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Un Cadet de Famille, v. 2/3

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LXV

De Ruyter était absent depuis cinq semaines, quand je fus éveillé un matin par l'arrivée d'un homme qui venait m'annoncer que le grab était amarré dans le port de Saint-Louis.

Sans prendre le temps d'adresser au messager une seule question, je sautai hors de mon lit, je traversai à grands pas le bois encore obscur, et je grimpai sur le Piton du Milieu avec l'agilité d'un chevreuil.

Le jour était encore trop assombri par les vapeurs du crépuscule pour qu'il me fût possible, d'une hauteur d'où cependant je dominais la ville, de distinguer dans le port autre chose qu'une masse confuse de carènes et de mâts.

Je poursuivis ma course dans la direction de Saint-Louis, et j'aperçus bientôt le corps noir, long et bas du grab, dont les mâts s'élevaient au-dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré en dehors du havre, sur le point de hausser son drapeau.

À la longueur d'un câble, derrière le grab, je vis le beau schooner américain, qui flottait aussi légèrement sur la mer troublée – le vent avait été frais pendant la nuit – qu'une mouette peut le faire. Le schooner avait quitté l'île Maurice pour Manille et devait retourner en Europe. J'étais donc fort étonné de le voir hisser un pavillon français et un drapeau anglais en dessous. Que voulait dire cela?

Certainement ce vaisseau n'était pas arrivé au port en même temps que de Ruyter. Je descendis la colline, et d'un pas rapide je gagnai le port.

Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques secondes à la recherche d'un bateau qui pût me conduire sur le grab. Mon impatience ne me permit pas de consacrer un quart d'heure à parlementer avec un batelier. Je saisis un canot, des rames, et je volai vers le grab avec la légèreté d'un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter frappa mon oreille; je bondis sur le pont, et nos mains se joignirent dans une fiévreuse étreinte.

La main gauche de mon ami était enveloppée dans une écharpe. Trop essoufflé pour parler, je lui fis un signe qui demandait avec instance comment il avait été blessé.

De Ruyter sourit et me montra le schooner.

– Que voulez-vous dire? m'écriai-je.

– Descendons, mon cher Trelawnay, je vous raconterai tout ce qui s'est passé.

Après avoir croisé, pendant quelque temps sur la côte au nord du canal de Mozambique, j'appris qu'une frégate anglaise était entrée dans Moka pendant un orage. Pour l'éviter, je dirigeai ma course vers des îles entourées d'un banc d'ambre.

En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais voir, car l'obscurité de la nuit ne laissait rien distinguer, des lumières bleues et des roquettes à notre côté sous le vent. Croyant que c'était un jeu de la frégate, je m'éloignai autant que possible. Vers la pointe du jour le vent s'abaissa, et bientôt après, à ma grande surprise aussi bien qu'à ma grande joie, j'aperçus une voile de notre côté, sous le vent, et cette voile n'était certainement pas la frégate. Le vaisseau se trouvait placé trop loin de moi pour reconnaître à quel pays il appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de perroquet, et nous nous dirigeâmes vers l'étranger. Il nous fut facile de l'approcher, car il était en panne, et la cime de son mât était brisée.

Quand je fus près du vaisseau, l'examen de son corps et de ses mâts me fit découvrir que c'était notre schooner de Boston, – qui l'avait vu une fois ne pouvait l'oublier. – Doublement empressé de lui porter secours, je chargeai le grab de toutes ses voiles, et sa mince et longue proue s'ensevelit dans les vagues au point de me faire croire qu'à notre tour nous allions être démâtés. Les faibles barres du grab pliaient comme des bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si élastiques, se brisaient comme du fer fondu, non parce qu'il y avait trop de vent, mais parce qu'il n'y en avait pas assez. Dès que j'eus montré mon drapeau, une sorte de terreur se répandit sur le schooner, et je fus surpris de le voir, malgré sa faiblesse, mettre à la voile et s'éloigner de nous.

Vous savez que le grab navigue mal devant la brise. Heureusement que le schooner avait la même difficulté à surmonter. Cependant il levait sa voile carrée, et avec sa grande voile il semblait nous tenir tête. Au moment où, fort intrigué de la fuite du schooner, j'allais essayer d'activer la marche du grab, un homme stationné sur le mât cria: «Une autre voile étrangère au côté sous le vent!» Pendant que je réfléchissais sur tout ce que cela voulait dire, le mât de misaine du schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de voiles, et je me mis à portée du canon du schooner avant qu'il eût eu le temps de se débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt après flotta auprès de nous. Pour lui faire montrer ses couleurs, je tirai un coup de canon; mais il ne se montra point jusqu'à ce qu'un second coup, chargé à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors, hissant un pavillon anglais, il nous laissa pénétrer le mystère de sa fuite.

