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Un Cadet de Famille, v. 2/3

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LXXI

Je quittai l'hôtel à minuit, sans prévenir de mon départ ni les domestiques ni le maître de la maison; et n'étant pas embarrassé par mes bagages, qui se composaient uniquement de mon abbah, il me fut facile d'effectuer silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port sans attirer l'attention des passants attardés ou des promeneurs nocturnes, je me glissai le long des rues obscures et boueuses, qui, par des voies plus longues, mais aussi plus détournées, devaient me conduire au havre.

Après une heure de marche, marche à la fois craintive et haletante, j'atteignis un grand emplacement désert, dans lequel se trouvait un chantier en pleine construction, et à quelques pas de ce chantier, dans l'eau verdâtre d'une espèce de bassin, mon proa était amarré.

Le temps, assez beau, promettait une nuit calme, et la brise de la terre parfumait l'air des suaves senteurs des plantes aromatiques. Clair et sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de lueurs ou de ténèbres, lueurs quand la lune se laissait voir dans sa limpidité lumineuse, ténèbres quand de noirs nuages estompaient son disque d'argent. Le seul bruit qui, de minute en minute, vînt attirer l'anxieuse attention de mon oreille, étaient les voix confuses et indistinctes de quelques hommes occupés sur le bord du rivage et le: Tout va bien des sentinelles sepays.

En me trouvant hors de la ville, l'agitation presque fiévreuse de tout mon être se calma insensiblement, et elle se transforma en sécurité quand mes regards plongèrent à ma droite sur l'immensité de la mer, et à ma gauche dans les sombres et mystérieux sentiers des montagnes.

Là la vaste étendue de l'Océan, ici le protecteur refuge des jungles. J'étais sauvé!

Le cœur plein de joie, joie bien légitime, bien naturelle après les angoisses qui l'avaient précédée, j'atteignis un groupe de huttes entouré d'une palissade de bois. À mon approche une sentinelle, que je n'avais pas aperçue, s'avança en dehors de cette frêle enceinte de bambous, et me dit:

– Qui va là? Arrêtez!

Je ne savais ni si cet homme était seul ni si le voisinage d'une garde pouvait venir à son aide. Cette dernière crainte me fit désirer de mettre obstacle à un cri d'alarme. En conséquence, j'obéis à son ordre, et, pour conserver mon caractère indien, je répondis en cette langue:

– Un ami!

Après m'avoir questionné, la sentinelle objecta à mes réponses que, pour gagner mon proa, il me fallait un ordre.

– Je sais cela, lui dis-je, j'en ai un.

Je fouillai dans ma poche, j'en tirai un chiffon de papier, puis, d'un air très-naïf, je m'approchai du sepays en lui disant:

– Voici mon billet de passe, monsieur.

– Ne m'approchez pas, dit la sentinelle; tendez-moi l'ordre, voilà tout.

Au moment où, pour prendre le papier de ma main tendue, le soldat posait son mousquet, je bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge, je l'empêchai de donner l'alarme.

L'irascible soldat de Bombay se débattit courageusement pour arracher son cou à ma violente étreinte; mais il n'eut pas plus de succès que n'en pourrait avoir un chat entre les griffes d'un mâtin. La lune se cacha sous un manteau de nuages, et, profitant à la hâte de cette bienheureuse obscurité, je lâchai l'homme et je me sauvai à toutes jambes dans la direction de la ville, comme un homme qui se rejette dans le chemin qu'il a déjà parcouru. Mais une fois assez éloigné pour n'avoir aucune poursuite à craindre, je repris, pour revenir à mon premier but, une direction contraire, et en m'éloignant de l'arsenal je gagnai les abords de la mer.

Plus d'une fois, pendant cette course à travers les champs, je crus m'apercevoir qu'un homme me suivait. Je m'arrêtai; je sondai du regard l'obscurité de l'espace, et je ne vis rien. Je continuai ma course. Tout à coup une ombre se réfléchit sur un mur dont je longeais les bases; cette ombre marchait en silence dans la même direction que moi. Fort peu effrayé, mais en revanche fort décidé à connaître la figure de ce sombre et mystérieux compagnon, j'ôtai de son fourreau la fine lame de mon poignard, et, retournant sur mes pas, je recherchai l'inconnu. La capricieuse variation de la lumière que répandait la lune, tantôt claire, tantôt ténébreuse, entrava mes recherches, et je ne découvris rien.

