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Histoire littéraire d'Italie (3

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Ce qu'il faut observer dans cette pièce, qui nous paraît aujourd'hui très-médiocre, et qui porte en effet tous les caractères de l'enfance de l'art, c'est qu'elle fut faite en deux jours, au milieu des préparatifs tumultueux d'une fête, et que cependant, outre le tissu général du dialogue qui est conduit naturellement, purement et même élégamment écrit, il y a trois morceaux, la chanson pastorale d'Aristée, le chant d'Orphée pour fléchir les dieux infernaux, et le dithyrambe des Bacchantes, qui paraîtraient seuls exiger plus de temps; le dernier, plein d'inspiration, de verve et de chaleur 729, est le premier modèle d'un genre que les Italiens aiment beaucoup, et qu'ils ont cultivé depuis avec succès. Je ne parle point de l'hymne que chante Orphée quand il paraît pour la première fois sur la montagne; c'est une ode latine en vers saphiques en l'honneur du cardinal de Gonzague, pour qui cette fête se donnait à Mantoue. C'est la trace d'un reste de barbarie et une singularité qui put paraître moins choquante dans un temps où la langue vulgaire était presque retombée en discrédit, et où l'on cultivait beaucoup plus la poésie latine que l'italienne. Au reste, il paraît aujourd'hui prouvé que cette ode qui se trouve parmi les poésies latines de Politien, a été interpolée après coup dans son Orphée. On a retrouvé 730 un ancien manuscrit où elle n'est pas; elle y est remplacée par un chœur, à l'imitation de ceux des Grecs, dans lequel les Dryades déplorent la mort d'Eurydice. L'édition que l'on a faite d'après ce manuscrit a plusieurs autres avantages sur toutes celles qui l'avaient précédée 731, et c'est d'après ce texte seulement que l'on peut juger une composition rapide et presque improvisée, qui donne cependant à Politien la gloire d'avoir été le premier auteur dramatique parmi les modernes, et à la cour des Gonzague de Mantoue, l'honneur d'avoir applaudi la première 732 un spectacle plus intéressant et plus noble que les momeries de la légende, les supplices et les diableries qui amusaient alors toute l'Europe.

Les autres poésies italiennes de Politien sont en petit nombre. Ce sont des chansons, des ballades, des plaisanteries et de ces chants populaires que les amis de Laurent de Médicis composaient à son exemple pour égayer les Florentins. Il y en a plusieurs dans le recueil des canzoni a ballo, qui sont tout aussi gaies, tout aussi libres que les autres, et qui ont plus de verve et d'originalité; mais parmi ces diverses poésies, qui ne sont que les délassements d'un esprit grave et studieux, on distingue une canzone d'amour remplie d'images charmantes, de sentiments affectueux, de mouvement et d'harmonie 733; c'est le morceau qui, depuis Pétrarque, retrace le mieux la manière de ce grand poëte lyrique; ainsi, dans le peu de poésies en langue vulgaire que Politien a laissées, on trouve la première renaissance du style poétique créé par le cygne de Vaucluse, et presque oublié depuis un siècle; l'ottava rima de Boccace améliorée et portée au dernier degré de perfection; le premier essai du drame en musique, et, dans cet heureux essai, le premier modèle du dithyrambe italien.

Dans ses poésies latines on remarque aussi le fruit de son application continuelle à l'étude des anciens, avec le feu d'une imagination vraiment poétique, et ce goût, cette élégance qui étaient comme les attributs naturels de son esprit. Outre un grand nombre d'épigrammes latines, auxquelles il faut avouer encore que les savants préfèrent celles qu'il fit en langue grecque, on a de lui quatre sylves ou petits poëmes que l'on peut mettre au rang de ce que la latinité moderne a produit de plus précieux. C'étaient des morceaux qu'il récitait publiquement lorsqu'il commençait dans l'Université de Florence ses cours de littérature grecque et latine, ou l'explication particulière de quelque poëte ancien. Le sujet du premier est la poésie et les poëtes en général; celui du second, la poésie géorgique, prononcé avant l'explication d'Hésiode et des Géorgiques de Virgile. Le troisième a pour objet les Bucoliques du même poëte. Le quatrième précéda l'explication d'Homère, et contient une riche énumération des beautés renfermées dans ses deux poëmes 734. Ces pièces, dont chacune est de quatre, six et jusqu'à huit cents vers, sont pleines de détails intéressants, d'observations fines, de descriptions brillantes. Quant au style, il ne ressemble plus aux bégaiements des premiers écrivains modernes qui voulurent, après les siècles de barbarie, rétablir la pureté de l'ancienne langue romaine; il est en vers, comme le récit de la conjuration des Pazzi l'est en prose 735, du latin le plus élégant; et si quelques critiques voient encore une grande différence, non-seulement entre ce style et celui des anciens, mais entre ce style et celui de Pontano, de Sannazar et de quelques autres poëtes, ou contemporains, ou qui suivirent immédiatement Politien, ce sont peut-être des nuances purement idéales, et qu'un lecteur, même instruit, est excusable de ne pas saisir.

