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Histoire littéraire d'Italie (3

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Il laissa des poésies latines, dont quelques-unes sont restées manuscrites, et les autres ont vu le jour. Ses commentaires sur Virgile, sur Horace et sur Dante, sont estimés. Il traduisit, en italien, l'Histoire naturelle de Pline, et l'on a de lui quelques harangues ou discours, tant en italien qu'en latin. Ses ouvrages philosophiques sont ses Questions ou Discussions Camaldules 506, un Traité de la noblesse d'ame, et quelques opuscules, tant imprimés que restés inédits. Il eut, pour intimes amis, dans l'académie platonique, Marcile Ficin et le jeune Politien. La grande et juste réputation de ce dernier, et les études platoniciennes qu'il joignit à ses travaux littéraires, exigeraient qu'il fût ici rangé après son ami Landino; mais, s'étant attaché de bonne heure aux Médicis, élevé, en quelque sorte, dans leur maison, et ayant ensuite élevé lui-même les fils de Laurent, son histoire se trouve continuellement liée avec celle de cette famille. Il faut donc revenir à elle, et surtout à Laurent de Médicis, avant de consacrer à Politien les souvenirs qui lui sont dus.

Laurent ne fut pas seulement, comme son aïeul et comme son père, un généreux protecteur des lettres, mais encore, ce qu'ils n'étaient pas, homme de lettres, et poëte lui-même; et, quand il n'eût pas été mis par sa fortune, son ambition et son adresse, à la tête de la république de Florence, il l'eût été, par son génie et par ses talents, à l'une des premières places de la république des lettres. C'est sous le premier aspect qu'il faut d'abord le considérer, c'est-à-dire, comme centre et mobile du mouvement d'émulation littéraire qui fut alors porté au plus haut point. Il entre à cet égard, comme partie principale, dans le tableau de ce que les gouvernements d'Italie firent pour les lettres, pendant la dernière moitié du quinzième siècle. Nous le retrouverons ensuite avec les poëtes qui se distinguèrent le plus de son temps, et sous ce point de vue, faisant une partie essentielle de l'état de la littérature italienne à cette époque, qu'il contribua tant à illustrer.

À la mort de Cosme de Médicis, Pierre son fils hérita de son immense fortune, de son influence dans les affaires de la république, et dans ses plans pour l'agrandissement de sa famille, sans hériter de ses talents supérieurs, et avec une santé faible qui ne lui laissait pas toujours les moyens de développer les qualités qu'il avait reçues de la nature. Le peu de temps qu'il vécut ne fut cependant point perdu pour l'encouragement des lettres. On le voit par la dédicace de plusieurs ouvrages publics dans ce court intervalle, et plus encore par le soin qu'il prit de soutenir tous les établissements de Cosme et d'augmenter sans cesse les riches collections qu'il avait formées.

Du vivant même de son père, il s'était montré digne de lui, en ouvrant à Florence un concours poétique d'une espèce absolument nouvelle 507, et qui paraît avoir été le premier modèle des concours académiques. De concert avec Léon-Baptiste Alberti, citoyen distingué, architecte célèbre, peintre, sculpteur, littérateur et poëte, il fit proclamer avec beaucoup de pompe, par les officiers directeurs des études, que ceux qui voulaient traiter en langue vulgaire, et dans quelque espèce de vers que ce fût, le sujet de la véritable amitié, eussent à envoyer, avant la fin du dix-huitième jour du mois d'octobre qui commençait alors, leur ouvrage cacheté, chez des notaires désignés par la proclamation. Le prix était une couronne d'argent travaillée en branche de laurier. Ces officiers furent chargés de choisir un lieu public où tous les concurrents viendraient réciter leurs poëmes. Ils firent choix de l'église de Santa Maria del Fiore, et pour faire honneur au pape Eugène IV, qui tenait alors son concile à Florence, ils offrirent aux secrétaires apostoliques d'être les juges du concours et de décerner le prix. Le dimanche 22, l'église étant préparée et décorée magnifiquement, les officiers des études, les juges et les poëtes s'y rendirent avec un nombreux cortége. La seigneurie de Florence, l'archevêque, l'ambassadeur de Venise, un nombre infini de prélats, assistaient à cette cérémonie; le peuple remplissait l'église. Le moment arrivé, on tira au sort l'ordre des lectures. Elles furent écoutées avec la plus grande attention et dans un profond silence. Il s'agissait d'adjuger le prix. Les secrétaires du pape prétendirent que plusieurs des pièces qu'ils venaient d'entendre, étaient d'un mérite égal; et, pour s'épargner tout embarras, ils donnèrent la couronne d'argent à l'église de Sainte-Marie. La générosité de Pierre fut ainsi trompée. Chacun fit son rôle; Médicis proposa le prix; des poëtes se le disputèrent; l'un d'eux le mérita sans doute, et ce fut l'église qui l'obtint.