– Ma foi, dis-je en moi-même, si c'est un ennemi, qu'il approche… Si c'est un fantôme de mon imagination, je perds mon temps: c'est un tort.

Et je repris ma course.

Quand la lune éclaira de nouveau la vaste solitude dans laquelle je marchais, j'aperçus entre moi et la mer l'échaudoir public, et un peu plus loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été construit; un demi-mille plus loin, entre le chantier et la mer, mon proa était amarré.

Je m'arrêtai sur l'élévation que formait un monticule de sable, et de ce promontoire mes regards plongèrent dans la direction où se trouvait mon bateau.

Pendant ces quelques minutes d'observation, je m'appuyai le dos contre un des murs de l'échaudoir, et dans cette position, qui permettait à mon ombre de tracer sur le sable une silhouette gigantesque, je vis à côté d'elle un long bras armé d'une plus longue lance, dont le mouvement plein de fureur cherchait à m'atteindre. Je me retournai avec vivacité, et en levant ma main gauche je m'enveloppai le bras dans les plis de mon manteau, afin d'éviter le coup; car un homme, armé d'un poignard, était auprès de moi. Ce mouvement de défensive n'intimida point mon agresseur, et son arme perça de part en part, mais sans m'atteindre, les nombreux plis de mon manteau. Je poussai un cri de fureur, et, me rejetant en arrière, je pris dans ma ceinture un pistolet qu'Aston m'avait donné, et je visai hardiment la figure de ce nocturne assassin. La babiole de Birmingham n'était qu'un objet de luxe: le coup ne partit pas. Je jetai loin de moi l'inutile jouet, et je saisis mon poignard, dont, grâce au bon rais, je savais parfaitement me servir. Je me trouvais placé sur un terrain plus élevé que celui sur lequel piétinait mon ennemi, et cette position ne lui permettait pas de renouveler facilement son attaque.

Croyant que le premier coup qu'il m'avait donné avait non-seulement déchiqueté mon manteau, mais encore effleuré mon bras (l'arme était empoisonnée et son attouchement mortel), l'homme essaya de se sauver.

Je m'élançai à sa poursuite; mais il était très-agile, et paraissait parfaitement connaître les sinuosités d'un terrain contre lesquelles je me butai plusieurs fois. Cependant je l'effrayai si bien en lui criant à différentes reprises: «Arrêtez, ou je fais feu!» (on ne doit pas oublier que je n'avais qu'un poignard), qu'il se précipita, pour se soustraire à mes regards, à travers l'ouverture d'un mur; de ce mur se détachèrent quelques pierres, et je lançai au fuyard les plus grosses dont je pus m'emparer.

Ce mur, les entraves qui à chaque pas embarrassaient ma course, me montrèrent que nous étions dans un chantier provisoire, entouré par une haute palissade, et dans lequel j'étais venu plusieurs fois pour parler à mes hommes. Un profond canal, qui avait été coupé pour faire flotter un vaisseau, mais qui maintenant était presque vide, se trouvait devant le chantier.

– Mon homme est pris, me dis-je.

Ma croyance était vaine, car il continua sa course, hésita un instant et se tourna vers moi. Je crus qu'il allait m'attaquer de nouveau.

Je me remis à sa poursuite. Le ciel s'éclaircit, mais il était encore trop obscur pour me permettre de distinguer les traits du coquin. Je ne pouvais voir que ses yeux, dont la féroce expression révélait une indicible rage. En le gagnant de vitesse, j'allais me précipiter sur lui, quand, après avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et me dit:

– Voleur et assassin, vous n'oserez pas m'approcher!

– Comment? m'écriai-je.

Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel me montra le mystère de la bravade du drôle.

