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Histoire littéraire d'Italie (3

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J'ai parlé de ses satires, où, en se permettant une licence effrénée, il se donna les singulières entraves d'un nombre fixe de dix décades, chaque décade composée de dix satires, et chaque satire de cent vers, en tout dix mille vers, pas un de plus, pas un de moins 476. Il voulait en faire autant de ses odes, les diviser en dix livres, donner au premier livre le nom d'Apollon, aux neuf autres, ceux des neuf Muses, comme Hérodote aux livres de son histoire, et composer chaque livre de dix odes et de cent vers. Il n'en put achever que cinq livres; mais il s'astreignit rigoureusement à ce plan 477. Il voulut s'y soumettre encore dans des jeux d'imagination, dans une suite d'épigrammes, les unes graves, les autres badines, et plus souvent encore licencieuses. De jocis et seriis en était le titre; dix mille vers partagés en dix livres, étaient le nombre prescrit. Il acheva cette tâche symétrique, mais il ne la publia point. L'auteur récent de sa vie a tiré du manuscrit 478, et a publié dans les Monuments inédits de ses trois volumes, presque tout ce qui en valait la peine, et tout ce que la décence lui a permis. On lui a encore une plus grande obligation pour la publicité qu'il a donnée à un très-grand nombre de lettres de Filelfo, jusqu'à présent inédites; jointes aux trente-sept livres d'épîtres familières, imprimées précédemment 479, elles laissent peu d'obscurités sur la vie de cet homme extraordinaire, et dissipent bien des nuages sur des circonstances importantes de l'histoire de son temps.

Le style de Filelfo, dans ses vers latins comme dans sa prose, ne vaut pas celui de Poggio; il approche moins de l'élégance et de la pureté des bons modèles; mais il a peut-être plus de force et plus de chaleur. Il méprisa comme lui, et comme tous ces savants du quinzième siècle, la langue italienne, la langue du Dante, de Pétrarque, de Boccace et de Villani. Mais de tout ce qu'il essaya d'écrire en cette langue, si inculte sous sa plume, quoique déjà si cultivée, son Commentaire sur Pétrarque est ce qui prouve le mieux que s'il la méprisait, c'est qu'il ne la connaissait pas.

Laurent Valla, qui paraît le dernier de ces célèbres philologues, peut être placé après Poggio et Filelfo, comme leur égal en réputation, en savoir, et malheureusement aussi en dispositions querelleuses, et en violence d'humeur. Il était fils d'un docteur en droit civil, et naquit à Rome à la fin du quatorzième siècle; il y fit ses études, et y resta jusqu'à l'âge de vingt-quatre ans. Il se rendit alors à Plaisance, d'où sa famille était originaire, pour recueillir un héritage. Les troubles qui survinrent à Rome après l'élection d'Eugène IV, l'empêchèrent d'y retourner. Il fut fait professeur d'éloquence dans l'université de Pavie, mais il n'y fut pas long-temps tranquille: il se fit de mauvaises affaires, l'une qu'il a toujours niée, et qui ne serait rien moins qu'un faux, commis pour l'acquit d'une dette, et qui lui aurait attiré une peine infamante; l'autre, qu'il accuse d'exagération seulement, et qui eut pour cause les plaisanteries amères qu'il se permettait sur le célèbre Barthole, alors professeur en droit dans la même université. Ces plaisanteries, quoiqu'elles n'eussent pour objet que le style barbare dont se servait ce fameux jurisconsulte, mirent ses disciples dans une telle fureur contre Valla, qu'ils l'auraient mis en pièces, si on ne l'eût arraché de leurs mains. Il resta cependant à Pavie, jusqu'au moment où la peste y fit de si grands ravages, que l'université entière fut dispersée 480.

Ce fut vers ce temps-là qu'il fut connu du roi Alphonse, et qu'il commença à l'accompagner dans ses voyages et dans ses guerres. Valla semblait fait pour cette vie agitée et périlleuse. Dès qu'Alphonse fut paisible possesseur du royaume de Naples, il le quitta pour aller s'établir à Rome 481. La persécution l'y attendait; il avait commencé, sous le pontificat d'Eugène IV, un Traité sur la Donation de Constantin, dans lequel il combattait l'opinion alors commune, que cet empereur avait donné Rome aux souverains pontifes, où même il se permettait de traiter les papes avec peu de respect 482. Il n'avait encore rien publié de cet écrit, mais le pape en eut connaissance: les cardinaux décidèrent qu'il fallait informer sur ce fait, et punir Valla, s'il en était convaincu: il s'enfuit, se sauva à Naples, auprès d'Alphonse, qui le reçut avec son ancienne amitié, lui accorda tous les honneurs qu'il prodiguait aux vrais savants, et le déclara, par un diplôme, poëte et homme versé dans toutes les sciences divines et humaines.

