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La vie simple

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Mondanité et vie d'intérieur

Du temps du second empire, il y avait dans une de nos plus jolies sous-préfectures de province, à très peu de distance d'une station balnéaire fréquentée par l'empereur, un maire fort respectable, et d'ailleurs intelligent, auquel la tête tourna subitement quand il pensa que le chef de l'État pourrait bien un jour descendre dans sa maison. Jusque-là il avait vécu, dans la vieille demeure paternelle, en fils respectueux des moindres souvenirs. Aussitôt que l'idée fixe de recevoir l'empereur des Français se fut emparée de sa cervelle, il devint un autre homme. Décidément, ce qui lui avait semblé suffisant et même confortable, toute cette simplicité aimée des parents et des aïeux, apparut à ses yeux comme mesquine, laide, méprisable. Impossible de faire monter un empereur par cet escalier de bois, de l'inviter à s'asseoir sur ces vieux fauteuils, de permettre qu'il pose le pied sur ces tapis surannés. Alors le maire appela l'architecte et les maçons, fit attaquer les murs à coups de pic, démolit des cloisons et créa un salon hors de proportion, par le luxe et l'étendue, avec le reste de la maison. Il se retira avec sa famille dans quelques pièces étriquées où gens et meubles, entassés malgré eux, se gênaient mutuellement. Puis, ayant par ce coup de tête vidé sa bourse et bouleversé son intérieur, il attendit l'hôte impérial. Hélas! il vit bien arriver la fin de l'empire, mais l'empereur non pas.

La folie de ce pauvre homme n'est pas aussi rare que l'on pourrait penser. Sont, comme lui, fous du cerveau, tous ceux qui sacrifient leur vie d'intérieur à la mondanité.

Le danger d'un pareil sacrifice est plus menaçant en des temps plus agités. Nos contemporains y sont constamment exposés et un grand nombre y succombent. Que de trésors de famille ont été gaspillés en pure perte, pour satisfaire des conventions ou des ambitions mondaines, et le bonheur auquel on prétendait préparer son entrée par ces sacrifices impies, s'est fait attendre toujours. C'est faire un marché de dupe que de livrer le foyer de la famille, de laisser les bonnes traditions tomber en désuétude, d'abandonner les simples coutumes domestiques. La place de la vie d'intérieur est telle dans la société, qu'il suffit de l'affaiblir pour que le trouble se fasse sentir dans l'organisme social tout entier. Pour jouir d'un développement normal, cet organisme a besoin qu'on lui fournisse des individus bien trempés, ayant leur valeur propre, leur marque personnelle. Autrement la société devient un troupeau et quelquefois un troupeau sans berger. Mais où l'individu puisera-t-il son originalité, ce quelque chose d'unique, qui, réuni aux qualités distinctives des autres, constitue la richesse et la solidité d'un milieu? Il ne peut les puiser que dans la famille. Détruisez cette constellation de pratiques et de souvenirs, qui font de chaque intérieur comme un climat en miniature, vous tarissez les sources du caractère, vous coupez les racines mêmes de l'esprit public.

Il importe à la patrie que chaque foyer soit un monde profond, respecté, communiquant à ses membres une empreinte morale ineffaçable. Mais avant de poursuivre, écartons ici un malentendu. L'esprit de famille, comme toutes les plus belles choses, a sa caricature qui se nomme l'égoïsme domestique. Certaines familles sont comme des citadelles fermées où l'on s'est organisé pour l'exploitation du monde extérieur. Tout ce qui ne les concerne pas elles-mêmes directement leur est indifférent. Elles se trouvent à l'état de colons, je dirai presque d'intrus, dans la société où elles vivent. Leur particularisme est poussé à un tel excès qu'elles forment des ennemis du genre humain. Au petit pied, elles ressemblent à ces puissantes sociétés formées de loin en loin à travers l'histoire, qui s'emparèrent de l'empire du monde et pour qui rien ne comptait qu'elles mêmes. C'est cet esprit-là qui a fait quelquefois considérer la famille comme un repaire de l'égoïsme qu'il fallait détruire pour le salut de la société. Mais, de même qu'il y a un abîme entre l'esprit de corps et l'esprit de parti, il y a un abîme entre l'esprit de famille et l'esprit de coterie familiale.