Un tronc d'arbre sans écorce, et dont le bout le plus large était de mon côté, se trouvait horizontalement placé au travers d'un abîme voisin de l'échaudoir, et l'homme le traversait à pieds nus avec les plus grandes précautions.

Au milieu du dangereux passage, l'inconnu s'arrêta pour me défier, et tout surpris non-seulement de le voir presque calme au-dessus d'un gouffre dans lequel le moindre choc pouvait le précipiter, mais encore d'entendre sa menace insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce que je disais:

– Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi m'avez-vous attaqué?

La pâle figure s'anima, et une voix gutturale me répondit:

– Je suis le bijoutier que vous avez volé, je suis le frère de l'homme que vous avez poignardé, je suis celui qui s'est vengé!

– Vous vous trompez, vous n'êtes pas vengé.

– Imbécile! s'écria le bijoutier, si mon arme n'a pas pénétré jusqu'à votre cœur, le poison dont sa pointe est imbibée y pénétrera.

– Vraiment!

Et sans hésitation, sans réflexion surtout, j'arrachai mes souliers et je bondis vers le tronc de l'arbre.

Le bijoutier fit sur le pont un saut d'hyène en furie, soit pour en augmenter l'effrayante vibration, soit pour se retourner et fuir, soit pour se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une cause précise à son mouvement.

Irrité jusqu'à la fureur, j'arrivai sur lui avec la véloce rapidité que met un éclair à courir le long d'une barre de fer.

La violence de notre rencontre nous fit perdre l'équilibre, et, sans avoir eu le temps de nous servir de nos poignards, nous tombâmes ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de l'arbre mince et arrondie et sur le point de se tourner, fit l'effort surhumain de se retenir ou de m'entraîner avec lui dans l'abîme. Sa fureur le servit mal; il se saisit d'un pan de ma ceinture, le morceau lui resta dans la main, et il tomba lourdement dans le gouffre.

 

J'étais tombé sur le tronc; mes jambes se croisèrent autour de lui, mes bras l'enlacèrent, mais faiblement, car ma chute m'avait foulé le poignet gauche, et, avec mille peines et une incommensurable lenteur, je réussis à gagner la terre.

LXXII

Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et les souffrances que j'ai supportées en me traînant à plat ventre sur ce pont dangereux, si dangereux, qu'il me semble aujourd'hui qu'il a été aussi difficile à traverser que le pont que Mahomet nommait Al Sirut, lequel était plus étroit qu'un cheveu et plus pointu que le fil d'une épée, et avait en outre l'enfer au-dessous de lui.

Chose étrange! quand le bijoutier me saisit, quand il déchira mes vêtements, les boîtes de métal, causes de tant de malheurs, tombèrent de ma poitrine, – car, après ce qui était arrivé, je n'avais pas cru prudent de les donner à Aston, et disparurent dans le gouffre avec le malheureux bijoutier.

Je regagnai tout haletant et presque épuisé de fatigue les bords de l'épouvantable gouffre, et je tombai presque mourant, car une vive douleur alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me faisait en outre douloureusement souffrir. Quand j'eus repris l'usage de mes sens, une invincible curiosité attira mes regards vers l'abîme, et les rayons de la lune me le montrèrent dans toute son effrayante profondeur.

Un silence lugubre planait dans l'air; mais ce silence fut bientôt interrompu par les gémissements sourds, par le bruit indistinct que faisait le bijoutier en cherchant à s'arracher aux étreintes de la mort.

Le fond du canal, dans lequel gisait le malheureux, était une mare d'eau stagnante mélangée de sable, de boue et d'ordures envoyées par les débouchés de l'échaudoir. Ce mastic humide ne permettait à un homme ni de trouver un appui ferme pour son pied, ni d'atteindre le désespéré refuge de la mort en se laissant couler au fond de l'eau. Les efforts que faisait le Parsée pour reprendre son équilibre augmentaient, au lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation. La lourdeur de la chute du malheureux lui avait creusé un lit dans le gouffre, et ses pénibles luttes l'enfonçaient de plus en plus dans la gluante composition de cette bourbe immonde.

