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La vie simple

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Et pourtant ce credo est faux, archi-faux. Je ne vais pas marcher à l'attaque, avec de vieilles rengaines comme celle de l'homme riche égaré dans un désert et qui ne peut même pas se procurer une goutte d'eau pour son argent; ou celle du millionnaire décrépit qui donnerait la moitié de ce qu'il possède pour acheter à un solide gaillard sans le sou, ses vingt ans et sa robuste santé! Je n'essayerai pas non plus de vous prouver qu'on ne peut pas acheter le bonheur. Tant de gens parmi ceux qui ont de l'argent et surtout parmi ceux qui n'en ont pas, sourient de cette vérité comme du plus usé de tous les clichés. Mais j'en appellerai aux souvenirs, aux expériences de chacun pour faire toucher du doigt le grossier mensonge que recouvre un axiome que tout le monde va répétant.

Garnissez votre bourse du mieux que vous pourrez et partons ensemble pour une ville d'eaux, comme il y en a beaucoup. Je veux dire un de ces endroits jadis inconnus, pleins de gens simples, respectueux, accueillants, parmi lesquels il faisait bon vivre et sans grande dépense. La Renommée aux cent trompettes les a tirés de l'ombre, leur a enseigné le parti qu'ils pourraient tirer de leur situation, de leur climat, de leurs personnes. Vous partez, sur la foi de dame Renommée, et vous vous flattez qu'avec votre argent vous pourrez vous procurer une retraite paisible, et loin du monde factice et civilisé, tisser un peu de poésie dans la trame de vos jours.—La première impression est bonne: le cadre naturel et certaines coutumes patriarcales, lentes à disparaître, vous frappent d'abord favorablement. Mais à mesure que les jours passent l'impression se gâte, les dessous apparaissent. Ce que vous considériez comme du vieux authentique, pareil aux meubles de famille séculaires, n'est que du truquage pour mystifier les gobeurs. Il y a des étiquettes sur tout, tout est à vendre, depuis le sol jusqu'aux habitants. Ces primitifs sont devenus les plus roués des gens d'affaires. Étant donné votre argent, ils ont résolu le problème de se le procurer au moins de frais possible. Ce ne sont que ficelles, pièges partout tendus comme des toiles d'araignées et la mouche que ces gens attendaient au fond de leur trou c'est vous. Voilà ce que vingt ou trente ans de régime mercenaire ont fait d'une population qui était autrefois simple, honnête, et dont le contact faisait du bien aux citadins surmenés. Le pain de ménage a disparu, le beurre sort de l'usine, ils possèdent à merveille la méthode pour écrémer le lait et les dernières recettes pour falsifier les vins; ils ont tous les vices des citadins moins leurs vertus.

En partant vous comptez votre argent. Il en manque beaucoup; et vous vous plaignez. Vous avez tort. On n'achète jamais trop cher la conviction qu'il y a des choses qu'on ne peut pas se procurer pour de l'argent.

Vous avez besoin dans votre maison d'un employé intelligent et habile, essayez de vous procurer cet oiseau rare. D'après le principe qu'on peut tout avoir avec de l'argent, vous devrez, suivant que vous offrez des appointements médiocres, ordinaires, bons, très bons, excellents… trouver des employés médiocres, ordinaires, très bons, supérieurs. Mais tous ceux qui se présenteront pour occuper le poste vacant se rangeront dans la dernière catégorie, et ils se seront préalablement procuré des certificats à l'appui de leurs prétentions. Il est vrai que neuf fois sur dix, à l'épreuve de la pratique, il apparaîtra que ces personnages si habiles manquent totalement de savoir-faire. Alors pourquoi se sont-ils engagés chez vous? Ils devraient à la vérité de répondre comme le fait dans la comédie la cuisinière cher payée et qui ne sait rien faire.—Pourquoi vous êtes-vous engagée comme cordon bleu?—C'est pour toucher le sou du franc. Voilà la grande affaire. Vous trouverez toujours des gens qui aiment toucher de gros traitements. Plus rarement vous trouverez des capacités. Et si c'est de la probité qu'il vous faut, les difficultés augmenteront. Des mercenaires, vous en trouverez aisément; du dévouement, c'est autre chose. Loin de moi la pensée de nier l'existence de serviteurs dévoués, d'employés probes et intelligents à la fois. Mais vous en rencontrerez autant, et quelquefois plus, parmi les mal payés que parmi les plus grassement rétribués. Et peu importe en somme où ils se rencontrent, soyez sûrs qu'ils ne sont pas dévoués par intérêt, ils le sont parce qu'ils ont gardé un fonds de simplicité qui les rend capables d'abnégation.