Le schooner avait été pris par la frégate, dont nous apercevions de loin les voiles, et les deux vaisseaux avaient été séparés par les rafales de la nuit; il ne fallait donc pas perdre de temps pour s'en emparer. Quoique très-éloignée, la frégate était sous le vent; mais la grande distance qui nous séparait et la petite taille du grab nous laissaient l'espérance de n'avoir pas été aperçus. Nous avions de grandes difficultés à surmonter, car le courage des marins anglais ne peut s'affaiblir, quelque horrible que soit la situation dans laquelle ils se trouvent. Après s'être débarrassé des débris de son mât de misaine, le schooner dirigea sa course vers sa compagne et commença à faire feu sur nous avec tous les canons qu'il put décharger. Bientôt, côte à côte de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées de canon, et, en restant entre le schooner et la frégate, nous lui ôtâmes toute possibilité de se sauver. Alors il baissa son drapeau, et j'en pris possession.

– Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire combien vous avez perdu d'hommes, et quelle gravité a la blessure qui vous prive de l'usage de votre bras.

– Nous avons eu un homme de tué, deux de blessés, et ma nageoire atteinte par une balle.

– La blessure n'est pas sérieuse, j'espère?

– Non, ce n'est rien.

– Comment! s'écria notre vieil ami Van Scolpvelt, qui venait d'entrer dans la cabine les mains chargées d'emplâtres et de ciseaux; qu'appelez-vous rien? Moi qui exerce ma profession depuis près de cinquante ans, je puis dire que je n'ai jamais vu une contusion aussi dangereuse. N'y avait-il pas deux doigts lacérés et l'index tout à fait brisé?

– Bah! répondit de Ruyter, deux doigts collés ensemble, voilà tout…

– Oui, dit le docteur en regardant d'un air joyeux la main à laquelle il allait donner des soins.

Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur la table en s'écriant:

– Si je n'avais pas coupé l'index et enlevé chaque morceau d'os fracassé, si vous aviez eu le malheur d'être traité par un autre médecin que moi, vous auriez non-seulement perdu un doigt, mais encore la main entière; et maintenant vous appelez cela rien! Oui, vous avez raison, quand je les soigne, les blessures ne sont rien; je les guéris. J'opère si doucement!

Ici le docteur appliqua sur la blessure une compresse d'eau-forte.

– Mes patients sont plus portés à dormir qu'à se plaindre.

Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van:

– C'est-à-dire que vous faites souffrir vos patients jusqu'à ce qu'ils tombent dans l'insensibilité.

Sans me répondre, Van regarda de Ruyter.

– Je suis content de vous voir souffrir, dit-il d'un ton cruellement calme.

– Que le diable vous emporte! s'écria de Ruyter.

– J'en suis enchanté, reprit le docteur sans faire la moindre attention aux paroles de de Ruyter, car c'est une preuve que la sensibilité des chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le muscle granule. Je vais dompter l'enflure, et votre main sera bientôt guérie.

Le vieux Louis vint me saluer, et il me demanda avec empressement des nouvelles d'une tortue qu'il avait donnée à Zéla.

Pendant qu'on préparait le déjeuner, je montai sur le pont afin de serrer les mains du rais et celles de mes anciens camarades.

À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la narration de son voyage.

– J'appris, dit-il, que les Américains appartenant au schooner, à l'exception de cinq qui avaient la fièvre, avaient été transportés à bord de la frégate, et que dix-sept matelots et deux jeunes officiers anglais étaient placés sur le schooner avec l'ordre d'accompagner la frégate; mais, comme je vous l'ai déjà dit, ils avaient été séparés pendant la nuit par une rafale. J'envoyai ces hommes sur le grab, et je les remplaçai par une forte partie de mes meilleurs marins. Je pris le schooner en touage, et je commençai à le radouber avec les matériaux que nous avions sur le grab. La frégate nous chassa et nous garda à vue pendant deux jours; enfin je parvins à gagner un groupe d'îles que les Anglais ne connaissent pas. Je les frustrai de leur prétention de conquête en jetant l'ancre, pendant la nuit, près d'une des îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate de vue; alors je plantai un mât de ressource sur le schooner, et me voici.

Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et allez à bord du schooner. Tâchons d'entrer dans le port, ou… arrêtez, il vaut mieux que vous restiez sur le grab; le vent s'abaisse, il faut que je débarque. Vous allez amarrer les deux vaisseaux ensemble dans notre ancienne place. Il est nécessaire que j'aille causer avec le commandant, faire des arrangements pour débarquer nos prisonniers, et voir les marchands auxquels le schooner était consigné.

LXVI

Quoique le schooner eût été arrêté par les Anglais, ils ne se l'étaient pas encore tout à fait approprié quand je l'ai pris, de sorte que je n'ai droit qu'au salvage du vaisseau et de sa cargaison; mais le salvage sera assez lourd.

 

Cette formalité diminuait un peu mon plaisir; car j'avais regardé le schooner d'un œil de propriétaire; j'espérais en avoir le commandement, et ce commandement était la chose que je désirais le plus au monde; je l'aurais préféré à un duché.

Depuis notre première rencontre avec le schooner, et surtout après l'avoir examiné pendant son amarrage au Port-Louis, je l'avais regardé avec un œil plein de jalousie et de convoitise. L'apparente impossibilité de posséder ce vaisseau ne fit qu'augmenter mon désir de l'avoir. Je n'aurais pas seulement sacrifié mon droit d'aînesse, si je l'avais eu, mais une articulation de mes membres et tout ce que je possédais au monde, à l'exception toutefois de ma bien-aimée Zéla.

De Ruyter s'était souvent moqué de moi à ce sujet, et maintenant que l'objet de mon ambition était à la portée de ma main, je ne pouvais pas comprendre la loi de salvage dont parlait de Ruyter. Il avait pris le schooner, il devait le garder et me le donner; cet arrangement était la seule loi que je considérasse comme juste et raisonnable.

J'attendis le retour de de Ruyter avec impatience, mais quand il me rejoignit je ne fus point calmé, car il n'avait pu voir les marchands. Le lendemain ce fut encore la même histoire, et ainsi de suite pendant plusieurs jours. Je déteste les transactions tardives; j'abhorre les calculs; ils font plus de mal que les tremblements de terre en détruisant les édifices mal fondés; les calculs ressemblent au mors à l'aide duquel un mameluk contient la fougue d'un cheval impatient. Comme le cheval, cependant, je fus forcé de me soumettre.

Un temps considérable s'écoula avant que de Ruyter eût fini ses arrangements; il paya une somme assez forte, donna des sécurités, signa des contrats, et enfin eut l'entière possession du schooner.

Un mois après, j'étais enfin au comble de mes vœux.

Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à reprendre la mer. Pendant que je fus obligé de rester à bord, Zéla, qui s'ennuyait seule, resta auprès de moi. De temps en temps nous allions faire dans la ville quelques dîners fins, quelques longues promenades, et le vaisseau restait alors sous la surveillance d'Aston.

Quand le grab et le schooner furent radoubés, de Ruyter me donna ses instructions, et nous levâmes l'ancre ensemble; fort heureusement la main de de Ruyter était presque guérie. Les Américains qu'on avait laissés sur le schooner et les quatre marins anglais pris avec Aston étaient volontairement entrés à mon service sur le schooner. Mon équipage avait été complété par de Ruyter, et il était assez bon. J'étais armé de six caronades de douze livres et de quatre canons longs de six livres, et nous avions de l'eau et des provisions pour deux mois. Zéla, que la force seule eût pu retenir à la résidence, – et je n'avais nullement l'intention de l'employer, – était auprès de moi. Ainsi, je n'avais plus rien à désirer, et ma joie était aussi vaste, aussi illimitée que l'élément sur lequel je flottais; de plus, je croyais qu'étant aussi profonde, elle serait aussi éternelle. Non seulement je n'étais pas un arithméticien, mais encore je n'avais pas le don de la prescience, pas même pour une heure. Cette maudite prescience, qui change la joie en douleur en calculant l'avenir! Je ne le fis jamais, et je repris la mer aussi libre d'esprit, aussi intrépide que le lion quand il quitte les jungles pour aller chasser dans les plaines.

Nous naviguâmes vers le nord avec le projet de gagner d'abord les îles de Saint-Brandon et ensuite un groupe de petites îles nommées les Six; de là, nous devions croiser dans l'océan Indien, au nord, pour nous trouver sur la route des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay pendant la mousson du sud-ouest.