Penché sur l'abîme, je suivais avec angoisse le mortel combat que livrait ce malheureux; mais il m'était difficile de distinguer autre chose qu'une masse sombre qui se tordait en faisant entendre le râle sinistre d'une suprême agonie.

Ce spectacle était horrible, et, quoique d'une nature peu impressionnable, je me trouvais incapable d'en supporter la vue sans frissonner de la tête aux pieds.

Moralement, et presque physiquement, je souffrais autant que mon ennemi.

Le vain espoir de porter secours au Parsée me fit jeter autour de moi des regards d'une anxieuse interrogation; mais j'étais seul sur un emplacement vide, et la splendide clarté de la lune, tout à fait dégagée d'un voile de nuages, me montra l'impossibilité de mes espérances.

Le cœur serré de ne pouvoir rien faire pour cet homme, dont les plaintes retentissaient à mon oreille comme un sanglant reproche, je voulus fuir le théâtre de ses souffrances; mais ma faiblesse corporelle, ou plutôt une fascination sauvage, me retint involontairement auprès du moribond. La pensée d'aller chercher du secours dans le port, celle de donner l'alarme, me vinrent à l'esprit; car, entièrement occupé du pauvre marchand, je ne songeais pas au danger dans lequel mon dévouement pouvait m'entraîner.

Ce dévouement eût été inutile.

Les efforts du Parsée s'affaiblirent, le râle de sa voix devint plus indistinct, et son corps s'enfonça lentement dans le linceul de boue sur lequel il était couché.

Tout était fini… Une sueur glacée perla sur mon front; j'avais la fièvre, et de ma vie je n'ai éprouvé une douleur semblable à celle qui oppressa mon cœur quand la surface agitée du canal fut devenue entièrement calme.

Tout d'un coup, au milieu de ma sombre et désolante contemplation, je fus vivement frappé par ces mots, qui me parurent prononcés à quelques pas de moi: Tout va bien.

La voix d'une sentinelle lointaine, emportée par le vent, criait ces paroles, et elles étaient si peu en harmonie avec les douloureuses sensations qui m'oppressaient le cœur, qu'elles me parurent presque injurieuses.

Les premières lueurs du jour éclairaient le sommet des montagnes; je dus songer à poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un vif chagrin que mes regards embrassèrent pour la dernière fois cette ville d'où je fuyais en vagabond; ce gouffre qui renfermait un homme dont j'avais si peu méchamment, mais avec tant de fatalité, anéanti l'existence et la fortune. Qui sait encore si le malheur s'était borné là, si le frère avait survécu, si la famille ne jetait pas sur ma tête les malédictions les plus sombres et les plus horribles? Ô démon du mal, pourquoi as-tu guidé ma main pour me laisser le remords, le regret et la honte!

Quelques réflexions calmes sur cette bien triste affaire me firent comprendre que, soupçonné ou par le garçon de l'hôtel ou par une autre personne, le bijoutier avait été le confident intéressé de ces soupçons. Reconnu par cet homme, il m'avait gardé à vue jusqu'au moment de notre fatale rencontre.

Si le marchand avait eu le bon esprit de s'adresser à la justice, en me désignant comme le chef de l'attaque qui avait ruiné son commerce, il eût été amplement vengé. Malheureusement pour le Parsée, son caractère vindicatif ne lui permit pas d'attendre: il préféra se venger directement. Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre une éclatante revanche, en allant simplement déposer au palais de justice une accusation contre moi!

Je gagnai rapidement le rivage et je me disposais à héler mon proa, quand la crainte d'attirer l'attention des sentinelles me fit prendre le parti, quoique blessé à la tête et le poignet en très-mauvais état, de gagner mon proa à la nage, si je ne pouvais rencontrer de bateau.

Une exploration anxieuse me montra la nécessité de compter sur mes forces seules. En conséquence, je serrai dans mon turban les objets que l'eau pouvait abîmer, et je m'élançai dans la mer.

