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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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– Et c'est pour cette Declaration que vous venez me signifier l'ordre de mon expulsion? pour cette Declaration, que vous reconnaissez qu'il etait de mon devoir de faire, dont vous avouez qu'aucun des termes ne depasse les limites de votre liberte locale, et que vous eussiez faite a ma place?

– C'est a cause de la lettre de Felix Pyat, dit un des officiers.

– Pardon, reprit Victor Hugo en s'adressant au connetable, ne m'avez-vous pas dit que je devais quitter l'ile a cause de ma signature au bas de cette Declaration?"

Le connetable tira de sa poche le pli du gouverneur, l'ouvrit, et dit:

"En effet, c'est uniquement pour la Declaration et pas pour autre chose que vous etes expulses.

– Je le constate et j'en prends acte devant toutes les personnes qui sont ici."

Le connetable dit a M. Victor Hugo: "Pourrais-je vous demander, monsieur, quel jour vous comptez quitter l'ile?"

M. Victor Hugo fit un mouvement: "Pourquoi? Est-ce qu'il vous reste quelque formalite a remplir? Avez-vous besoin de certifier que le colis a ete bien et dument expedie a sa destination?

– Monsieur, repondit le connetable, si je desirais connaitre le moment de votre depart, c'etait pour venir ce jour-la vous presenter mes respects.

– Je ne sais pas encore quel jour je partirai, monsieur, reprit Victor Hugo. Mais qu'on soit tranquille, je n'attendrai pas l'expiration du delai. Si je pouvais partir dans un quart d'heure, ce serait fait. J'ai hate de quitter Jersey. Une terre ou il n'y a plus d'honneur me brule les pieds."

Et Victor Hugo ajouta:

"Maintenant, monsieur le connetable, vous pouvez vous retirer. Vous allez rendre compte de l'execution de votre mandat a votre superieur, le lieutenant-gouverneur, qui en rendra compte a son superieur, le gouvernement anglais, qui en rendra compte a son superieur, M. Bonaparte."

Le 2 novembre 1855, Victor Hugo quitta Jersey. Il alla a Guernesey. Cependant le libre peuple anglais s'emut. Des meetings se firent dans toute la Grande-Bretagne, et la nation, indignee de l'expulsion de Jersey, blama hautement le gouvernement. L'Angleterre, par Londres, l'Ecosse, par Glascow, protesterent. Victor Hugo remercia le peuple anglais.

Guernesey, Hauteville-House, 25 novembre 1855.

AUX ANGLAIS

Chers compatriotes de la grande patrie europeenne.

J'ai recu, des mains de notre courageux coreligionnaire Harney, la communication que vous avez bien voulu me faire au nom de votre comite et du meeting de Newcastle. Je vous en remercie, ainsi que vos amis, en mon nom et au nom de mes compagnons de lutte, d'exil et d'expulsion.

Il etait impossible que l'expulsion de Jersey, que cette proscription des proscrits ne soulevat pas l'indignation publique en Angleterre. L'Angleterre est une grande et genereuse nation ou palpitent toutes les forces vives du progres, elle comprend que la liberte c'est la lumiere. Or c'est un essai de nuit qui vient d'etre fait a Jersey; c'est une invasion des tenebres; c'est une attaque a main armee du despotisme contre la vieille constitution libre de la Grande-Bretagne; c'est un coup d'etat qui vient d'etre insolemment lance par l'empire en pleine Angleterre. L'acte d'expulsion a ete accompli le 2 novembre; c'est un anachronisme; il aurait du avoir lieu le 2 decembre.

Dites, je vous prie, a mes amis du comite et a vos amis du meeting combien nous avons ete sensibles a leur noble et energique manifestation. De tels actes peuvent avertir et arreter ceux de vos gouvernants qui, a cette heure, meditent peut-etre de porter, par la honte de l'Alien-Bill, le dernier coup au vieil honneur anglais.

Des demonstrations comme la votre, comme celles qui viennent d'avoir lieu a Londres, comme celles qui se preparent a Glascow, consacrent, resserrent et cimentent, non l'alliance vaine, fausse, funeste, l'alliance pleine de cendre du present cabinet anglais et de l'empire bonapartiste, mais l'alliance vraie, l'alliance necessaire, l'alliance eternelle du peuple libre d'Angleterre et du peuple libre de France.

