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Actes et Paroles, Volume 3

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XXVI
OBSEQUES DE FREDERICK-LEMAITRE
20 JANVIER 1876

Extrait du Rappel:

"Le grand peuple de Paris a fait au grand artiste qu'il vient de perdre des funerailles dignes de tous deux. Paris sait honorer ses morts comme il convient. A l'acteur sans maitre comme sans rival, qui faisait courir tout Paris quand il interpretait si superbement les heros des grands drames d'autrefois, Paris reconnaissant a fait un cortege supreme comme n'en ont pas les rois.

"Toutes les illustrations dans les lettres, dans les arts, tous les artistes de tous les theatres de Paris etaient la; plus cinquante mille inconnus. On a vu la comme Frederick etait avant tout l'artiste populaire.

"Des le matin, une foule considerable se portait aux abords du numero 15 de la rue de Bondy, ou le corps etait expose. Vers onze heures, les abords de la petite eglise de la rue des Marais devenaient difficiles. De nombreux agents s'echelonnaient, barrant le passage et faisant circuler les groupes qui se formaient. Heureusement, a quelques metres de l'eglise, la rue des Marais debouche sur le boulevard Magenta et forme une sorte de place irreguliere avec terre-plein plante d'arbres. La foule s'est refugiee la.

"A midi precis, le corbillard quittait la maison mortuaire. Le fils de Frederick a prie Victor Hugo, qui arrivait en ce moment, de vouloir bien tenir un des cordons du char funebre. "De tout mon coeur", a repondu Victor Hugo. Et il a tenu l'un des cordons jusqu'a l'eglise, avec MM. Taylor, Halanzier, Dumaine, Febvre et Laferriere.

"Le service religieux s'est prolonge jusqu'a une heure et demie. Faure a rendu ce dernier hommage a son camarade mort, d'interpreter le Requiem devant son cercueil, avec cette ampleur de voix et cette surete de style qui font de lui l'un des premiers chanteurs de l'Europe. Bosquin et Menu ont ensuite chante, l'un le Pie Jesu, et l'autre l'Agnus Dei.

"A deux heures moins un quart, le char se mettait en marche avec difficulte au milieu des flots profonds de la foule. Les maisons etaient garnies jusque sur les toits, et cela tout le long de la route. La circulation des voitures s'arretait jusqu'au boulevard Magenta. Des deux cotes de la chaussee, une haie compacte sur cinq ou six rangs.

"Le cortege est arrive a deux heures et demie, par le boulevard

Magenta et les boulevards Rochechouart et Clichy, au cimetiere

Montmartre. Une foule nouvelle attendait la.

"Frederick devait etre inhume dans le caveau ou l'avait precede son fils, le malheureux Charles Lemaitre, qui s'est, comme on sait, precipite d'une fenetre dans un acces de fievre chaude. Les abords de la tombe etaient gardes depuis deux heures par plusieurs centaines de personnes. Les agents du cimetiere et un officier de paix suivi de gardiens ont eu toutes les peines du monde a faire ouvrir un passage au corps.

"Au sortir de l'eglise, M. Frederick-Lemaitre fils avait prie encore

Victor Hugo de dire quelques paroles sur la tombe de son pere; et

Victor Hugo, quoique pris a l'improviste, n'avait pas voulu refuser de rendre ce supreme hommage au magnifique createur du role de Ruy-Blas.

"Il a donc pris le premier la parole, et prononce, d'une voix emue, mais nette et forte, l'adieu que voici:

On me demande de dire un mot. Je ne m'attendais pas a l'honneur qu'on me fait de desirer ma parole; je suis bien emu pour parler: j'essayerai pourtant. Je salue dans cette tombe le plus grand acteur de ce siecle; le plus merveilleux comedien peut-etre de tous les temps.

Il y a comme une famille d'esprits puissants et singuliers qui se succedent et qui ont le privilege de reverberer pour la foule et de faire vivre et marcher sur le theatre les grandes creations des poetes; cette serie superbe commence par Thespis, traverse Roscius et arrive jusqu'a nous par Talma; Frederick-Lemaitre en a ete, dans notre siecle, le continuateur eclatant. Il est le dernier de ces grands acteurs par la date, le premier par la gloire. Aucun comedien ne l'a egale, parce qu'aucun n'a pu l'egaler. Les autres acteurs, ses predecesseurs, ont represente les rois, les pontifes, les capitaines, ce qu'on appelle les heros, ce qu'on appelle les dieux; lui, grace a l'epoque ou il est ne, il a ete le peuple. (Mouvement.) Pas d'incarnation plus feconde et plus haute. Etant le peuple, il a ete le drame; il a eu toutes les facultes, toutes les forces et toutes les graces du peuple; il a ete indomptable, robuste, pathetique, orageux, charmant. Comme le peuple, il a ete la tragedie et il a ete aussi la comedie. De la sa toute-puissance; car l'epouvante et la pitie sont d'autant plus tragiques qu'elles sont melees a la poignante ironie humaine. Aristophane complete Eschyle; et, ce qui emeut le plus completement les foules, c'est la terreur doublee du rire. Frederick-Lemaitre avait ce double don; c'est pourquoi il a ete, parmi tous les artistes dramatiques de son epoque, le comedien supreme. Il a ete l'acteur sans pair. Il a eu tout le triomphe possible dans son art et dans son temps; il a eu aussi l'insulte, ce qui est l'autre forme du triomphe.

