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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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III
CINQUIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848

24 fevrier 1854.

Citoyens,

Une date, c'est une idee qui se fait chiffre; c'est une victoire qui se condense et se resume dans un nombre lumineux, et qui flamboie a jamais dans la memoire des hommes.

Vous venez de celebrer le 24 Fevrier 1848; vous avez glorifie la date passee; permettez-moi de me tourner vers la date future.

Permettez-moi de me tourner vers cette journee, soeur encore ignoree du 24 Fevrier, qui donnera son nom a la prochaine revolution, et qui s'identifiera avec elle.

Permettez-moi d'envoyer a la date future toutes les aspirations de mon ame.

Qu'elle ait autant de grandeur que la date passee, et qu'elle ait plus de bonheur!

Que les hommes pour qui elle resplendira soient fermes et purs, qu'ils soient bons et grands, qu'ils soient justes, utiles et victorieux, et qu'ils aient une autre recompense que l'exil!

Que leur sort soit meilleur que le notre!

Citoyens! que la date future soit la date definitive!

Que la date future continue l'oeuvre de la date passee, mais qu'elle l'acheve!

Que, comme le 24 Fevrier, elle soit radieuse et fraternelle; mais qu'elle soit hardie et qu'elle aille au but! qu'elle regarde l'Europe de la facon dont Danton la regardait!

Que, comme Fevrier, elle abolisse la monarchie en France, mais qu'elle l'abolisse aussi sur le continent! qu'elle ne trompe pas l'esperance! que partout elle substitue le droit humain au droit divin! qu'elle crie aux nationalites: debout! Debout, Italie! debout, Pologne! debout, Hongrie! debout, Allemagne, debout, peuples, pour la liberte! Qu'elle embouche le clairon du reveil! qu'elle annonce le lever du jour! que, dans cette halte nocturne ou gisent les nations engourdies par je ne sais quel lugubre sommeil, elle sonne la diane des peuples!

Ah! l'instant s'avance! je vous l'ai deja dit et j'y insiste, citoyens! des que les chocs decisifs auront lieu, des que la France abordera directement la Russie et l'Autriche et les saisira corps a corps, quand la grande guerre commencera, citoyens! vous verrez la revolution luire. C'est a la revolution qu'il est reserve de frapper les rois du continent. L'empire est le fourreau, la republique est l'epee.

Donc, acclamons la date future! acclamons la revolution prochaine! souhaitons la bienvenue a cet ami mysterieux qui s'appelle demain!

Que la date future soit splendide! que la prochaine revolution soit invincible! qu'elle fonde les Etats-Unis d'Europe!

Que, comme Fevrier, elle ouvre a deux battants l'avenir, mais qu'elle ferme a jamais l'abominable porte du passe! que de toutes les chaines des peuples elle forge a cette porte, un verrou! et que ce verrou soit enorme comme a ete la tyrannie!

Que, comme Fevrier, elle releve et place sur l'autelle sublime trepied Liberte-Egalite-Fraternite, mais que sur ce trepied elle allume, de facon a en eclairer toute la terre, la grande flamme Humanite!

Qu'elle en eblouisse les penseurs, qu'elle en aveugle les despotes!

Que, comme Fevrier, elle renverse l'echafaud politique releve par le Bonaparte de decembre, mais qu'elle renverse aussi l'echafaud social! Ne l'oublions pas citoyens, c'est sur la tete du proletaire que l'echafaud social suspend son couperet. Pas de pain dans la famille, pas de lumiere dans le cerveau; de la la faute, de la la chute, de la le crime.

Un soir, a la nuit tombante, je me suis approche d'une guillotine qui venait de travailler dans la place de Greve. Deux poteaux soutenaient le couperet encore fumant. J'ai demande au premier poteau: Comment t'appelles-tu? il m'a repondu: Misere. J'ai demande au deuxieme poteau: Comment t'appelles-tu? Il m'a repondu: Ignorance.

Que la revolution prochaine, que la date future, arrache ces poteaux et brise cet echafaud!

Que, comme Fevrier, elle confirme le droit de l'homme, mais qu'elle proclame le droit de la femme et qu'elle decrete le droit de l'enfant; c'est-a-dire l'egalite pour l'une et l'education pour l'autre!