On va aussi répétant partout que l'argent est le nerf de la guerre. Sans doute la guerre coûte beaucoup d'argent et nous en savons quelque chose. Est-ce à dire que pour se défendre contre ses ennemis et faire honneur à son drapeau il suffise qu'un pays soit riche? Les Grecs se sont chargés jadis d'administrer aux Perses la preuve du contraire, et cette preuve-là ne cessera d'être répétée dans l'histoire. Avec de l'or on peut acheter des vaisseaux, des canons, des chevaux; mais on ne peut pas acheter le génie militaire, la sagesse politique, la discipline, l'enthousiasme. Mettez des milliards entre les mains de vos recruteurs et chargez-les de vous amener un grand capitaine et une armée de sans-culottes. Vous trouverez cent capitaines pour un seul et mille soldats, mais envoyez-les au feu: vous en aurez pour votre argent.

Du moins pourrait-on s'imaginer qu'avec de l'argent tout court il soit possible de soulager les misères et de faire du bien. Hélas! cela aussi est une illusion dont il faut revenir. L'argent, par grosses ou par petites sommes, est une graine qui fait germer les abus. À moins d'y ajouter de l'intelligence, de la bonté, une grande expérience des hommes, vous ne ferez que du mal, et vous risquerez fort de corrompre ceux qui reçoivent vos largesses et ceux que vous avez chargés de les distribuer.

L'argent ne peut pas suffire à tout, il est une puissance, mais il n'est pas la toute-puissance. Rien ne complique la vie, rien ne démoralise l'homme, rien ne fausse le fonctionnement normal de la société comme le développement de l'esprit mercenaire. Partout où il règne, c'est la duperie de tous par tous. On ne peut plus se fier à rien ni à personne, on ne peut plus rien obtenir qui vaille. Nous ne sommes pas des détracteurs de l'argent; mais il faut lui appliquer la loi commune: Tout à sa place, tout à son rang! Lorsque l'argent, qui doit être un serviteur, devient une force tyrannique, irrespectueuse de la vie morale, de la dignité, de la liberté; lorsque les uns s'efforcent de se le procurer à tout prix, apportant au marché ce qui n'est pas une marchandise; lorsque les autres qui possèdent la richesse s'imaginent qu'ils peuvent obtenir d'autrui ce qu'il n'est permis à personne de vendre ni d'acheter, il faut s'insurger contre cette grossière et criminelle superstition, crier hautement à l'imposture: que ton argent périsse avec toi! Ce que l'homme a de plus précieux il l'a en général reçu gratuitement: qu'il sache donc le donner gratuitement.

IX
La réclame et le bien ignoré

Une des principales puérilités de ce temps est l'amour de la réclame. Percer, se faire connaître, sortir de l'obscurité, quelques-uns sont à tel point dévorés par ce désir, qu'on peut à juste titre les déclarer atteints du prurit de la publicité. À leurs yeux l'obscurité est l'ignominie par excellence; aussi font-ils tout pour être remarqués. Ils se considèrent dans leur existence ignorée comme des êtres perdus, comparables aux naufragés qu'une nuit de tempête a jetés sur quelque rocher désert et qui ont recours aux clameurs, aux détonations, au feu, à tous les signaux imaginables pour faire savoir à quelqu'un qu'ils sont là. Non contents de lancer des pétards et des fusées innocentes, plusieurs sont allés, pour se faire connaître à tout prix, jusqu'à la bassesse et jusqu'au crime. L'incendiaire Érostrate a fait de nombreux disciples. Combien sont-ils de ce temps qui ne sont devenus célèbres que pour avoir détruit quelque chose de marquant, démoli ou essayé de démolir une réputation illustre, signalé leur passage enfin, par un scandale, une méchanceté ou quelque barbarie retentissante.

