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Histoire littéraire d'Italie (3

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Bien différent de ces poëtes qui ne savaient chanter qu'un objet, et qui passaient leur vie à aiguiser sur cet objet, quelquefois tout fantastique, la subtilité de leur esprit, Laurent appliquait son talent poétique à tout ce qui l'affectait, aux choses de la vie, à celles qui faisaient la matière de ses études, ou qui l'environnaient et frappaient habituellement ses yeux, ou qui s'y offraient subitement. Sa prédilection pour la nature champêtre paraît sans cesse dans ses vers, parce qu'elle était dans son ame. Tous les moments qu'il pouvait dérober aux affaires, il les passait dans les maisons délicieuses qu'il possédait à la campagne. Celle qu'il avait fait bâtir à Poggio Cajono, était son séjour favori. L'Ombrone y formait une île nommée Ambra, qu'il s'était plu à embellir, et il avait pris tous les moyens que l'art, employé avec une prodigalité royale, peut fournir contre la rapidité d'un fleuve et contre les inondations. Ces moyens furent inutiles; une inondation terrible emporta les embellissements, les travaux, les fabriques, la terre même, pour ainsi dire, et ne laissa que les rochers et la pierre nue. Un possesseur vulgaire n'aurait montré que des regrets et de l'emportement. Médicis y vit un sujet poétique. Sa chère Ambra devint une nymphe, aimée du jeune Lauro, berger des Alpes: Elle se baignait dans l'Ombrone pendant la chaleur du jour. Le Dieu du fleuve la voit, en est épris, veut la saisir; elle fuit le long du rivage; le fleuve la poursuit, mais en vain, jusqu'au lieu où ses eaux se jettent dans l'Arno. Il s'écrie alors, il invoque le Dieu de l'Arno et l'appelle à son aide. L'Arno se lève, court au-devant de la nymphe; elle se trouve ainsi pressée entre le fleuve qui l'arrête et le fleuve qui la suit. Fidèle à son cher Lauro, elle implore le secours des dieux. Au moment où l'Ombrone croit l'atteindre, il ne voit plus qu'un rocher qui s'élève, s'étend, s'accroît devant lui et forme une île, autour de laquelle il ne peut plus que courir. Il se repent alors, et regrette d'avoir réduit une nymphe si belle à n'être plus qu'un amas de rochers.

Ce poëme, composé de quarante-huit octaves, et publié pour la première fois par M. Roscoe 712, est plein de descriptions charmantes, tracées avec une grande facilité de style et avec une propriété singulière d'expressions et de couleurs. Ces mêmes qualités brillent dans la Chasse au Faucon, autre poëme à peu près de même étendue, que nous devons au même biographe. Les préparatifs de cette chasse, les noms des chiens, des éperviers, des faucons, des chasseurs, des piqueurs, la chasse même dont les formes et les incidents sont fidèlement décrits; enfin la querelle comique survenue entre deux chasseurs, dont l'épervier de l'un a pris à la gorge et abattu celui de l'autre, tous ces détails, semés de traits originaux et naïfs, sans avoir le même intérêt pour le fond, n'en prouvent pas moins, dans l'auteur, le talent poétique le plus souple et le plus heureux.

