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Histoire littéraire d'Italie (3

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Cependant il s'adresse encore à ce Dieu qu'il a déjà prie, et c'est avec le même fruit; car il voit aussitôt paraître et s'approcher de lui un sage qui l'accueille et l'écoute, à qui il expose son dessein, ce qu'il a déjà tenté pour l'exécuter, et le besoin qu'il a de secours. Ce sage est enfin celui qu'il cherche; c'est Solin qui s'offre à lui servir de guide, et lui promet de le conduire dans toutes les parties de la terre. Le poëte s'abandonne entièrement à lui; Solin commence par le faire voyager sur une carte. Il lui montre d'abord les trois parties du monde, seules connues alors, les différents pays et les grands états qu'elles renferment, les montagnes qui s'y élèvent, les principaux fleuves qui les arrosent. Le voyageur interrompt cette longue leçon de géographie pour demander à son maître où était le paradis terrestre. Solin lui apprend ce qu'il en sait, et ce qui se réduit à peu près à rien. Ensuite ils se mettent en marche, et, après un peu de chemin, ils arrivent au bord d'un fleuve qui coulait dans une belle vallée.

Ici se trouve encore une vision ou apparition, mais la plus grande et la plus poétique de toutes. Une femme se présente à eux, vieille, affligée, baignée de larmes, en habits de deuil tout déchirés et souillés de poussière, et, malgré ce triste appareil et ce vêtement misérable, ayant un air si noble et si rempli de dignité, qu'on voit dans toute sa personne l'habitude du commandement, et les traces d'une ancienne puissance. C'est Rome qui déplore ses malheurs, et qui, interrogée par le poëte, en raconte toute l'histoire. Elle remonte jusqu'aux premiers habitants de l'antique Italie, et redescend jusqu'aux temps modernes, et jusqu'à l'époque même où l'on était alors; cet abrégé de l'histoire romaine, mis dans la bouche de Rome personnifiée, n'est pas une idée commune, ni dépourvue de grandeur; l'exécution n'est pas non plus sans mérite. Elle a du moins celui de la rapidité, de la concision, du choix des faits, et d'un ordre clair et facile, dans une suite d'événements qui ne contient pas moins de vingt-quatre ou vingt-cinq siècles, et qui est ici renfermée dans quarante-huit chapitres.

C'est Rome elle-même qui conduit les voyageurs dans sa ville, et qui leur en fait admirer les plus beaux monuments. Ils la quittent pour aller à Naples, vont jusqu'à la pointe de l'Italie, reviennent par la marche d'Ancône et la Romagne; visitent Venise, d'où ils remontent dans la Lombardie, en parcourent tous les états, vont à Florence, redescendent à Gênes, enfin voyagent dans l'Italie entière. Solin expliquant toujours au poëte tout ce qui l'embarrasse, ou dans la connaissance des lieux ou dans celle des faits. Ils montent sur un vaisseau, et parcourent les îles de la Méditerranée, la Corse, la Sardaigne et la Sicile; puis les voilà débarqués dans la Grèce, où il serait trop long de les suivre, car il n'y aurait alors aucune raison pour s'arrêter aux limites de l'Europe, et pour ne point passer avec eux en Afrique et en Asie.

Par une marche singulière, et qu'on peut regarder comme un défaut de son plan, l'auteur, en avançant dans son ouvrage, semble reculer dans l'histoire, c'est dans son sixième livre qu'il traite de l'Asie, et c'est vers la fin seulement que, se trouvant dans les pays que l'on croit avoir été le berceau du genre humain, il parle du premier homme, du déluge, de Noé, des patriarches, de Moïse, de David, de Roboam, et des prophètes jusqu'à Daniel. Le poëte en était là quand la mort vint l'interrompre, et personne ne sait comment devait se dénouer son poëme. Cet ouvrage est, comme je l'ai dit, fort peu connu en Italie, où il n'a jamais eu que deux éditions 274, toutes deux fort rares, faites sans soin, et dont la seconde surtout n'est pas seulement remplie de fautes, mais est plutôt une faute continuelle. Cependant il est loin de mériter cette négligence et cet oubli. Sans pouvoir être comparé au poëme du Dante, c'est, après la Divina Commedia, l'ouvrage le plus considérable que ce siècle ait produit. Le style ne manque point d'une certaine force qui le ferait lire avec quelque plaisir, si l'on en possédait une édition moins rare et plus lisible.