Cette rage de la notoriété ne sévit pas seulement parmi les cervelles fêlées, ou dans le monde des financiers douteux, des charlatans, des cabotins de tout rang, elle s'est répandue dans tous les domaines de la vie spirituelle et matérielle. La politique, la littérature, la science même, et, chose plus choquante, la charité et la religion ont été infestées par les réclames. On sonne de la trompette autour des bonnes œuvres et pour convertir les âmes on a imaginé des pratiques criardes. Poursuivant ses ravages, la fièvre du bruit a gagné des retraites d'ordinaire silencieuses, troublé les esprits en général posés et vicié dans une large mesure l'activité pour le bien. L'abus de tout montrer ou plutôt de tout étaler, l'incapacité croissante d'apprécier ce qui reste caché et l'habitude de mesurer la valeur des choses au tapage qu'elles font, a fini par altérer le jugement des plus sérieux, et l'on se demande parfois si la société ne finira pas par se transformer en une vaste foire où chacun bat de la caisse devant sa baraque.

On quitte volontiers la poussière et l'intolérable cacophonie des exhibitions foraines pour aller respirer à l'aise dans quelque vallon écarté, tout surpris de voir combien le ruisseau est limpide, la forêt discrète, et la solitude agréable. Dieu merci, il y a encore des asiles inviolés. Quelque formidable que soit le vacarme, quelque assourdissante que soit la mêlée où s'entre-choquent les voix des pitres, tout cela ne porte pas au delà d'une certaine limite, puis s'apaise et s'éteint. Le domaine du silence est plus vaste que celui du bruit; c'est là ce qui nous console.

Posons le pied au seuil de ce monde infini qu'habite le bien ignoré, le labeur silencieux. Nous sommes d'emblée sous ce charme qu'on éprouve à voir les neiges immaculées où personne n'imprima ses pas, les fleurs des solitudes, les sentiers perdus qui semblent aller vers les horizons sans limites.

 

Le monde est ainsi fait que les ressorts du travail, les agents les plus actifs sont partout dissimulés. La nature met une sorte de coquetterie à masquer son labeur. Il faut se donner la peine de la guetter, s'ingénier à la surprendre si l'on désire observer autre chose que des résultats et pénétrer dans les secrets de ses laboratoires. Pareillement dans la société humaine, les forces qui agissent pour le bien demeurent invisibles et de même encore dans la vie de chacun de nous: ce que nous avons de meilleur est incommunicable, enfoui au plus profond de nous-mêmes. Plus les sentiments sont énergiques, confondus avec la racine même de notre être, moins ils recherchent l'ostentation; ils croiraient se profaner en s'empressant de s'exposer au grand jour. Il y a une secrète et inexprimable joie à posséder au fond de soi-même un monde intérieur que Dieu seul connaît et d'où cependant nous vient l'impulsion, l'entrain, le renouvellement journalier de notre courage et les plus puissants motifs d'agir au dehors. Quand cette vie intime diminue d'intensité, quand l'homme la néglige pour soigner la surface, il perd en valeur tout ce qu'il gagne en apparence. Par une triste fatalité, il arrive ainsi que, souvent, nous valons moins à mesure que nous sommes admirés davantage. Et nous demeurons convaincus que ce qu'il y a de meilleur dans le monde c'est ce qu'on ne sait pas, car ceux-là seuls le savent qui le possèdent, et s'ils le disaient ils lui ôteraient du même coup son parfum.