Que, comme Fevrier, elle repudie la confiscation et les violences, qu'elle ne depouille personne; mais qu'elle dote tout le monde! qu'elle ne soit pas faite contre les riches, mais qu'elle soit faite pour les pauvres! Oui! que, par une immense reforme economique, par le droit du travail mieux compris, par de larges institutions d'escompte et de credit, par le chomage rendu impossible, par l'abolition des douanes et des frontieres, par la circulation decuplee, par la suppression des armees permanentes, qui coutent a l'Europe quatre milliards par an, sans compter ce que coutent les guerres, par la complete mise en valeur du sol, par un meilleur balancement de la production et de la consommation, ces deux battements de l'artere sociale, par l'echange, source jaillissante de vie, par la revolution monetaire, levier qui peut soulever toutes les indigences, enfin, par une gigantesque creation de richesses toutes nouvelles que des a present la science entrevoit et affirme, elle fasse du bien-etre materiel, intellectuel et moral la dotation universelle!

Qu'elle broie, ecrase, efface, aneantisse, toutes les vieilles institutions deshonorees, c'est la sa mission politique; mais qu'elle fasse marcher de front sa mission sociale et qu'elle donne du pain aux travailleurs! Qu'elle preserve les jeunes ames de l'enseignement, – je me trompe, – de l'empoisonnement jesuitique et clerical, mais qu'elle etablisse et constitue sur une base colossale l'instruction gratuite et obligatoire! Savez-vous, citoyens, ce qu'il faut a la civilisation, pour qu'elle devienne l'harmonie? Des ateliers, et des ateliers! des ecoles, et des ecoles! L'atelier et l'ecole, c'est le double laboratoire d'ou sort la double vie, la vie du corps et la vie de l'intelligence. Qu'il n'y ait plus de bouches affamees! qu'il n'y ait plus de cerveaux tenebreux! Que ces deux locutions, honteuses, usuelles, presque proverbiales, que nous avons tous prononcees plus d'une fois dans notre vie: —cet homme n'a pas de quoi manger; – cet homme ne sait pas lire; – que ces deux locutions, qui sont comme les deux lueurs de la vieille misere eternelle, disparaissent du langage humain!

Qu'enfin, comme le 24 Fevrier, la grande date future, la revolution prochaine, fasse dans tous les sens des pas en avant, mais qu'elle ne fasse point un pas en arriere! qu'elle ne se croise pas les bras avant d'avoir fini! que son dernier mot soit: suffrage universel, bien-etre universel, paix universelle, lumiere universelle!

Quand on nous demande: qu'entendez-vous par Republique Universelle? nous entendons cela. Qui en veut? (Cri unanime: – Tout le monde!)

Et maintenant, amis, cette date que j'appelle, cette date qui, reunie au grand 24 Fevrier 1848 et a l'immense 22 septembre 1792, sera comme le triangle de feu de la revolution, cette troisieme date, cette date supreme, quand viendra-t-elle? quelle annee, quel mois, quel jour illustrera-t-elle? de quels chiffres se composera-t-elle dans la serie tenebreuse des nombres? sont-ils loin ou pres de nous, ces chiffres encore obscurs et destines a une si prodigieuse lumiere? Citoyens, deja, des a present, a l'heure ou je parle, ils sont ecrits sur une page du livre de l'avenir, mais cette page-la, le doigt de Dieu ne l'a pas encore tournee. Nous ne savons rien, nous meditons, nous attendons; tout ce que nous pouvons dire et repeter, c'est qu'il nous semble que la date liberatrice approche. On ne distingue pas le chiffre, mais on voit le rayonnement.

Proscrits! levons nos fronts pour que ce rayonnement les eclaire!

Levons nos fronts, pour que, si les peuples demandent: – Qu'est-ce donc qui blanchit de la sorte le haut du visage de ces hommes? – on puisse repondre: – C'est la clarte de la revolution qui vient!

Levons nos fronts, proscrits, et, comme nous l'avons fait si souvent dans notre confiance religieuse, saluons l'avenir!

L'avenir a plusieurs noms.

Pour les faibles, il se nomme l'impossible; pour les timides, il se nomme l'inconnu; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme l'ideal.

L'impossible!

L'inconnu!

Quoi! plus de misere pour l'homme, plus de prostitution pour la femme, plus d'ignorance pour l'enfant, ce serait l'impossible!