J'ai parlé plus haut 713 des fêtes du carnaval, des spectacles ambulants et singuliers que l'on y donnait au peuple de Florence, et du parti qu'en tira Laurent, pour ajouter encore à son crédit et à sa popularité. Même avant lui, ces célébrations joyeuses se faisaient avec beaucoup de pompe. On rassemblait à grands frais des chevaux, des chars, des trophées, une grande multitude de peuple qu'on habillait de costumes analogues aux divers sujets, et qui représentaient, ou le triomphe d'un vainqueur, ou quelque trait de chevalerie, ou l'attirail des métiers et des différents arts. Ce cortége sortait vers le soir, et se promenait aux flambeaux, dans la ville, pendant une partie de la nuit. Il s'arrêtait de temps en temps, et des hommes masqués, comme ceux du cortége l'étaient tous, chantaient quelques chansons que le peuple répétait en dansant. Laurent, qui ne négligeait aucun moyen de lui plaire, imagina de donner à ces mascarades plus de magnificence et de variété, d'y ajouter le charme de la poésie et celui de la musique; de faire, en un mot, de ces anciennes et grossières orgies, un spectacle ingénieux et nouveau. On vit quelquefois autour d'un chariot, traîné par des chevaux superbes et rempli de masques revêtus de différents caractères, jusqu'à trois cents hommes aussi masqués, à cheval, et habillés richement; tandis que d'autres, à pied et en aussi grand nombre, portaient des flambeaux allumés, parcouraient avec eux, éclairaient et réjouissaient toute la ville. Les personnages qui remplissaient les chars, chantaient harmonieusement à quatre, huit, douze et même quinze ou seize voix, des canzoni, des ballades et d'autres pièces de ce genre, dont les paroles étaient analogues au caractère qu'ils représentaient 714. Médicis donnait lui-même l'idée et les dessins de ces mascarades; il composait des vers et des chansons, qu'il faisait mettre en musique par les plus habiles musiciens de ce temps. Quand ces triomphes et ces chants étaient bien ordonnés, bien exécutés, accompagnés de tous les ornements et de toute la pompe convenables, quand l'invention en était heureuse, le sens facile à saisir, les paroles populaires et plaisantes, la musique simple et gaie, les voix sonores et bien d'accord, les habits riches, brillants, appropriés aux caractères, les machines bien construites et peintes avec art, les chevaux nombreux, beaux et bien équipés, la nuit éclairée par une grande quantité de torches et de flambeaux, on ne peut, dit le premier éditeur de ces chants du carnaval, rien voir ni rien entendre qui soit plus agréable et plus fait pour plaire à tous les goûts 715.

Le succès qu'eurent ces chants, l'intérêt qu'y prenait Médicis, et l'exemple qu'il donnait d'en composer pour amuser le peuple, firent que la plupart des beaux esprits du temps s'exercèrent dans ce genre de poésie; cette mode se soutint jusqu'au milieu du siècle suivant, et c'est de tous ces chants réunis qu'Antoine Grazzini, surnommé le Lasca, fit imprimer un recueil 716 qui tient sa place parmi les productions les plus originales de la littérature italienne. Les chants de Laurent de Médicis se distinguent à une certaine grâce facile et à une simplicité spirituelle, dégagée de toute prétention à l'esprit. Les personnages qui les chantent, sont tantôt de jeunes filles qui se moquent du bavardage des cigales, ou des femmes qui filent de l'or, ou de jeunes femmes et de vieux maris; tantôt des muletiers, des hermites, des revendeurs, des gens de toute sorte de métiers; quelquefois aussi ce sont des triomphes plus magnifiques, tels que celui d'Ariane et de Bacchus. Ce chant est le premier du recueil, et il en est un des plus agréables. Le refrain est philosophique, et tire à la manière des anciens, de la briéveté de la vie, la nécessité d'en jouir 717.

 
Qu'elle est belle la jeunesse
Qui passe et fuit si grand train!
Rions, aimons, le temps presse:
Rien n'est moins sûr que demain.
 

«Voici Bacchus et Ariane, beaux et tous deux brûlants d'amour; ils savent que le temps fuit et nous trompe; ils ne veulent plus se quitter; les nymphes et tous les gens qui les entourent, gais et contents comme eux,

 
Épris d'amour et de vin,
Comme eux répètent sans cesse;
Rions, aimons, le temps presse:
Rien n'est moins sûr que demain.
 

Ces satyres pétulants, amoureux de toutes les nymphes, leur ont tendu mille piéges, dans les antres, dans les bosquets;

 
Maintenant le dieu du vin
Seul a toute leur tendresse;
Buvons comme eux, le temps presse:
Rien n'est moins sûr que demain.
 

Celui qui vient lentement, pesamment porté sur son âne, est le vieux et joyeux Silène, chargé d'embonpoint et d'années.

 
 
Il veut se dresser en vain;
Mais il rit et boit sans cesse;
Rions aussi, le temps presse:
Rien n'est moins sûr que demain.
 

C'est Midas qui vient après eux: tout ce qu'il touche devient or; à quoi servent tant de trésors, puisque l'avare n'en a jamais assez?

 
Quel triste et fâcheux destin
Que d'être altéré sans cesse!
Rions plutôt, le temps presse:
Rien n'est moins sûr que demain, etc.
 