Quelques amants passionnés de la nature l'aiment surtout chez elle dans les coins reculés, au fond des bois, dans le creux des sillons, partout où le premier venu n'est pas admis à la contempler. Ils resteraient des jours, oubliant le temps et la vie à regarder dans les solitudes inviolées un oiseau construire son nid ou nourrir sa couvée, ou quelque gibier se livrer à ses gracieux ébats. C'est ainsi qu'il faut aller chercher le bien chez lui, là où il n'y a plus ni contrainte, ni pose, ni galerie d'aucune sorte, mais le fait simple d'une vie qui consiste à vouloir être ce qu'il est bon qu'elle soit, sans se soucier d'autre chose.

Qu'il nous soit permis de placer ici quelques observations prises sur le vif. Restant anonymes elles ne pourront pas être considérées comme indiscrètes.

Il y a dans mon pays d'Alsace, sur une route solitaire dont le ruban interminable se prolonge sous les forêts des Vosges, un casseur de pierres que je vois à son ouvrage depuis trente ans. La première fois que je le vis, je partais, jeune écolier, pour la grande ville, et j'avais le cœur gros. La vue de cet homme me fit du bien, parce qu'il fredonnait une chanson tout en fendant des cailloux. Nous échangeâmes quelques paroles et il me dit pour terminer: «Allons, mon garçon, bon courage et bonne chance!» Depuis lors j'ai passé et repassé sur cette route dans les circonstances les plus diverses, pénibles ou joyeuses. L'écolier a fait son chemin, le casseur de pierres est resté ce qu'il était: il a pris quelques précautions de plus contre l'intempérie des saisons; une natte de paille protège son dos et son feutre semble s'être enfoncé plus avant afin de mieux garantir la tête. Mais la forêt renvoie toujours l'écho de son vaillant marteau. Que de bourrasques, pauvre vieux, ont passé sur son échine, que de destinées contraires sur sa vie, sa famille, son pays! il continue à casser ses pierres, et, que j'arrive ou que je parte, je le retrouve au bord de sa route, souriant malgré l'âge et les rides, bienveillant, ayant, surtout aux jours mauvais, de ces paroles simples de brave homme qui font tant d'effet quand on les scande en cassant des pierres.—Il me serait complètement impossible d'exprimer l'émotion que me produit la vue de cet homme simple. Et certes il ne s'en doute pas. Je ne connais pas de spectacle plus réconfortant, mais en même temps plus sévère pour la vanité qui fermente dans nos cœurs, que cette confrontation avec un obscur travailleur qui fait son œuvre comme le chêne grandit et comme le bon Dieu fait lever son soleil, sans s'occuper de qui le regarde.

J'ai connu aussi beaucoup de vieux instituteurs et d'institutrices qui ont passé leur vie à une besogne toujours la même: faire pénétrer les rudiments des connaissances humaines et quelques principes de conduite dans des têtes parfois plus dures que les cailloux. Ils ont fait cela avec leur âme, tout le long d'une pénible carrière, où l'attention des hommes tenait peu de place. Quand ils se coucheront dans leur tombe ignorée, nul ne s'en souviendra que quelques humbles comme eux. Mais leur récompense est dans leur amour; personne n'est plus grand que ces inconnus.