Pierre donna une attention particulière à l'éducation de ses deux fils, Laurent et Julien. Laurent, né le 1er. de janvier 1448 508, avait annoncé, dès sa première jeunesse, des dispositions également heureuses pour les exercices du corps et pour ceux de l'esprit. Son premier instituteur fut un bon ecclésiastique nommé Gentile d'Urbino, dont il fit ensuite un évêque 509. Christophe Landino fut le second. C'est à lui que Laurent dut son excellente éducation littéraire. Le savant grec Jean Argyropile l'instruisit dans la langue grecque, et Marsile Ficin l'initia dans les mystères du platonisme. On ne doit pas oublier parmi ses avantages, celui d'avoir eu pour mère Lucretia Tornabuoni, femme aussi illustre par ses talents que par ses vertus, protectrice éclairée des sciences et des lettres, et dont on a, sur des sujets pieux, des poésies supérieures à la plupart de celles de ce temps. Laurent put dire, comme Hippolyte:

 
Élevé dans le sein d'une chaste héroïne,
Je n'ai point de son sang démenti l'origine.
 

Quant aux qualités physiques, on vante ses formes athlétiques et prononcées. On avoue qu'il manquait de grâces, que sa figure était commune, sa vue faible, sa voix rude, et que la nature lui avait refusé le sens de l'odorat; mais elle avait mis dans son ame une élévation, dans son esprit une pénétration et une étendue qui perçait à travers ces désavantages. Il se livrait avec beaucoup d'ardeur aux exercices qui augmentent la force, donnent de la souplesse et affermissent le courage. L'équitation, la chasse, les joutes et les tournois faisaient ses délices, autant que la philosophie, la littérature et la poésie. Il réussissait également à tout ce qu'il voulait entreprendre. Il n'avait pas encore dix-sept ans à la mort de son aïeul, et, dès ce moment, il prit part à l'administration des affaires. Pierre de Médicis, toujours languissant et souffrant, l'appela dès-lors à ce partage, et eut, dans plusieurs occasions, à se louer également de son courage et de sa capacité.

Les Florentins s'étaient vus forcés de soutenir contre Venise une guerre qui pouvait leur être funeste. De premières hostilités dont le succès fut balancé, leur donnèrent les moyens de négocier la paix. Ils l'obtinrent. Elle fut célébrée par des fêtes qui ranimèrent en eux le goût de ces brillants spectacles. Quelque temps après, Laurent parut dans un tournoi, et son frère Julien dans un antre 510. Tous deux y donnèrent des preuves d'adresse et d'intrépidité. Laurent remporta le prix, qui était un casque d'argent surmonté d'une figure de Mars. C'était lui-même qui donnait cette fête pour le mariage d'un de ses amis 511. Elle lui coûta dix mille florins. Il y parut avec cette magnificence, attribut inséparable de son caractère et de son nom. Ces deux tournois font époque dans l'histoire poétique d'Italie, par deux poëmes dont ils furent l'occasion. La victoire de Laurent fut célébrée en vers par Luca Pulci, frère de ce Pulci que nous verrons bientôt entrer le premier dans la carrière de la poésie épique. Celle de Julien le fut par un jeune poëte dont c'était peut-être le premier essai en langue italienne, et dont le poëme, resté imparfait, est encore aujourd'hui cité parmi les chefs-d'œuvre de cette langue. Ce poëte naissant, qui fut ensuite un philosophe et un littérateur célèbre, était Ange Politien.