Recevez, avec tous mes remerciments, l'expression de ma cordiale fraternite.

VICTOR HUGO.

1856

L'Italie. – La Grece.

I

Le 25 mai 1856, comme il commencait a s'installer dans son nouvel exil de Guernesey, Victor Hugo recut de Mazzini, alors a Londres, ces deux lignes:

"Je vous demande un mot pour l'Italie.

"Elle penche en ce moment du cote des rois. Avertissez-la et redressez-la."

"G. MAZZINI."

Le 1er juin, les journaux anglais et belges publierent ce qu'on va lire:

"Nous recevons de Joseph Mazzini cet appel a l'Italie, signe Victor Hugo:

A L'ITALIE

Italiens, c'est un frere obscur, mais devoue qui vous parle. Defiez-vous de ce que les congres, les cabinets et les diplomaties semblent preparer pour vous en ce moment. L'Italie s'agite, elle donne des signes de reveil; elle trouble et preoccupe les rois; il leur parait urgent de la rendormir. Prenez garde; ce n'est pas votre apaisement qu'on veut; l'apaisement n'est que dans la satisfaction du droit; ce qu'on veut, c'est votre lethargie, c'est votre mort. De la un piege. Defiez-vous. Quelle que soit l'apparence, ne perdez pas de vue la realite. Diplomatie, c'est nuit. Ce qui se fait pour vous, se trame contre vous.

Quoi! des reformes, des ameliorations administratives, des amnisties, le pardon a votre heroisme, un peu de secularisation, un peu de liberalisme, le code Napoleon, la democratie bonapartiste, la vieille lettre a Edgar Ney, recrite en rouge avec le sang de Paris par la main qui a tue Rome! voila ce que vous offrent les princes! et vous preteriez l'oreille! et vous diriez: contentons-nous de cela! et vous accepteriez, et vous desarmeriez! Et cette sombre et splendide revolution latente qui couve dans vos coeurs, qui flamboie dans vos yeux, vous l'ajourneriez! Est-ce que c'est possible?

Mais vous n'auriez donc nulle foi dans l'avenir! vous ne sentiriez donc pas que l'empire va tomber demain, que l'empire tombe, c'est la France debout, que la France debout, c'est l'Europe libre! Vous, italiens, elite humaine, nation mere, l'un des plus rayonnants groupes d'hommes que la terre ait portes, vous au-dessus desquels il n'y a rien, vous ne sentiriez pas que nous sommes vos freres, vos freres par l'idee, vos freres par l'epreuve; que l'eclipse actuelle finira subitement pour tous a la fois; que si demain est a nous, il est a vous; et que, le jour ou il y aura dans le monde la France, il y aura l'Italie!

Oui, le premier des deux peuples qui se levera fera lever l'autre. Disons mieux; nous sommes le meme peuple, nous sommes la meme humanite. Vous la republique romaine; nous la republique francaise, nous sommes penetres du meme souffle de vie; nous ne pouvons pas plus nous derober, nous francais, au rayonnement de l'Italie que vous ne pouvez vous soustraire, vous italiens, au rayonnement de la France. Il y a entre vous et nous cette profonde solidarite humaine d'ou naitra l'ensemble pendant la lutte et l'harmonie apres la victoire. Italiens, la federation des nations continentales soeurs et reines, et chacune couronnee de la liberte de toutes, la fraternite des patries dans la supreme unite republicaine, les Peuples-Unis d'Europe, voila l'avenir.

Ne detournez pas un seul instant vos yeux de cet avenir magnifique. La grande solution est proche; ne souffrez pas qu'on vous fasse une solution a part. Dedaignez ces offres de marche en avant petit a petit, tenus aux lisieres par les princes. Nous sommes dans le temps de ces enjambees formidables qu'on appelle revolutions. Les peuples perdent des siecles et les regagnent en une heure. Pour la liberte comme pour le Nil, la fecondation, c'est la submersion.

Ayons foi. Pas de moyens termes, pas de compromis, pas de demi-mesures, pas de demi-conquetes. Quoi! accepter des concessions, quand on a le droit, et l'appui des princes, quand on a l'appui des peuples! Il y a de l'abdication dans cette espece de progres-la. Non. Visons haut, pensons vrai, marchons droit. Les a peu pres ne suffisent plus. Tout se fera; et tout se fera en un pas, en un jour, en un seul eclair, en un seul coup de tonnerre. Ayons foi.