Valla ouvrit à Naples une école d'éloquence grecque et latine. Sa réputation lui attira beaucoup de disciples, et sa liberté de penser et de parler, beaucoup d'ennemis. Il ne croyait pas plus à la prétendue lettre adressée par Jésus-Christ à un certain Abagare ou Abogare, qu'à la donation de Constantin; il ne croyait pas non plus, comme le prétendait, à Naples, un prédicateur fort en vogue, que chacun des articles du Symbole avait été composé séparément par chacun des douze apôtres. Personne aujourd'hui, que je sache, ne le croit plus que lui; mais on le croyait alors à Naples, et sans doute à Rome, car il fut cité, pour cette dernière opinion négative, au tribunal de l'Inquisition; et peut-être ne s'en serait-il pas tiré heureusement sans la protection du roi 483. Il eut, avec plusieurs gens de lettres, admis comme lui dans cette cour, avec Barthélemy Fazio, Antoine Panormita, et quelques autres, des querelles moins sérieuses, et leur fit la guerre, selon le style de ce temps, avec des Invectives, des calomnies et des injures 484. Il resta ainsi auprès d'Alphonse, partagé entre les honneurs et les récompenses d'un côté, les querelles et les altercations de l'autre, jusqu'au moment où il fut rappelé à Rome par Nicolas V 485. Nouveau théâtre de succès littéraires, nouveaux combats. Ce pape avait pour secrétaire le fameux grec Georges de Trébisonde, grand admirateur de Cicéron. Valla l'était, par dessus tout, de Quintilien. Georges était professeur d'éloquence, et répandait, de tout son pouvoir, sa doctrine cicéronienne: Valla, qui ne s'était d'abord appliqué qu'à des traductions d'auteurs grecs, ordonnées par le pape, ouvrit de son côté une école d'éloquence, pour soutenir son Quintilianisme: mais au reste, ces deux factions se tinrent dans de justes bornes, et ne troublèrent point la vie de leurs deux chefs.

 

Il n'en fut pas ainsi de la guerre qui s'alluma entre Valla et Poggio. Le hasard ayant fait tomber entre les mains de ce dernier une copie de ses lettres, il y aperçut à la marge plusieurs notes, où l'on prétendait relever des fautes, et même des barbarismes dans son style. Il attribua ces notes à Valla; quoique celui-ci ait toujours protesté qu'elles étaient d'un de ses élèves: cette légère étincelle alluma un véritable incendie. Jamais il n'y eut entre deux hommes de lettres, une lutte plus furieuse et plus envenimée. Les Invectives de Poggio contre Valla, les Antidotes et les dialogues de Valla contre Poggio, sont peut-être les plus infâmes libelles qui aient jamais vu le jour 486. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Valla dédia au pape son Antidote, et que le bon Nicolas V ne fit rien pour apaiser cette rixe scandaleuse. Elle le fut au point que Filelfo, si emporté dans ses propres querelles, trouva que celle-ci allait trop loin. Il écrivit avec beaucoup de force aux deux champions, pour les accorder, mais il ne put y parvenir; ils furent irréconciliables. Pendant ce temps, Valla se faisait une autre querelle avec un jurisconsulte bolonais 487, et la soutenait à peu près de même. Il ne s'agissait pourtant que de savoir si Lucius et Aruntius étaient fils, ou seulement petit-fils de Tarquin l'ancien. Les deux partis ne se combattirent pas avec moins de fureur, pour un sujet si indifférent et si éloigné, que s'ils eussent été de la famille, et si l'héritage eût dépendu d'un degré de plus ou de moins.

Au milieu de ces orages, qui semblaient être son élément, Valla ne discontinuait point les travaux entrepris par l'ordre du pontife. Il termina la traduction de Thucydide, pour laquelle il reçut cinq cents écus d'or, un canonicat de Saint-Jean-de-Latran, et le titre de secrétaire apostolique. Il choisit ce moment, qui devait être celui de la reconnaissance, pour finir un ouvrage, nécessairement désagréable à la cour de Rome, et dont la seule annonce l'avait précédemment soulevée contre lui; je veux dire son Traité de la Donation de Constantin. Mais cette cour n'était plus la même sous un pape tolérant, et ami de la liberté d'écrire.

Le livre parut 488, et Valla ne fut point persécuté. Il se rendit à Naples quelque temps après, pour visiter son premier protecteur, le roi Alphonse. Revenu à Rome, il ne put achever entièrement la traduction d'Hérodote, que ce roi lui avait commandée; il mourut, en 1457, âgé de cinquante-huit ans.