Combien d'obscures vertus ne découvre-t-on pas lorsqu'on sait chercher, dans une certaine catégorie de personnes qu'on a souvent ridiculisées sans penser qu'on se rendait coupable à la fois de cruauté, d'ingratitude et de bêtise. Je veux parler des vieilles filles. On se plaît à remarquer qu'il y en a de surprenantes par le costume et les allures, ce qui d'ailleurs ne tire pas à conséquence; on veut bien aussi se souvenir que d'autres, très personnelles, se sont désintéressées de tout excepté de leurs aises et du bien-être de quelque serin, chat ou macaque en qui leurs puissances affectives se sont absorbées, et certainement celles-là ne le cèdent pas en égoïsme aux plus endurcis célibataires du sexe fort. Mais ce qu'on a tort d'ignorer le plus souvent, c'est la somme de sacrifice qui se cache modestement dans la vie de tant de vieilles filles tout simplement admirables. N'est-ce donc rien de n'avoir ni foyer, ni amour, ni avenir, ni ambition pour soi-même; de prendre sur soi cette croix de solitude si lourde à porter, surtout quand à la solitude extérieure vient s'ajouter celle du cœur; de s'oublier pour n'avoir plus d'intérêt sur la terre que celui de vieux parents, de jeunes neveux orphelins, des pauvres, des infirmes, de tout ce que le mécanisme brutal de la vie rejette parmi les scories? Vues du dehors, ces existences presque effacées n'ont que peu de lustre, elles excitent la pitié plutôt que l'envie. Ceux qui en approchent avec respect, y devinent parfois des secrets douloureux, de grandes épreuves passées, de lourds fardeaux sous lesquels plient des épaules trop fragiles, mais ce n'est là que le côté de l'ombre. Il faudrait pouvoir apprécier cette richesse de cœur, cette pure bonté, cette puissance d'aimer, de consoler, d'espérer, ce don joyeux de soi-même, cette invincible obstination dans la douceur et le pardon, même vis-à-vis de ceux qui en sont indignes. Pauvres vieilles filles, combien avez-vous sauvé de naufragés, guéri de blessés, ramassé d'égarés, vêtu de misérables, recueilli d'orphelins, combien d'êtres qui seraient seuls au monde s'ils ne vous avaient pas, vous qui souvent n'avez personne! Je me trompe. Quelqu'un vous connaît; c'est la grande Pitié inconnue qui veille sur nos vies et souffre de nos infortunes. Oubliée comme vous et souvent blasphémée, elle vous a confié quelques-uns de ses plus saints messages et c'est pour cela sans doute que parfois sur votre passage discret on croit sentir comme un frôlement d'aile des anges secourables.

Le bien se cache sous tant de formes diverses qu'on a souvent autant de peine à le découvrir que les méfaits les mieux dissimulés. Un médecin russe qui avait passé dix ans de sa vie en Sibérie, condamné aux travaux forcés pour motifs politiques, se plaisait à raconter les traits de générosité, de courage, d'humanité qu'il avait observés, non seulement chez plusieurs condamnés, mais aussi chez des gardes-chiourme. Pour le coup on serait tenté de dire: où le bien va-t-il se nicher? Et, de fait, la vie vous offre de grandes surprises et des contrastes déconcertants. Il y a des braves gens, officiellement reconnus comme tels, cotés dans leur milieu, je dirais presque garantis par le gouvernement ou par l'église, à qui on ne peut absolument rien reprocher si ce n'est qu'ils ont le cœur sec et dur, alors qu'on est étonné de rencontrer chez certains êtres tombés, de la tendresse véritable et comme une soif de se dévouer.

Qu'il me soit permis maintenant de parler, à propos du bien ignoré, de gens qu'on est convenu de traiter aujourd'hui avec la dernière injustice,—des gens riches. Quelques-uns croient avoir tout dit quand ils ont flétri l'infâme capital. Pour eux, tous ceux qui possèdent une grande fortune, sont des monstres gorgés du sang des malheureux. D'autres, moins déclamatoires, n'en confondent pas moins constamment la richesse avec l'égoïsme et l'insensibilité. Il faut faire justice de ces erreurs involontaires ou calculées. Sans doute, il y a des riches qui ne se soucient de personne, et d'autres qui ne font le bien que par ostentation. Nous le savons de reste. Mais leur conduite inhumaine ou hypocrite enlève-t-elle sa valeur au bien que font les autres et que souvent ils cachent avec une pudeur si parfaite?