Les occasions où il récita ces poëmes nous le font voir au nombre des savants professeurs de littérature ancienne, qui entretinrent à Florence, vers la fin de ce siècle, l'ardeur pour les bonnes études. Son école y eut une telle célébrité que les Italiens et les étrangers accouraient pour y être admis, et que les professeurs eux-mêmes venaient l'entendre. Il donna des preuves de son savoir, non-seulement dans ses Miscellanea, ou Mélanges d'érudition dont j'ai parlé précédemment, mais dans ses traductions latines de l'histoire d'Hérodien, du Manuel d'Epictète, des problèmes physiques d'Alexandre d'Aphrodisée et de plusieurs autres ouvrages ou opuscules de littérature et de philosophie grecque. On lit avec intérêt les douze livres de ses lettres familières 736, tant à cause du jour qu'elles jettent sur l'histoire littéraire de son temps et sur celle de sa vie, que parce qu'elles se rapprochent, plus que celles de la plupart des autres savants de ce siècle, du style des bons auteurs latins. On l'y voit en correspondance avec tout ce qu'il y avait alors de distingué dans les lettres, avec les plus grands personnages de l'Italie, même avec des souverains. Tous témoignent, en lui écrivant, la plus grande estime pour sa personne et pour ses talents.

Une famille entière de poëtes seconda les efforts de Laurent de Médicis et de Politien pour le rétablissement et les progrès de la poésie italienne. Ce furent les trois frères Pulci, de l'une des plus nobles et des plus anciennes maisons de Florence, puisqu'on fait remonter leur origine jusqu'à ces familles françaises qui y restèrent après le départ de Charlemagne 737. Bernardo Pulci, l'aîné des trois frères, se fit d'abord connaître par deux élégies, l'une consacrée à la mémoire de Cosme de Médicis, l'autre sur la mort de la belle Simonetta, maîtresse de Julien. Il traduisit les Églogues de Virgile, et c'est la première fois qu'elles aient été traduites en italien 738. Il fit de plus un poëme sur la Passion de J. – C. 739, et mit plus de poésie dans son style, que ce sujet ne paraît le comporter, ou, si l'on veut, qu'il ne semble le permettre.

 

Le second frère, Luca Pulci, avait, comme nous l'avons vu, célébré par un poëme, la joûte de Laurent de Médicis, avant que Politien eût chanté celle de Julien. Ce poëme, très-inférieur pour l'imagination et pour le style, à celui de son jeune émule, est aussi en octaves. L'auteur s'y est attaché à peindre les circonstances les plus minutieuses des préparatifs du combat, et ensuite du combat même. Les attaques que les divers champions se livrent, sont décrites avec assez de chaleur et de rapidité. Celles de Laurent sont plus détaillées que les autres. Après avoir rompu quelques lances de la manière la plus brillantes, il change de cheval, tient tête à plusieurs champions, et remporte enfin le premier prix de l'adresse et de la valeur.