Nous passâmes deux jours à faire lutter de force et de vitesse le grab et le schooner; autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les vaisseaux de l'Inde, mais en faisant plusieurs expériences, nous fûmes convaincus que le schooner était son égal.

Nous passâmes l'île de Saint-Brandon sans incident digne de remarque. Bientôt après, je donnai la chasse à un brigantin, et je le contraignis de s'arrêter. Ce brigantin était français, venant de l'île de Diego-Garcia. Il voguait vers l'île Maurice. Son capitaine nous dit qu'il faisait le commerce de poisson et de tortues fraîches, qui, les dernières surtout, sont très-abondantes dans la vicinité de Diego-Garcia.

– Cette île n'est point habitée, me dit le capitaine; quelques marchands m'y ont envoyé avec des esclaves, et, pendant que j'embarquais ma cargaison, j'ai été surpris par un vaisseau de guerre anglais, et, quoique je sois parvenu à me sauver, les esclaves et ma cargaison sont tombés entre les mains des Anglais.

Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit:

– Croyez-vous que nous ayons la possibilité de reprendre les esclaves et la cargaison?

– Je le crois.

Aussi riche en projets qu'il était intrépide dans leur exécution, de Ruyter trouva bientôt un stratagème que nous devions, de concert, rendre efficace à la réalisation de nos désirs.

Après avoir conseillé au capitaine du brigantin, qui ne naviguait pas très-vite, de se rendre au port de l'île des Six, de Ruyter et moi nous arrangeâmes que, si par hasard le grab et le schooner étaient séparés, ce port serait notre lieu de rendez-vous. Ceci arrêté, nous dirigeâmes notre course, avec le vent en notre faveur, vers Diego-Garcia. La forme de cette île est celle d'un croissant, et elle contient dans son enceinte une toute petite île, derrière laquelle il y a un port vaste et en dehors de tout danger.

En approchant de l'île et apercevant la frégate anglaise qui y était amarrée, nous nous dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de naviguer de manière à laisser la petite île entre nous et la frégate. Cette dernière ne nous aperçut pas, et nous jetâmes l'ancre. Le lendemain nous la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en vaisseau qui fait le trafic des esclaves, apparut à l'entrée du havre comme s'il était dans l'ignorance qu'il y eût là un vaisseau.

La frégate l'aperçut, et, en virant de bord, le grab mit à la voile comme pour fuir. Sous les mains promptes et alertes des marins anglais, la frégate eut bientôt levé l'ancre pour se mettre à la poursuite du grab.

Mais cette manœuvre occupa assez de temps pour permettre à de Ruyter de prendre largue, et à moi de me tenir caché en gagnant la partie de l'île contre le vent.

J'avais envoyé un homme sur la petite île, et, de son poste, il m'instruisait de tous les mouvements de la frégate. Je pris si bien mes mesures, qu'au moment où elle barrait le port, en tournant l'angle saillant de l'île, moi je doublais l'extrême pointe de la petite île, j'entrais dans la baie et je débarquais sur le rivage, accompagné d'une forte partie d'hommes. Le plan était si bien arrangé, il avait été si lestement exécuté, que je pris à l'improviste une partie des marins appartenant à la frégate; quelques-uns étaient occupés à garder les esclaves pris au brigantin, d'autres à couper du bois, d'autres à ne rien faire.

Nous transportâmes les esclaves sur le schooner, ainsi que du poisson salé et des tortues; cette occupation prit quatre heures.

Quant à mes compatriotes, leur situation me parut si malheureuse, que je les laissai, et avant de leur dire adieu je leur fis jurer que j'étais le meilleur homme du monde; il faut dire que je les avais tous enivrés de liqueurs. D'ailleurs je dois avouer, pour leur honneur, que je les avais trompés en hissant les couleurs américaines. Sachant que le schooner était de ce pays, ils n'avaient eu garde de fuir; loin de là, ils avaient attendu et assisté à notre débarquement sans aucune défiance. Ces pauvres diables étaient fort chagrins de l'abandon momentané de la frégate qui chassait le français; ils étaient, disaient-ils, bien certains que le grab appartenait à la France. Nous étions si bons amis, quand nous nous séparâmes, qu'en me voyant quitter le rivage, les Anglais me saluèrent de trois hourras, en récompense de trois bouteilles de rhum que je leur avais données.