LXXIII

Je gagnai rapidement le proa, et après avoir ordonné à mes hommes de lever silencieusement le grappin, nous nous couchâmes dans le fond du bateau, et le courant du canal nous emporta mollement vers les canots des pêcheurs qui sortaient du port.

Une fois confondu dans le groupe des embarcations du pays, j'élevai la voile du mât, et nous prîmes notre course vers les côtes du Malabar.

Les capricieuses variations du vent et la lourdeur de l'atmosphère, en me faisant pressentir l'orageuse nuit qui se préparait, me décidèrent à aller chercher du repos et un abri dans une petite baie ouverte, où il n'y avait pas le moindre vestige d'habitants.

Nous débarquâmes, et après avoir amarré le proa au rivage, mes hommes s'occupèrent à préparer un repas composé de viandes froides et de poissons tués sur les rochers. Non-seulement pour faire cuire nos comestibles, mais encore pour nous réchauffer, car le temps était glacial, nous allumâmes un grand feu aux pieds d'un pin gigantesque. Ce feu, que nous crûmes éteint le jour de notre départ, se communiqua à l'arbre, de là à une forêt, qu'il mit huit mois à consumer entièrement. Aujourd'hui encore, il m'est impossible de songer sans effroi à mon voyage à Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable en a marqué tous les incidents.

À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles non loin de notre petit groupe, et harassé de fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête appuyée contre une pierre douce, je m'endormis si profondément que ni le vent ni la pluie, qui tomba à torrents, ne parvinrent à me réveiller.

J'ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes membres étaient tellement glacés et roidis par le froid, qu'un instant je pus me croire paralysé.

Après une promenade de quelques minutes, j'avalai une tasse de café brûlant, je fumai une bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes dissipèrent entièrement mon malaise.

Nous mîmes le proa à l'eau, et une douce brise de terre nous aida à faire avant midi une longue course. Vers cette heure, le temps s'éclaircit; un resplendissant soleil illumina le ciel, et nous arrivâmes bientôt au nord-est de l'île, où se trouvait le schooner.

Le vaisseau était si bien placé pour échapper aux regards, que je ne l'aperçus qu'après avoir doublé un bras de mer. Un homme de l'équipage, placé en vigie sur la rive, donna le signal de notre approche, et en voguant avec rapidité j'atteignis promptement le vaisseau, sur le pont duquel Zéla était en observation, un télescope à la main.

Franchissant d'un bond le plat-bord du schooner, je tombai presque agenouillé auprès de ma chère Zéla, et mes mains frémissantes voulurent se croiser, comme autrefois, autour de sa taille d'abeille, mais la belle enfant n'avait déjà plus la frêle ceinture d'une jeune fille. Je pris donc dans mes bras mon précieux trésor, et je l'emportai dans ma cabine.

Le contre-maître, qui attendait des questions ou des ordres, m'avait silencieusement suivi.

– Avez-vous vu des étrangers dans la largue, Strang? lui demandai-je.

– Les bateaux du pays, et rien de plus, capitaine.

– Bien! Faites lever l'ancre, nous allons diriger notre course vers l'est.

Le contre-maître remonta sur le pont, et, à la prière de Zéla, je consentis à accorder un peu d'attention aux blessures que j'avais reçues.

Les grands et nombreux plis de mon abbah, fait en drap de poil de chameau, et les châles qui entouraient mes reins m'avaient préservé de l'atteinte du poignard; mais mes yeux étaient noircis par le coup que j'avais reçu sur le front, et mon poignet gauche me faisait cruellement souffrir.

La vieille Kamalia me mit une compresse sur la tête, enveloppa soigneusement mon poignet, et ma jeune et belle Arabe parfuma mes tempes et frotta mes membres roidis avec de l'huile et du camphre.

Les remèdes employés pour soulager mes douleurs, remèdes qui les guérirent et d'une manière presque radicale, furent l'huile chaude, le magnétisme d'une main charmante, un poulet rôti, du vin de Bordeaux, du café, une pipe et deux lèvres roses. Lequel de ces remèdes a le mieux opéré, je l'ignore; je sais seulement qu'ils me rendirent la santé. Mon bras seul résista au charme de ces applications externes et internes, car je fus obligé de le garder pendant longtemps enveloppé dans une écharpe; je crois même qu'il n'a jamais reconquis sa force première.