C'est un avantage qui n'a pas été refusé à un autre poëme du même siècle, d'un genre à peu près semblable, fait comme le Dittamondo, sur le modèle de celui du Dante; qui souvent même en approche de plus près, et dont nous n'avons point encore aperçu l'auteur dans notre revue poétique. Il se nommait Federigo Frezzi da Foligno, et Il Quadriregio est le titre de son poëme. On ne sait presque rien de la vie de ce poëte. Il était né à Foligno, ville épiscopale de l'Ombrie, on ignore dans quelle année. Il entra dans l'ordre des dominicains, y fut maître en théologie, provincial de la province romaine, et élevé, en 1403, à l'évêché de Foligno, sa patrie. Il fut appelé six ans après, comme théologien et comme évêque, au concile de Pise, et fut aussi un des Pères du grand concile de Constance, où il mourut, en 1416 275. On ne connaît de lui aucun autre ouvrage que son grand poëme, auquel il donna le titre de Quadriregio ou Quadriregno. Il eut l'idée, non moins bizarre que le titre, d'y décrire les quatre règnes, de l'Amour, de Satan, des Vices et des Vertus. Il paraît, par le premier des quatre livres, qui contiennent chacun l'un de ces règnes, que l'auteur était jeune quand il commença son poëme, et que probablement il ne s'était pas encore fait moine. Son but est très-moral. Il veut faire voir quels sont les pièges que nous tend l'amour dans l'âge des tendres erreurs, et combien il est difficile de le combattre; mais cette morale mise en action amène des peintures, qui très-séantes sans doute sous la plume d'un poëte mondain, le seraient un peu moins sous celle d'un religieux de Saint-Dominique.

Il débute par une description poétique du printemps, dans le style du Dante, et dont plusieurs vers ne seraient pas indignes de lui 276. Dans cette saison faite pour l'amour, le cœur du poëte se sent brûlé d'une flamme nouvelle. Il adresse à ce Dieu une humble et fervente prière, pour qu'il daigne se montrer à lui, et lui permettre de contempler ses traits et ses formes charmantes. Sa prière est exaucée. L'Amour s'offre à ses yeux dans tout l'éclat de sa jeunesse, avec ses ailes, son carquois, et ses flèches redoutables, les unes d'or et les autres de plomb, dont il blesse les dieux et les mortels. Il vient, lui dit-il, à son aide. Il y a dans une contrée de l'Orient des bois incultes et sauvages, remplis de belles nymphes, et soumis à l'empire de Diane. Il veut les lui faire connaître. Philène est la plus belle et la plus modeste de ces nymphes; il la blessera d'un de ses traits, et la rendra sensible pour lui, au risque de déplaire à Diane. Le poëte se laisse conduire, et dans peu d'instants ils arrivent dans ces bois où Diane, suivie de plus de mille de ses nymphes, se livrait au plaisir de la chasse. La déesse, avec une troupe d'élite, s'approche d'une fontaine qui l'invite à se rafraîchir. Tandis qu'elle s'y baigne, les nymphes se jouent sur les bords avec des fleurs; d'autres rattachent les nœuds de sa chevelure, et d'autres l'amusent par leurs chants. Philène est une de ces aimables chanteuses. L'Amour lui décoche un trait si léger que le poëte ne la croit point blessée; mais elle l'est profondément, et c'est cette passion du poëte et de Philène qui est la première preuve du pouvoir de l'Amour. Il sont bientôt d'intelligence; mais trahis par un satyre envieux qui les dénonce à Diane, la pauvre Philène est punie du plus affreux supplice, percée de traits par les nymphes ses compagnes, réunie et comme incorporée au tronc d'un chêne, où elle n'est ni morte ni vivante; et la cruelle déesse lui fait encore lancer des flèches qui font couler son sang sur l'écorce de l'arbre et lui arrachent des cris aigus. Son amant est au désespoir, mais l'Amour le console en lui promettant une autre nymphe, plus belle encore que la première.