J'ai connu un homme à qui étaient arrivés tous les malheurs qui peuvent nous atteindre dans nos affections. Il avait perdu une femme aimée, enterré successivement tous ses enfants à des âges différents. Mais il possédait une grande fortune, résultat de son travail. Vivant dans une extrême simplicité, presque sans besoins pour lui-même, il passait son temps à chercher des occasions de faire le bien et à en profiter. Ce qu'il a surpris de gens en flagrant délit de pauvreté honteuse, ce qu'il a combiné de moyens pour soulager des misères, mettre un peu de lumière dans les vies sombres, faire des surprises amicales à ses amis, personne ne pourrait se l'imaginer. Son plaisir était de faire du bien aux autres et de jouir de leur surprise quand ils ne savaient pas d'où le coup partait. Il se plaisait à réparer les injustices du sort, à faire pleurer de bonheur des familles poursuivies par la malchance. Sans cesse il complotait, tramait, machinait dans l'ombre, avec une peur enfantine de se faire attraper la main dans le sac. On n'a su la meilleure part de ses exploits qu'après sa mort et combien qu'on ne saura jamais.

C'était là un vrai partageux! car il y en a de deux sortes. Ceux qui aspirent à s'adjuger une part du bien des autres sont nombreux et vulgaires. Pour en être il suffit d'avoir beaucoup d'appétit. Ceux qui ont soif de partager leur propre bien avec ceux qui n'en ont pas sont rares et précieux, car pour entrer dans cette compagnie d'élite il faut être un brave et digne cœur, détaché de soi-même, sensible au bonheur comme au malheur de ses semblables. Heureusement la race de ces partageux-là n'est pas éteinte, et j'éprouve une satisfaction sans mélange à leur rendre un hommage qu'ils ne réclament pas.

On m'excusera d'insister. Il fait bon se soulager la bile de tant d'infamies, de tant de calomnies, de tant de pessimisme, de tant de charlatanisme, en reposant ses yeux sur quelque chose de plus beau, en respirant le parfum de ces coins perdus où fleurit la simple bonté. Une dame étrangère, peu habituée sans doute à la vie parisienne, me disait naguère l'horreur que lui inspirait le spectacle qui s'offrait ici à ses yeux: ces vilaines affiches, ces méchants journaux, ces femmes aux cheveux teints, cette foule qui se rue aux courses, aux cafés-concerts, au jeu, à la corruption, tout ce flot de vie superficielle et mondaine. Elle ne prononça pas le mot de Babylone, mais c'était sans doute par pitié pour un des habitants de cette ville de perdition.—Hélas! oui, ces choses sont tristes, madame; mais vous n'avez pas tout vu.—Dieu m'en garde! répliqua-t-elle.—Non, je voudrais au contraire que vous puissiez tout voir, car s'il y a des dessous très laids, il en est de si réconfortants. Et tenez, changez seulement de quartier, ou observez à d'autres heures. Donnez-vous le spectacle du Paris matinal, il vous fournira bien des éléments pour corriger vos impressions sur le Paris noctambule. Allez voir, entre tant d'autres laborieux, les braves balayeurs, qui sortent à l'heure où se retirent les noceurs et les escarpes. Voyez, sous ces haillons, ces corps de cariatides, ces figures austères! De quel sérieux ils balayent les restes des festins de la nuit! On dirait des prophètes au seuil de Balthazar. Il y a là des femmes, beaucoup de vieillards. Quand il fait froid, ils soufflent dans leurs doigts et recommencent à trimer. Et ainsi tous les jours. Ceux-là aussi sont habitants de Paris.—Allez ensuite dans les faubourgs, dans les ateliers, surtout dans les petits où le patron travaille comme l'ouvrier. Voyez l'armée des travailleurs marcher à sa besogne. Comme ces jeunes filles sont vaillantes et descendent gaîment de leurs quartiers lointains vers les ateliers, les magasins, les bureaux de la ville.—Puis, visitez les intérieurs, voyez à l'œuvre la femme du peuple. Le salaire est modeste, la demeure étroite, les enfants nombreux et souvent l'homme est dur. Faites collection de biographies de petites gens, de budgets de petits ménages, regardez longtemps et regardez bien.

