbis me l’a dit du moins.

– Soit! Mais nous n’y pourrons pas demeurer.

– Pourquoi cela?

– Parce que la caisse, dont j’ai dû me débarrasser au départ, contenait les vivres, et que nous n’avons plus un atome de nourriture.

Sans parler, l’Anglais montra sa gourde, remplie la veille à l’hôtel. Cela pouvait soutenir pour un jour, mais pas nourrir. Les visages s’assombrirent. L’idée de la mort possible par la faim, en vue de riches campagnes dont le fanatisme défendait l’approche, n’était pas réjouissante, et Bouvreuil exprima l’idée générale en gémissant:

– Il ne manquait plus que cela! Périr d’inanition!

La voix de son ennemi rendit sa gaieté au Parisien.

– Non, mon cher monsieur, vous ne périrez pas d’inanition. Vous me rappelez heureusement votre présence. Plus de vivres, disais-je, je me trompais. Vous êtes là.

– Comment je suis là? demanda l’usurier interloqué.

– Envoyé par le ciel, mon bon monsieur Bouvreuil, pour sauver du trépas trois chrétiens dans l’embarras.

Et s’adressant à Aurett, sur les lèvres de qui reparaissait le sourire:

– Rassurez-vous, mademoiselle, cet excellent homme nous fournira bien cinquante kilos de chair… un peu coriace sans doute, mais dans notre situation, nous ne devons pas être trop exigeants sur la qualité.

 

Le père de Pénélope bondit sur ses pieds:

– Ah çà, cria-t-il d’une voix étranglée, est-ce que vous voudriez me manger?

Le plus tranquillement du monde, Armand répliqua:

– Parfaitement! Monsieur Bouvreuil.

Il interrompit l’usurier qui allait protester:

– Vous n’êtes pas un passager régulier ici, mais un intrus. De plus, si je vous avais laissé en dehors de la nacelle, vous seriez tombé au bout de quelques minutes. Je vous ai sauvé la vie, donc elle m’appartient, et le cas échéant, je n’hésiterai pas à reprendre ce que je vous ai conservé.

– Mais ce n’est pas possible! clama désespérément Bouvreuil, cela ne se fait pas, c’est de la sauvagerie!

– C’est de la faim, mon brave monsieur. Après tout, n’accusez que vous-même. Nous ne vous avons pas invité à prendre passage sur la nacelle de la Méduse?

Aurett et Murlyton avaient peine à contenir leur envie de rire. Au fond ils admiraient le journaliste, auquel l’inquiétude n’enlevait pas l’amour si parisien de «la blague». Mais le propriétaire ne s’amusait pas, lui. À ce nom fatal de la Méduse, évoquant le souvenir du radeau populaire, peuplé d’anthropophages, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il promena autour de lui un regard effaré. Ah! qu’il aurait donc voulu s’en aller.

Une chose cependant aurait dû le rassurer. Loin de tomber, le vent devenait de plus en plus fort. L’aérostat laissait derrière lui l’importante cité de Tsi-Nan, qu’arrosait autrefois le Hoang-Ho, et que le changement de lit du fleuve capricieux n’a pu faire déchoir. À l’horizon, le vaste lac de Kaï-Foung, trois fois plus étendu que le lac de Genève, étalait la nappe bleue de ses eaux.

Bien que l’heure du repas sonnât dans tous les estomacs, personne ne se plaignit. Le visage de Bouvreuil passa seulement du blanc au vert. L’usurier s’épouvantait d’avoir faim.

– Chaque tiraillement que j’éprouve, se disait-il, doit être partagé par les autres et rapproche le moment où Lavarède m’égorgera.

Il ne l’appelait plus son gendre maintenant, et il maudissait le caprice de Pénélope.

– Elle en aurait épousé un autre, voilà tout… Il y en a de plus beaux que lui… et au moins je serais tranquille au coin de mon feu, au lieu d’être ballotté entre ciel et terre, avec la perspective d’être dévoré par ce sauvage.

Tout à coup il eut une inspiration.

– Je suis sauvé, fit-il… Faisons un sacrifice.

Et s’adressant à Lavarède:

– Monsieur, je ne suis pas un convive de trop, comme vous le croyez… Vous n’avez rien à manger, et le hasard veut que j’aie dans ma poche le gâteau que voici, acheté ce matin à un marchand ambulant dans la foule… C’est un devoir d’humanité de le partager avec vous.

Il tendait en parlant une galette de manioc et de riz. Armand la soupesa.

– Quatre parts, une goutte de rhum… c’est deux jours encore à vivre… Bouvreuil, fit-il majestueusement, je vous fais grâce pour quarante-huit heures.

– Bon, pensa l’homme d’affaires, qui a terme, ne doit rien.

Chim-Ara, Yung-Vé, Baï-Tzem, Weï-Lion défilèrent sous les yeux des voyageurs. À la nuit, Armand reconnut les marais de Ken-Tchao, où le canal impérial coupe le delta du Hoang-Ho. Mais le ciel s’était couvert. Sous la poussée du vent, ils continuaient leur voyage dans le vide noir.