Il blesse en effet pour lui une nymphe de Junon, que cette déesse avait donnée à Diane; mais à peine est-elle devenue sensible, que Junon l'apprend, la rappelle, la fait battre par ses autres nymphes, et l'envoie captive sur le mont Olympe. Nouveau désespoir du poëte, qui veut aller trouver Junon et obtenir la liberté de celle dont il a causé la disgrâce. Mais Junon, reine et habitante de l'air, est inaccessible. Il est obligé de renoncer à ce dessein. Vénus lui apparaît, assise sur l'arc d'Iris, et lui promet la nymphe Ilbine. Cette Ilbine s'est promise à Minerve, qui a promis aussi de la choisir entre toutes ses compagnes. La déesse descend, environnée d'un nombreux cortége, fait le choix qu'elle avait annoncé et emmène avec elle sa nouvelle sujette, que le poëte appelle en vain. Minerve veut l'engager à la suivre et à venir habiter sa cour, mais enchaîné par la puissance de l'Amour et de sa mère, il y reste soumis et Minerve l'abandonne.

 

Après d'autres essais et quelques événements épisodiques, il entre dans les états de Vénus, qui ne punit point ses nymphes quand elles ont quelque faiblesse; au contraire, elle les y encourage si bien que notre auteur modeste et très-scandalisé est très-dégoûté de leur conduite 277. Vénus tient à part d'autres nymphes qui sont plus réservées en apparence, et qui sont aussi plus dangereuses; le poëte trop sensible est leur jouet; il s'en aperçoit enfin; cette découverte lui ouvre tout-à-fait les yeux; il s'emporte contre l'Amour, rompt avec lui, et jure de ne le plus reconnaître pour un dieu. Mais, si loin de sa patrie, comment pourra-t-il y revenir? Une intelligence que lui envoie Minerve, et dans laquelle les commentateurs croient voir la quatrième vertu morale, où la Justice vient le tirer d'embarras. Elle s'offre à le reconduire à Foligno même, dont elle lui fait toute l'histoire. Elle lui fait aussi l'éloge de la famille Trinci dont le chef y dominait alors, avec le titre de vicaire pontifical, et qu'elle fait descendre des Troyens 278. L'auteur, après ces flatteries, qui ne sont au reste ni plus maladroites ni plus basses que beaucoup d'autres, suit la Vertu, qui veut bien lui servir de guide, et qui le ramène dans sa patrie, comme elle le lui a promis.

En lisant pour titre du second livre de ce poëme, il Regno di Satanasso, le règne de Satan, on ne devine pas quel peut être le conducteur du poëte dans les états de cet ennemi du salut des hommes. C'est Minerve; il va la trouver de la part du seigneur de Trinci, qui est très-bien avec elle; et quand il lui a donné sa parole qu'il est entièrement brouillé avec l'Amour, elle consent à lui servir de guide vers le séjour de la Vertu, qui est le but de son voyage; mais il doit encore trouver bien des obstacles et combattre bien des ennemis. Le premier de tous est Satan; c'est lui qui gouverne le monde. Depuis long-temps il est sorti de l'enfer, et, dans sa fureur contre les hommes, il s'est établi au milieu d'eux; il y règne avec ses géants, menace le ciel, et se dit roi de l'univers. Il s'est fait une demeure tout-à-fait semblable au véritable enfer; il y rassemble les Vices, la Mort et toutes les misères humaines. Pour bien connaître cette constitution infernale, il faudra descendre d'abord au fond de l'abîme, d'où vient tout ce qu'il y a de mal sur la terre. Après en avoir vu tous les cercles et les ames qui y sont tourmentées, ils remonteront aux lieux où Satan a établi son trône et le siége de son empire. Telle est en effet la marche de l'action du poëme dans ce livre, où l'on trouve beaucoup de choses imitées du Dante, les cercles ou Bolge, Juda, Caïn, Cerbère, la cité de Pluton, les limbes, les divers supplices, Titye, Phlégias, Sisyphe, les Centaures, Circé, les trois Furies; enfin, Satan au milieu de sa cour; et parmi tout cela des allusions fréquentes à l'histoire de ce temps-là, et des prédictions en bien ou en mal de choses arrivées dans les divers états d'Italie.