Son humeur et son caractère sont assez connus par les événements de sa vie. Son esprit était vif et étendu, ses connaissances profondes et variées, son ardeur au travail, infatigable; il écrivit des ouvrages d'histoire, de critique, de dialectique, de philosophie morale 489. Son Histoire de Ferdinand 490, roi d'Aragon, père d'Alphonse, a eu plusieurs éditions, mais moins encore que ses Elegantiæ Linguæ latinæ 491, qui contiennent des règles grammaticales, et des réflexions philologiques sur l'art d'écrire élégamment en latin. Il était très-savant dans la langue grecque. Sa traduction d'Homère en prose est imprimée et estimée, ainsi que celles d'Hérodote et de Thucydide.

Il fit aussi des notes sur le Nouveau-Testament, mais comme helléniste, et non comme théologien. Enfin, il contribua autant qu'aucun autre savant de ce siècle, par son enseignement et par ses travaux, à ce mouvement vers l'érudition grecque et latine, qui ralentit et arrêta, pour ainsi dire, les progrès de la littérature italienne, mais qui rouvrit à l'Europe les sources de l'éloquence antique, de la philosophie, de la poésie et du goût.

J'ai parlé précédemment d'un professeur qui y contribua peut-être plus encore, et dont la carrière fut plus paisible. Le sage Victorin de Feltro, qui dirigeait à Mantoue ce gymnase intéressant, nommé la Maison joyeuse, où il élevait les princes de Gonzague, y tenait de plus une école publique, la première où l'on ait donné une éducation, que l'on a depuis appelée encyclopédique, telle qu'on la reçoit à peine aujourd'hui dans les pensions ou dans les collèges les plus célèbres. On y trouvait réunis les meilleurs maîtres de grammaire, de dialectique, d'arithmétique, d'écriture grecque et latine, de dessin, de danse, de musique en général, de musique instrumentale, de chant, d'équitation; et, ce qu'il y a de remarquable, c'est que, par amitié pour cet excellent homme, tous ces maîtres enseignaient gratuitement. Un nombre prodigieux d'excellents élèves sortit de cette école: plusieurs ont laissé un nom dans les lettres, et se sont plu dans leurs ouvrages à rendre hommage à leur maître. Il était né en 1379, et mourut dans un âge avancé.

Plusieurs autres professeurs rendirent, à cette même époque, des services signalés à la littérature ancienne, d'où la littérature moderne devait naître. Il serait impossible de les nommer tous, et c'est assez pour nous de connaître cette élite des bienfaiteurs de l'esprit humain. Nous connaîtrons bientôt les autres par quelques détails sur les ouvrages de chacun d'eux: cette justice leur est due. Leurs travaux furent arides, et restent obscurs. Leurs noms, consacrés dans les archives de l'érudition, retentissent peu dans le monde, même parmi les amis des lettres; et sans eux cependant, sans leurs recherches courageuses, sans leur patience à déchiffrer, à expliquer et à traduire, on ignorerait peut-être encore tout ce qui fait les délices de l'esprit; une grande partie des auteurs anciens aurait péri dans ces habitations monacales, qu'on dit avoir été leur asyle, et qui ne furent que leur prison; et l'on marcherait encore dans les ténèbres de la science scolastique, pire que la nuit absolue de l'ignorance.

CHAPITRE XX

Grecs réfugiés en Italie; leurs querelles pour Platon et pour Aristote; Académie Platonicienne à Florence; savants Italiens qui la composent, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Landino, Politien; Laurent de Médicis, chef de la République, et bienfaiteur des lettres et des arts; troubles et guerres dans les autres états d'Italie; désastres de la fin du quinzième siècle.

L'étude de la langue grecque était, en quelque sorte, naturalisée en Italie; pour qu'elle y prît un nouveau degré d'activité, il ne manquait plus qu'une querelle entre les savants, au sujet de la littérature ou de la philosophie grecque: il s'en éleva une très-animée entre les sectateurs d'Aristote et ceux de Platon. Le vieux Gémistus Plethon, qui avait été le premier à faire naître dans Cosme de Médicis du penchant pour le platonisme, le fut aussi à commencer cette guerre si peu philosophique, quoique la philosophie en fût le sujet. Envoyé au concile de Ferrare, pour les conférences entre les deux églises, il avait opiniâtrement combattu pour la sienne, et n'avait cédé sur aucun des points de doctrine, comme avaient fait plusieurs autres Grecs. Il était vieux, et tout aussi peu flexible comme philosophe que comme théologien. Il écrivit en grec un traité sur les différences entre la philosophie d'Aristote et celle de Platon 492; il y traita d'étrange paradoxe l'opinion de ceux qui pensaient qu'on pouvait les concilier, et s'attacha à démontrer que les principes de l'une était diamétralement opposés à ceux de l'autre: enfin, il se moqua d'Aristote, de ses admirateurs et de ses disciples. Plusieurs Grecs, ou élèves des Grecs, prirent feu sur ce livre, et y répondirent. Plethon mourut avant d'avoir pu répliquer. Les deux savants qui descendirent dans la lice avec le plus d'ardeur, furent le cardinal Bessarion, et Georges de Trébisonde.