 

Il était né, le 24 juillet 1454 512, à Monte Palciano ou Poliziano, petite ville du territoire de Florence. Il substitua poétiquement ce nom à son nom de famille, et s'appela Poliziano, au lieu de s'appeler Ambrogini, comme son père. Ce père était docteur en droit, et assez pauvre. Il avait envoyé son fils achever ses études à Florence. Ange Politien apprit la langue grecque d'Andronicus de Thessalonique, le latin de Christophe Landino, la philosophie platonicienne de Marsile Ficin, et la péripatétique de Jean Argyropile. Tous ces maîtres distinguèrent bientôt en lui une aptitude singulière et une grande supériorité d'esprit. Il préférait la poésie à tout le reste; et la traduction d'Homère en vers latins, à laquelle il travaillait dès-lors, qu'il acheva dans la suite, et qui malheureusement s'est perdue, l'absorbait tout entier. Des épigrammes latines et grecques publiées les unes à treize ans, les autres avant dix-sept, n'étonnèrent pas moins ses professeurs que ses compagnons d'étude; mais ce qui lui fit le plus d'honneur ce furent ses Stances sur la joute de Julien de Médicis. Il saisit cette occasion de se faire connaître de Laurent, regardé dès-lors comme le chef de sa famille et de la république; il lui dédia son poëme, quoique Julien en fût le héros. Le goût délicat et déjà formé de Laurent fut singulièrement frappé de cette composition, supérieure, à tout ce qu'on avait écrit en vers italiens depuis long-temps. Il accueillit Politien, le logea dans son palais; se chargea de pourvoir à tous ses besoins, et en fit le compagnon assidu de ses travaux et de ses études.

La poésie était alors ce qui l'occupait principalement. Une jeune personne de la famille des Donati 513 était l'objet d'une passion poétique qui lui dictait des vers, quelquefois comparables à ceux de Pétrarque 514. Cela ne l'empêcha point de former, pour obéir à son père, un mariage avec Clarice, de la noble et puissante famille des Orsini. Il l'avait épousée depuis environ six mois, lorsque Pierre mourut, et laissa son fils maître de tout ce qu'il avait reçu de Cosme, et dont il avait conservé intact, et même augmenté le dépôt. Les funérailles de cet homme, qui laissait en héritage tant de richesses et tant de puissance, furent très-simples: «Un convoi magnifique, dit l'historien Ammirato 515, aurait pu exciter l'envie du peuple contre ses successeurs, et à qui il importait beaucoup plus d'être puissants que de le paraître.»

Dès que Laurent se fut mis en possession de sa fortune, de la direction des affaires publiques, et de celles de son temps, il s'occupa de consolider et d'accroître encore la première par le commerce et par la culture des terres; de devenir de plus en plus maître de la seconde par son application, sa munificence et sa popularité, de donner tout ce qu'il pourrait du troisième à son goût pour les arts, à la société des savants et des artistes; enfin de ne rien épargner pour leur encouragement. Bientôt ses libéralités éclairées, et peut-être plus encore son affabilité pleine d'égards, rassemblèrent autour de lui ce qu'il y avait de plus distingué en Italie, dans les arts et dans les lettres. Il avait quelquefois l'adresse de se faire choisir par ses concitoyens, pour opérer le bien qu'il leur inspirait le désir de faire, et il prenait sur sa fortune de quoi remplir leurs intentions. C'est ainsi que l'Université de Pise, étant tombée dans une entière décadence, son rétablissement, qui importait aux Florentins, fut résolu. Laurent fut nommé, avec quatre autres citoyens, pour l'exécution de ce projet. Il se transporta avec eux à Pise, aplanit, par ses dons, toutes les difficultés, ajouta, de son bien, des sommes considérables aux six mille florins annuels qu'avait accordés la république, rétablit l'Université sur le pied le plus respectable, et vint rendre compte avec simplicité, à la seigneurie de Florence, de l'exécution d'un plan dont elle se doutait à peine qu'il fût l'auteur.

La philosophie platonicienne était toujours une de ses études favorites; l'académie fondée par son aïeul, et dirigée par Marsile Ficin, devint l'objet de sa sollicitude particulière. Il voulut renouveler, en l'honneur de Platon, la fête annuelle qui s'était célébrée dans l'antiquité, depuis la mort de ce philosophe jusqu'au temps de ses disciples, Plotin et Porphyre, et qui était interrompue depuis douze cents ans. Cette célébration se fit, avec beaucoup de solennité, à Florence et à la terre de Careggi le même jour. Elle subsista pendant plusieurs années, et ne contribua pas peu à donner à la philosophie platonicienne le surcroît de crédit dont elle jouit en Italie à la fin de ce siècle.