Quoi! les Etats-Unis d'Europe, libres et maitres chacun chez eux, mus et relies par une assemblee centrale, et communiant a travers les mers avec les Etats-Unis d'Amerique, ce serait l'inconnu!

Quoi! ce qu'a voulu Jesus-Christ, c'est l'impossible!

Quoi! ce qu'a fait Washington, c'est l'inconnu!

Mais on nous dit: – Et la transition! et les douleurs de l'enfantement! et la tempete du passage du vieux monde au monde nouveau! un continent qui se transforme! l'avatar d'un continent! Vous figurez-vous cette chose redoutable? la resistance desesperee des trones, la colere des castes, la furie des armees, le roi defendant sa liste civile, le pretre defendant sa prebende, le juge defendant sa paie, l'usurier defendant son bordereau, l'exploiteur defendant son privilege, quelles ligues! quelles luttes! quels ouragans! quelles batailles! quels obstacles! Preparez vos yeux a repandre des larmes; preparez vos veines a verser du sang! arretez-vous! reculez! … – Silence aux faibles et aux timides! l'impossible, cette barre de fer rouge, nous y mordrons; l'inconnu, ces tenebres, nous nous y plongerons; et nous te conquerrons, ideal!

Vive la revolution future!

IV
APPEL AUX CONCITOYENS

14 juin 1854.

Il devient urgent d'elever la voix et d'avertir les coeurs fideles et genereux. Que ceux qui sont dans le pays se souviennent de ceux qui sont hors du pays. Nous, les combattants de la proscription, nous sommes entoures de detresses heroiques et inouies. Le paysan souffre loin de son champ, l'ouvrier souffre loin de son atelier; pas de travail, pas de vetements, pas de souliers, pas de pain; et au milieu de tout cela des femmes et des enfants; voila ou en sont une foule de proscrits. Nos compagnons ne se plaignent pas, mais nous nous plaignons pour eux. Les despotes, M. Bonaparte en tete, ont fait ce qu'il faut, la calomnie, la police et l'intimidation aidant, pour empecher les secours d'arriver a ces inebranlables confesseurs de la democratie et de la liberte. En les affamant, on espere les dompter. Reve. Ils tomberont a leur poste.

 

En attendant, le temps se passe, les situations s'aggravent, et ce qui n'etait que de la misere devient de l'agonie. Le denument, la nostalgie et la faim deciment l'exil. Plusieurs sont morts deja. Les autres doivent-ils mourir?

Concitoyens de la republique universelle, secourir l'homme qui souffre, c'est le devoir; secourir l'homme qui souffre pour l'humanite, c'est plus que le devoir.

Vous tous qui etes restes dans vos patries et qui avez du moins ces deux choses qui font vivre, le pain et l'air natal, tournez vos yeux vers cette famille de l'exil qui lutte pour tous et qui ebauche dans les douleurs et dans l'epreuve la grande famille des peuples.

Que chacun donne ce qu'il pourra. Nous appelons nos freres au secours de nos freres.

V
SUR LA TOMBE DE FELIX BONY

21 septembre 1854.

Citoyens,

Encore un condamne a mort par l'exil qui vient de subir sa peine!

Encore un qui meurt tout jeune, comme Helin, comme Bousquet, comme Louise Julien, comme Gaffney, comme Izdebski, comme Cauvet! Felix Bony, qui est dans cette biere, avait vingt-neuf ans.

Et, chose poignante! les enfants tombent aussi! Avant d'arriver a cette sepulture, tout a l'heure, nous nous sommes arretes devant une autre fosse, fraichement ouverte comme celle-ci, ou nous avons depose le fils de notre compagnon d'exil Eugene Beauvais, pauvre enfant mort des douleurs de sa mere, et mort, helas! presque avant d'avoir vecu!

Ainsi, dans la douloureuse etape que nous faisons, le jeune homme et l'enfant roulent pele-mele sous nos pieds dans l'ombre.

Felix Bony avait ete soldat; il avait subi cette monstrueuse loi du sang qu'on appelle conscription et qui arrache l'homme a la charrue, pour le donner au glaive.

Il avait ete ouvrier; et, chomage, maladie, travail au rabais, exploitation, marchandage, parasitisme, misere, il avait traverse les sept cercles de l'enfer du proletaire. Comme vous le voyez, cet homme, si jeune encore, avait ete eprouve de tous les cotes, et l'infortune l'avait trouve solide.