Le premier, né en 1395 à Trébisonde, dont le second ne fit que prendre le nom, après avoir fait ses premières études à Constantinople, était allé en Morée, suivre les leçons de ce même Gémistus le Platonicien: il l'était devenu à l'exemple de son maître; sa réputation le fit nommer évêque de Nicée, et l'un des théologiens grecs envoyés au concile de Ferrare. Il s'y montra moins obstiné que Gémistus. Soit qu'il fût vaincu par les arguments des Latins, et touché de la grâce; soit que, comparant l'état où se trouvaient les deux églises, il y eût, comme on le lui a reproché, quelques motifs humains dans sa défaite, il céda après une faible résistance. Le pape Eugène IV l'en récompensa aussitôt par la pourpre romaine. On sait quelle fut la carrière politique qu'il parcourut sous les successeurs d'Eugène, les négociations auxquelles il fut employé, la réputation et l'immense fortune qu'il y acquit. Ce qui doit nous occuper, c'est l'usage qu'il fit de son crédit et de ses richesses pour le bien des lettres. Il établit chez lui, à Rome, une académie dans laquelle il réunissait les philosophes et les hommes de lettres les plus connus: il les accueillait, les encourageait, les récompensait de leurs travaux. Tandis qu'il fut légat du pape à Bologne 493, il fit relever à ses frais les bâtiments de l'université, qui tombaient en ruines; il en renouvella les lois et les règlements, qui n'étaient pas, en quelque sorte, moins détruits par le temps que les murs. Il y fit venir les plus habiles professeurs, et les paya largement; il allait souvent lui-même encourager les élèves par des promesses, des distinctions et des prix. Il venait au secours de ceux à qui leur mauvaise fortune ne permettait pas de suivre les études, et y entretenait surtout plusieurs jeunes gens de son pays. Enfin, il fit, à la République de Venise, le don d'une riche collection de manuscrits grecs, qui, selon Platina, lui avait coûté trente mille écus d'or, et qui a été le premier fonds de la riche bibliothèque de S. – Marc. Ce savant cardinal a laissé un grand nombre d'ouvrages, tant grecs que latins. Celui qu'il écrivit dans cette occasion avait pour titre: Contre le calomniateur de Platon; ce calomniateur était l'autre Grec, Georges de Trébisonde.

 

Né en 1395 à Candie, mais originaire de Trébisonde, dont il aima mieux porter le nom, Georges passa de bonne heure en Italie, et fut professeur d'éloquence grecque à Vicence, à Venise, et ensuite à Rome. Nicolas V le prit pour secrétaire, et lui commanda plusieurs traductions du grec en latin. On dit qu'un jour ce pontife lui ayant présenté une somme d'argent, il la trouva trop forte, et rougit en la recevant: «Prends, prends, lui dit le pape, tu n'auras pas toujours un Nicolas.» Il eut des querelles très-vives avec Guarino de Vérone, avec Poggio, avec le Grec Théodore Gaza, avec le pontife lui même. Nicolas lui en voulut pour la manière dont il avait traduit et commenté l'Almageste de Ptolémée, et il le chassa de Rome. L'ouvrage que Georges fit contre Platon en faveur d'Aristote, le disgracia sans retour 494. Il est vrai qu'il y avait perdu toute mesure, et que, sous un pape qui était platonicien, il n'avait pas craint de dire que Mahomet était un meilleur législateur que Platon. Il n'y a point de crime qu'il ne reprochât au disciple de Socrate, point de calamité publique qu'il n'attribuât à sa philosophie; imputations toujours faciles, ou contre la philosophie en général, ou contre telle ou telle philosophie en particulier, quand on ne veut écouter que l'esprit de parti, et qu'on ne s'embarrasse ni de la vérité, ni de la justice. Ce fut contre ce livre que Bessarion écrivit. On peut voir dans Brucker un extrait étendu de cette apologie 495, où le cardinal déploya beaucoup d'éloquence et de savoir.