La conjuration des Pazzi vint troubler ces nobles jouissances. Cette famille ambitieuse, mécontente de voir celle des Médicis prendre, dans la république, l'ascendant qu'elle y voulait avoir elle-même, fut engagée dans cette conspiration par le pape Sixte IV, et par son neveu Jérôme Riario. Le jeune cardinal Riario, neveu de ce Jérôme, Salviati, archevêque de Pise, quelques prêtres, un secrétaire apostolique, et plusieurs Florentins mécontents, parmi lesquels on remarque Jacques Bracciolini, fils du célèbre Poggio, furent leurs complices. Le coup qui devait frapper les deux frères fut porté le dimanche 516, dans l'église de la Riparata, en présence du cardinal, pendant la messe, et au moment de l'élévation de l'hostie. Julien tomba percé de coups; Laurent, quoique blessé, eut le temps de se mettre en défense, de résister jusqu'à ce qu'il fût secouru par ses amis, arraché des mains des assassins, et reconduit à son palais. L'archevêque fut pendu dans ses habits pontificaux; la plupart des conjurés eurent le même sort; le cardinal, saisi par le peuple, ne dut sa vie qu'à l'intercession de Laurent. Il eut une telle frayeur, qu'il conserva toute sa vie cette pâleur livide, qui est la couleur de la crainte et celle du crime. Le pape, furieux que l'on eût manqué sa principale victime, emprisonné un cardinal et pendu un archevêque, excommunia Laurent, le gonfalonnier et les autres magistrats de la république, l'un, sans doute, pour ne s'être pas laissé tuer, l'autre pour avoir prévenu l'entière consommation du crime, et pour l'avoir puni.

La guerre que l'implacable Sixte IV suscita contre Laurent plutôt que contre les Florentins, et qui menaçait d'embraser l'Italie, le parti magnanime que prit Laurent de se rendre, sans armes et presque sans suite à Naples, auprès du roi Ferdinand, l'un de ses plus ardents ennemis, et de négocier ainsi la paix pour sa patrie; le succès de cette ambassade extraordinaire, et le surcroît de puissance que tous ces événements procurèrent à Médicis, ne sont pas de mon sujet. Mais je dois rappeler ici l'excellent écrit de Politien sur cette conjuration des Pazzi, l'un des meilleurs et des plus élégants morceaux d'histoire écrits en latin moderne, et qui ne porte pas moins l'empreinte de son talent littéraire que de son tendre attachement pour ses bienfaiteurs.

Le retour de la paix rendit à Laurent ce calme dont il aimait à jouir dans le commerce des Muses. Il ne connaissait point de délassement plus doux, après les fatigues et le tumulte des affaires. La poésie ne l'intéressait pas moins que la philosophie; et, soit dans son palais à Florence, soit dans ses maisons de Fiésole ou de Careggi, sa société était aussi souvent composée des trois frères Pulci et de quelques autres poëtes, que de Pic de la Mirandole et de Marsile Ficin; s'il aimait Politien plus que tous les autres, c'est peut-être parce qu'il était à-la-fois poëte et philosophe. Il lui avait confié l'éducation de l'aîné de ses fils, et ne se séparait, pour ainsi dire, jamais ni de ses enfants ni de lui. Si l'on en croit Politien, ce n'était pas Laurent qui le consultait sur ses ouvrages, c'était Politien lui-même qui consultait avec fruit Laurent sur les siens. Dans cet âge plus mûr, Médicis traita souvent, dans ses vers, des sujets plus élevés et plus graves qu'il n'avait fait dans sa jeunesse. Quelques-unes de ses pièces roulent sur la philosophie platonicienne, et il possède l'art de la rendre aussi claire que ceux qui la traitaient en prose, la rendaient ordinairement obscure. Il offre, dans d'autres pièces, le premier modèle de la satire italienne; dans d'autres encore, il montre, pour la poésie descriptive et imitative, un talent qui n'appartient qu'aux grands poëtes. Enfin, quelques-unes de ses poésies sont de simples chansons, faites pour être chantées par le peuple, dans le délire des fêtes et des mascarades du carnaval. C'était un genre de spectacles que les Florentins aimaient avec passion: Laurent les servait selon leur goût. Il imaginait lui-même, pour ces sortes de fêtes, les déguisements les plus singuliers, composait des vers qui étaient récités par les masques, et des chansons qui étaient répétées par le peuple. Il engageait les poëtes les plus connus à en composer comme lui, mais les siennes étaient presque toujours les plus gaies et les plus piquantes. Enfin, on le voyait souvent, dans ces solennités joyeuses, descendre de son palais, venir se mêler, sur la place, aux danses populaires, chanter le premier une ronde qu'il venait de faire, pour réjouir les Florentins, et rentrer chez lui au milieu des applaudissements et des acclamations d'un peuple qui n'avait jamais été gouverné si gaîment.