Tous ces chants n'ont pas à beaucoup près cette teinte philosophique: le plus grand nombre, au contraire, tant de ceux de Laurent, que de ceux que composaient d'autres poëtes, est d'une gaîté grivoise qui suppose des mœurs publiques, sinon plus corrompues, au moins plus franchement licencieuses que les nôtres; tous les métiers et tous les instruments qu'ils emploient sont des sujets inépuisables d'équivoques et de quolibets, dont la plupart de ces chants sont remplis; mais on n'y voit aucune expression sale ou grossière. Comme l'attribut éminemment distinctif de l'homme, après la raison, est le langage, il semble que la bassesse et la grossièreté des mots le ravale encore plus bas que la licence des mœurs; et si, pour amuser un peuple corrompu, il lui fallait des plaisanteries libres, on voit du moins que, pour s'en faire aimer, Laurent savait l'égayer sans l'avilir.

Dans des circonstances moins solennelles, dans des fêtes et des réjouissances ordinaires, qui étaient assez fréquentes pendant le cours de l'année, il composait d'autres chansons ou espèces de rondes, que souvent, comme je l'ai dit 718, il chantait et dansait avec le peuple. Elles sont pour le moins aussi libres que les autres; mais la plupart ont dans le style une grâce et une naïveté charmantes. Quelques unes même n'ont d'indécence ni dans le fond ni dans la forme; et ce sont les plus jolies. On cite et l'on chante encore celle qui commence par ces deux vers:

 
Ben venga maggio
E'l gonfalon selvaggio.
 

Ce qui mérite le plus de fixer ici l'attention, c'est que ce chansonnier joyeux, ce poëte aimable, cet homme simple et populaire, était un des premiers personnages de son siècle, un grand homme d'état, un philosophe profond, et qu'au moment où on le voyait sur la place de Florence diriger les mouvements d'une danse de jeunes filles, il venait peut-être de s'enfoncer dans les obscurités les plus creuses du platonisme, ou de lutter, par son génie, contre la politique tortueuse des plus habiles cabinets de l'Italie et de l'Europe.

Nous avons vu que Lucrèce, sa mère, avait composé des poésies sacrées. Soit pour lui plaire, soit par tout autre motif, Laurent voulut en composer aussi, et son génie, qui se pliait à tout, ne réussit pas moins dans ce genre que dans les autres. Il fut même le premier à y employer le style sublime, et l'imitation de celui du Psalmiste et des Prophètes. Les quatre prières ou Oraisons que l'on trouve dans cette partie de ses Œuvres, sont du genre lyrique le plus élevé. Quant aux hymnes ou laudes, Laude, il suivit l'usage du temps, qui était de les rendre populaires, en les mettant sur des airs connus, et presque toujours sur des airs de ballades ou de chansons à danser. Le mérite de ces compositions était la simplicité. Les idées étaient à la portée du peuple, et le style ne s'élevait pas beaucoup au-dessus de son langage. On joignait à chacune des pièces les premiers mots de la chanson sur l'air de laquelle cette pièce était composée: c'était à peu près comme nos anciens Noëls, et, à la pureté du langage près, comme les cantiques de notre abbé Pélegrin 719.

Du temps de Laurent de Médicis, l'art dramatique n'existait point encore. En Italie, comme dans les autres parties de l'Europe, on ne connaissait que ces représentations pieuses, appelées Mystères. À Florence, on en donnait souvent aux dépens du public; quelquefois aussi aux frais des citoyens riches, qui s'en servaient pour déployer leur opulence et se concilier la faveur publique 720. On peut croire que Laurent se proposa ce double but en donnant la représentation de S. Jean et de S. Paul, dont il composa le poëme. On croit que ce fut à l'occasion du mariage de Madeleine, l'une de ses filles, avec François Cibo, neveu du pape Innocent VIII, et que les principaux personnages de la pièce furent représentés par ses autres enfants 721. Ce qui le fait penser, c'est que plusieurs passages semblent des préceptes adressés à ceux à qui est confié le gouvernement des états, et paraissent avoir particulièrement trait à la conduite que lui et ses ancêtres avaient suivie pour obtenir et conserver leur influence dans la république 722.