LXVII

Je doublai la pointe nord de l'île, et, chargé de voiles, le schooner se hâta magnifiquement vers le port, où je devais rencontrer de Ruyter. Je n'avais pas douté le moins du monde du succès de son stratagème pour attirer l'attention de la frégate, afin de me donner le temps de me sauver, et je pensais bien qu'après avoir fatigué la frégate pendant quelque temps, le grab fuirait à son tour; l'obscurité de la nuit favorisait cette double manœuvre.

Le temps était couvert, et de violentes rafales de vent et de pluie, qui étaient très-favorables à notre course, nous conduisirent dans le canal au milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt.

Nous jetâmes l'ancre dans un port que j'ai déjà dit, hors de tout danger, et nous y passâmes la nuit à l'abri des vents.

Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter l'ancre auprès de nous. Je laissai de Ruyter régler avec le capitaine l'affaire des esclaves, et je descendis à terre.

Je ne me rappelle rien de particulier sur les natifs des îles des Six. Ils sont simples, hospitaliers, et se composent principalement de pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du poisson, de la volaille, des légumes, et nous dirigeâmes notre course vers les îles Maldives, afin de gagner la côte de Malabar avant que le nord-est mousson commençât à se faire sentir.

Peu de temps après nous abordâmes et nous pillâmes plusieurs vaisseaux porteurs de papiers anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui appartenait à une femme hollandaise, dont la taille était presque aussi grosse que celle du vaisseau. Cette femme possédait une quantité considérable de marchandises avec lesquelles elle trafiquait entre Madras et Bombay. Son défunt mari avait été employé par la compagnie anglaise, et c'était assez pour me faire considérer ce vaisseau comme une prise légitime.

Après avoir choisi les choses les plus précieuses de la cargaison et jeté dans la mer tout ce qui était inutile, je me rappelai que nous avions besoin d'eau.

Il y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui en contenaient.

Pendant que j'attendais qu'on eût achevé de préparer la chaloupe qui devait servir à transporter l'eau sur le schooner, le monstre hollandais me faisait les plus beaux sourires en m'engageant d'une voix de basse, mais qu'elle avait très-douce, à la suivre dans sa cabine. À cette prière était jointe celle de ne point la priver de son eau.

– Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j'ai besoin de me rafraîchir.

– Passez-moi un seau, dis-je à un de mes hommes en saisissant un des tonneaux.

– Oh! celle-là n'est pas bonne à boire, me dit la huileuse Hollandaise; garçon, allez chercher de l'eau dans ma cabine. Ne prenez pas de celle-là, capitaine, je vais vous chercher du vin de Constantia, du Cap lui-même.

– Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le bondon de ce tonneau.

L'homme essayait de l'arracher avec son couteau, quand la mégère le supplia de tenter cet effort sur un autre.

– Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l'eau renfermée dans ce baril est imbuvable.

– Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce tonneau est-il en perce? Il renferme peut-être du constantia, et je veux l'emporter sur mon vaisseau.

Fort intrigué par les obstacles que la dame voulait mettre à mon action, je saisis un levier de fer et j'arrachai le bondon, car je crus que le tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le bondon enlevé, je mis un seau sous l'ouverture pendant que mon aide penchait le tonneau de côté.

L'eau jaillit de l'ouverture, et je me mis à rire de l'entêtement de la vieille décrépite, qui aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce cri de rage je répondis par une exclamation de surprise, en voyant tomber dans le seau un magnifique collier de perles. La figure livide de la vieille femme devint plus rouge qu'une cornaline.

– Ôtez le fond et videz l'eau, criai-je; voilà une prise heureuse.

La vieille s'élança sur moi.

– Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous coupe les mains; mettez-les toutes dans le seau.

Nous trouvâmes une grande quantité de bagues, de perles, de coraux et de cornalines.

Les bijoux étaient la spéculation particulière de la grosse Hollandaise, qui, pendant que nous poursuivions son vaisseau, les avait cachés si adroitement. Je ne savais quelles justes félicitations m'adresser à moi-même pour l'insistance que j'avais mise à vouloir boire un verre d'eau. Cette fantaisie nous livrait une moisson de perles.

Nous fîmes dans tout le vaisseau de minutieuses recherches; mais nous ne trouvâmes plus rien.

 

À force de prières, la vieille obtint la restitution d'une bague, qu'elle me jura être un bijou de famille. Je la passai en riant à son doigt court et épais.

– Ne vous chagrinez pas, ma belle amie, lui dis-je, car ceci est un contrat de mariage suivant les coutumes arabes; ainsi, vous êtes ma femme. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je consommerai le rite, mais jusque-là soignez votre douaire.