Du sein de ces amusements il ne cessait point de tenir l'œil sur les affaires de la république, qui conservait toujours sa forme apparente, sur les affaires de son commerce, qui étaient immenses, et sur celles de l'Europe entière, qu'il embrassait par sa politique et par son commerce. Des troubles s'élevèrent; des guerres lui furent suscitées. Il fit tête à tous les orages, vint à bout de les calmer, et fit, par sa bonne administration, monter au plus haut degré la prospérité publique. Celle des lettres et des arts l'occupait sans cesse. La bibliothèque fondée par Cosme, accrue par Pierre, devint un des objets particuliers de ses soins. Il envoya dans toutes les parties du monde, pour y recueillir des manuscrits de toute espèce et dans toutes les langues savantes. Il fut admirablement secondé, dans ses recherches, par les savants dont il était environné, surtout par Pic de la Mirandole, et par son cher Politien. Je voudrais, disait-il, qu'ils me fournissent l'occasion d'acheter tant de livres, que ma fortune devînt insuffisante, et que je fusse obligé d'engager mes meubles pour les payer. Le Grec Jean Lascaris entreprit, à sa demande, un voyage dans l'Orient, et en rapporta un nombre considérable d'ouvrages très-rares et du plus grand prix. Il en fit un second, mais plusieurs années après, et vers la fin de la vie de Laurent, qui mourut avec le regret de ne le pas voir de retour. Ce qu'il y a de touchant dans ces soins que prenait Médicis, et dans les dépenses prodigieuses qu'il faisait pour rassembler ainsi des livres de toutes les parties du monde, c'est que c'était à l'amitié qu'il consacrait et ces soins et ces sacrifices. Son but unique était de former, pour Politien et pour Pic de la Mirandole, une collection si abondante, que rien ne pût manquer à leurs recherches d'érudition et à leurs travaux.

 

L'invention de l'imprimerie, qui se répandait alors en Toscane, ouvrit un nouveau champ à ses libéralités, et à cette insatiable activité qui le portait vers tout ce qui était grand et utile: il vit le parti qu'on en pourrait tirer pour multiplier et en même temps pour épurer les richesses littéraires. Il engagea plusieurs savants à collationner et à corriger les manuscrits des anciens auteurs, pour qu'ils fussent imprimés avec la plus grande correction. Christophe Landino, Politien, et plusieurs autres érudits, se livrèrent avec zèle à ce travail minutieux et difficile; et plusieurs bonnes éditions grecques et latines furent les fruits de leurs veilles et des encouragements de Médicis. L'immense travail que Politien entreprit et eut le courage d'achever, sur les Pandectes de Justinien, et qui le place parmi les plus habiles professeurs de la science du droit chez les modernes, lui fut encore, en quelque sorte, inspiré par Laurent, qui aplanit toutes les difficultés, procura tous les manuscrits, et prodigua tous les secours. Enfin, les savants Mélanges ou Miscellanea de Politien sont encore un résultat des études qu'il put faire dans la riche bibliothèque de son patron, des entretiens mêmes qu'ils avaient en se promenant ensemble à cheval, promenades que Laurent préférait aux cavalcades et aux pompes les plus brillantes; et ce recueil, précieux pour l'érudition, fut imprimé à sa prière et à ses frais.