Théodore Gaza de Thessalonique, l'un des premiers Grecs qui s'étaient établis en Italie 496, prit parti contre Platon, en faveur d'Aristote. Bessarion lui fit aussi une réponse. Un Grec réfugié que ce cardinal protégeait 497 en fit une moins mesurée, et traita avec le plus souverain mépris Aristote et son défenseur. Un autre Grec 498 lui répondit, mais décemment, et sut louer Aristote sans offenser ni les platoniciens ni Platon. Cette longue et violente querelle n'eut guère que des Grecs pour acteurs. Les Italiens y prirent beaucoup de part, mais comme simples spectateurs, et il ne paraît pas qu'aucun d'eux s'y soit mêlé par ses écrits. Ils se décidèrent assez généralement pour Platon. L'admiration à laquelle le vieux Gémistus les avait accoutumés pour ce philosophe, et l'exemple donné par le pape Nicolas V, par le cardinal Bessarion, et plus encore par les Médicis, firent qu'en Italie, et surtout dans la Toscane, la philosophie platonicienne fut universellement préférée. L'académie platonique de Florence fut uniquement consacrée à l'explication et à l'étude du philosophe dont elle portait le nom. Platon était pour elle un idole, un Dieu, l'unique objet des travaux, des entretiens et des pensées de ses membres. Leur enthousiasme alla souvent jusqu'à une sorte de folie 499: mais peut-être est-il de la triste destinée de l'homme qu'il en entre toujours un peu dans ce qu'il appelle sagesse.

Parmi les savants qui composaient cette académie, Marsile Ficin se présente le premier. Fils d'un chirurgien de Florence, il naquit en 1433 500. Son père voulut en faire un médecin, et l'envoya étudier en cette faculté à l'Université de Bologne.

Heureusement pour le jeune Marsile, qui n'avait obéi qu'à regret, ayant fait un petit voyage de Bologne à Florence, son père le conduisit avec lui dans une visite qu'il fit à Cosme de Médicis. Cosme, charmé de son extérieur agréable et de l'esprit extraordinaire qu'il montra dans ses réponses, eut dès ce moment, malgré son extrême jeunesse, l'idée d'en faire le principal appui de l'académie platonique dont il formait alors le projet. Il le prit chez lui dans ce dessein, dirigea lui-même ses études, le traita avec tant de bonté et même de tendresse, que Marsile le regarda et l'aima toute sa vie comme un second père. Cette éducation philosophique lui plaisait beaucoup plus que la première. Il y fit de si grands progrès qu'il avait à peine vingt-trois ans quand il écrivit ses quatre livres des Institutions platoniques. Cosme et le savant Christophe Landino à qui il les montra en firent de grands éloges; mais ils engagèrent Marsile à apprendre le grec avant de les publier, pour puiser dans le texte même la vraie doctrine de Platon. Il se livra à cette étude avec une nouvelle ardeur, et le premier essai de sa science dans la langue grecque fut de traduire en latin les hymnes attribués à Orphée. Ayant lu dans Platon que Dieu nous a donné la musique pour calmer les passions, il voulut aussi l'apprendre. Il se plaisait beaucoup à chanter ces hymnes en s'accompagnant d'une lyre qui ressemblait à celle des Grecs. Il traduisit ensuite le livre de l'Origine du Monde attribué à Mercure Trismegiste; et ayant fait à son bienfaiteur l'hommage de ses premiers travaux, Cosme lui fit don d'un bien de campagne dans sa terre de Carreggi, près Florence, d'une maison à la ville, et de quelques manuscrits de Platon et de Plotin magnifiquement exécutés et reliés.

Marsile entreprit alors sa traduction entière de Platon. Il l'eut achevée en cinq ans, n'étant encore âgé que de trente-cinq. Cosme n'était plus; mais son fils Pierre, qui lui succéda, eut la même amitié pour Marsile. Ce fut par ses ordres qu'il publia cette traduction, et qu'il expliqua publiquement à Florence les ouvrages de ce philosophe. Il eut pour auditeurs les hommes les plus distingués par leur érudition et leurs connaissances dans la philosophie ancienne. Laurent-le-Magnifique fit encore plus pour Marsile que n'avaient fait son père et son aïeul. Marsile entra dans les ordres, et se fit prêtre à l'âge de quarante-deux ans. Laurent lui donna plusieurs bénéfices qui le mirent dans une grande aisance, mais il n'abusa point de cette disposition à l'enrichir; et, content des biens ecclésiastiques qui lui étaient donnés, il laissa tout son patrimoine à la disposition de ses frères. Alors il partagea son temps entre ses études philosophiques et celles de son nouvel état. Sa vie fut exemplaire, son caractère doux, son esprit agréable. Il aimait la solitude, et se plaisait surtout à la campagne avec quelques intimes amis. Sa constitution débile et les fréquentes maladies auxquelles il était sujet ne diminuaient en rien son ardeur pour le travail. Des offres brillantes lui furent faites par le pape Sixte IV et par Mathias Corvin, roi de Hongrie; il s'y refusa par amour pour la retraite, par goût pour une vie égale et simple, et par reconnaissance pour les Médicis. Il mourut vers la fin du siècle, âgé de soixante-six ans.