Dans cette pièce, écrite tout entière en octaves, et dont il paraît qu'une partie était chantée, il n'est question ni de S. Jean l'évangéliste, ni de l'apôtre S. Paul, mais du martyre de Jean et de Paul, deux eunuques de la fille de Constantin, qu'on appelle le Grand. Cette fille, nommée Constance, est lépreuse: Ste. Agnès la guérit par un miracle. Constantin, devenu vieux, se démet de l'empire entre les mains de ses enfants; Julien, qu'on a surnommé l'Apostat, leur succède, et c'est ce nouvel empereur qui fait couper la tête aux deux jeunes eunuques de sa sœur, parce qu'ils adorent le dieu qui l'avait guérie de la lèpre par l'intercession de Ste. Agnès. Il est puni, et tué dans une bataille, non par le fer ennemi, mais par un martyr peu connu, ou dont le nom est plus célèbre dans la mythologie que dans l'histoire, et qui s'appelle S. Mercure.

Quoi qu'il en soit de cette action où les trois unités, comme on voit, ne sont pas sévèrement observées, c'est lorsque le vieux Constantin se démet de l'empire, qu'il adresse à ses fils le discours qui a fait croire que c'était pour une occasion relative à sa famille que Laurent de Médicis avait composé ce Mystère. On peut, en poussant plus loin cette conjecture, se rappeler que, lorsqu'il fut surpris par la maladie dont il mourut, il songeait à se retirer des affaires; son fils aîné était appelé à hériter de son pouvoir, et, quoiqu'il fût très-jeune, il était impossible que les défauts qui se montrèrent bientôt en lui et qui causèrent sa perte, ne fussent pas aperçus de son père. Si l'on pense que les enfants de Laurent jouèrent les principaux rôles dans cette pièce, serait-il invraisemblable que Laurent jouât lui-même le premier, qui est celui du vieux Constantin? Aucune tradition ne le dit; mais aucune ne dit non plus le contraire; et je ne fais qu'ajouter une conjecture à une autre. Elle donnerait un grand intérêt à ce drame informe, et surtout au rôle de Constantin, si Laurent le joua lui-même; il est naturel et touchant, dans la disposition d'esprit où il était alors, d'entendre le vieil empereur s'exprimer ainsi par sa bouche 723. «Souvent celui qui donne à Constantin le nom d'Heureux, l'est beaucoup plus que moi, et ne dit pas la vérité.» Le moment de la démission et le discours de Constantin à ses fils, acquièrent aussi, par cette supposition très-naturelle, beaucoup plus d'intérêt et de dignité. Constantin, parlant comme il le fait 724, quoiqu'en assez beaux vers, des devoirs des souverains et des soucis du trône, ne dit guère qu'une morale rebattue et un lieu commun; mais Laurent de Médicis, courbé sous le poids des infirmités et des affaires, au milieu de sa gloire et de sa prospérité, adressant ces mêmes paroles à ses trois fils dans une fête publique, qui est en même temps une fête de famille, exprime un sentiment noble, touchant et vrai, qui émeut et qui attendrit.

On déployait dans ces spectacles un appareil, une magnificence extraordinaires. Le théâtre était ordinairement dressé dans une église. On y faisait jouer de grandes machines. Les perspectives ou décorations changeaient souvent. Le nombre des comparses ou de ceux qui formaient le cortége des acteurs principaux, était immense. Des joûtes, des tournois, des batailles, des fêtes données à la cour, des banquets royaux, des bals et des concerts paraissaient tour à tour sur la scène. Dans cette représentation de saint Jean et de saint Paul, sainte Agnès apparaissait à Constance, et la Madonne se montrait aussi sur le tombeau du martyr saint Mercure. Toutes deux venaient du ciel, et étaient portées sur des machines en forme de nuages. Au dénouement, saint Mercure sortait de son tombeau; et s'élevait sans doute en l'air pour blesser Julien dans la bataille: on donnait un banquet et une fête à la cour, accompagnée de danses, de concerts de voix et d'instruments, pour célébrer la guérison de Constance; et deux grands combats étaient livrés sur le théâtre. En un mot, on n'accompagne aujourd'hui d'une pareille pompe, chez aucune nation de l'Europe, la représentation des chefs-d'œuvre dramatiques les plus fameux.