En me quittant, de Ruyter m'avait dit:

– Quand j'aurai franchi les détroits de la Sonde, je m'arrêterai à Java, dirigez-vous vers Bornéo.

Je traversai les détroits de Drion, et je ne ralentis plus la rapidité de ma course pour aborder les vaisseaux du pays dont je faisais journellement la rencontre.

Un matin cependant j'abordai un vaisseau d'un aspect étrange. Singulièrement construit, encore plus singulièrement équipé, ce vaisseau, qui, selon les apparences, était de cent tonneaux, avait deux mâts. Ses cordages étaient faits avec une herbe d'une couleur sombre, et ses voiles, en coton blanc mélangé de violet, ne me révélaient, ni par leur nuance ni par leur forme, à quelle nation il appartenait. Très-élevé hors de l'eau, le corps du navire avait une teinte d'un gris blanchâtre aussi terne que triste; en outre, il était si mal gouverné, qu'il allait d'un côté et de l'autre avec la plus surprenante irrégularité.

J'envoyai un coup de mousquet à l'inconnu, dans l'intention de le forcer à s'arrêter, car nous pouvions à peine nous tenir éloignés de lui.

À cet ordre, il mit en panne, mais en s'y prenant d'une façon si inhabile et si gauche, qu'il fut presque démâté.

Alors apparut à mes yeux un fantastique équipage, entièrement composé de sauvages nus et tatoués de la tête aux pieds. Les uns, groupés sur le pont, nous regardaient d'un air stupide; les autres, suspendus aux agrès, semblaient attendre notre approche avec la stupeur et l'effroi.

Quand j'eus hissé un drapeau anglais, ils répondirent à cette politesse par l'exhibition d'un morceau de drap peint et en lambeaux. Il était impossible de deviner d'où venait ce vaisseau, à quelle nation il appartenait, où il allait; tout cela était un mystère. En outre de cet extérieur fabuleux, le pauvre vaisseau était si fracassé, il avait à sa carcasse tant d'ouvertures qu'on pouvait voir du dehors tout ce qui se passait à l'intérieur.

Ces visibles marques de décrépitude, le bizarre accoutrement des gens qui encombraient le pont en désordre, donnaient à ce vaisseau l'air d'avoir été construit avant le déluge, et je trouvais un véritable miracle dans son apparition sur l'eau; comment avait-il la force de s'y maintenir?

 

Le capitaine de ce vaisseau fantôme essaya de mettre à l'eau, afin de passer à notre bord, un vieux débris de canot; mais n'ayant ni la patience, ni le temps d'attendre la fin de la difficile opération, et, de plus, désirant examiner l'étranger, plutôt par curiosité que dans un espoir de conquête, je fis descendre un bateau de notre poupe, et je me dirigeai vers lui.

Vu de près, le triste bâtiment était encore d'un aspect plus sauvagement bizarre, et lorsque j'eus grimpé sur ses côtés saillants, il m'apparut dans toute sa fabuleuse étrangeté.

Le pont supérieur était couvert d'un paillasson, et ses sauvages habitants, coiffés avec des feuilles de palmier, n'avaient point d'autres vêtements. À mon approche, un homme mince, osseux et d'une haute taille, vint au-devant de moi.

Cet homme se distinguait de son farouche entourage par la blancheur de sa peau et par la différence de son accoutrement. Avant de lui adresser la parole j'examinai un instant sa figure. Je vis que des traits saillants et réguliers, des cheveux blonds, un visage ovale avaient fait de cet homme un être d'une beauté réelle, beauté qu'il eût conservée si un tatouage extraordinaire et grotesque n'avait point effacé la délicatesse du teint et grossi le modelé des formes. Ce hideux tatouage couvrait la figure, les bras, la poitrine, et l'image peinte d'un affreux serpent était enlacée autour de la gorge, de manière à faire croire que, non content d'étrangler sa victime, le reptile voulait encore se précipiter dans sa bouche, car une tête armée d'une langue rouge et pointue était dessinée sur la lèvre inférieure. L'œil vert et la langue effilée du serpent étaient si bien rendus, qu'en voyant l'homme agiter sa mâchoire il semblait que l'affreuse bête se mît en mouvement.