Depuis le 2 decembre, il etait proscrit.

Pourquoi? pour quel crime?

Son crime, c'etait le mien a moi qui vous parle, c'etait le votre a vous qui m'ecoutez. Il etait republicain dans une republique; il croyait que celui qui a prete un serment doit le tenir, que, parce qu'on est ou qu'on se croit prince, on n'est pas dispense d'etre honnete homme, que les soldats doivent obeir aux constitutions, que les magistrats doivent respecter les lois; il avait ces idees etranges, et il s'est leve pour les soutenir; il a pris les armes, comme nous l'avons tous fait, pour defendre les lois; il a fait de sa poitrine le bouclier de la constitution; il a accompli son devoir, en un mot. C'est pour cela qu'il a ete frappe; c'est pour cela qu'il a ete banni; c'est pour cela qu'il a ete "condamne", comme parlent les juges infames qui rendent la justice au nom de l'accuse Louis Bonaparte.

Il est mort; mort de nostalgie comme les autres qui l'ont precede ici; mort d'epuisement, mort loin de sa ville natale, mort loin de sa vieille mere, mort loin de son petit enfant. Il a agonise, car l'agonie commence avec l'exil, il a agonise trois ans; il n'a pas flechi une heure. Vous l'avez tous connu, vous vous en souvenez! Ah! c'etait un vaillant et ferme coeur!

Qu'il repose dans cette paix severe! et qu'il trouve du moins dans le sepulcre la realisation sereine de ce qui fut son ideal pendant la vie. La mort, c'est la grande fraternite.

O proscrits, puisque c'est vrai que cet ami est mort, et que voila encore un des notres qui s'evanouit dans le cercueil, faisons l'appel dans nos rangs; serrons-nous devant la mort comme les soldats devant la mitraille; c'est le moment de pleurer et c'est le moment de sourire; c'est ici la paque supreme. Retrempons notre conscience republicaine, retrempons notre foi en Dieu et au progres dans ces tenebres ou nous descendrons tous peut-etre l'un apres l'autre avant d'avoir revu la chere terre de la patrie; asseyons-nous, cote a cote avec nos morts, a cette sainte cene de l'honneur, du devouement et du sacrifice; faisons la communion de la tombe.

Donc l'air de la proscription tue. On meurt ici, on meurt souvent, on meurt sans cesse. Le proscrit lutte, resiste, tient tete, s'assied au bord de la mer et regarde du cote de la France, et meurt. Les autres apres lui continuent le combat; seulement la breche de l'exil commence a s'encombrer de cadavres.

Tout est bien. Et ceci (montrant la fosse) rachete cela (l'orateur etend le bras du cote de la France). Pendant que tant d'hommes qui auraient la force s'ils voulaient acceptent la servitude, et, le bat sur le cou, subissent le triomphe du guet-apens, lache triomphe et lache soumission, pendant que les foules s'en vont dans la honte, les proscrits s'en vont dans la tombe. – Tout est bien.

O mes amis, quelle profonde douleur!

Ah! que du moins, en attendant le jour ou ils se leveront, en attendant le jour ou ils auront pudeur, en attendant le jour ou ils auront horreur, les peuples maintenant a terre, les uns garrottes, les autres abrutis, ce qui est pire, les autres prosternes, ce qui est pire encore, regardent passer, le front haut dans les tenebres, et s'enfoncer en silence dans le desert de l'exil cette fiere colonne de proscrits qui marche vers l'avenir, ayant en tete des cercueils!

L'avenir. Ce mot m'est venu. Savez-vous pourquoi? C'est qu'il sort naturellement de la pensee dans le lieu mysterieux ou nous sommes; c'est que c'est un bon endroit pour regarder l'avenir que le bord des fosses. De cette hauteur on voit loin dans la profondeur divine et loin dans l'horizon humain. Aujourd'hui que la Liberte, la Verite et la Justice ont les mains liees derriere le dos et sont battues de verges et sont fouettees en place publique, la Liberte par les soldats, la Verite par les pretres, la Justice par les juges; aujourd'hui que l'Idee venue de Dieu est suppliciee, Dieu est sur l'horizon humain, Dieu est sur la place publique ou on le fouette, et l'on peut dire, oui, l'on peut dire qu'il souffre et qu'il saigne avec nous. On a donc le droit de sonder la plaie humaine dans ce lieu des choses eternelles. D'ailleurs on n'importune pas la tombe, et surtout la tombe des martyrs, en parlant d'esperance. Eh bien! je vous le dis, et c'est surtout du haut de ce talus funebre qu'on le voit distinctement, esperez! Il y a partout des lueurs dans la nuit, lueur en Espagne, lueur en Italie, en Orient clarte; incendie, disent les myopes de la politique, et moi je dis, aurore!