Les sciences ne lui devaient pas moins que les lettres. Les unes et les autres se trouvaient réunies dans l'académie platonicienne. On y examinait, on y réfutait librement les rêveries de l'astrologie judiciaire. On commençait à substituer l'expérience et l'observation à la routine et aux hypothèses. Une horloge astronomique, d'une construction savante, était construite pour Laurent 517. Plusieurs traités de philosophie et de métaphysique lui furent dédiés par leurs auteurs. La médecine lui dut en partie les grands progrès qu'elle fît alors. À son exemple, d'autres citoyens riches et puissants consacrèrent aux sciences et aux lettres des dépenses considérables et d'immenses libéralités, et le nombre prodigieux d'ouvrages dans tous les genres qui parurent à Florence à cette époque, atteste quel fut, sur l'émulation publique, l'effet de la munificence de Laurent, et celui de ses exemples.

Son zèle fut le même pour les arts. Quoiqu'ils eussent déjà fait quelques progrès à Florence, c'est à lui surtout qu'ils durent une existence nouvelle et un plus grand essor. Sachant que le moyen le plus sûr de stimuler les talens de ceux qui vivent est d'honorer la mémoire des talents qui ne sont plus, il fit élever au célèbre peintre Giotto un buste de marbre dans l'église de Santa-Maria del Fiore. Il voulut obtenir des habitants de Spolète les cendres de leur compatriote Filippo Lippi, et lui faire ériger, dans la même église, un mausolée; sur leur refus, qui les honore autant que l'artiste, Laurent fit ériger ce monument à Spolète même, par Filippo le jeune, sculpteur habile, fils du peintre. Politien fit, en beaux vers latins, des inscriptions pour ces deux monuments. Alors, Antonio Pollajuolo, Domenico Ghirlandajo, Baldovinetti, Luca Signorelli, se distinguèrent à la fois. La sculpture rivalisa d'émulation et de progrès avec la peinture. Dès le commencement de ce siècle, Donatello et Ghiberti avaient beaucoup perfectionné cet art. Ce fut sous la direction de Donatello que Cosme de Médicis commença cette grande collection de morceaux de sculpture antique, premier noyau de la célèbre galerie de Florence, et dont la valeur fut estimée, après sa mort, à plus de 28,000 florins. Son fils Pierre l'augmenta considérablement. Laurent l'enrichit, après eux, des morceaux les plus précieux et les plus rares; et il leur donna une destination nouvelle, qui fut une inspiration du génie des arts et un bienfait public. Il fit disposer une partie de ses jardins de manière à servir d'école pour l'étude de l'antique, et fit placer dans les bosquets, dans les allées et dans les bâtiments, des statues, des bustes et d'autres ouvrages de l'art. Il donna la surintendance de ces objets au sculpteur Bertoldo, élève de Donatello, déjà avancé en âge, et pour qui ce fut une honorable retraite. Il payait aux jeunes gens sans fortune, qui se sentaient le goût des arts, et qui venaient étudier dans cette grande école, des appointements suffisants pour les soutenir dans leurs études, et fonda des prix considérables pour récompenser leurs progrès. C'est à cette institution qu'il faut attribuer l'éclat surprenant que jetèrent tout à coup les beaux-arts vers la fin du quinzième siècle, et qui se répandit rapidement de Florence dans tout le reste de l'Europe. C'est à cette institution que l'on doit ce que l'histoire des arts offre peut-être de plus sublime, puisqu'on lui doit Michel-Ange.

Issu d'une famille noble, mais peu riche, Michel-Ange Buonarotti avait été placé, par son père, à l'école de Ghirlandajo. À la demande de Laurent, deux des élèves de ce peintre furent choisis pour venir continuer leurs études dans ses jardins. Le jeune Michel-Ange fut un de ces deux élèves; et ce fut là qu'à l'aspect des chefs-d'œuvre antiques, en les copiant dans ses dessins, en modelant en terre glaise d'après ces admirables modèles, il sentit naître en lui ces grandes et sublimes idées qui se développèrent ensuite sous son pinceau, sous son ciseau, et dans ses plans d'architecture. La grande réforme qu'il opéra dans les arts eut pour origine son admission dans les jardins de Médicis. Laurent, charmé de ses progrès rapides, des premiers essais qu'il fit de son talent, et du génie que sa conversation annonçait comme ses ouvrages, fit venir le père, lui annonça que dorénavant il se chargeait de son fils, et pourvut même généreusement aux besoins du vieillard et de sa nombreuse famille. Michel-Ange, devenu le commensal de Laurent, fut dès-lors, dans son palais, comme l'étaient les savants et les artistes célèbres, sur le pied de l'égalité la plus parfaite, mangeant avec eux à sa table, où, par une règle peu suivie, et qui devrait toujours l'être, les distinctions, les cérémonies, l'étiquette, étaient abolies; où chacun prenait place au hasard, était servi selon son goût, parlait ou se taisait à son gré. C'est ainsi que ce jeune artiste, destiné à être un si grand homme, se trouva tout de suite en relation avec l'élite des citoyens, des artistes et des gens de lettres de Florence; c'est là qu'il prit le goût de toutes les connaissances qui peuvent concourir à la perfection des arts; c'est dans le palais de Médecis qu'il passait ses instants de loisir à étudier les camées, les médailles, les pierres précieuses dont Laurent possédait une collection immense; c'est là aussi qu'il s'unit d'amitié avec plusieurs savants, qui ouvrirent à son génie les trésors de l'érudition et de la science. La nature avait tant fait pour lui, qu'indépendamment de ces secours, il se fût sans doute élevé très-haut dans les arts; mais, qui peut savoir cependant toute l'influence qu'eurent sur un si beau génie, les études qu'il fit, les liaisons qu'il forma, les traitements mêmes qu'il reçut dans le palais de Médicis?