En résumant ce que nous avons dit des poésies de Laurent de Médicis, nous y verrons une grande souplesse à traiter tous les genres et à prendre tous les tons; dans le sonnet et la canzone, un style inférieur à celui de Pétrarque, mais supérieur à celui de tous les autres poëtes lyriques qui avaient écrit depuis un siècle entier; dans la poésie philosophique, une clarté qui écarte tous les nuages, une grâce facile qui fait disparaître l'aridité de tous les détails; dans la satire, une touche originale, une création et un modèle; dans des genres plus légers, et si l'on veut plus futiles, une aisance et un naturel qui écartent toute idée de travail. Nous verrons enfin dans Laurent un des principaux restaurateurs de la poésie italienne, qui était restée en silence pendant un siècle, comme désespérant de soutenir son premier succès, et découragée par la sublimité même de ses premiers chants.

Il fut bien secondé, dans cette entreprise, par des génies heureux, qui semblèrent éclore à la fois pour donner à la dernière moitié du quinzième siècle un éclat qui manque à la première, et pour préparer, en quelque sorte, les merveilles du siècle suivant.

 

Ange Politien occupe parmi eux le premier rang. Le goût du temps, qui était principalement tourné vers les travaux de l'érudition, en fit un érudit; la faveur dont les études philosophiques jouissaient chez les Médicis, en fit un philosophe; la nature l'avait fait poëte. Je ne répéterai point ici ce que j'ai dit des poésies grecques et latines qu'il publia de l'âge de treize à celui de dix-sept ans. On place dans cet intervalle une composition qui serait plus merveilleuse, si en effet Politien l'eût produite à quatorze ans; ce sont ses Stances pour la joûte de Julien de Médicis, frère de Laurent. J'ai d'abord admis la supputation des plus habiles critiques sur la date de cette pièce; je dirai maintenant, en peu de mots, pourquoi elle m'est suspecte, et quelle autre supposition me paraît plus vraisemblable.

Laurent et Julien brillèrent dans deux différents tournois 725. Celui où Laurent remporta le prix, fut donné le 7 février 1468, et l'autre, peu de jours après. Luca Pulci célébra dans un poëme la victoire de Laurent; Politien, dans un autre, les exploits de Julien; or, en 1468, Politien n'avait que quatorze ans. Il dédia son poëme à Laurent, quoiqu'il fût en l'honneur de Julien. Laurent, dès-lors, le prit en amitié, le logea dans son palais, et en fit le compagnon de ses études. Tel est le sentiment de Tiraboschi; tel est celui du savant abbé Serassi, dans sa Vie d'Ange Politien 726; de William Roscoe, dans son excellente Vie de Laurent de Médicis, et de plusieurs autres écrivains qui doivent faire autorité; mais il n'y a point d'autorité littéraire qui puisse faire croire un fait évidemment impossible. Plus on lit les stances de Politien, moins on se persuade qu'un poëme, si riche en détails, si abondant en expressions et en images, écrit d'un style si fort de poésie, et cependant si sage, soit l'ouvrage d'un enfant. Les épigrammes grecques et latines que cet enfant publia jusqu'à l'âge de dix-sept ans, sont surprenantes, mais se conçoivent; un poëme de près de douze cents vers en octaves italiennes, resté depuis ce temps comme modèle et comme un des monuments de la langue, ne se conçoit pas. Voici donc un autre calcul où je trouve plus de vraisemblance.

À dix-sept ans, Politien acheva ses études. Il publia ses épigrammes, qui commencèrent sa réputation: c'était en 1471. Laurent de Médicis était, depuis deux ans, à la tête de sa fortune et de la république. Politien était pauvre; il voulut attirer ses regards par quelque production d'éclat. Le tournoi de Laurent avait trouvé un poëte, celui de Julien n'en avait point encore. Célébrer ce tournoi avec toutes les couleurs de la poésie; y faire entrer l'éloge, non-seulement de Julien, mais de toute la famille des Médicis, et l'adresser à Laurent, chef de cette famille, chef de l'état, déjà surnommé le Magnifique, et qui justifiait chaque jour ce titre par ses libéralités, lui parut une entreprise conforme à son but. On ne peut savoir en combien de chants ou de livres il avait divisé son plan. Le second n'est pas achevé; et le moment où l'action est interrompue, est celui où le héros ne fait encore que se disposer au combat; mais probablement, lorsqu'il eut terminé cette première partie de l'action, il en fit hommage à Laurent, et en reçut l'accueil généreux qui décida du reste de sa vie. Qu'il eût alors dix-huit, dix-neuf ou vingt ans, cela est bien précoce encore, mais n'est pas du moins incroyable. Ayant atteint dès-lors le but qu'il s'était proposé, partagé entre divers travaux que l'amitié de Laurent fut en droit d'exiger de lui, ceux d'érudition qui étaient alors les plus considérés, et pour lesquels il trouva dans son bienfaiteur tant d'encouragement et tant de secours, et l'éducation des fils de Laurent qu'il commença, sans doute, à leur donner aussitôt qu'ils furent en état de la recevoir, toutes ces causes réunies l'empêchèrent, pendant plusieurs années, de reprendre cet ouvrage. La malheureuse année 1478 vint. Julien fut assassiné par les Pazzi; Politien n'avait encore que vingt-quatre ans; et dès ce moment son poëme fut condamné à rester imparfait.