Ayant vu Satan et tout examiné dans ses états, il s'agit de le combattre corps à corps et de le vaincre pour pénétrer dans l'enceinte où sont les Vices, non plus déguisés et cachés sous des dehors attrayants, mais avec leurs véritables formes et sous leurs propres couleurs. Satan a des proportions et des forces qui pourraient effrayer les athlètes les plus vigoureux; mais elles sont peu redoutables pour un homme conduit par Minerve. C'est elle qui instruit le poëte à lutter contre ce terrible adversaire. Il profite de ses leçons, et au moment où Satan croit l'avoir terrassé, il le prend par un pied et le renverse. Alors plus d'obstacle pour lui. Il parcourt avec sa conductrice les sept enceintes des péchés que l'on nomme mortels. Il les examine à loisir; elle les définit, les décrit avec leurs attributs; explique l'origine, les effets, les modifications différentes et comme les ramifications de chacun. C'est encore, sous une autre forme, l'idée de Brunetto Latini, dans le Tesoretto, et de Cecco d'Ascoli, dans l'Acerba, mais plus approfondie et plus étendue que dans l'un et dans l'autre.

Rien ne s'oppose plus à ce que l'auteur arrive au séjour des Vertus. Toujours guidé par la déesse de la Sagesse, il pénètre dans le paradis terrestre; c'est là qu'elle doit le quitter. Ils y trouvent Énoc et Élie, qui sont très-surpris de les voir, et leur demandent comment ils sont entrés, quelle puissance ou quelle audace les a conduits. Minerve répond; et pour achever la vraisemblance de dialogue entre une déesse du paganisme et deux prophètes dans le paradis, elle dit que l'Agneau de Dieu 279 lui en a ouvert la porte. Après cette explication elle dit adieu au poëte, et le remet entre les mains d'Énoc et d'Élie, comme on doit se rappeler que Béatrix a remis Dante entre les mains de Saint-Bernard. Federigo Frezzi fait des adieux presque aussi tendres à Minerve, et lui promet qu'en reconnaissance des bienfaits qu'il en a reçus il ne cessera jamais de la chercher et de la suivre sur la terre.

Ses deux nouveaux guides lui font connaître toutes les merveilles du lieu où il les a trouvés; ils le font ensuite entrer dans le séjour dont ce n'est en quelque sorte que l'avenue. Chaque Vertu y a son temple et sa cour particulière. Les explications que l'auteur reçoit tantôt des Vertus elles-mêmes, et tantôt d'Énoc ou d'Élie, remplissent le quatrième livre. Elles sont très-théologiques, très-orthodoxes, et rien n'empêche de croire que tout ce dernier livre, et même le second et le troisième aient été l'ouvrage d'un bon dominicain et d'un saint évêque. C'est aussi, à beaucoup d'égards, celui d'un poëte. Le style, quoique moins hardi, moins figuré, moins neuf que celui du Dante, a quelque chose de toutes ces qualités, et l'on voit aisément que l'auteur en avait fait sa principale étude. Ce ne sont pas seulement ses inventions et ses idées qu'il emprunte; il imite aussi ses expressions et ses tours. Il est tout aussi bon théologien que lui; et s'il ne l'est que suffisamment pour l'état qu'il avait dans le monde, il l'est beaucoup trop pour le rang qu'il pourrait avoir sur le Parnasse. Il a fallu tout le génie du Dante pour le maintenir dans celui qu'il occupe; et si, des trois parties de son poëme, la première n'eût frappé l'imagination par tant d'objets nouveaux et terribles; si la seconde ne l'eût souvent enchantée par des tableaux riants, par des descriptions angéliques et par tous les charmes de l'espérance; si la troisième enfin, avec sa théologie et sa doctrine, toute poétique qu'elle est par l'expression, fût restée seule, ou si elle eût communiqué aux deux premières son ton scholastique et doctoral, on admirerait peut-être encore l'auteur de la Divina Commedia, à cause de ce génie créateur qui tira du chaos une langue, mais depuis long-temps on ne lirait plus.