Ce tatouage d'une sauvagerie inouïe faisait ressortir le front calme et les yeux pensifs de l'étranger. Mon rapide examen avait embrassé tous les détails dans l'ensemble, et il était achevé quand le capitaine me demanda d'une voix douce et d'un ton aussi affable que poli:

– Vous êtes Anglais, monsieur?

– Oui, monsieur. Et vous?

– Moi, je suis de l'île de Zaoo.

– De l'île de Zaoo? Où est-elle située? Je n'en ai jamais entendu parler.

– Dans la direction de l'archipel de Sooloo.

– Tout cela est étrange, lui dis-je, car je ne connais ni l'île dont vous me parlez, ni l'archipel où elle se trouve. Mais êtes-vous de ces îles?

– Oui, monsieur.

– Natif?

– Non, monsieur.

– Et de quel pays êtes-vous?

Le capitaine hésita un instant à me répondre, puis il me dit:

– Je suis Anglais, monsieur.

– Vraiment! et comment diable se fait-il que vous vous trouviez sur un pareil vaisseau, et arrangé d'une aussi inconcevable façon?

– Si vous voulez descendre dans ma cabine, monsieur, je vous le dirai, mais j'ai peur de n'avoir pas de rafraîchissement à vous offrir.

En approchant des écoutilles, j'entendis les cris d'une femme.

Le capitaine s'arrêta.

– J'avais oublié, me dit-il, que nous ne pouvons pas descendre là.

– Quelqu'un est malade!

– Oui, monsieur, une de mes femmes est en couches, et, je crois, avant terme, car les douleurs de l'enfantement ont été occasionnées par le mal de mer; la pauvre créature souffre beaucoup.

– La nourrice de ma femme, dis-je à l'étranger, connaît un peu la science médicale, je vais l'envoyer chercher.

Le capitaine me remercia, et la vieille Arabe fut bientôt installée auprès de la malade. Pour ne pas gêner les femmes, nous nous installâmes sur le pont auprès de la poupe, et l'étranger me dit:

– Il y a si longtemps que je n'ai parlé l'idiome de ma jeunesse, et tant d'années se sont écoulées depuis l'époque où les événements que je vais vous raconter ont eu lieu, que j'ai grand'peur, monsieur, de ne pouvoir me faire comprendre.

– Le temps est calme, capitaine, vous n'avez pas besoin de vous presser; faites-moi donc tranquillement le récit de vos malheurs, et comme vous ne semblez pas très-bien fourni en provisions de bouche, permettez-moi d'envoyer chercher des choses qui rafraîchiront votre mémoire en dégageant votre esprit.

À ma demande, le schooner nous envoya du bœuf, du jambon, du vin de Bordeaux et de l'eau-de-vie.

Les Anglais se détestent jusqu'à ce qu'ils aient mangé ensemble.

En mangeant, nous nous traitâmes de compatriotes, et au choc des verres, nos cœurs s'ouvrirent avec l'abandon d'une vieille camaraderie.

Le seul témoignage de civilisation que donnât encore cet Européen transformé en sauvage était un goût prononcé pour le tabac, et, en véritable gentleman, il fumait du matin au soir.

Quand le capitaine eut dégusté un dernier verre d'eau-de-vie, quand l'odorante fumée du tabac eut tracé autour de nous un vaporeux nuage, il commença le récit de son histoire. Mais ce récit fut fait dans un idiome si bizarre, il le suspendit tant de fois pour l'entremêler d'étonnantes réflexions, qu'afin d'éviter à mes lecteurs la peine que j'ai eue à deviner le sens des mots, le fond de l'idée, l'ensemble du tout, je vais prendre la liberté de corriger la phraséologie de ce capricieux narrateur.