Cette clarte de l'orient, si faible encore, c'est la l'inconnu, c'est la le mystere. Proscrits, ne la quittez pas des yeux un seul instant. C'est la que va se lever l'avenir.

Laissez-moi, avec la gravite qui sied en presence de l'auditeur funebre qui est la (l'orateur montre le cercueil), laissez-moi vous parler des evenements qui s'accomplissent et des evenements qui se preparent, librement, a coeur ouvert, comme il convient a ceux qui sont surs de l'avenir, etant surs du droit. On nous dit quelquefois: – Prenez garde. Vos paroles sont trop hardies. Vous manquez de prudence. – Est-ce qu'il est question de prudence aujourd'hui? il est question de courage. Aux heures de lutte a corps perdu, gloire a ceux qui ont des paroles sans precautions et des sabres sans fourreau!

D'ailleurs les rois sont entraines. Soyez tranquilles.

Il y a deux faits dans la situation presente; une alliance et une guerre.

Que nous veulent ces deux faits?

L'alliance? J'en conviens, nous regardons pour l'instant sans enthousiasme cette apparente intimite entre Fontenoy et Waterloo d'ou il semble qu'il soit sorti une espece d'Anglo-France; nous laissons, temoins froids et muets de ce spectacle, le choeur banal qui suit tous les corteges et qui se groupe a la porte de tous les succes, chanter, des deux cotes de la Manche, en se renvoyant les strophes de Paris a Londres, cette alliance admirable grace a laquelle se promenent aujourd'hui au soleil le chasseur de Vincennes bras dessus bras dessous avec le rifle-guard, le marin francais bras dessus bras dessous avec le marin anglais, la capote bleue bras dessus bras dessous avec l'habit rouge, et sans doute aussi, dans le sepulcre, Napoleon bras dessus bras dessous avec Hudson Lowe.

Nous sommes calmes devant cela. Mais qu'on ne se meprenne pas sur notre pensee. Nous, hommes de France, nous aimons les hommes d'Angleterre; les lignes jaunes ou vertes dont on barbouille les mappe-mondes n'existent pas pour nous; nous republicains- democrates-socialistes, nous repudions en meme temps que les clotures de caste a caste ces prejuges de peuple a peuple sortis des plus miserables tenebres du vieil aveuglement humain; nous honorons en particulier cette noble et libre nation anglaise qui fait dans le labeur commun de la civilisation un si magnifique travail; nous savons ce que vaut ce grand peuple qui a eu Shakespeare, Cromwell et Newton; nous sommes cordialement assis a son foyer, sans lui rien devoir, car c'est notre presence qui fait son honneur; entait de concorde, puisque c'est la la question, nous allons bien au dela de tout ce que revent les diplomaties, nous ne voulons pas seulement l'alliance de la France avec l'Angleterre; nous voulons l'alliance de l'Europe avec elle-meme, et de l'Europe avec l'Amerique, et du monde avec le monde! nous sommes les ennemis de la guerre; nous sommes les souffre-douleurs de la fraternite; nous sommes les agitateurs de la lumiere et de la vie; nous combattons la mort qui batit les echafauds et la nuit qui trace les frontieres; pour nous il n'y a des a present qu'un peuple comme il n'y aura dans l'avenir qu'un homme; nous voulons l'harmonie universelle dans le rayonnement universel; et nous tous qui sommes ici, tous! nous donnerions notre sang avec joie pour avancer d'une heure le jour ou sera donne le sublime baiser de paix des nations!