Ces stances, qui ne furent qu'un ouvrage de circonstance, sont une des moindres productions de Luca Pulci. Son Driadeo d'Amore est un poëme pastoral en octaves, divisé en quatre parties. Il le fit pour l'amusement de Laurent de Médicis, à qui il est dédié; mais quoique Laurent aimât beaucoup la poésie et les fictions qui en font l'ornement et presque l'essence, il n'est pas sûr qu'il s'amusât beaucoup de l'emploi surabondant que fait ici le poëte des fictions de la mythologie. L'action remonte jusqu'à l'enlèvement de Proserpine. Une Dryade qui avait suivi Cérès tandis qu'elle cherchait sa fille, resta sur les monts Apennins, et fut l'origine des demi-dieux qui habitèrent ces montagnes. C'est là que la Dryade Lora, fille d'Apollon, est aimée du Satyre Sévéré, fils de Mercure. Elle finit par l'aimer à son tour; Diane, pour l'en punir, change le Satyre en licorne. Lora le poursuit à la chasse, et le perce de ses traits. Il est changé en fleuve. Lora, qui l'a tué sans le connaître, le cherche et l'appelle dans les bois; une nymphe lui apprend qu'en croyant frapper une licorne, c'est à son amant qu'elle a ôté la vie. Elle tourne contre son propre sein le trait dont elle l'a blessé, et se tue. Apollon la change en rivière, et l'unit pour jamais au fleuve Sévéré; ce qui signifie tout simplement, que la Lora se jette dans le petit fleuve Sévéré qui coule dans une partie de la Toscane. Ces métamorphoses étaient alors fort à la mode; elles l'ont encore été depuis; elles peuvent en effet donner lieu à des peintures variées et à de riches descriptions, il faudrait seulement y être un peu sobre de narrations épisodiques, et ne pas embarrasser la fable principale par trop de fictions accessoires. C'est à quoi Luca Pulci n'a pas pris garde, et ce qui rend plus fatigante qu'agréable la lecture de son Driadeo d'Amore.

Le Ciriffo Calvaneo est un poëme plus considérable du même auteur. C'est un roman épique en sept chants, sans doute la première production de ce genre, après le Buovo d'Antona et la reine Ancroja, qui ne sont, comme on le verra, que de longs contes de fées, écrits en vers si plats et remplis de si sottes extravagances, qu'on ne peut en supporter la lecture. Voici quelle est en abrégé la fable du Ciriffo. Paliprenda, fille d'un roi d'Épire, descendant de Pyrrhus, est abandonnée par le traître Guidon, de la race des comtes de Narbonne. Elle est enceinte et se livre au plus affreux désespoir. Au moment où elle veut se donner la mort, un vieux berger accourt, lui retient le bras, la console et l'emmène dans sa cabane. Une autre femme, nommée Maxime, y était déjà réfugiée; fille d'un romain de ce nom, elle avait été séduite par un étranger, enlevée, conduite dans les îles Strophades, et abandonnée par son amant, dans le même état où était Paliprenda. Un corsaire l'avait reconduite en Italie. Après plusieurs courses malheureuses, elle était arrivée en Toscane, sur les monts Calvanéens, où le vieux berger l'avait recueillie et logée. Elle y était accouchée d'un fils, à qui elle avait donné le nom de Ciriffo, et, à cause des monts où elle était réfugiée, le surnom de Calvaneo. Quand le terme est arrivé, Paliprenda se délivre aussi d'un fils, qu'elle nomme simplement Povero, le pauvre, en y ajoutant le surnom d'Avveduto, le prudent ou le sage, par une sorte de prévoyance de cette qualité que devait développer en lui l'éducation du malheur. Elle meurt peu de temps après, et laisse son fils à Maxime, qui le nourrit de son lait et l'élève comme le sien même. Les deux jeunes enfants, élevés dans la même cabane et sur le même sein, deviennent intimes amis; et ce sont leurs aventures romanesques, leurs voyages, leurs exploits guerriers contre les Sarrazins, les dangers qu'ils bravent, les maux qu'ils ont à souffrir, qui font tout le sujet du poëme. Cette fable, assez malheureuse, et qui est souvent très-embrouillée, est tirée, dit-on, d'un vieux manuscrit, intitulé Liber pauperis prudentis, le Livre du Pauvre sage, antérieur de cent cinquante ans au Ciriffo 740. Pulci laissa son poëme imparfait; il n'en avait terminé qu'un livre, divisé en sept chants; Laurent de Médicis chargea Bernardo Giambullari de l'achever. Ce poëte y ajouta trois livres, et c'est ainsi que le poëme a été imprimé d'abord 741; mais on n'a réimprimé ensuite que les sept chants de Luca Pulci 742, avec ses stances sur la joûte de Laurent, et ses héroïdes ou épîtres en vers.