Si je faisais une dissertation en règle, j'appuierais de beaucoup de raisons et de citations ma conjecture; mais je me bornerai per brevità, comme disent les Italiens, à citer la quatrième stance du poëme: elle me paraît décisive. «Et toi, noble Laurier, dit le poëte (en faisant allusion au nom de Laurent), sous l'ombrage duquel Florence se réjouit et repose en paix, sans craindre ni les vents, ni les menaces du ciel, ni le courroux de Jupiter même, accueille, à l'ombre de ta tige sacrée, ma voix humble, tremblante et craintive, etc.» De quelque considération que Laurent jouît dès le vivant de son père, et quoique les infirmités de Pierre de Médicis l'empêchassent de jouer d'une manière brillante le rôle de premier citoyen de Florence, il le fut cependant tant qu'il vécut, depuis la mort de Cosme; et les expressions de cette stance ne peuvent absolument avoir été adressées à son fils qu'après la sienne.

Quoi qu'il en soit de l'époque précise de la composition de cette pièce (et l'on a vu que, s'il est impossible que l'auteur n'eût que quatorze ans, il est probable qu'il n'en avait pas plus de vingt), ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle forme le morceau de poésie italienne le plus brillant de ce siècle. Elle offre en même temps la fraîcheur, la fertilité d'une jeune imagination, et le style formé de l'âge mûr. On blâme quelquefois, mais on admire cependant les richesses accessoires dont Pindare a su, dans ses odes, embellir des sujets aussi pauvres, en apparence, que le sont des courses de chevaux ou de chars; que faut-il donc penser de Politien qui, sur un sujet à peu près semblable, sur un tournoi, conçoit un poëme tout entier, dont on ne peut connaître l'étendue projetée, puisqu'au bout de douze cents vers, le héros n'en est encore qu'aux préparatifs du combat, et qu'il est impossible de savoir par combien d'incidents le poëte pouvait le retarder encore?

Il décrit d'abord les occupations et les travaux de la jeunesse de Julien; il le peint environné de toutes les séductions de son âge, en butte aux agaceries et aux avances de toutes les belles, mais défendu des traits de l'Amour par la Sagesse. Julien a, comme Hippolyte, une grande passion pour la chasse. L'Amour imagine un stratagème pour le vaincre, au milieu même de cet exercice. Il fait courir devant lui le fantôme aérien d'une biche blanche, aussi agile que belle, et dont la poursuite l'entraîne loin de ses compagnons. Alors se présente à lui une nymphe charmante, dont il est tout à coup épris; il abandonne la biche, aborde en tremblant la nymphe, qui lui répond avec une voix douce et angélique. Elle s'éloigne aux approches de l'ombre du soir, et laisse Julien, seul et pensif, errer dans ces bois, où il s'égare en s'occupant d'elle. Ses compagnons inquiets le retrouvent enfin. Il revient avec eux, mais il emporte le trait qui l'a blessé. L'Amour va trouver sa mère dans l'île de Chypre, et lui raconter sa victoire. La description de cette île enchantée et du palais de Vénus, remplit toute la seconde moitié du premier livre. C'est un morceau d'environ cinq cents vers. Politien y a prodigué à pleines mains toutes les richesses de la poésie descriptive, et l'on y reconnaît le premier modèle des îles d'Alcine et d'Armide.