Quand l'heure de la chute sonnera, la revolution, brusquement, a pic, de son droit divin, sans preparation, sans transition, sans crepuscule, jettera sur l'Europe son prodigieux eblouissement de liberte, d'enthousiasme et de lumiere, et ne laissera au vieux monde que le temps de tomber.

N'acceptez donc rien de lui. C'est un mort. La main des cadavres est froide, et n'a rien a donner.

Freres, quand on est la vieille race d'Italie, quand on a dans les veines tous les beaux siecles de l'histoire et le sang meme de la civilisation, quand on n'est ni abatardi ni degenere, quand on a su retrouver, le jour ou on l'a voulu, tous les grands niveaux du passe, quand on a fait le memorable effort de la constituante et du triumvirat, quand, pas plus tard qu'hier, car 1849 c'est hier, on a prouve qu'on etait Rome, quand on est ce que vous etes, en un mot, on sent qu'on a tout en soi; on se dit qu'on porte sa delivrance dans sa main et sa destinee dans sa volonte; on meprise les avances et les offres des princes, et l'on ne se laisse rien donner par ceux a qui l'on a tout a reprendre.

Rappelez-vous d'ailleurs ce qu'il y a de taches de boue et de gouttes de sang sur les mains pontificales et royales.

Rappelez-vous les supplices, les meurtres, les crimes, toutes les formes du martyrologe, la bastonnade publique, la bastonnade en prison, les tribunaux de caporaux, les tribunaux d'eveques, la sacree consulte de Rome, les grandes cours de Naples, les echafauds de Milan, d'Ancone, de Lugo, de Sinigaglia, d'Imola, de Faenza, de Ferrare, la guillotine, le garrot, le gibet; cent soixante-dix-huit fusillades en trois ans, au nom du pape, dans une seule ville, a Bologne; le fort Urbain, le chateau Saint-Ange, Ischia; Poerio n'ayant d'autre soulagement que de changer sur ses membres la place de ses chaines; les prescripteurs ne sachant plus le nombre des proscrits; les bagnes, les cachots, les oubliettes, les in-pace, les tombes!

 

Et puis, rappelez-vous votre fier et grand programme romain. Soyez-lui fideles. La est l'affranchissement; la est le salut.

Ayez toujours present a l'esprit ce mot hideux de la diplomatie: l'Italie n'est pas une nation, c'est un terme de geographie.

N'ayez qu'une pensee, vivre chez vous de votre vie a vous. Etre l'Italie. – Et repetez-vous sans cesse au fond de l'ame cette chose terrible: Tant que l'Italie ne sera pas un peuple, l'italien ne sera pas un homme.

Italiens, l'heure vient; et, je le dis a votre gloire, elle vient par vous. Vous etes aujourd'hui la grande inquietude des trones continentaux. Le point de la solfatare europeenne d'ou il se degage en ce moment le plus de fumee, c'est l'Italie.

Oui, le regne des monstres et des despotes, grands et petits, n'a plus que quelques instants, nous sommes a la fin. Souvenez-vous-en, vous etes les fils de cette terre predestinee pour le bien, fatale pour le mal, sur laquelle jettent leur ombre ces deux geants de la pensee humaine, Michel-Ange et Dante; Michel-Ange, le jugement; Dante, le chatiment.

Gardez entiere et vierge votre mission sublime.

Ne vous laissez ni amortir, ni amoindrir.

Pas de sommeil, pas d'engourdissement, pas de torpeur, pas d'opium, pas de treve. Agitez-vous, agitez-vous, agitez-vous! Le devoir pour tous, pour vous comme pour nous, c'est l'agitation aujourd'hui, l'insurrection demain.

Votre mission est a la fois destructive et civilisatrice. Elle ne peut pas ne point s'accomplir. N'en doutez pas, la providence fera sortir de toute cette ombre une Italie grande, forte, heureuse et libre. Vous portez en vous la revolution qui devorera le passe, et la regeneration qui fondera l'avenir. Il y a en meme temps, sur le front auguste de cette Italie que nous entrevoyons dans les tenebres, les premieres rougeurs de l'incendie et les premieres lueurs de l'aube.