Il fit ces dernières pièces à l'imitation des épîtres d'Ovide. Il y en a seize. Elles ne sont point en octaves, mais en tercets. La première est de Lucretia à Lauro, c'est-à-dire, de la belle Lucretia Donati à Laurent de Médicis; elle sert comme de dédicace au recueil. Les autres sont des épîtres d'Iarbe à Didon, de Déidamie à Achille, d'Hercule à Iole, d'Egiste à Clitemnestre, d'Hersilie à Romulus, de Cornélie au grand Pompée, de Marcus Brutus à Porcie, etc. On trouve trop d'esprit dans les héroïdes d'Ovide: ce n'est pas le défaut de celles de Pulci; mais trop rarement les personnages qu'il fait parler, disent tout ce que devraient leur dicter leur position et leur caractère connu. Trop d'esprit est un vice, qui n'est, au reste, ni aussi grave, ni aussi commun qu'on paraît le croire; trop peu de poésie, d'images, de passion, de mouvements, de vérité historique, en est un plus fort et moins pardonnable, et l'auteur de ces épîtres me paraît en être atteint.

Luigi Pulci est le dernier et le plus célèbre des trois frères. Il était né à Florence en 1431. Quoique beaucoup plus âgé que Laurent de Médicis, il vécut avec lui dans la familiarité la plus intime. On ne sait rien de plus sur sa vie, qui fut toute littéraire. Le poëme qui a donné le plus d'éclat à son nom, est le Morgante Maggiore, premier modèle des poëmes romanesques, dont les exploits de Charlemagne et de Roland sont le sujet. Il l'entreprit, à la prière de Lucrèce Tornabuoni, mère de Laurent; et l'on a dit, mais sans preuve, qu'il le chantait comme les rapsodes à la table de son jeune patron. Je ne dirai rien ici du caractère singulier, de la conduite ni du mérite poétique de cet ouvrage fameux. Il ouvre, en quelque sorte, la carrière du poëme épique moderne; et comme, dans la suite de cette Histoire, je traiterai la littérature italienne par genres, en même temps que par ordre chronologique; je réserve le Morgante pour le placer en tête de ce genre si riche et si varié.

On a de Luigi Pulci quelques autres poésies, entre autres une suite de sonnets bizarres, souvent indécents et grossiers, mais qui ne sont pas tous de lui. Matteo Franco, poëte florentin du même temps, et l'un de ses meilleurs amis, était comme lui dans l'intime familiarité de Laurent de Médicis. Ils imaginèrent, pour l'amuser 743, de se faire une guerre à outrance, et de se dire l'un à l'autre, dans des sonnets, les injures les plus fortes et les plus piquantes, sans cesser pour cela d'être amis, ni de boire et de rire ensemble à la table de Médicis et ailleurs. Le recueil qu'on en a fait monte à plus de cent quarante sonnets. Le style est non-seulement d'une liberté cynique, mais souvent dans le genre proverbial et décousu des bouffonneries du Burchiello. Il est fâcheux que Laurent ait encouragé une lutte de cette espèce. Les deux champions y jouent un rôle avilissant; et rien de ce qui est bas et vil n'aurait dû plaire à une ame aussi noble et à un esprit aussi éclaire.

Quand ces sonnets parurent imprimés, Rome aurait sans doute pardonné les injures et les expressions de mauvais lieu dont ils sont remplis, mais la liberté des deux poëtes était allée jusqu'à des matières sur lesquelles elle n'entendait pas raillerie. L'Inquisition s'en mêla, et la circulation de ces poésies satiriques fut défendue. Dans un des sonnets qui encoururent sa colère, le plus décent de tous et peut-être aussi le plus clair, Pulci examine à sa manière ce que c'est que l'Ame, et se moque des absurdités qu'on a dites sur ce sujet, d'après Aristote et Platon. Il compare l'Ame à ces confitures qu'on enveloppe dans du pain blanc tout chaud, ou à une carbonnade placée dans un pain fendu en deux. Mais que devient-elle dans l'autre monde? Quelqu'un qui y a été, lui a dit qu'il n'y pouvait plus retourner, parce qu'à peine y peut-on arriver avec la plus longue échelle. Certaines gens croient y trouver des bec-figues, des ortolans tout plumés, d'excellents vins, de bons lits; ils suivent pour cela les moines et marchent derrière eux. Pour nous, ajoute-t-il, mon cher ami, nous irons dans la Vallée noire, où nous n'entendrons plus chanter Alleluia 744. Louis Pulci se repentit dans la suite des libertés qu'il avait prises, ou crut devoir conjurer le petit orage qu'elles lui avaient attiré. Il fit en conséquence sa Confession à la Vierge, espèce de poëme en tercets, très-orthodoxe, très-pieux même, qui le réconcilia peut-être avec l'Inquisition, mais qui pourrait, tant il est ennuyeux, le brouiller avec tous les amis des vers.