Donc que les amis de l'alliance anglo-francaise ne prennent pas le change sur mes paroles. Plus que qui que ce soit, j'y insiste, nous republicains, nous voulons ces alliances; car, je le repete, l'union parmi les peuples, et, plus encore, l'unite dans l'humanite, c'est la notre symbole. Mais ces unions, nous les voulons pures, intimes, profondes, fecondes; morales pour qu'elles soient reelles, honnetes pour qu'elles soient durables; nous les voulons fondees sur les interets sans nul doute, mais fondees plus encore sur toutes les fraternites du progres et de la liberte; nous voulons qu'elles soient en quelque sorte la resultante d'une majestueuse marche amicale dans la lumiere; nous les voulons sans humiliation d'un cote, sans abdication de l'autre, sans arriere-pensees pour l'avenir, sans spectres dans le passe; nous trouvons que le mepris entre les gouvernements, meme dissimule, est un mauvais ingredient pour cimenter l'estime entre les nations; en un mot, nous voulons sur les frontons radieux de ces alliances de peuple a peuple des statues de marbre et non des hommes de fange.

Nous voulons des federations signees Washington et non des platrages signes Bonaparte.

Les alliances comme celles que nous voyons en ce moment, nous les croyons mauvaises pour les deux parties, pour les deux peuples que nous admirons et que nous aimons, pour les deux gouvernements dont nous prenons moins de souci. Sait-on bien ce qu'on veut ici, et sait-on bien ce qu'on fera la? Nous disons qu'au fond, des deux cotes, on se defie quelque peu, et qu'on n'a pas tort; nous disons a ceux-ci qu'il y a toujours du cote d'un marchand l'affaire commerciale, et nous disons a ceux-la qu'il y a toujours du cote d'un traitre la trahison.

Comprend-on maintenant?

Autant l'alliance baclee nous laisse froids, autant la guerre pendante nous emeut. Oui, nous considerons avec un inexprimable melange d'esperance et d'angoisse cette derniere aventure des monarchies, ce coup de tete pour une clef qui a deja coute des millions d'or et des milliers d'hommes. Guerre d'intrigues plus encore que de melees, ou les turcs sont de plus en plus heroiques, ou le Deux-Decembre est de plus en plus lache, ou l'Autriche est de plus en plus russe; guerre meurtriere sans coups de canon, ou nos vaillants soldats, fils de l'atelier et de la chaumiere, meurent miserablement, helas! sans meme qu'il sorte de leurs pauvres cadavres la funebre aureole des batailles; guerre ou il n'y a pas encore eu d'autre vainqueur que la peste, ou le typhus seul a pu publier des bulletins, et ou il n'y a eu jusqu'ici d'Austerlitz que pour le cholera; guerre tenebreuse, obscure, inquiete, reculante, fatale; guerre mysterieuse que ceux-la memes qui la font ne comprennent pas, tant elle est pleine de la providence; redoutable enigme aveuglement posee par les rois, et dont la Revolution seule sait le mot!

 

A l'heure ou nous sommes, a l'instant precis ou je parle, en ce moment meme, citoyens, la peripetie de cette sombre lutte s'accomplit; l'avortement de la Baltique semble avoir eu son contre-coup de honte dans la mer Noire, et comme, apres tout, de tels peuples que la France et l'Angleterre ne peuvent pas etre indefiniment et impunement humilies dans leurs armees, le denoument se risque, la tentative se fait. Citoyens, cette guerre, qui a garde son secret devant Cronstadt, se demasquera-t-elle devant Sebastopol? a qui sera la chute? a qui sera le Te Deum? personne ne le sait encore. Mais quoi qu'il arrive, proscrits, quel que soit l'evenement, c'est le despotisme qui s'ecroule, soit sur Nicolas, soit sur Bonaparte. C'est, je repete mes paroles d'il y a un an, c'est le supplice de l'Europe qui finit. Le coup qui se frappe dans cette minute meme jettera bas necessairement dans un temps donne ou l'empereur de la Siberie, ou l'empereur de Cayenne; c'est-a-dire tous les deux; car l'un de ces deux poteaux de l'echafaud des peuples ne peut pas tomber sans entrainer l'autre.