Si l'on ne lit guère le Quadriregio ni le Dittamondo, qui cependant ne sont rien moins que des ouvrages méprisables, on lit beaucoup moins encore plusieurs autres poëmes très-sérieux composés vers la fin de ce siècle, et dont les auteurs entreprirent d'écrire en vers l'histoire de leur temps. Un certain Boezio di Rainaldo, qu'on appelle communément Buccio Renalto, écrivit en vers, qui ressemblent à nos alexandrins, et qu'on a depuis nommés martelliens, l'histoire d'Aquila, sa patrie, depuis 1252 jusqu'à 1352. Antonio di Boezio, ou di Buccio, continua cette histoire, dans deux autres poëmes du même genre, jusqu'en 1382. Muratori a recueilli ces trois faibles productions dans ses Antiquités italiennes 280, à cause des renseignements qu'elles fournissent à l'histoire. C'est au même titre qu'il a inséré dans sa grande Collection des historiens d'Italie 281 une chronique d'Arezzo, de 1310 à 1384, écrite en terza rima, par le notaire Ser Gorello de' Sinigardi, qui n'aurait pas écrit en vers plus plats des contrats ou des testaments.

La poésie plaisante était un peu plus heureuse. Antonio Pucci donnait naissance à ce genre léger et mordant, que le Berni perfectionna dans la suite. Il était fils d'un fondeur de cloches, et exerça lui-même ce métier. Il vécut pauvre et mourut vieux. On a de lui un capitolo sur Florence 282, composé en 1373, et une vingtaine de sonnets 283, où l'on remarque cette facilité piquante qui plairait davantage, dans le genre dont ils sont les premiers modèles, s'ils ne tombaient pas trop souvent du plaisant dans le burlesque, ou si même ce burlesque était bas sans être grossier. Il sait prendre un ton gai dans les sujets les plus graves; c'est ainsi que, mêlant l'idée de la mort avec celles de son métier, il dit dans son premier sonnet:

 
Hélas! le temps, l'heure et les cloches,
Dont tous mes sens sont étourdis,
Me répètent souvent l'avis
De la mort et de ses approches.
 

Son esprit satirique s'exerce jusque dans les compliments qu'il fait à ses amis. L'un deux venait d'être élevé à quelque poste honorable. Voici le sens d'un sonnet que Pucci lui adresse: «Dante dans sa Comédie parle d'un fleuve nommé Léthé, qui faisait perdre la mémoire. Quiconque avait bu de ses eaux oubliait l'amour et ses sociétés les plus intimes, et les choses publiques et les plus secrètes; l'eau, en un mot, effaçait tous ses souvenirs. Ceux qui montent aux emplois publics semblent s'être enivrés dans ce fleuve; ils oublient leurs parents et leurs amis; ils ne voient plus rien de ce qui s'est passé, et leurs promesses sont comme déracinées de leur mémoire. Tâche, mon cher ami, de ne pas suivre cet usage; et, si tu peux, ressouviens-toi de moi.» Ce même Antonio Pucci voulut s'élever plus haut et rimer en tercets ou terza rima la chronique de Jean Villani; cette version a été publiée dans le recueil intitulé Délices des érudits toscans 284; recueil où l'on trouve beaucoup de choses curieuses, mais où il en est peu qui puissent faire les délices des gens de goût.