Dedaignez donc ce qu'on semble pret a vous offrir. Prenez garde et croyez. Defiez-vous des rois; fiez-vous a Dieu.

VICTOR HUGO.

Guernesey, 26 mai 1856.

II
LA GRECE A M. ANDRE RIGOPOULOS

L'envoi de votre excellent journal me touche vivement. C'est du fond du coeur que je vous en remercie. Je le lis avec un profond interet.

Continuez l'oeuvre sainte dont vous etes un des vaillants ouvriers; travaillez a l'unite des peuples. L'esprit de l'Europe doit planer aujourd'hui et remplacer dans les ames l'antique esprit des nationalites. C'est aux nations les plus illustres, a la Grece, a l'Italie, a la France, qu'il appartient de donner l'exemple. Mais d'abord et avant tout il faut qu'elles redeviennent elles-memes, il faut qu'elles s'appartiennent; il faut que la Grece acheve de rejeter la Turquie, il faut que l'Italie secoue l'Autriche, il faut que la France dechire l'empire. Quand ces grands peuples seront hors de leurs linceuls, ils crieront: Unite! Europe! Humanite!

C'est la l'avenir. La voix de la Grece sera une des plus ecoutees. Les hommes comme vous sont dignes de la faire entendre. Un des premiers, il y a bien des annees deja, j'ai lutte pour l'affranchissement de la Grece; je vous remercie de vous en souvenir.

La Grece, l'Italie, la France ont porte tour a tour le flambeau. Maintenant, dans le grand dix-neuvieme siecle, elles doivent le passer a l'Europe, tout en en gardant le rayonnement. Devenons, individus et peuples, de moins en moins egoistes, et de plus en plus hommes. Criez: Vive la France! pendant que je crie: Vive la Grece!

Je vous felicite, vous, compatriote d'Eschyle et de Pericles, qui luttez pour les principes de l'humanite. Il est beau d'etre du pays de la lumiere et d'y porter le drapeau de la liberte.

Je vous serre cordialement la main.

VICTOR HUGO.

Guernesey, 25 aout 1856.

1859

L'amnistie ici et la potence la. A cote du crime de l'Europe, le crime de l'Amerique. John Brown.

I
L'AMNISTIE

Les annees s'ecoulaient. Au bout de huit ans, le criminel jugea a propos d'absoudre les innocents; l'assassin offrit leur grace aux assassines, et le bourreau sentit le besoin de pardonner aux victimes. Il decreta la rentree des proscrits en France. A "l'amnistie" Victor Hugo repliqua:

DECLARATION

Personne n'attendra de moi que j'accorde, en ce qui me concerne, un moment d'attention a la chose appelee amnistie.

Dans la situation ou est la France, protestation absolue, inflexible, eternelle, voila pour moi le devoir.

Fidele a l'engagement que j'ai pris vis-a-vis de ma conscience, je partagerai jusqu'au bout l'exil de la liberte. Quand la liberte rentrera, je rentrerai.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 18 aout 1859.

II
JOHN BROWN

Cependant une democratie allait commettre, elle aussi, un crime. La nouvelle de la condamnation de John Brown arriva en Europe. Victor Hugo s'emut. Le 2 decembre 1859, a l'heure meme de cet anniversaire qui lui rappelait toutes les formes et toutes les necessites du devoir, il adressa, par l'intermediaire de tous les journaux libres de l'Europe, la lettre qu'on va lire a l'Amerique:

AUX ETATS-UNIS D'AMERIQUE

Quand on pense aux Etats-Unis d'Amerique, une figure majestueuse se leve dans l'esprit, Washington.

Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment:

Il y a des esclaves dans les etats du sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des etats du nord. Ces esclaves, ces negres, un homme blanc, un homme libre, John Brown, a voulu les delivrer. John Brown a voulu commencer l'oeuvre de salut par la delivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austere, plein de l'evangile, Christus nos liberavit, il a jete a ces hommes, a ces freres, le cri d'affranchissement. Les esclaves, enerves par la servitude, n'ont pas repondu a l'appel. L'esclavage produit la surdite de l'ame. John Brown, abandonne, a combattu; avec une poignee d'hommes heroiques, il a lutte; il a ete crible de balles, ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombes morts a ses cotes, il a ete pris. C'est ce qu'on nomme l'affaire de Harper's Ferry.