 

Le succès qu'eut dans le monde la Nencia da Barberino de Laurent de Médicis, engagea Louis Pulci à l'imiter dans sa Beca da Dicomano. C'est bien à peu près le même langage, les mêmes tours villageois, mais non pas la gaîté naïve et décente du modèle, ni son naturel, ni sa simplicité spirituelle et piquante. On peut relire avec plaisir la Nencia; on lit une fois la Beca, et l'on n'y revient plus. On dirait que Pulci eût tiré lui-même l'horoscope de la destinée future de ces deux pièces, dans les deux premiers vers de sa Beca:

 
Ognun la Nencia tutta notte canta,
E della Beca non se ne ragiona.
 

En dernier résultat, le Morgante est le seul fondement solide de la réputation de Louis Pulci. On n'a rien de certain sur le temps ni sur les circonstances de sa mort; et sans ce poëme, dont il faut bien parler dès qu'il est question du poëme épique, depuis long-temps on ne parlerait plus de son auteur.

Un autre poëme très-célèbre dans l'histoire littéraire, quoiqu'on ne le lise presque plus, est le Roland amoureux du Bojardo. L'Arioste, en le continuant, et le Berni, en le refaisant, l'ont tué. Mais l'auteur mérite, à plusieurs autres égards, de vivre dans la mémoire des hommes. Matteo Maria Bojardo, comte de Scandiano, naquit dans ce château, près Reggio de Lombardie, vers l'an 1434 745. Il fit ses études dans l'Université de Ferrare, et resta presque toute sa vie attaché à la cour des ducs. Il fut surtout dans la plus grande faveur auprès du duc Borso, et d'Hercule Ier. son successeur. Il accompagna Borso dans son voyage de Rome, en 1471, et fut choisi l'année suivante par Hercule pour accompagner à Ferrare Éléonore d'Aragon, sa future épouse. Nommé, en 1481, gouverneur de Reggio, il fut aussi capitaine-général à Modène; puis il revint à Reggio, où il mourut le 20 décembre 1494. Ce fut un des hommes les plus savants, et l'un des plus beaux esprits de son temps. Il ne se crut dispensé, ni par sa naissance, ni par ses grands emplois, d'être, dans ce siècle de l'érudition, distingué par sa science dans les langues grecque et latine; et, à cette époque du siècle où la poésie italienne était remise en honneur, un des poëtes qui en ont le plus fait à leur patrie. Il traduisit du grec, en italien, l'Histoire d'Hérodote, et du latin, l'Âne d'or d'Apulée. On a de lui des poésies latines 746 et italiennes 747 d'un style moins élégant que facile, et dans lesquelles perce cependant, mais sans affectation, l'érudition de l'auteur.

Hercule d'Este fut le premier des souverains d'Italie à donner à sa cour des spectacles magnifiques, où l'on représentait des comédies grecques ou latines, traduites en langue vulgaire, avec toute la pompe et tout l'appareil des théâtres anciens. Les Ménechmes, l'Amphitrion, la Cassine, la Mostellaire de Plaute, y furent ainsi représentées. Ce fut pour ces fêtes brillantes que le Bojardo écrivit sa comédie de Timon, tirée d'un dialogue de Lucien, divisée en cinq actes, et rimée en tercets, ou terza rima 748. Ce n'est pas une bonne comédie, mais comme elle n'est pas simplement traduite de Lucien, et que le poëte y a traité librement un sujet tiré de cet ancien auteur, le Timon peut être regardé comme la première comédie qui ait été écrite en langue vulgaire. Quant à son Orlando innamorato, ce n'est pas ici le lieu d'en parler. Je le renvoie, avec le Morgante, au volume suivant, où je traiterai de la poésie épique.

J'y dois renvoyer de même le Mambriano de Francesco Cieco da Ferrant. Ce poëte, dont on croit que le nom de famille était Bello, mais qui n'est connu que par celui de son infirmité, devint aveugle de bonne heure, et fut pauvre et malheureux toute sa vie. Il écrivait son poëme au temps de l'expédition de Charles VIII en Italie, c'est-à-dire, en 1495. Il n'a laissé que cet ouvrage, et quelques sonnets burlesques dans le genre du Burchiello, qui font croire qu'il supportait assez gaîment son malheur, ou peut-être qu'il avait pensé devoir en dissimuler le sentiment, pour en trouver le remède auprès des Grands qui protégeaient alors les lettres, et qui peut-être, comme leurs pareils dans tous les temps, pardonnaient à un homme d'être malheureux, pourvu qu'il ne fût pas triste.