 

Nous voici enfin arrivés à la fin de ce quatorzième siècle qui nous occupe depuis si long-temps. L'importance dont il est dans l'histoire des lettres me servira d'excuse pour les détails où j'ai cru devoir entrer. Trois grands hommes le remplissent presque tout entier de leur nom et de leurs ouvrages; mais ils n'y méritent pas seuls l'attention; elle doit toujours se porter sur le mouvement général des esprits. Ce mouvement était devenu presque universel, et se communiquait de l'Italie aux autres nations de l'Europe. Il allait toujours croissant depuis trois siècles, et commençait à se diriger mieux, à s'écarter des fausses routes, à se porter sur de plus dignes objets. Si l'on en considère un instant les progrès dans le cours de ces trois siècles, on peut partager en deux classes la somme de connaissances qui était en circulation. La première embrasse les études publiques, et l'autre les études particulières. Les Universités, avec leurs lois, leurs méthodes, leurs professeurs, et les ouvrages qu'elles ont produits remplissent l'une de ces classes: la littérature, toujours séparée jusqu'alors de l'enseignement public, occupe l'autre.

Les Universités furent dès l'origine et devinrent depuis de plus en plus l'objet de l'attention des gouvernements. De forts appointements y fixaient les plus habiles maîtres, et cette habileté des professeurs, autant que les priviléges dont on y jouissait, y attiraient la foule des élèves. Le concours était quelquefois si grand, qu'on enseignait dans les églises les plus vastes, quelquefois dans les places mêmes, et l'on montre encore à Bologne sous un portique, un pupitre ou petite tribune, où l'on prétend qu'enseignait publiquement la fameuse jurisconsulte Béthisie Gozzadini. Les professeurs qui n'étaient point appelés, ou qui voulaient rester libres, allaient ainsi par les villes, comme autrefois les sophistes de la Grèce, vendre la science, et se livraient entre eux des combats et des espèces de duels scientifiques. Les écoles ouvraient avant le jour; les leçons duraient long-temps; on disputait ensuite à la ronde, maîtres et disciples. Les recteurs de l'Université donnaient le sujet et fixaient le temps de la dispute: ils choisissaient le concurrent et le disputant, et ces combats étaient à outrance. Mais sur quels objets s'exerçaient-ils? Je l'ai déjà dit assez de fois, et j'ai dit franchement ce qu'il me paraît qu'on en doit penser 285. Pour le rappeler ici en peu de mots, depuis trois siècles, on argumentait obstinément, on écrivait volumineusement, on s'enorgueillissait de sa science, de ses triomphes, de ses écrits; qu'est-il resté de tant de peines et de tant de bruit? rien, absolument rien qu'il ne fallût désapprendre, si l'on avait le malheur de le savoir. Cette fureur d'argumenter était ce qui, dans ces sciences mêmes, quelles qu'elles fussent, écartait le plus du chemin de la vérité. Ce n'était point de la recherche du vrai que l'on s'occupait; on ne pensait ni aux progrès de la raison, ni à celui des lumières; on ne songeait qu'à se vaincre l'un l'autre, à augmenter le nombre de ses disciples pour accroître sa réputation, sa fortune et la liste de ces titres magnifiques, si ridicules à nos yeux, et qui étaient alors le sublime des distinctions et des honneurs. C'est pourtant à cela que ce bornent les services rendus à l'esprit humain, avec tant de faste et de dépenses, pendant une si longue époque, par ces célèbres établissements.

Quant aux études particulières, elles ne faisaient que de naître, et déjà leur influence était sensible. Dante, Pétrarque et Boccace en furent les fondateurs. L'antiquité avait en quelque sorte disparu toute entière de la mémoire des hommes. L'étude assidue que le Dante fit de Virgile, la passion constante de Pétrarque pour Virgile et pour Cicéron, celle de Boccace pour toute l'antiquité grecque et latine sont les premiers traits de cette nature qui brillent parmi les modernes. Les heureux fruits de cette passion qu'on apperçoit dans leurs ouvrages font plus vivement sentir quel retardement funeste dans les progrès de l'esprit humain avait résulté de l'obstination à les écarter des études, depuis qu'avait commencé ce qu'on appelait la renaissance.