Or c'est de l'esprit de famille qu'il s'agit ici. Rien au monde ne le vaut. Car il contient en germe toutes ces grandes et simples vertus qui assurent la durée et la puissance des institutions sociales. À la base même de l'esprit de famille se trouve le respect du passé, car ce qu'une famille a de meilleur ce sont les souvenirs communs. Capital intangible, indivisible, inaliénable, ces souvenirs constituent un dépôt sacré. Chacun des membres de la famille doit les considérer comme ce qu'il a de plus précieux. Ils existent sous une double forme: dans l'idée et dans le fait. On les rencontre dans le langage, les ornières de la pensée, les sentiments, les instincts même. Et sous une forme matérielle on les voit représentés par des portraits, des meubles, des constructions, des costumes, des chants. Aux yeux des profanes, ce n'est rien; aux yeux de ceux qui savent apprécier les choses de la vie de famille, ce sont des reliques qu'on ne doit abandonner à aucun prix.

Mais que se passe-t-il en général dans le monde où nous vivons? La mondanité fait la guerre à l'esprit de famille. Toutes les luttes sont poignantes; je n'en connais pas de plus passionnante que celle-là.—Par les grands moyens comme par les petits, par toutes sortes d'habitudes nouvelles, d'exigences, de prétentions, l'esprit mondain fait irruption dans le sanctuaire domestique. Quels sont les droits de cet étranger? ses titres? Sur quoi peut-il appuyer ses revendications péremptoires? C'est ce qu'en général on néglige de se demander. On a tort. Nous nous comportons à l'égard de l'envahisseur comme les pauvres gens très simples à l'égard d'un visiteur fastueux. Pour cet hôte encombrant d'un jour, ils pillent leur jardin, bourrent leurs domestiques et leurs enfants, négligent leur travail. Conduite injuste et maladroite. Il faut avoir le courage de rester ce qu'on est, en face de n'importe qui.

L'esprit mondain a toutes les impudences. Voici un intérieur simple qui a formé et forme encore des caractères de marque. Les hommes, les meubles, les habitudes, tout s'y tient. Par le mariage, par des relations d'affaires ou de plaisir, l'esprit mondain y pénètre. Il y trouve tout vieilli, gauche, naïf. Cela manque de modernité. D'abord il se borne à la critique, à la raillerie spirituelle. Mais c'est le moment le plus dangereux. Prenez garde à vous, voilà l'ennemi! Si vous vous laissez le moins du monde entamer par ses raisons, demain vous sacrifierez un meuble, après-demain une bonne vieille tradition, et peu à peu les chères reliques du cœur, les objets familiers, et avec eux la piété filiale, s'en iront chez le marchand de bric-à-brac.

Dans les habitudes nouvelles et le milieu changé, vos amis d'autrefois, vos vieux parents seront dépaysés. Vous ferez un pas de plus en les remisant à leur tour: la mondanité supprime les vieux. Ainsi pourvu d'un cadre absolument transformé, vous serez vous-même étonné de vous y voir. Cela ne vous rappellera rien; mais ce sera correct, et l'esprit mondain, du moins, se déclarera satisfait. Hélas! c'est ce qui vous trompe. Après avoir fait jeter de purs trésors comme une vile ferraille, il vous trouvera emprunté sous votre livrée neuve, et s'empressera de vous faire sentir tout le ridicule d'une telle situation. Mieux eût valu avoir, dès l'abord, le courage de votre opinion et défendre votre intérieur.