On a recueilli ses Œuvres en deux volumes in-folio. Presque toutes ont pour objet des interprétations et des commentaires sur Platon et sur les principaux Platoniciens, tels que Plotin, Iamblique Proclus, Porphyre, etc., sans compter la traduction des Œuvres entières de Platon. Depuis sa première jeunesse le platonisme fut tout pour lui. Il s'enfonça toute sa vie dans les profondeurs quelquefois peu lumineuses de cette philosophie plus sublime que vraie, et plus faite pour l'imagination que pour la raison. Il s'était familiarisé avec les ténèbres de l'école d'Alexandrie, au point de les prendre pour la clarté. Son style s'était formé sur ces modèles, et souvent dans ses lettres mêmes il est énigmatique et mystérieux. Des rêveries, je ne dis pas de Platon, mais des platoniciens, à celles de l'astrologie il n'y a qu'un pas; il le franchit, et la manière dont il écrivit dans un de ses livres 501 sur cette prétendue science, le fit même soupçonner de magie.

Le second soutien de la philosophie platonicienne fut le célèbre Jean Pic de la Mirandole 502, qui fut dès l'enfance une espèce de phénomène, et, dans sa jeunesse, un prodige d'érudition et de science. Une mort prématurée le priva de l'expérience de la vieillesse, et même de la maturité de cet âge où les facultés de l'homme sont dans toute leur force; et cependant il a laissé des preuves si multipliées de son savoir, qu'on croirait qu'il a joui de la plus longue vie. Sa famille était depuis long-temps en possession de la seigneurie de la Mirandole. Il naquit en 1463, et fut le troisième fils de Jean-François, seigneur de la Mirandole et de la Concorde. Dès ses premières années, il annonça un esprit, et surtout une mémoire extraordinaires. On récitait devant lui une pièce de vers, il la répétait aussitôt en ordre rétrograde, commençant par le dernier vers, et finissant par le premier. Il paraissait principalement appelé aux belles-lettres et à la poésie; mais à l'âge de quatorze ans, sa mère ayant sur lui des vues d'ambition ecclésiastique, l'envoya étudier en droit canon à Bologne. Il s'y livra aussi ardemment que si c'eût été par son choix, et fit des progrès rapides.

Bientôt la philosophie et la théologie lui parurent plus dignes encore de l'occuper; et, pour approfondir, autant qu'il lui serait possible, ces deux sciences, il se mit à parcourir les écoles les plus célèbres de l'Italie et de la France, à suivre les leçons des professeurs les plus illustres, à disputer contre eux dans des exercices publics. Il acquit par là une étendue de connaissances et une facilité d'élocution, telles que son érudition et son éloquence paraissaient également merveilleuses. Partout, dans ce pélerinage scientifique, il laissa de lui la plus haute idée; et il se fit, parmi les savants et les gens de lettres de ce temps, un grand nombre d'admirateurs et d'amis. Il joignit à l'étude des langues grecque et latine, celles de l'hébreu, du chaldéen et de l'arabe; mais il paya cher l'apprentissage qu'il en fit. Un imposteur lui fit voir soixante manuscrits hébreux, et lui persuada qu'ils avaient été composés par ordre d'Esdras, et qu'ils contenaient les mystères les plus secrets de la religion et de la philosophie. Jeune encore, et sans expérience, il en donna un très-haut prix: c'étaient des rêveries cabalistiques. Il eut le malheur de vouloir s'obstiner à les entendre, et il y consacra, avec son ardeur accoutumée, un temps beaucoup plus précieux pour lui que son argent.