Vénus, que l'Amour trouve entre les bras de Mars, est ravie d'apprendre la défaite d'un jeune héros si fier, et jusqu'alors si insensible. Elle veut qu'il se couvre d'une gloire nouvelle, pour que la victoire remportée par son fils ait plus d'éclat. Elle ordonne à tous les Amours de s'armer, de se pénétrer de tous les feux du dieu Mars, de voler à Florence, d'inspirer aux jeunes Toscans l'ardeur des combats. Tandis qu'ils remplissent ses ordres, elle appelle Pasitée, épouse du Sommeil et sœur des Grâces; elle lui enjoint d'aller trouver son époux, et d'obtenir de lui qu'il envoie à Julien des Songes analogues au projet qu'elle a formé. Les Songes lui obéissent comme les Amours. Le jeune héros, dans son sommeil du matin, croit voir la belle nymphe de la forêt, mais aussi fière, aussi sévère qu'elle était douce et affable, couverte des armes de Pallas, et les opposant aux traits de l'Amour. C'est à Pallas même, c'est à la Gloire qui descend des cieux, le revêt d'une armure d'or et le couronne de lauriers, qu'il appartient de vaincre cette fierté. Il s'éveille; il invoque l'Amour, Minerve et la Gloire: leurs feux réunis brûlent son cœur. Il va paraître dans la lice, en portant leur bannière.

Tel est ce poëme, ou plutôt ce grand fragment de poésie, qui, tout imparfait qu'il est resté, a peut-être eu sur les progrès de la littérature italienne plus d'influence que tous les autres travaux de Politien. L'ottava rima, inventée par Boccace, mais à qui il n'avait donné ni l'harmonie, ni la rondeur, ni les chutes heureuses qui lui conviennent, et qui était restée depuis dans cet état d'imperfection, reparut ici avec toutes les qualités qui lui manquaient, et si parfaite, qu'aucun des poëtes qui l'ont employée depuis, pas même l'Arioste ni le Tasse, n'ont rien pu y ajouter. La langue poétique, affaiblie et languissante depuis Pétrarque, reprit sa force et ses vives couleurs; le style épique fut créé; un grand nombre d'expressions, de comparaisons et de formes de style parut pour la première fois; et, dans les âges suivants, les plus grands poëtes épiques ne dédaignèrent pas de puiser à cette source abondante. J'ai parlé de l'île d'Alcine et des jardins d'Armide, dont le premier type est dans la riche description de l'île de Chypre. Mais de plus, beaucoup de phrases poétiques et de vers entiers ont passé de là dans les deux poëmes qui ont rendu si célèbre le nom de ces deux enchanteresses.

Je puis donner pour exemples de ces emprunts, deux des octaves les plus fameuses, l'une dans l'Orlando, l'autre dans la Jérusalem. Tout le monde connaît cette admirable comparaison que fait l'Arioste de Médor, qui garde et défend le corps de son roi Dardinel contre les ennemis qui le poursuivent, avec l'ourse attaquée par les chasseurs, dans la tanière où elle nourrissait ses petits; il n'y a, certes, dans aucun poëte rien de plus parfait que ces huit vers; on les regarde comme inimitables, et ils le sont; mais l'idée et même quelques expressions des quatre premiers, sont visiblement imitées de la stance 39 de Politien 727.

L'imitation du Tasse est toute dans les mots et dans l'harmonie, sans aucun rapport entre le fond des choses. On cite souvent et avec raison, comme un chef-d'œuvre d'harmonie imitative dans le genre terrible, ces vers du quatrième chant de la Jérusalem, où le son rauque de la trompette infernale se fait entendre. Tous les mots de cette octave effrayante contribuent à l'effet qu'elle produit, mais il naît surtout de cette consonnance à la fois sourde et retentissante de la tartarea tromba, avec les deux rimes des vers suivants, rimbomba, et piomba. Or, la stance 28 de Politien fait entendre de même et la trompette du tartare et son double retentissement 728.