Beaucoup de jeunes gens, en se mariant, cèdent aux inspirations de l'esprit mondain. Leurs parents leur avaient donné l'exemple d'une vie modeste; mais la nouvelle génération croit affirmer ses droits à l'existence et à la liberté en répudiant un genre de vie à ses yeux trop patriarcal. Elle s'efforce donc de s'installer à la dernière mode, à grands frais et se défait à vil prix d'objets utiles. Au lieu de remplir sa maison de choses qui nous disent: Souviens-toi! on les garnit de meubles tout neufs auxquels aucune pensée encore ne se rattache. Je me trompe, ces objets sont souvent comme les symboles de la vie facile et superficielle. On respire au milieu d'eux je ne sais quelle vapeur capiteuse de mondanité. Ils rappellent la vie du dehors, le grand train, le tourbillon. Et fût-on disposé à les oublier parfois, ils y ramènent la pensée et nous disent en un autre sens: Souviens-toi! n'oublie pas l'heure du club, des spectacles, des courses. L'intérieur s'organise donc de telle sorte qu'il devient le pied-à-terre où l'on vient se reposer un peu entre deux absences prolongées. Il ne fait pas bon y rester longtemps. Comme il n'a pas d'âme il ne parle pas à l'âme. Le temps de dormir, de manger, et vite il faut en sortir. On y deviendrait somnolent, casanier.

Chacun connaît des gens qui ont la rage de sortir, qui croiraient que le monde va s'arrêter s'ils ne figuraient pas partout. Rester chez eux est leur pire corvée, ils ne peuvent pas s'y voir en peinture. L'horreur de la vie d'intérieur les tient au point, qu'ils préfèrent payer pour s'ennuyer dehors, que de s'amuser chez eux gratuitement.

Peu à peu, une société dérive ainsi vers la vie par troupeaux, qu'il ne faut pas confondre avec la vie publique. La vie par troupeaux est quelconque comme celle des essaims de mouches au soleil. Rien ne ressemble plus à la vie mondaine d'un homme que la vie mondaine d'un autre homme. Et cette universelle banalité détruit l'essence même d'un esprit public. On n'a pas besoin de faire de bien longs voyages pour constater les ravages que l'esprit de mondanité a faits dans la société contemporaine, et si nous avons si peu de fonds, d'équilibre, de calme bon sens, d'initiative, une des grosses raisons en est dans la diminution de la vie d'intérieur. Les masses ont emboîté le pas derrière le beau monde. Le peuple est devenu mondain. Car c'est de la mondanité que de quitter son chez-soi pour aller vivre au cabaret. La misère, le vicieux état des habitations ne suffisent pas à expliquer le courant qui emporte chacun hors du home. Pourquoi le paysan déserte-t-il pour l'auberge la maison où son père et son aïeul se plaisaient tant? La demeure est restée la même; c'est le même feu dans la même cheminée; d'où vient qu'il n'éclaire plus qu'un cercle incomplet, au lieu des veillées de jadis où jeunes et vieux se coudoyaient? Quelque chose s'est modifié dans l'esprit des hommes. Cédant à leurs désirs malsains, ils ont rompu avec la simplicité. Les pères ont quitté leur poste d'honneur, la femme végète près de l'âtre solitaire, et les enfants se querellent en attendant qu'ils puissent à leur tour s'en aller chacun de leur côté.

 

Il nous faut réapprendre la vie d'intérieur et le prix des traditions domestiques. Une pieuse sollicitude a consacré certains monuments, seuls restes du passé parmi nous. De même les costumes anciens, les dialectes provinciaux, les vieilles chansons ont trouvé, avant de disparaître du monde, des mains pieuses pour les recueillir. Que l'on fait bien de garder ces miettes d'un grand passé, ces vestiges de l'âme des aïeux! Faisons de même pour les traditions de famille, sauvons et faisons durer autant que possible tout ce qui subsiste encore de patriarcal, n'importe sous quelle forme!