Ces grands hommes ramenèrent leur siècle à la connaissance et à l'amour des anciens; ils rendirent à la lumière leurs productions ensevelies dans la poussière des cloîtres, ou reléguées dans des régions lointaines: ils rétablirent en Italie l'étude de la langue grecque, qu'on y avait presque généralement mise en oubli. C'est d'eux, c'est principalement de Pétrarque, que les princes apprirent les égards qui sont dus aux lettres, quand elles conservent leur caractère libre et leur noble indépendance. Les disciples, les amis, les contemporains de ces trois hommes extraordinaires, furent les amis et les maîtres des hommes célèbres de la génération suivante, et forment comme une race particulière de littérateurs, distincte de ceux des écoles publiques, souvent persécutée par eux et traitée en ennemie. La plus grande partie de cette troupe d'élite fut placée auprès des princes, ou employée par les républiques; parce que, dans les affaires politiques, les négociations, les correspondances d'état, on ne pouvait faire aucun usage de ces sophistes si fameux dans leurs collèges, de ces pédants inabordables, de ces disputeurs éternels sur les catégories et les universaux. On sentit facilement dans ces emplois le prix de ce vernis de politesse et d'urbanité que donne la culture des lettres; de la connaissance des anciens pour l'histoire politique, civile, militaire, et pour les beaux-arts qui commençaient à renaître; enfin de cette variété de connaissances, et de cette liberté de penser, affranchie des vieux préjugés qui opprimaient encore les écoles et les professeurs 286. De là, cette protection éclairée que plusieurs princes accordèrent aux hommes de lettres indépendants, et ce discrédit où commencèrent à tomber les savants de collége.

Dans l'origine 287, rien de plus nécessaire, pour vaincre l'ignorance et en dissiper les ténèbres, que ces associations littéraires et enseignantes, dont l'autorité est assise sur leurs dignités, leurs lois, leurs méthodes d'enseignement, l'union et l'émulation de leurs membres. Mais ces corps, au bout d'un certain temps, deviennent les tyrans de l'opinion; leurs écoles ne sont plus que des champs de bataille; les schismes qui les divisent, les sectes qui s'y établissent, enracinent plus avant les systèmes et les partis, les fixent et les rendent en quelque sorte immuables, excluent les connaissances nouvelles, et font la guerre aux esprits qui suivent d'autres méthodes. Enfin, par lassitude ou par découragement, ils retombent dans la médiocrité, dans la langueur, et de ces corps si animés et si bruyants, il ne reste plus que des cadavres. Cependant il s'élève peu à peu des esprits paisibles, retirés, solitaires, qui, dégoûtés de ce bruit, de ces entraves, de ces querelles, prennent des chemins tout différents, se rencontrent ensuite dans le monde, s'enflamment mutuellement de l'amour du savoir, et croissant peu à peu en nombre, forment à part une espèce de république littéraire. Il en exista une de cette espèce, au temps de Pétrarque, et dont on peut dire qu'il fut le chef. Elle subsista jusqu'à la fin de son siècle; mais l'instinct naturel de l'homme, qui le porte aux associations, et le désir d'accroître ses forces en les réunissant pour faire tête aux ennemis que le vrai savoir a dans tous les temps, et surtout ce désir de gloire qui se trompe si souvent dans le but qu'il se propose et dans les moyens d'y parvenir, tout cela fait que ces membres épars d'une république indépendante, en viennent à se réunir plus étroitement, à former de nouveau des corps distincts et séparés, à se donner des lois, à ambitionner des titres et des honneurs particuliers; et voilà les académies. Elles naquirent en Italie peu de temps après la fin du quatorzième siècle: elles se multiplièrent bientôt, passèrent des grandes villes aux villes secondaires, puis aux gros bourgs et même aux villages, comme on les y a vues depuis. C'est ainsi, qu'affaiblies par cette multiplication même, elles deviennent à leur tour communes et languissantes. Tout y est médiocre, sans originalité, sans force et sans vie. Ce ne sont plus, comme les Universités, que des cadavres, qui corrompent, pour ainsi dire, l'atmosphère de la littérature, et frappent les lettres de contagion et de mort. C'est la triste condition des choses humaines 288.