Cosme avait déjà embelli Florence de magnifiques édifices: Laurent voulut le surpasser. Il avait, de plus que son grand-père, une connaissance de l'art presque égale à celle des artistes les plus habiles. La réputation de son goût en architecture était si généralement établie, que le duc de Milan, le roi de Naples, et Philippe Strozzi, égal aux rois en magnificence, ne voulurent point bâtir de palais sans avoir reçu de lui des directions et des avis. Cependant, lorsqu'il en fit bâtir un lui-même à Poggio Cajano, il fit concourir, pour les plans de ce palais, les artistes les plus habiles de Florence; il se décida pour celui de Giuliano, architecte alors peu connu, devenu depuis célèbre sous le nom de San Galio 518, et dont cet édifice commença la réputation et la fortune. Indépendamment d'un monastère et de plusieurs autres monuments qu'il entreprit, Laurent eut la gloire d'en achever plusieurs qui avaient été commencés par ses ancêtres, entre autres l'église de Saint-Laurent, et le monastère de Fiésole. La mosaïque, la gravure en pierres fines, à la manière antique, toutes les parties des arts du dessin reçurent, de sa munificence et de son goût, une impulsion générale qui se répandit par imitation dans toute l'Italie, et de là dans l'Europe entière.

On ne peut enfin ne pas admirer de combien de manières Laurent de Médicis pouvait être grand sans avoir besoin d'être, comme il le fut, un grand homme d'état. Cependant sa santé dépérissait, son goût pour le repos augmentait en proportion de ses infirmités. Il était obligé de s'absenter souvent de Florence, d'aller aux bains chauds de Sienne et de Porretane, de passer plusieurs mois à la campagne, loin de toute occupation. Alors il forma des projets de retraite, que la mort ne lui permit pas de réaliser. Une attaque de ses incommodités habituelles, auxquelles se joignit une fièvre lente, le conduisit en peu de temps au tombeau. Il se fit transporter à Careggi, où le fidèle Politien le suivit. Il regretta de n'y pas voir son autre ami Pic de la Mirandole. Politien le fit appeler, il vint, et les derniers moments de Laurent furent adoucis par leurs entretiens. Il mourut pour ainsi dire entre leurs bras 519, à l'âge de quarante-quatre ans, en remplissant tous les devoirs d'un homme religieux, et avec la résignation et la tranquillité d'un sage.

La fin de ce siècle si brillant, surtout à Florence, par les progrès des lettres et des arts, n'offre pas, dans tous les autres états de l'Italie, le même spectacle. Il s'y rassemblait des orages qui éclatèrent enfin sur Florence même. Quelques princes protégeaient encore les sciences; mais le plus grand nombre était occupé d'intrigues ambitieuses et sanglantes; et si l'impulsion n'avait pas été donnée dès le commencement par des gouvernements placés dans des circonstances plus heureuses, ce siècle qui jeta un grand éclat, et qui surtout posa les fondements solides de la gloire des siècles suivants, ne leur eût peut-être transmis que des désastres et de la honte. Rome et Milan exercèrent la plus forte influence sur ce funeste changement.