Cependant que font les deux despotes? Ils sourient dans le calme imbecile de la miserable omnipotence humaine; ils sourient a l'avenir terrible! ils s'endorment dans la plenitude difforme et hideuse de leur absolutisme satisfait; ils n'ont meme pas la fantaisie des tristes gloires personnelles de la guerre, si faciles aux princes; ils n'ont pas meme souci des souffrances de ces douloureuses multitudes qu'ils appellent leurs armees. Pendant que, pour eux et par eux, des milliers d'hommes agonisent dans les ambulances sur les grabats du cholera, pendant que Varna est en flammes, pendant qu'Odessa fume sous le canon, pendant que Kola brule au nord et Sulina au midi, pendant qu'on ecrase de boulets et de bombes Silistrie, pendant que les sauvageries de Bomarsund repliquent aux ferocites de Sinope, tandis que les tours sautent, tandis que les vaisseaux flamboient et s'abiment, tandis que les "magasins de cadavres" des hopitaux russes regorgent, pendant les marches forcees de la Dobrudscha, pendant les desastres de Kustendji, pendant que des regiments entiers fondent et s'evanouissent dans le lugubre bivouac de Karvalik, que font les deux czars? L'un prend le frais a son palais d'ete; l'autre prend les bains de mer a Biarritz.

Troublons ces joies.

O peuples, au-dessus des combinaisons, des intrigues et des ententes, au-dessus des diplomaties, au-dessus des guerres, au-dessus de toutes les questions, question turque, question grecque, question russe, au-dessus de tout ce que les monarchies font ou revent, planent les crimes.

Ne laissons pas prescrire la protestation vengeresse; ne nous laissons pas distraire du but formidable. C'est toujours l'heure de dire: Neron est la! On pretend que les generations oublient. Eh bien! pour la saintete meme du droit, pour l'honneur meme de la conscience humaine, les victimes nous le demandent, les martyrs nous le crient du fond de leurs tombeaux, ravivons les souvenirs, et faisons de toutes les memoires des ulceres.

O peuples, le lugubre et menacant acte d'accusation, non! ne nous lassons jamais de le redire! En ce moment les autocrates et les tyrans du continent triomphent; ils ont mitraille a Palerme, mitraille a Brescia, mitraille a Berlin, mitraille a Vienne, mitraille a Paris; ils ont fusille a Ancone, fusille a Bologne, fusille a Rome, fusille a Arad, fusille a Vincennes, fusille au Champ de Mars; ils ont dresse le gibet a Pesth, le garrot a Milan, la guillotine a Belley; ils ont expedie les pontons, encombre les cachots, peuple les casemates, ouvert les oubliettes; ils ont donne au desert la fonction de bagne; ils ont appele a leur aide Tobolsk et ses neiges, Lambessa et ses fievres, l'ilot de la Mere et son typhus; ils ont confisque, ruine, sequestre, spolie; ils ont proscrit, banni, exile, expulse, deporte; quand cela a ete fait, quand ils ont eu bien mis le pied sur la gorge de l'humanite, quand ils ont entendu son dernier rale, ils ont dit tout joyeux: c'est fini! – Et maintenant les voila dans la salle du banquet. Les y voila, vainqueurs, enivres, tout-puissants, couronne en tete, lauriers au front. C'est le festin de la grande noce. C'est le mariage de la monarchie et du guet-apens, de la royaute et de l'assassinat, du droit divin et du faux serment, de tout ce qu'ils appellent auguste avec tout ce que nous appelons infame; mariage hideux et splendide; sous leurs pieds est la fanfare; toutes les trahisons et toutes les lachetes chantent l'epithalame. Oui, les despotes triomphent; oui, les despotes rayonnent; oui, eux et leurs sbires, eux et leurs complices, eux et leurs courtisans, eux et leurs courtisanes, ils sont fiers, heureux, contents, gorges, repus, glorieux; mais qu'est-ce que cela fait a la justice eternelle? Nations opprimees, l'heure approche. Regardez bien cette fete; les lampions et les lustres sont allumes, l'orchestre ne s'interrompt pas; les panaches et l'or et les diamants brillent; la valetaille en uniforme, en soutane ou en simarre se prosterne; les princes vetus de pourpre rient et se felicitent; mais l'heure va sonner, vous dis-je; le fond de la salle est plein d'ombre; et, voyez, dans cette ombre, dans cette ombre formidable, la Revolution, couverte de plaies, mais vivante, baillonnee, mais terrible, se dresse derriere eux, l'oeil fixe sur vous, peuples, et agite dans ses deux mains sanglantes au-dessus de leurs tetes des poignees de haillons arrachees aux linceuls des morts!