Elle a été surtout sensible en Italie, de l'aveu des Italiens les plus éclairés: c'est un mal presque inévitablement attaché à un grand bien, celui de la culture de l'esprit, de la multiplication des talents et de la propagation des lumières; ces deux derniers bienfaits ne vont pas toujours ensemble. Les talents se multiplient quelquefois sans que les lumières se répandent en même proportion. Le quatorzième siècle en Italie fut surtout remarquable par les grands talents qu'il produisit. Le siècle suivant n'eut point de pareils phénomènes, mais de grandes découvertes y firent faire à l'esprit humain en général des pas immenses; et ce qui est principalement remarquable, elles le portèrent rapidement à un point d'où il pouvait s'élancer dans des espaces presque sans bornes, et d'où il ne pouvait plus rétrograder.

274Vicenza, 1474. in-fol., et Venezia, 1501, in-4.
275Dissertazione Apologetica sopra il Quadriregia e l'autore, à la fin du vol. II de l'édition de ce poëme; Foligno, 1725, in-4. La première édition avait paru à Pérouse, 1481, in-fol., la seconde à Bologne, 1494. Il y en eut encore deux à Venise et à Florence, au commencement du seizième siècle. Celle de 1725, donnée par les académiciens de Foligno, est la meilleure, ou plutôt la seule bonne; elle est accompagnée de notes, d'observations historiques, de l'explication de quelques mots employés dans le poëme, et enfin de cette Dissertation apologétique sur l'ouvrage et sur l'auteur.
276La Dea che'l terzo ciel volvendo moveAvea concorde seco ogni pianeto,Congiunta al Sole ed al suo padre Giove.…E tuti i prati e tutti gli arboscelliEran fronduti, ed amorosi cantiCon dolci melodie facean gli uccelli.E gia il cor de' Giovinetti amantiDestava amore, e'l raggio della stellaChe'l sol vagheggia, or drieto, ed or avanti, etc.
277Io vidi dame e vidi ermafroditi,Uomini e donne insieme, venir nudiOve natura vuol che sien vestiti,Alviso con le man mi feci scudiPer non vedergli; ond'ella: perche gli occhi,Misse, colle man così ti chiudi?Risposi a lei che gli atti turpi e sciocchi,E ciò che vuol natura che sia occolto,Enorme par che'n publico s'adocchi.(Lib. I, cap. 16.)
278Cette descendance est très-clairement déduite, depuis un petit-fils de Tros le Troyen, nommé Tros comme lui, qui vint habiter le beau pays où est maintenant bâti Foligno, jusqu'à la race des Troyens Trinci, et à toute la maison Trincia. Come si trova nell' antiche carteDa Tros di Troja un suo nipote scese,Detto anche Tros, e venne in quella parte…Ove il Topino et la Timia corre……Da questo Tros vien la progenie degnaDe' Troici Trinci; ed indi è casa Trincia,Che anco ivi dimora ed ivi regna.(Liv. I, cap. 18.)
279Minerva allor rispose: io l'ho menato;L'Agnol di Dio a lui la porta aperse.
280Antiquit. ital., t. VI.
281T. XV.
282Voy. après la Bella Mano de Giusto de' Conti, éd. de Verone, 1750.
283Voy. Raccolta de l'Allacci.
284Delizie degli eruditi Toscani, t. III.
285Voy. tom. I, p. 374 et suiv.
286Bettinelli, Risorgim. d'Ital., part. I, c. 5.
287Idem, ibid.
288Bettinelli, Risorgim. d'Ital., part. I, c. 5.