Mais tout le monde n'a pas de tradition à garder. Raison de plus pour redoubler d'efforts dans la constitution et la culture de la vie de famille. On n'a besoin pour cela ni d'être nombreux, ni d'être largement installés. Pour créer un intérieur, il faut avoir l'esprit d'intérieur. De même que le moindre village peut avoir son histoire, son empreinte morale, de même le plus petit intérieur peut avoir son âme. Oh! l'esprit des lieux, l'atmosphère qui nous environne dans les demeures humaines! Quel monde de mystères! Ici, dès le seuil, vous êtes pénétré de froid, le malaise vous gagne. Quelque chose d'insaisissable vous repousse. Là, aussitôt que vous avez fermé la porte sur vous, la bienveillance et la bonne humeur vous environnent. On dit que les murs ont des oreilles. Ils ont aussi leur voix, leur muette éloquence. Sur tout ce que contient une demeure flotte l'esprit des gens. Et je vois une preuve de la puissance de cet esprit jusque dans les intérieurs de garçons et de femmes qui vivent isolés. Quel abîme entre une chambre et une autre chambre! Ici, de l'inertie, de l'indifférence, du terre à terre; la devise de l'habitant est écrite jusque dans sa façon d'arranger ses livres et ses photographies: Tout m'est égal. Là, c'est la joie de vivre, l'entrain communicatif; le visiteur sent quelque chose lui dire sous mille formes: qui que tu sois, hôte d'une heure, je te veux du bien, que la paix soit sur toi!

On ne dira jamais assez la puissance de la vie d'intérieur, l'influence d'une fleur aimée et cultivée sur la fenêtre, le charme d'un vieux fauteuil où le grand-père s'est assis, offrant ses vieilles mains ridées aux baisers des petits enfants joufflus. Pauvres modernes! toujours en déménagement ou en transformation! Nous qui, à force de modifier la figure de nos villes, de nos maisons, de nos coutumes, de nos croyances, n'avons plus où reposer nos têtes, n'augmentons pas la tristesse et le vide de nos existences incertaines en abandonnant la vie d'intérieur. Rallumons la flamme au foyer éteint, créons-nous des abris inviolés, des nids chauds où les enfants deviennent des hommes, où l'amour trouve une cachette, la vieillesse un repos, la prière un autel et la patrie un culte!

XI
La beauté simple

Quelques-uns pourraient protester au nom de l'esthétique contre l'organisation de la vie simple, ou nous opposer la théorie du luxe utile, providence des affaires, grand nourricier des arts, ornement des sociétés civilisées. Nous tenons à leur répondre d'avance par quelques brèves remarques.

On se sera sans doute aperçu que l'esprit qui anime ces pages n'est point l'esprit utilitaire. Ce serait une erreur de penser que la simplicité que nous recherchons, ait quelque chose de commun avec celle que s'imposent les avares par ladrerie et les esprits étroits par faux rigorisme. Pour les premiers, la vie simple c'est la vie à bon marché. Pour les autres, elle est une existence terne et végétative où le mérite consiste à se priver de tout ce qui sourit, brille et charme.

Il ne nous déplaît point que ceux qui ont beaucoup de moyens, mettent leur fortune en circulation au lieu de thésauriser, et fassent vivre le commerce et prospérer les beaux-arts. Après tout, ils tirent un excellent parti de leur situation privilégiée. Ce que nous combattons c'est la prodigalité stupide, l'usage égoïste des richesses et surtout la recherche du superflu par ceux qui ont besoin de soigner avant tout le nécessaire. Le luxe d'un Mécène ne saurait avoir la même influence sur une société, que celui d'un vulgaire jouisseur qui étonne ses contemporains par le faste de sa vie et la folie de ses gaspillages. Un même terme désigne ici des choses fort différentes. Semer l'argent n'est pas tout; il y a des façons de le semer qui ennoblissent les hommes et d'autres qui les avilissent. Semer l'argent, du reste, cela suppose qu'on en est abondamment pourvu. Lorsque l'amour de la vie somptueuse s'empare de ceux qui disposent de moyens limités, la question change singulièrement. Et, ce qui nous frappe en ce temps-ci, c'est la rage de dépenser leur bien chez ceux qui devraient le ménager. Que la munificence soit un bienfait social: nous l'accordons volontiers. Qu'il puisse même, à la rigueur, être soutenu que la prodigalité de certains riches est comme une soupape destinée à laisser écouler le trop-plein: nous n'essaierons pas de le contester. Nous constatons seulement qu'il y a trop de gens qui jouent de la soupape alors qu'il serait de leur intérêt et de leur devoir de pratiquer l'économie: leur luxe et leur amour du luxe sont un malheur privé et un danger public.