De retour, à vingt-trois ans, de ses voyages, il se rendit à Rome, sous le pontificat d'Innocent VIII. C'est là que, pour donner une idée de sa vaste érudition, il exposa publiquement neuf cents propositions de dialectique, de morale, de physique, de mathématiques, de métaphysique, de théologie, de magie naturelle et de cabale, tirées des théologiens latins et des philosophes arabes, chaldéens, latins et grecs. Il offrit d'argumenter, sur chacune de ces propositions, contre tous ceux qui se présenteraient. Elles sont imprimées dans ses Œuvres; et l'on ne peut que gémir, en les parcourant, de voir qu'un si beau génie, un esprit si étendu et si laborieux, se fût occupé de questions aussi frivoles. Elles excitèrent alors une grande surprise et une admiration universelle. Elles excitèrent aussi l'envie, qui parvint à empêcher la discussion proposée, et à priver ce jeune athlète du triomphe dont il paraissait être certain. On dénonça au souverain pontife treize de ces propositions, comme erronées et sentant l'hérésie. Il écrivit pour les défendre, mais, malgré son apologie, elles furent condamnées par le pape.

Cette persécution qui, au reste, ne s'étendit point jusque sur sa personne, loin de l'aigrir, opéra en lui une sorte de conversion, ou du moins un nouveau degré de perfection dans la conduite et dans les mœurs. Jeune, riche, d'une belle figure; noble et agréable dans ses manières, il s'était jusqu'alors partagé entre le goût de l'étude et l'amour du plaisir. La dévotion prit cette dernière place. Il jeta au feu ses poésies d'amour, italiennes et latines. La théologie devint le principal objet de ses travaux, et il n'admit plus avec elle, dans l'emploi de son temps, que la philosophie platonicienne. De Rome, il alla s'établir à Florence, où il passa les dernières années de sa jeunesse et de sa vie, lié avec tout ce que la philosophie, les sciences et les lettres avaient alors de plus célèbre, entre autres, avec Marsile Ficin, Ange Politien, et Laurent de Médicis. Il mourut dans les bras de ce dernier, ayant à peine trente-deux ans accomplis, le jour même où le roi de France, Charles VIII, dans sa brillante et folle entreprise sur Naples, fit son entrée à Florence 503.

Les ouvrages qu'il a laissés sont presque tous de philosophie platonicienne ou de théologie. Tous annoncent, au milieu des ténèbres qui offusquent ces deux sciences, un esprit pénétrant et extraordinaire; on y distingue, outre les neuf cents propositions et leur apologie, un écrit intitulé Heptaple, ou Explication du commencement de la Genèse, dans lequel l'auteur, pour faire mieux comprendre la création du monde, éclaircit les obscurités du texte de Moïse par les allégories de Platon; un Traité de philosophie scholastique, intitulé de l'Être et de l'Unité 504, où la doctrine de Platon, sur ce double sujet, est exposée avec plus de profondeur que de clarté; un discours latin sur la dignité de l'homme, quelques opuscules ascétiques, et huit livres de lettres à ses amis. Le meilleur de tous ses ouvrages est celui qu'il fit en douze livres contre l'astrologie judiciaire. Il y combat cette science prétendue avec les armes réunies de l'érudition et de la raison. Un des poëtes les plus estimés de ce temps, Girolamo Benivieni, ayant fait une canzone sur l'amour platonique, Pic de la Mirandole l'expliqua par trois livres de commentaires en langue italienne. Il en est comme de ceux qui furent faits dans le siècle précédent sur la canzone de Guido Cavalcanti; on entend un peu mieux le texte quand on ne lit pas les commentaires. Ceux-ci sont imprimés avec quelques essais de poésie latine et italienne, qui, n'étant pas des poésies d'amour, échappèrent à l'incendie que l'auteur en fit à Rome, et assez propres à empêcher que cet incendie ne laisse beaucoup de regrets.

Christophe Landino, doit être mis le troisième dans cette association savante, non-seulement comme philosophe platonicien, mais comme érudit et comme poëte. Né à Florence, en 1424 505, après avoir fait ses premières études à Volterra, il fut forcé, pour obéir à son père, de s'appliquer à la jurisprudence; mais la faveur de Cosme et de Pierre de Médicis, qu'il eut le bonheur d'obtenir, le délivra de cet esclavage, et le rendit à ses études philosophiques et littéraires. Il se livra surtout avec ardeur à la philosophie platonicienne, et devint l'un des principaux ornements de l'académie que son premier bienfaiteur avait fondée. Nommé, en 1457, pour occuper à Florence une chaire publique de belles-lettres, il accrut considérablement l'éclat et la renommée de cette école. Ce fut alors qu'il fut choisi par Pierre de Médicis, pour achever l'éducation de ses deux fils, Laurent et Julien. Il resta depuis attaché à Laurent, qui eut pour lui la plus grande amitié. Landino fut, dans sa vieillesse, secrétaire de la Seigneurie de Florence, qui lui fit présent d'un palais dans le Casentin. Parvenu à l'âge de soixante-treize ans, il obtint de ne plus remplir les fonctions laborieuses de cette place, mais il en conserva le titre et les appointements. Alors, il se retira à la campagne, à Prato Vecchio, dont sa famille était originaire. Il y passa tranquillement ses dernières années, livré aux études de son choix, et il mourut en 1504, âgé de quatre-vingts ans.