Tous se sentaient émus. Privés de points de repère pour juger du chemin parcouru, il leur semblait que le ballon s’était subitement immobilisé au centre d’une sphère d’ombre. Nul ne dormit. Les yeux fixés dans la direction de la terre, ils cherchaient vainement à surprendre une lueur. Un moment ils entrevirent de nombreux points lumineux. Sir Murlyton consulta sa montre, il était deux heures du matin.

– Nous planons probablement au-dessus de Tchin-Kiang, déclara Lavarède. Avant une heure nous devons être à Shang-Haï.

Mais Aurett fit un mouvement.

– Écoutez, dit-elle.

Armand prêta l’oreille et poussa une exclamation inquiète. D’en bas, là où devait être la terre, montait un clapotement régulier.

– C’est le bruit de la mer, murmura le gentleman, comme effrayé de ses propres paroles.

Soudain un déchirement strident vibra dans l’air, l’éblouissante ligne brisée d’un éclair fendit la nue, et à sa clarté fugitive les aéronautes aperçurent au-dessous d’eux des vagues échevelées montant les unes sur les autres dans un élan furieux, comme pour escalader le ciel.

– Nous sommes entraînés au large, rugit Armand; coûte que coûte il faut monter et trouver le courant inverse pour revenir à terre.

L’observation était juste. Chaque fois qu’un vent s’élève, le déplacement des couches atmosphériques et leur densité différente déterminent l’établissement d’un courant de direction opposée. Le tout était d’arriver assez haut pour atteindre le point où se produisait sûrement le phénomène.

En un instant la nacelle fut au pillage. Tout le monde avait compris. Bouvreuil lui-même se mettait de la partie. Effaré, affolé, le propriétaire saisissait tout ce qui se trouvait à sa portée et le précipitait dans le vide. À grand-peine, Lavarède put lui arracher la boussole qui servait de guide à leur marche aérienne.

Délesté, le ballon montait, montait. Il entrait dans la région des nuages. Au milieu d’une brume épaisse, sillonnée d’éclairs, étourdi par des détonations dont aucune artillerie humaine ne saurait donner l’idée, Armand constata que l’aérostat demeurait immobile en plein centre électrique de la tempête. Sur les cordages couraient des flammes bleuâtres et la pluie qui frappait le taffetas de l’enveloppe rejaillissait en éclaboussures de feu. À chaque seconde, on risquait d’être foudroyé. À tout prix il importait de fuir ce point particulièrement dangereux.

– Délestez encore, ordonna le jeune homme d’une voix rauque.

Sir Murlyton répondit:

– Il n’y a plus rien!

– Plus rien!

Le Parisien regarda Aurett. Il la vit pâle, les yeux agrandis par l’épouvante, cramponnée des deux mains à une corde…

Plus rien! C’était la mort pour elle. Non, jamais, il la sauverait. D’un mouvement rapide, il enjamba le bord de la nacelle. Mais l’Anglaise avait compris; d’un bond elle fut auprès de lui et le retenant:

– Ensemble ou pas, dit-elle simplement.

– Tous les trois alors, fit-on auprès d’eux.

Ils tressaillirent. Sir Murlyton, aussi calme que s’il se fût trouvé dans un salon, était là.

– Qu’en pensez-vous? ajouta-t-il paisiblement.

Lavarède eut un regard désespéré, mais ses yeux rencontrèrent Bouvreuil. Il alla à lui, le saisit au collet, et lui cria:

– Sautez, monsieur Bouvreuil! Le salut commun l’exige.

Il le secouait, le poussant vers le bord de la nacelle. Éperdu, le propriétaire ne put répondre, mais son attitude parlait pour lui. Il se cramponnait aux parois, toute son énergie concentrée sur cette seule pensée: «Ne pas être jeté dans le vide.»

À cette minute décisive, il laissa échapper un cri de joie.

– Pas encore sauter… le plancher…

– Quel plancher?

– Voyez vous-même.

Armand se baissa et, à son tour, il éprouva un plaisir intense. Sur le fond d’osier de la nacelle, un plancher volant était posé, supportant les banquettes. Plus vite qu’il ne peut être pensé, le plancher fut tiré de son alvéole et jeté par-dessus bord.

Une secousse ébranla l’aérostat et il s’élança au-dessus de la zone orageuse. Maintenant les aéronautes involontaires dominaient la tempête. Ils regardaient en bas les nuages se ruer les uns sur les autres, dans un assourdissant fracas. Autour d’eux l’air était calme, sans une brise. Mais comme ils s’oubliaient dans la contemplation du spectacle sublime que leur donnait l’ouragan, il se produisit comme un choc violent.

Tous furent précipités, pêle-mêle, au fond de la nacelle et l’aérostat, rencontré par le courant d’air de réaction, fut emporté vers l’ouest avec une rapidité vertigineuse, incalculable, pendant un temps dont ils ne purent se rendre compte.

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