Après des papes amis des lettres et des lumières, tels que Nicolas V et Pie II, on avait vu le farouche Paul II négliger les savants, les persécuter, les proscrire, prendre pour des conspirations les réunions les plus innocentes, incarcérer et torturer une académie entière. Sixte IV, qui présida du haut du Vatican à l'assassinat des Médicis, occupé d'établir splendidement ses fils qu'il appelait ses neveux, et d'agiter l'Italie par ses intrigues, se montra généreux envers le savant Filelfo, fit bâtir de pompeux édifices, accrut et rendit publique la bibliothèque du Vatican; on l'accuse cependant d'une avarice sordide, qui ne s'accorde pas mieux que ses autres vices avec l'amour des lettres. Il la porta au point de refuser aux professeurs de l'Université de Rome le modique salaire qu'il leur avait promis. Le réformateur ou directeur de ce collège lui ayant fait de vives instances pour qu'il payât ses professeurs: Ne sais-tu pas, lui répondit le pape, que je leur ai promis cet argent avec l'intention de ne le leur pas payer? L'autre protesta qu'il n'en savait rien. Si ce n'est pas à toi, reprit naïvement le Saint-Père, c'est donc à Sébastien Ricci que je l'ai dit 520. Le faible Innocent VIII ne fit à peu près rien ni pour ni contre les lettres; Alexandre VI lui succéda; son nom rappelle tout ce qu'il y a de plus affreux sur la terre. La justice s'est en quelque sorte épuisée à flétrir sa mémoire; et si l'on ne veut pas se condamner à des répétitions éternelles, on ne doit plus parler de lui que lorsqu'on aura trouvé quelque bien à en dire.

506Disputationum Camaldulensium libri IV, in quibus de vitâ activâ et contemplativâ, de somma bono, etc., in-fol., sans date, mais que l'on croit de Florence, 1480. (Debure, Bibl. instr.), et réimprimé à Strasbourg, 1508.
507En 1441, Voy. Tiraboschi, t. VI, part. I, p. 27.
508Angelo Fabroni, Laurenti Medicis magnifici Vita. Pise, 1784, in-4., William Roscoë, the Life of Lorenzo de' Medici, etc.
509D'Arezzo.
510En 1468.
511Eracelo Martello.
512Tiraboschi, t. VI, part. II, p. 333.
513Elle se nommait Lucretia.
514Nous reviendrons sur ces poésies de Laurent, ainsi que sur le poëme de Politien et sur celui de Luca Pulci.
515Istor. Fior., vol. III, p. 106.
51626 Avril 1478. Voyez sur l'une des causes de la conjuration des Pazzi, Machiavel, Discorsi, l, III, c. 6, t. II, p. 443, sur ce qui la fit manquer, ibid., p. 456 et 458.
517Voy. sur cette machine ingénieuse de Lorenzo Volpaja, Politien, ép. 8, l. IV.
518Ce nom lui fut donné à cause d'un monastère que Laurent lui fit bâtir à Florence, auprès de la porte de San-Gallo. D'après un inventaire dressé à la mort de Laurent de Médecis, frère de Cosme l'Ancien, plus jeune que lui de quatre ans, la fortune de chaque frère montait alors à 235,157 florins d'or. Vingt-neuf ans après, 1469, il se fit un autre inventaire de l'héritage de Pierre, fils de Cosme, et sa fortune montait alors à 237,983 florins; elle n'avait donc, à peu près, ni augmenté ni diminué. Les bénéfices de commerce, calculés à 20 % sur ce capital, ne sont que de 46,000 florins. Le florin a été constamment la huitième partie d'une once d'or, ou la soixante-quatrième du marc, tandis que le louis d'or neuf en était la trente-deuxième. (V. Ricordi di Lorenzo de Médici Roscoë append., l. III, p. 41, 44.) La maison de Médicis avait dépensé depuis 1434 jusqu'en 1471, en bâtimens, aumônes et impositions, 663,755 florins d'or, équivalant, poids pour poids, à 7,965,060 fr., et d'après la proportion qui existait à cette époque entre le prix des métaux précieux et celui du travail, à environ 32,000,000 de francs. (Ibid., p. 45.)
5198 avril 1492.
520Journal de Stefano Infessura, dans le Recueil de Muratori, Scrip. Rer. ital., vol. III, part. II, p. 1054.