John Brown, pris, vient d'etre juge, avec quatre des siens, Stephens, Copp, Green et Coplands.

Quel a ete ce proces? disons-le en deux mots.

John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermees, un coup de feu au bras, un aux reins, deux a la poitrine, deux a la tete, entendant a peine, saignant a travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts pres de lui; ses quatre coaccuses, blesses, se trainant a ses cotes, Stephens avec quatre coups de sabre; la " justice " pressee et passant outre; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker, qui y consent, les debats tronques, presque tous delais refuses, production de pieces fausses ou mutilees, les temoins a decharge ecartes, la defense entravee, deux canons charges a mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geoliers de fusiller les accuses si l'on tente de les enlever, quarante minutes de deliberation, trois condamnations a mort. J'affirme sur l'honneur que cela ne s'est point passe en Turquie, mais en Amerique.

On ne fait point de ces choses-la impunement en face du monde civilise. La conscience universelle est un oeil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jures possesseurs d'esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu'un.

Le regard de l'Europe est fixe en ce moment sur l'Amerique.

John Brown, condamne, devait etre pendu le 2 decembre (aujourd'hui meme).

Une nouvelle arrive a l'instant. Un sursis lui est accorde. Il mourra le 16.

L'intervalle est court. D'ici la, un cri de misericorde a-t-il le temps de se faire entendre?

N'importe! le devoir est d'elever la voix.

Un second sursis suivra, peut-etre le premier. L'Amerique est une noble terre. Le sentiment humain se reveille vite dans un pays libre. Nous esperons que Brown sera sauve.

S'il en etait autrement, si John Brown mourait le 16 decembre sur l'echafaud, quelle chose terrible!

Le bourreau de Brown, declarons-le hautement (car les rois s'en vont et les peuples arrivent, on doit la verite aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l'attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wyse; ni le petit etat de Virginie; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande republique americaine tout entiere.

Devant une telle catastrophe, plus on aime cette republique, plus on la venere, plus on l'admire, plus on se sent le coeur serre. Un seul etat ne saurait avoir la faculte de deshonorer tous les autres, et ici l'intervention federale est evidemment de droit. Sinon, en presence d'un forfait a commettre et qu'on peut empecher, l'union devient complicite. Quelle que soit l'indignation des genereux etats du nord, les etats du sud les associent a l'opprobre d'un tel meurtre; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole democratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis; si l'echafaud se dressait le 16 decembre, desormais, devant l'histoire incorruptible, l'auguste federation du nouveau monde ajouterait a toutes ses solidarites saintes une solidarite sanglante; et le faisceau radieux de cette republique splendide aurait pour lien le noeud coulant du gibet de John Brown.

Ce lien-la tue.

Lorsqu'on reflechit a ce que Brown, ce liberateur, ce combattant du Christ, a tente, et quand on pense qu'il va mourir, et qu'il va mourir egorge par la republique americaine, l'attentat prend les proportions de la nation qui le commet; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l'Angleterre, comme l'Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent meme elle depasse l'Europe dans de certaines audaces sublimes du progres, qu'elle est le sommet de tout un monde, qu'elle porte sur son front l'immense lumiere libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule epouvante devant l'idee d'un si grand crime commis par un si grand peuple!

Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irreparable. Il ferait a l'Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidat l'esclavage en Virginie, mais il est certain qu'il ebranlerait toute la democratie americaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.

Au point de vue moral, il semble qu'une partie de la lumiere humaine s'eclipserait, que la notion meme du juste et de l'injuste s'obscurcirait, le jour ou l'on verrait se consommer l'assassinat de la Delivrance par la Liberte.

Quant a moi, qui ne suis qu'un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m'agenouille avec larmes devant le grand drapeau etoile du nouveau monde, et je supplie a mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre republique americaine d'aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menacant echafaud du 16 decembre, et de ne pas permettre que, sous ses yeux, et, j'ajoute en fremissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit depasse.

Oui, que l'Amerique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Cain tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1859.

John Brown fut pendu. Victor Hugo lui fit cette epitaphe: Pro Christo sicut Christus. John Brown mort, la prophetie de Victor Hugo se realisa. Deux ans apres la prediction qu'on vient de lire, l'Union americaine "se disloqua". L'atroce guerre des Sudistes et des Nordistes eclata.