Je me rendis sur le grab pour y déposer le butin, car nous n'avions que peu d'arrimage à bord du schooner.

Je racontai au munitionnaire ce qui s'était passé entre sa compatriote et moi.

– C'est bien certainement votre femme, Louis, si j'en juge par la description physique que vous m'avez faite de sa personne. Elle vous cherche, soyez-en sûr.

Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et me dit bientôt avec gaieté:

– Ma femme n'a pas de bijoux, pas de bagues; elle donna un jour son anneau de mariage pour une bouteille de skédam.

Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des compagnies de Ceylan et de Pondichéry, escortée par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit le signal de me mettre en panne pour examiner les vaisseaux, pendant qu'il allait se mettre à la poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces vaisseaux étaient de toutes les formes: grabs, snows, padamas. Voyant que nous étions des ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à la voile et laissèrent les autres se tirer d'affaire au gré de leur force ou de leur adresse.

Aussitôt que je me fus placé à la portée d'un canon, je fis feu: ils se séparèrent comme une bande de canards sauvages, allant çà et là, vers chaque point des directions de la boussole, pendant que je les poursuivais comme le beneta poursuit le poisson volant. Quelques-uns réussirent à se sauver, mais je finis par m'emparer du plus grand nombre. Nous les abordions tour à tour; ils étaient frétés de paddy, de bétel, de ghée, de poivre, d'arrack et de sel; cependant nous trouvâmes quelques pièces de soierie, de mousseline, de châles, et, avec une peine extrême, je réussis à ramasser quelques sacs de roupies.

De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du canon m'apprit qu'il continuait un feu croisé avec le brigantin, qui semblait naviguer très-vite.

J'abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes voiles dehors, je partis pour rejoindre le grab.

Dans la direction où allaient les deux vaisseaux, il y avait un groupe de rochers dont le sommet s'élevait au-dessus de l'eau.

Entre ces rochers se trouvait un passage vers lequel le brigantin semblait vouloir se diriger.

Il m'était impossible de deviner son but; mais quand il approcha des rochers, il vit qu'il ne pouvait plus ni avancer ni reculer: il se mit en panne et commença un engagement avec de Ruyter.

Un signal du grab me donna l'ordre de naviguer au côté des rochers sous le vent, afin de mettre obstacle à la fuite du brigantin.

À en juger par les apparences, le grab avait trop d'avantage sur son ennemi pour que mon concours fût de la moindre utilité.

Avant qu'il me fût possible d'obéir au signal de Ruyter, le brigantin s'était laissé aller contre les rochers dans l'intention de s'y briser.

Après cet effort, il baissa son pavillon. Aussitôt le grab et moi nous fîmes sortir nos bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous essayâmes de le touer hors des rochers.

C'était un beau vaisseau, orné de seize caronades de dix-huit livres, avec quatre-vingt-dix hommes ou officiers à bord. Il ne s'était pas battu avec le grab plus de quinze minutes, et cependant il était fracassé. Sept morts et un blessé formaient les pertes de l'équipage du brigantin; le grab avait trois hommes blessés et un matelot mort par accident.

Ce matelot était dans les chaînes, en train de mettre une cartouche dans un canon (le canon n'avait pas été épongé et le trou était bouché) quand il fut foudroyé par l'explosion.

Le rais me dit d'un air froid et grave:

– Je regardais à bâbord, et je dis à l'homme qui chargeait le canon de prendre garde à lui, car il me paraissait trop pressé dans ses mouvements. L'explosion du canon l'empêcha de me répondre; je regardai de nouveau, et je ne vis plus qu'un morceau de bonnet rouge: l'homme avait disparu.

– C'était don Murphy. Pauvre garçon!

– Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement attention aux ordres de ses chefs.

Nous fîmes tous les Européens prisonniers; nous enlevâmes une partie des armes et des provisions du brigantin, et nos malades, ainsi que le butin que nous avions amassé, tout fut transporté sur son bord.

Après avoir réparé les avaries du brigantin, – car nous l'avions retiré des rochers, contre lesquels il ne s'était que très-faiblement meurtri, – nous l'envoyâmes à l'île de France.

Quelques jours après, nous plaçâmes les lascars et les matelots qui avaient appartenu au brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur donnant leur liberté. Ils l'acceptèrent joyeusement, à l'exception de huit ou dix, qui voulurent entrer au service de de Ruyter.