Un poëte qui paraît avoir suivi naturellement son goût pour cette poésie bizarre et satirique, c'est Bernardo Bellincioni. Né à Florence, il se fixa de bonne heure à la cour des ducs de Milan, et y mourut en 1491. Ses poésies furent imprimées deux ans après 749. Elles sont au nombre de celles qui font autorité dans la langue; la malignité en fait pourtant le principal mérite, et l'on ne doit pas y chercher, plus que dans la plupart des poésies de ce temps, l'élégance et la pureté, qui pourraient engager à les prendre pour modèles. Rien ne prouve mieux la différence entre ce qui fait autorité et ce qui doit servir d'exemple. On ne manquait pas alors de poëtes à grande réputation; mais cette réputation manquait de véritables titres, et leur a peu survécu. Francesco Cei, autre Florentin, qui florissait vers 1480, était regardé comme l'égal de Pétrarque, et il se trouvait même de hardis connaisseurs qui lui donnaient la préférence; mais, si l'on excepte ses rimes anacréontiques, où il y a de la verve et une certaine vivacité poétique, on cherche inutilement, dans tout le reste, ce qui avait pu lui donner tant de renommée. Ce fut encore un autre Pétrarque de ce temps que Gasparo Visconti, poëte milanais, mort jeune, en 1499 750; mais il ne l'eût pas été du temps de Pétrarque ni du nôtre. Il faut ranger à peu près dans la même classe Agostino Staccoli d'Urbino, que le duc envoya, en 1485, en ambassade à Innocent VIII; et dont ce pape fut si enchanté, qu'il le nomma son secrétaire. Peut-être y a-t-il cependant plus de naturel et de fécondité dans ses sentiments, plus de souplesse et de facilité dans son style.

Serafino, surnommé Aquilano, parce qu'il était d'Aquila dans l'Abruzze, fut le plus célèbre de tous les poëtes, le plus comblé d'honneurs pendant sa vie, et le plus universellement proclamé rival et vainqueur du chantre de Laure. Tous les princes se le disputaient. Il fut successivement appelé à la cour de Naples, à celles de Milan, d'Urbin, de Mantoue. Il mourut en 1500, n'étant âgé que de trente-quatre ans, et sa réputation ne mourut point avec lui: les éditions de ses poésies se multiplièrent jusqu'à la moitié du siècle suivant. Mais cette époque leur fut fatale; et depuis lors, elles sont tombées dans le plus profond oubli. Ce qui fit sans doute leur succès du vivant de l'auteur, c'est qu'il les chantait avec une voix très-agréable et en s'accompagnant du luth. Il chantait et s'accompagnait ainsi surtout lorsqu'il improvisait: or, la plupart de ses poésies étaient improvisées, raison de plus pour produire un très-grand effet, et pour que cet effet soit peu durable.

Serafino eut un compétiteur et un rival dans Antonio Tebaldeo de Ferrare, né en 1463, médecin de profession, né poëte, et qui paraît s'être plus occupé de poésie que de médecine. Dans sa jeunesse, il s'adonna principalement à la poésie italienne; il chantait et s'accompagnait d'un instrument, comme l'Aquilano, et ses succès étaient les mêmes; mais ses premières études avaient été plus fortes; il écrivait en latin avec une grande pureté, et comme il vécut très-vieux et qu'il vit, dans le siècle suivant, naître des poëtes italiens, tels que le Bembo, Sannazar et d'autres, qui rendaient à la poésie toscane l'élégance que n'avaient pas su lui donner les poëtes du quinzième siècle, il préféra dans sa vieillesse de composer des vers latins, et témoigna même un vif regret de la publicité qu'on avait trop tôt donnée à ses ouvrages en langue vulgaire. On ne peut se dispenser, en les lisant, d'être un peu de son avis. On a tort cependant de le ranger, comme l'ont fait quelques critiques 751, parmi les corrupteurs du bon goût en Italie. Il ne fit que suivre le mauvais goût qui dominait de son temps. Un style dépourvu d'élégance, des sentiments forcés et des pensées peu naturelles, ne sont point des vices qui appartiennent au Tebaldeo; ils sont communs à la plupart de ces poëtes de la fin du quinzième siècle et du commencement du seizième 752, qui prétendaient imiter Pétrarque, et qu'on plaçait, ou qui se plaçaient eux-mêmes au-dessus de lui, parce qu'ils outraient ses défauts.