Voilà pour le luxe utile.

Nous désirons nous expliquer maintenant sur la question d'esthétique, oh bien modestement, et sans empiéter sur le terrain des spécialistes. Par une illusion trop commune, on considère la simplicité et la beauté comme deux rivales. Mais simple n'est pas synonyme de laid, pas plus que luxueux, surchargé, recherché, coûteux n'est synonyme de beau. Nos yeux sont blessés par le spectacle criard d'une beauté tapageuse, d'un art vénal, d'un luxe sans grâce et sans esprit. La richesse alliée au mauvais goût nous fait quelquefois regretter qu'on ait eu entre les mains tant d'argent pour provoquer la création d'une si prodigieuse quantité d'œuvres de bas étage. Notre art contemporain souffre du manque de simplicité aussi bien que notre littérature: trop d'ornements ajoutés, de fioritures contournées, d'imaginations tourmentées. Rarement, dans les lignes, les formes, les couleurs, il nous est donné de contempler cette simplicité alliée à la perfection, qui s'impose au regard comme l'évidence s'impose à l'esprit. Nous avons besoin de nous retremper dans l'idéale pureté de la beauté immortelle, qui met son stigmate sur les chefs-d'œuvre et dont un seul rayon vaut mieux que toutes les exhibitions pompeuses.

Toutefois ce qui nous tient le plus à cœur ici, c'est de parler de l'esthétique ordinaire de la vie, du soin qu'il faut mettre à orner l'habitation et la personne humaine, pour donner à l'existence ce lustre sans lequel elle n'a pas de charme. Car il n'est pas indifférent que l'homme ait ou non souci de ce superflu nécessaire. C'est à cela qu'on reconnaît s'il met de l'âme dans sa vie. Loin de considérer comme une préoccupation inutile celle qui nous fait embellir, soigner, poétiser les formes, je pense qu'il faut l'entretenir autant que possible. La nature même nous donne l'exemple, et l'homme qui affecterait du mépris pour ce fragile éclat de beauté dont nous ornons nos jours rapides, s'écarterait des intentions de Celui qui a mis le même soin et le même amour à peindre la fleur éphémère que les montagnes éternelles.

Mais il ne faut pas tomber dans la tentation grossière qui nous fait confondre la beauté vraie avec ce qui n'en a que le nom. La beauté et la poésie de l'existence tiennent au sens que nous lui donnons. Nos maisons, notre table et notre toilette doivent traduire des intentions. Pour y mettre ces intentions il faut les avoir d'abord. Celui qui les possède sait les faire apercevoir par les moyens les plus simples. On n'a pas besoin d'être riche pour donner de la grâce et du charme à son habitation et à ses costumes. Il suffit pour cela d'avoir du goût et de la bonté. Nous touchons ici à un point très important pour chacun, mais qui, peut-être, intéresse les femmes dans une plus grande mesure que les hommes.

Ceux qui engagent les femmes à se vêtir d'étoffes grossières, à enfermer leur corps dans des vêtements dont la plate uniformité rappelle les sacs, violentent la nature dans ce qu'elle a de plus sacré et méconnaissent complètement l'esprit des choses. Si le vêtement n'était qu'une précaution pour s'abriter du froid ou de la pluie, une toile d'emballage ou une peau de bête suffirait. Mais il est bien plus que cela. L'homme dans tout ce qu'il fait, se met tout entier: il transforme en signes les choses dont il se sert. L'habit n'est pas une simple couverture, c'est un symbole. J'en atteste toute la flore si riche des costumes nationaux et provinciaux, et de ceux que portaient nos anciennes corporations. La toilette, elle aussi, a quelque chose à nous dire. Plus elle contient de sens, mieux elle vaut. Pour qu'elle soit vraiment belle, il faut donc qu'elle nous annonce de bonnes choses, des choses personnelles et vraies. Mettez-y tout l'argent du monde, si elle est quelconque, sans rapport avec celle qui la porte, elle n'est qu'un masque et un affublement. L'excès de la mode, en faisant disparaître complètement la personne féminine sous des ornements de pure convention, la dépouille de son attrait principal. Il résulte de cet abus que plusieurs choses que les femmes trouvent très jolies, font autant de tort à leur beauté qu'à la bourse de leurs maris ou de leurs parents.