 

Allez ensuite voir les étudiants. Ceux que vous avez vus faire tant de scandale dans les rues sont nombreux, mais ceux qui travaillent sont légion. Seulement ils restent chez eux; on les ignore. Si vous saviez ce qu'on bûche et peine au quartier latin! Vous avez vu des journaux pleins du bruit que fait une certaine jeunesse qui se dit studieuse. Les journaux parlent bien de ceux qui cassent des vitres, mais pourquoi parleraient-ils de ceux qui veillent tard sur les problèmes de la science ou de l'histoire? Cela n'intéresserait pas le public. Tenez, lorsque parfois l'un d'entre eux, étudiant en médecine, meurt victime du devoir professionnel, cela se constate en deux lignes dans les feuilles publiques. Une rixe d'ivrognes prend une demi-colonne. Les moindres détails en sont fixés, caressés. Il ne manque que le portrait des héros, et même pas toujours!

Je n'en finirais pas, si je voulais vous signaler tout ce qu'il faudrait aller voir pour avoir tout vu; il faudrait faire le tour de la société entière, riches et pauvres, savants et ignorants. Et certes alors vous ne jugeriez plus si sévèrement. Paris est un monde, et, de même que dans le monde en général, le bien s'y cache, tandis que le mal s'y pavane. Quand on regarde la surface, on se demande quelquefois comment il se peut qu'il y ait tant de canailles. Quand on va au fond, on s'étonne au contraire que dans cette vie tourmentée, obscure, et parfois horrible, il puisse y avoir tant de vertus!

Mais pourquoi m'appesantir sur ces choses? N'est-ce pas faire de la réclame pour ceux qui l'ont en horreur?—Ce n'est pas ainsi qu'il faut me comprendre. Mon but le voici: rendre attentif au bien ignoré, et surtout le faire aimer, le faire pratiquer. L'homme est perdu qui se complaît dans ce qui brille et frappe les yeux: d'abord parce qu'il s'expose à voir surtout le mal; ensuite parce qu'il s'habitue à ne remarquer de bien que celui qui cherche les regards et parce que facilement il succombe à la tentation de vivre pour paraître. Non seulement il faut se résigner à l'obscurité, mais il faut l'aimer, si l'on ne veut pas lentement glisser au rang du figurant de théâtre qui n'observe son maintien que sous l'œil des spectateurs et se dédommage dans la coulisse des contraintes qu'il s'est imposées en scène. Nous sommes là en présence d'un des éléments essentiels de la vie morale. Et ce que nous disons n'est pas seulement vrai pour ceux qu'on appelle les humbles et dont le sort est de n'être point remarqués. C'est vrai encore et beaucoup plus pour les premiers rôles. Si vous ne voulez pas être une brillante inutilité, un homme de panache et de galon, mais qui n'a rien dans le ventre, il vous faut remplir votre premier rôle dans l'esprit de simplicité du plus obscur de vos collaborateurs. Quiconque ne vaut qu'aux heures de parade, vaut moins que rien. Avons-nous le périlleux honneur d'être en vue et de marcher au premier rang; entretenons dans notre vie avec d'autant plus de soin le sanctuaire intérieur du bien ignoré. Donnons à l'édifice dont nos semblables regardent la façade une large assise de simplicité, de fidélité humble. Et puis, restons près des inconnus par la sympathie, par la reconnaissance! C'est à eux que nous devons tout, n'est-il pas vrai? je prends à témoin tous ceux qui ont fait dans le domaine humain cette fortifiante expérience que les pierres cachées dans le sol soutiennent tout l'édifice. Tous ceux qui arrivent à avoir une certaine valeur reconnue et publique le doivent à quelques humbles ancêtres spirituels, à quelques inspirateurs oubliés. Un petit nombre d'êtres bons parmi lesquels il y a souvent des paysans, des femmes, des vaincus de l'existence, des parents aussi modestes que vénérés, personnifient pour nous la belle et noble vie. Leur exemple nous inspire et nous soutient. Leur souvenir demeure à jamais inséparable de notre for intérieur. Nous les voyons aux heures douloureuses, courageux et tranquilles et nos fardeaux nous semblent plus légers. Ils se tiennent serrés autour de nous, phalange invisible et aimée qui nous empêche de broncher et de perdre pied dans la bataille; et tous les jours ils nous prouvent que le trésor de l'humanité, c'est le bien que le monde ne connaît pas.