Tel fut Bernardo Accolti d'Arezzo, fils de Benedittino Accolti, historien de quelque célébrité. Bernard ne voulut ni de ce nom, ni de celui d'Accolti, et pour mieux exprimer la supériorité de ses talents et de son génie, il ne se nomma plus autrement que l'Unique 753. Quand on annonçait dans le public qu'il allait réciter des vers, soit à Urbin, où il obtint ses premiers succès, soit à Rome, on fermait les boutiques, on accourait de toutes parts en foule pour l'entendre, on plaçait des gardes aux portes, on illuminait tous les appartements; les hommes les plus savants, les prélats les plus distingués, se rangeaient autour de l'Unique, et il était souvent interrompu par des applaudissements universels 754. Rien ne prouve mieux le néant de ce qu'on appelle quelquefois gloire poétique, et qui n'est que le bruit du moment. Le Notturno, Napolitain, à qui l'on ne connaît point d'autre nom, et l'Altissimo, Florentin, qui s'appelait Cristoforo, et qui préféra ce superlatif pour indiquer, comme l'Unique, combien tout le reste était au-dessous de lui, et plusieurs autres encore qu'il serait superflu de nommer, puisque personne n'a d'intérêt, ni n'aurait de plaisir à les lire, eurent alors des succès presque aussi grands, et servent seulement à nous faire connaître à quel degré d'avilissement étaient tombés et les talents et les honneurs poétiques.

Antonio Fregoso ou Fulgoso, patricien génois, ne s'éleva pas beaucoup au-dessus, mais chercha moins à faire du bruit dans le monde: si nous en croyons même le surnom de Fileremo qu'il prit et qu'il porta toujours, il eut cet amour de la solitude qui sied au génie comme à la sagesse. Dans ses poésies, il y en a de gaies sous le titre de Ris de Démocrite, et de tristes qu'il intitule Pleurs d'Héraclite, divisées en trente capitoli, ou chapitres rimés en tercets. Sa Biche blanche, la Cerva bianca, est un poëme moral et amoureux, en octaves, dont la fiction est assez singulière, mais dont l'exécution est faible et médiocre. Enfin, sous le nom de Selve, on trouve dans son recueil un mélange d'opuscules de toute espèce et sur toute sorte de sujets. Ce poëte, qui vécut jusqu'en 1515, eut des admirateurs, non-seulement pendant sa vie, mais long-temps encore après sa mort; et l'Arioste lui-même a consigné quelque part le cas qu'il faisait de ses vers. Timoteo Bendedei, noble ferrarois, à qui son amour pour les muses fit prendre le nom de Filomuso; le Cariteo, que l'on croit né espagnol, mais qui vécut, versifia et mourut à Naples; Benedetto da Cingoli, dont on a des poésies latines et italiennes, et quelques autres, se présentent encore, à cette époque, dans les histoires littéraires où l'on ne veut rien omettre, mais leur nombre et leur uniforme et insignifiante médiocrité doivent les écarter de la nôtre.

Gian Filoteo Achillini mérite d'être tiré de la foule, non pas qu'il ait eu moins de défauts que les autres, mais parce qu'il les eut au contraire d'une manière plus décidée, plus prononcée, et qui lui est plus propre; en sorte que l'on peut croire qu'il les eut moins par imitation que par la pente naturelle de son génie. Il était d'ailleurs profondément versé dans le latin et dans le grec, dans la musique, la philosophie, la théologie et les antiquités. Dans ses deux Poëmes scientifiques et moraux, l'un intitulé Il Viridario, en octaves 755, et l'autre Il Fedele, en terza rima 756, il a semé, sinon beaucoup de poésie, du moins des preuves nombreuses de ses connaissances étendues et d'une sorte de vigueur de tête qui était alors moins commune que le brillant et le faux éclat.