Que diriez-vous d'une jeune fille qui se servirait pour exprimer sa pensée de termes fort choisis, exquis même, mais reproduisant textuellement les phrases d'un manuel de conversation? Quel charme pourrait avoir pour vous ce langage emprunté? L'effet des toilettes, bien faites en elles-mêmes, mais qui se retrouvent indistinctement sur toutes les personnes, est exactement le même.

Je ne résiste pas à la tentation de citer ici un passage de Camille Lemonnier qui se rapporte à mon idée:

«La nature a mis aux doigts de la femme un art charmant, qu'elle sait d'instinct, et qui est son art à elle, comme la soie est à la chenille, ou la dentelle à l'agile et fine araignée… Elle est le poète, l'artiste de sa grâce et de sa candeur; elle est la fileuse du mystère dont s'habille son goût de plaire. Tout le talent qu'elle met à ressembler à l'homme dans les autres arts ne vaudra jamais l'esprit et la trouvaille d'un rien d'étoffe qu'elle chiffonne.

«Eh bien, je voudrais que cet art-là fût autrement honoré. De même que l'éducation devrait consister à penser avec son esprit, à sentir avec son cœur, à exprimer la petite chose personnelle, le moi intime, latent, qu'au contraire on refoule, on nivelle en vue de la conformité, je voudrais que l'apprentie jeune femme, la maman de plus tard, fût de bonne heure la petite esthète de cette esthétique de la toilette, sa propre habilleuse, elle qui, un jour, sera l'habilleuse de ses enfants… Mais, avec le goût et le don d'improviser, de se personnaliser en ce chef-d'œuvre de l'adresse et de la personnalité féminine: une robe… sans quoi, la femme n'est plus qu'un paquet de chiffons.»

La robe qu'on a faite soi-même est presque toujours celle qui vous sied le mieux et, en tout cas, celle qui vous fait le plus de plaisir. C'est ce qu'oublient trop souvent nos femmes. L'ouvrière et la paysanne commettent la même erreur. Depuis que l'une et l'autre s'habillent chez les couturières et les modistes qui leur vendent des imitations fort douteuses de la grande mode, la grâce a presque disparu du costume populaire. Et pourtant y a-t-il au monde quelque chose qui ait davantage le don de plaire que la fraîche apparition d'une jeune ouvrière ou d'une jeune fille des champs, vêtues à la mode de leur pays et belles de leur seule simplicité?

Ces mêmes réflexions peuvent s'appliquer à la façon d'arranger et de décorer son habitation. S'il y a des toilettes qui révèlent toute une conception de la vie, des chapeaux qui sont des poèmes, des nœuds qui sont des cocardes, il y a aussi des arrangements de maison qui, à leur manière, parlent à l'esprit. Pourquoi, sous prétexte d'embellir nos demeures, leur enlèverions-nous ce caractère personnel qui a toujours sa valeur? Pourquoi assimiler nos chambres à des chambres d'hôtel ou nos salons à des intérieurs de gare, à force d'y faire prédominer un type uniforme de beauté officielle?

 

Quel malheur que de se promener à travers les maisons d'une ville, les villes d'un pays, les pays de tout un vaste continent et de rencontrer partout certaines formes identiques, inévitables, irritantes par leur multiplication! Comme l'esthétique gagnerait à plus de simplicité! Au lieu de ce luxe de pacotille, de tous ces ornements prétentieux mais insipides de banalité, nous aurions une diversité infinie. D'heureuses trouvailles frapperaient nos yeux. L'imprévu sous ses mille formes nous réjouirait et nous retrouverions le secret d'imprimer à une tapisserie, à un meuble, à un toit de maison, ce cachet de la personnalité humaine qui donne à certaines vieilleries un prix inestimable.