Je n'ai pas craint de m'arrêter quelque temps sur ce petit poëme, dont on parle beaucoup plus qu'on ne le lit; les ouvrages qui font époque dans la littérature de chaque peuple, abstraction faite du sujet et de l'étendue, sont les plus importants; et les stances de Politien forment une époque très-remarquable dans la poésie épique italienne. Sa Favola di Orfeo en fait une autre dans la poésie dramatique moderne. C'est la première représentation théâtrale, étrangère à celles de ces pieuses absurdités qu'on appelait des Mystères; la première écrite avec élégance, et conduite d'après quelques idées d'une action intéressante et régulière. Cette action, au reste, est fort simple. Le berger Aristée a vu la nymphe Eurydice; il en est épris, il s'entretient d'elle avec un autre berger, et se plaint, dans une chanson pastorale, des maux que l'Amour lui fait souffrir. Eurydice approche en cueillant des fleurs: il veut lui parler, elle fuit; il la poursuit dans la campagne. Orphée paraît tenant sa lyre et chantant un hymne. Un berger vient lui annoncer que sa chère Eurydice, en fuyant Aristée, a été mordue d'un serpent, et qu'elle a sur-le-champ perdu la vie. Orphée, après avoir exprimé ses regrets, descend aux enfers; il fléchit, par ses prières, par son chant et ses accords, Minos, Proserpine et Pluton. Eurydice lui est rendue; mais, en la ramenant sur la terre, il la regarde, elle retombe dans les enfers, et lui est enlevée pour toujours. Il se livre au désespoir, maudit l'Amour, renonce à tout commerce avec les femmes, et les maudit elles-mêmes, comme la source de tous nos chagrins et de toutes nos peines. Les Bacchantes l'entendent, entrent en fureur, poursuivent le profane qui ose mal parler des femmes, reviennent sa tête à la main, et finissent par un sacrifice et par un dithyrambe en l'honneur de Bacchus.

712Dans le Recueil de Poésies inédites qu'il a joint à sa Vie de Laurent de Médicis, Ambra est la première pièce, et la Caccia col Falcone la seconde.
713Pages 385 et 386.
714Préface de l'édition des Canti Carnascialeschi, 1750, in-4., p. x.
715Épitre dédicatoire de la première édition au prince François de Médicis, et réimprimée dans la seconde, p. xxxix.
716Tutti i trionfi, carri, mascherati, o canti carnascialeschi andati per Firenze, etc. Florence, 1559, in-8.
717Quant' è bella giovinezzaChe si fugge tutta via!Chi vuol esser' lieto siaDi doman non c'è certezza.
718Loc. cit.
719Quand on voit un des chants de Lucrèce de Médicis, commençant par ces mots: Ecco'l MessiaE la madre Maria, mis sur l'air: Ben venga maggioE'l gonfalon selvaggio, on ne peut s'empêcher de penser aux cantiques de ce bon abbé Pélegrin, tels que celui sur la Chasteté, dont le refrain était: Adieu paniers,Vendanges sont faites.
720W. Roscoe, the Life of Lorenzo, etc., ch. 5.
721Voy. Cionacci, Préface de la Reppresentezione di S. Giovanni e S. Paolo, avec les autres Poésies sacrées de Laurent, Florence, 1680.
722W. Roscoe, ub. supr.
723Spesso chi chiama Constantin felice,Sta meglio assai di me, e'l ver non dice.
724Sappiate che chi vuole 'l popol reggere. (St. 99 et suiv.)
725Voy. ci-dessus, p. 377.
726En tête de l'édition des Stanze, Padoue, 1765, in-8.
727Come orsa che l'alpestre cacciatoreNe la pietrosa tana assalit' habbia,Sta sopra i figli con incerto core,E freme in suono di pietà e di rabbia. (L'Arioste.)Qual tigre, a cui dalla pietrosa tanaHa tolto il cacciator suoi cari figli:Rabbiosa il segue per la selva ircana,Che tosto crede insanguinar gli artigli. (Politien.)
728Chiama gli habitator dell' ombre eterneIl rauco suon della tartarea tromba;Treman le spatiose atre caverne,E l'aer cieco a quel romor rimbomba;Ne sì stridendo mai da le superneRegioni del cielo il folgor piomba, etc. (Le Tasse.)Con tal romor, qualor l'aer discorda,Di Giove il foco d'alta nube piomba:Con tal tumulto, onde la gente assorda,Dall' alte cataratte il Nil rimbomba:Con tal' orror del latin sangue ingordaSono Megera la tartarea tromba. (Politien.)