Antonio Cornazzano demande aussi une mention particulière, quoiqu'il ait, pour être confondu avec les autres, le malheur commun d'avoir été mis, comme la plupart d'entre eux, par ses contemporains, de pair avec Dante et Pétrarque 757. Né à Plaisance, il passa une partie de sa vie à Milan. Il voyagea ensuite, et vint même en France, on ne sait pas précisément à quelle époque; à son retour en Italie, il se rendit à Ferrare, et resta jusqu'à sa mort, attaché au duc Hercule Ier., qui eut pour lui une amitié particulière. Il a laissé un grand nombre d'ouvrages. Le plus considérable est un Poëme italien, en neuf livres, sur l'art militaire, qu'il a, par singularité, intitulé en latin de Re militari 758. La même bizarrerie se remarque dans trois petits Poëmes recueillis en un seul volume, dont le premier a pour sujet l'Art de gouverner et de régner; le second, les Vicissitudes de la Fortune; le troisième, sur l'Art militaire en général, et sur les Généraux qui ont le plus excellé dans cet art. Tous ces titres sont aussi en latin, quoique les poëmes soient en italien et rimés par tercets ou terza rima 759. Ce n'est pas le bel esprit qui y domine, c'est plutôt une pesanteur qui en rend la lecture difficile et quelquefois même impossible. Ses poésies lyriques, sonnets, canzoni, etc. 760 sont moins lourdes, mais participent davantage aux défauts des poëtes de son temps. On a aussi plusieurs ouvrages latins de Cornazzano, tant en prose qu'en vers, et qui, comme les autres, ne manquent pas de mérite, mais n'ont malheureusement aucun attrait.

729Ognun segua, Bacco, le;Bacco, Bacco, Evoè, etc.
730En 1770 ou 72. Voyez Tiraboschi, t. VI part II, p. 194.
731L'Orfeo, tragedia illustrata dal P. Ireneo Affò. Venise, 1776, in-4.
732Tiraboschi, ub. supr., démontre que la représentation de l'Orfeo date au plus tard de 1483; et les spectacles de la cour de Ferrare, dont nous parlerons dans la suite, ne commencèrent qu'en 1486.
733Monti, valli, antri e colli, etc.
734Il intitula ces quatre pièces: Nutricia, Rusticus, Manto et Ambra.
735Voy. ci-dessus, p. 383.
736Omnium Angeli Politiani operum tomus prior et alter, in quibus sunt Epistolarum libri XII, etc. Paris, Jodoc. Bad. Ascencius, 1512, in-fol.
737Préface du Morgante Maggiore, de Luigi Pulci, Naples, sous le nom de Florence, 1732, in 4.
738Selon Tiraboschi (tom. VI, part. II, p. 174), il publia d'abord des Églogues qui furent imprimées en 1484, avec celles de quelques autres poëtes, et ensuite la traduction des Bucoliques, imprimée en 1494; mais M. Roscoe a fort bien observé (The Life of Lorenzo, etc., ch. 5), que c'est le même ouvrage publié deux fois, et qu'on n'a point, de Bernardo Pulci, d'autres églogues que celles de Virgile qu'il a traduites.
739Imprimé à Florence, 1490, in-4.
740Cité par Bandini, Catalog. Biblioth. Laurent., vol. V, part. xiv, cod. 30.
741Venise, 1535, in-4.
742Florence, Giunt, 1572, in-4.
743Rispondendosi vicendevolmente, per ischerzevole solazzo del loro Mecenate, Préface de l'édition de 1759, in-8.
744Son. 145.
745Voy. Tiraboschi, Biblioth. Modan., t. I, article Bojardo.
746Carmen Bucolicon, Reggio, 1500, in-4.; Venise, 1528. Ce sont huit Églogues latines en vers hexamètres, dédiées au duc Hercule Ier.
747Sonetti e Canzoni, Reggio, 1499, in-4.; Venise, 1501, in-4.
748Tiraboschi, ub. supr., p. 302, pense que la première édition du Timon est celle de Scandiano, février 1500, in-4., et que celle qui est sans date, in-8., n'est que la seconde. Cette pièce a été réimprimée, Venise, 1504, in-8., 1513, et 1517, id.
749Sonetti, Canzoni, Capitoli, Sestine et altre rime, Milan, 1493, in-4. Cette première édition est fort rare, mais très-incorrecte.
750Il n'avait que trente-huit ans.
751Muratori, Perf. Poes.
752Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. VI, part. II, p. 156.
753Unico Aretino.
754Tiraboschi, ub. supr., p. 157.
755Canti IX, Bologne, 1513, in-4.
756Lib. V, Cantilene cento, Bologne, 1523, in-8. Ces deux poëmes, qui n'ont point été réimprimés, sont fort rares.
757Antonium Cornazzanum, dit un orateur de ce temps, in versu vulgar alium Dantem sive Petrarcham. Discours d'Alberto da Ripalta, Script. Rer. ital., vol. XX, p. 934.
758Venise, 1493, in-fol; Pesaro, 1507, in-8., etc.
759Venise, 1517, in-8.
760Venise, 1502, in-8.; Milan, 1519, ibid.