476Voy. ci-dessus, p. 332, les éditions de ces Satires.
477Odæ et Carmina, 1497, in-4., sans nom de lieu, mais à Brescia. Filelfo avait aussi composé trois livres d'odes et d'élégies grecques; elles sont restées inédites à Florence, dans la bibliothèque Laurentienne.
478Ce manuscrit est à Milan, dans la bibliothèque Ambroisienne; mais tout le premier livre, et une partie du dixième et dernier, manquent à cet exemplaire, que l'on croit unique.
479La première édition, qui ne contient que seize livres, est in-fol., sans nom de lieu et sans date: on la croit de Venise, 1475; la seconde a vingt-un livres de plus; Venise, 1502, in-fol. Je n'ai point fait entrer en ligne de compte, parmi les Œuvres de Filelfo, son poëme italien en quarante-huit chants et en terza rima, sur la Vie de S. Jean-Baptiste, Vita di S. Giovanni Battista, Milan, 1494, édition unique, et qui n'a de prix que sa rareté; je n'y ai point non plus fait entrer son Commentaire sur le Canzoniere de Pétrarque, imprimé pour la première fois à Bologne, 1476, parce qu'il est plein d'explications extravagantes, de traits injurieux contre Pétrarque, contre Laure, contre les papes, contre les Médicis, qui n'avaient rien de commun avec Pétrarque; parce qu'enfin c'est un fort mauvais Commentaire, dont l'auteur lui-même faisait presque aussi peu de cas qu'il le mérite. Voy. Vita di Filelfo, t. II, p. 15, note 1.
4801431.
4811443.
482Ce Traité est imprimé dans le premier volume du Fasciculus Rerum expetend. et fugiend., dont il est parlé ci-dessus, p. 314], note 1.
483Voy. ce qu'il dit lui-même de cette affaire, Vallœ Antidotus in Poggium, p. 210, 211 et 218.
484L'invective de Valla contre Barth. Fazio et le Panormita (Beccadelli), est divisée en quatre livres, et remplit cinquante-deux pages de l'édition de ses Œuvres, donnée par Ascensius, in-fol., 1528.
4851447.
486C'est dans sa seconde Invective que Poggio accuse Valla d'avoir commis un faux à Pavie, pour le paiement d'une somme d'argent qu'il avait volée, et d'avoir été, en punition de ce faux, exposé publiquement avec une mitre de papier sur la tête. Accusatus, ajoute-t-il ironiquement, convictus, damnatus, antè tempus legitimum, absque ullà dispensatione episcopus factus es. Cette plaisanterie a été prise au sérieux par l'auteur du Poggiana (l'Enfant): «On trouve ici, dit-il, une particularité assez curieuse de la vie de Laurent Valla; c'est qu'ayant été ordonné évêque à Pavie avant l'âge et sans dispense, il quitta de lui-même la mitre, et la déposa, en attendant, dans le palais épiscopal, où elle était encore, etc.» Tom. I, p. 212. Voy. Life of Poggio, p. 471, note.
487Benedetto Morando.
488On le trouve parmi ses Œuvres; Bâle, 1540, in-fol.
489Voy. Laurent. Vallensis Opera, ub. sup.
490De rebus gestis à Ferdinando Aragonum rege, l. III. Paris, 1521, Breslau, 1546, in-fol. Hispania illustrata. Francfort, 1579, t. I.
491Les deux premières éditions, toutes deux fort rares, sont de la même année: Rome et Venise, 1471, in-fol.
492Imprimé à Paris en 1541, et traduit en latin en 1574.
493De 1450 à 1455.
494Comparationes philosophorum Aristotelis et Platonis, écrit en 1458, imprimé à Venise en 1523.
495Hist. Crit. Philosoph., t. IV.
496Lors de la prise de Thessalonique par les Turcs, en 1430.
497Michaël Apostolius.
498Andronicus Calistus.
499Tiraboschi va plus loin: Il lor trasporto per esso (Piatone), dit-il, gli condusse sino a scriver pazzie che non si possono leggere senza risa. (Tom. VI, part. II, p. 278.)
500Id. ibid., p. 279.
501De Vità cœlitus comparandâ, lib. III.
502Tiraboschi, ub. supr.
50317 novembre 1494.
504De Ente et Uno.
505Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 330.