Continuons et passons pour terminer à des choses plus simples encore, je veux parler des petits détails du ménage que plusieurs jeunes personnes de ce temps trouvent si peu poétiques. Leur mépris des occupations matérielles, des modestes soins que réclame un intérieur, provient d'une confusion fort commune, mais non moins funeste. Cette confusion consiste à penser que la poésie et la beauté sont dans les choses ou n'y sont pas. Il y a des occupations distinguées, gracieuses, comme de cultiver les lettres, jouer de la harpe; et des occupations grossières, disgracieuses, comme de cirer les souliers, balayer sa chambre, ou surveiller son pot-au-feu. Erreur puérile! ni la harpe ni le balai ne font rien à l'affaire, tout dépend de la main qui les tient et de l'esprit qui anime cette main. La poésie n'est pas dans les choses: elle est en nous. Il faut l'imposer aux objets comme le sculpteur impose son rêve au marbre. Si notre vie et nos occupations demeurent trop souvent sans charme malgré leur distinction extérieure, c'est parce que nous n'avons rien su y mettre. Le comble de l'art est de faire vivre ce qui est inerte, d'apprivoiser ce qui est sauvage. Je voudrais que nos jeunes filles s'appliquent à développer en elles l'art vraiment féminin de donner une âme aux choses qui n'en ont pas. Le triomphe de la grâce, chez la femme, est dans cette œuvre-là. Seule, la femme sait mettre dans une maison ce je ne sais quoi dont la vertu a fait dire au poète: «Le toit s'égaie et rit». On dit qu'il n'y a pas de fées, ou qu'il n'y en a plus, mais on ne sait pas ce qu'on dit. Le modèle original des fées chantées par les poètes, ils l'ont trouvé et le trouvent encore parmi ces aimables mortelles qui savent pétrir la pâte avec énergie, raccommoder les accrocs avec bonté, soigner les malades en souriant, mettre de la grâce dans un ruban et de l'esprit dans une friture.

Il est bien certain que la culture des beaux-arts a quelque chose de moralisant et que nos pensées et nos actes s'imprègnent à la longue de ce qui frappe nos yeux. Mais l'exercice des arts et la contemplation de leurs produits sont un privilège réservé à quelques-uns. Il n'est pas donné à chacun de posséder, de comprendre ou de créer de belles choses. Mais il est un genre de beauté humaine qui peut pénétrer partout: c'est la beauté qui naît dans les mains de nos femmes et de nos filles. Sans cette beauté qu'est la maison la plus ornée? une habitation froide. Avec elle, le home le plus dénudé s'anime et s'éclaire. Parmi les forces capables d'ennoblir et de transformer les volontés, d'augmenter le bonheur, il n'en est peut-être aucune d'un emploi plus universel. Elle sait se faire valoir au moyen des plus pauvres instruments, au milieu des pires difficultés. Lorsque la chambre est petite, le budget restreint, la table modeste, une femme qui a le don trouve moyen d'y faire régner de l'ordre, de la propreté, de la bienséance. Elle met du soin et de l'art dans tout ce qu'elle entreprend. Bien faire ce que l'on fait n'est pas à ses yeux le privilège des riches, mais le droit de tous. C'est pour cela qu'elle en use et qu'elle sait donner à son intérieur une dignité et un agrément que n'atteignent pas les maisons fortunées, où tout est abandonné aux mercenaires.

La vie ainsi comprise ne tarde pas à se révéler riche en beautés inconnues, en attraits, en satisfactions intimes. Être soi-même, réaliser dans son milieu naturel le genre de beauté qu'il comporte: voilà l'idéal. Comme la mission de la femme grandit en profondeur et en signification, lorsqu'elle se résume ainsi à mettre de l'âme dans les choses et à donner à cette âme de bonté, comme symbole extérieur, ces procédés agréables et délicats auxquels le plus brutal des êtres est sensible! Cela ne vaut-il pas mieux que d'envier ce qu'on n'a pas et d'appliquer son désir à l'imitation maladroite d'un ornement étranger?