Il est mort. Saluons cette tombe. Que reste-t-il de lui aujourd'hui?

Ici-bas un genie. La-haut une ame.

Le genie de l'acteur est une lueur qui s'efface; il ne laisse qu'un souvenir. L'immortalite qui appartient a Moliere poete, n'appartient pas a Moliere comedien. Mais, disons-le, la memoire qui survivra a Frederick-Lemaitre sera magnifique; il est destine a laisser au sommet de son art un souvenir souverain.

Je salue et je remercie Frederick-Lemaitre. Je salue le prodigieux artiste; je remercie mon fidele et superbe auxiliaire dans ma longue vie de combat. Adieu, Frederick-Lemaitre!

Je salue en meme temps, car votre emotion profonde, a vous tous qui etes ici, m'emplit et me deborde moi-meme, je salue ce peuple qui m'entoure et qui m'ecoute. Je salue en ce peuple le grand Paris. Paris, quelque effort qu'on fasse pour l'amoindrir, reste la ville incomparable. Il a cette double qualite, d'etre la ville de la revolution et d'etre la ville de la civilisation, et il les tempere l'une par l'autre. Paris est comme une ame immense ou tout peut tenir. Rien ne l'absorbe tout a fait, et il donne aux nations tous les spectacles. Hier il avait la fievre des agitations politiques; aujourd'hui le voila tout entier a l'emotion litteraire. A l'heure la plus decisive et la plus grave, au milieu des preoccupations les plus severes, il se derange de sa haute et laborieuse pensee pour s'attendrir sur un grand artiste mort. Disons-le bien haut, d'une telle ville on doit tout esperer et ne rien craindre; elle aura toujours en elle la mesure civilisatrice; car elle a tous les dons et toutes les puissances. Paris est la seule cite sur la terre qui ait le don de transformation, qui, devant l'ennemi a repousser, sache etre Sparte, qui devant le monde a dominer, sache etre Rome, et qui, devant l'art et l'ideal a honorer, sache etre Athenes. (Profonde sensation.)

XXVII
ELECTION DES SENATEURS DE LA SEINE

Le 30 janvier 1876, Victor Hugo fut nomme membre du senat par les electeurs privilegies, dits electeurs senatoriaux.

Ces electeurs nommerent les senateurs de Paris, dans l'ordre suivant:

1. – FREYCINET. 2. – TOLAIN. 3. – HEROLD. 4. – VICTOR HUGO. 5. – ALPHONSE PEYRAT
XXVIII
LE CONDAMNE SIMBOZEL

M. Victor Hugo a recu la lettre suivante:

Paris, 1er fevrier 1876.

Monsieur,

C'est une infortune qui vient a vous, certaine que ma douleur trouvera un echo dans votre coeur.

J'ai demande la grace de mon pauvre ami a tous ceux qui auraient du m'entendre, mais toutes les portes m'ont ete fermees. J'ai ecrit partout et je n'ai obtenu aucune reponse. Le seul crime de mon mari est d'avoir pris part a l'insurrection du 18 Mars. Il a ete condamne pour ce fait (arrete depuis une annee seulement), comme tant d'autres malheureux, a la deportation simple.

Quoique tout prouvat, au jugement, qu'il s'etait conduit en honnete homme, rien n'y a fait, il a ete condamne. En m'adressant a vous, monsieur, je sais bien que je ne pourrai avoir la grace de mon mari, mais cette pensee-la m'est venue; mon mari professait un veritable culte pour vous; il avait foi dans votre grand et genereux coeur, qui a toujours plaide en faveur des plus humbles et des plus malheureux. Il vous appelait le grand medecin de l'humanite. C'est pourquoi je vous adresse ma priere.

Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er mars prochain pour la Nouvelle-Caledonie, contenant tous prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c'est mon devoir, je laisse mon pere et ma mere sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie; je suis leur seul soutien, puisqu'il n'est plus la.

Au nom de votre petite Jeanne, que vous aimez tant, je vous implore; faites entendre votre grande voix pour empecher que ce dernier depart ait lieu.

Depuis cinq ans, ne devrait-il pas y avoir un pardon, apres tout ce que nous avons souffert?

Pardonnez ma lettre, monsieur, la main me tremble en pensant que j'ose vous ecrire, vous si illustre, moi si humble. Je ne suis qu'une pauvre ouvriere, mais je vous sais si bon! et je sais que ma lettre trouvera le chemin de votre coeur, car je vous ecris avec mes larmes, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les malheureux qui souffrent de ma douleur. Si Dieu voulait que par votre genereuse intervention vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie!

J'espere, car je crois en vous.

Agreez, monsieur, l'expression de ma vive reconnaissance.

Celle qui vous honore et qui vous benit,

 

LOUISE SIMBOZEL,

rue Leregrattier, 2 (ile Saint-Louis).

M. Victor Hugo a repondu:

Paris, 2 fevrier 1876.

Ne desesperez pas, madame. L'amnistie approche. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empecher ce fatal depart du 1er mars. Comptez sur moi.

Agreez, madame, l'hommage de mon respect,

VICTOR HUGO.

Informations prises, et un depart de condamnes politiques devant en effet avoir lieu le 1er mars, M. Victor Hugo a ecrit au president de la republique la lettre qui suit:

Paris, 7 fevrier 1876.

Monsieur le president de la republique,

La femme d'un condamne politique qui n'a pas encore quitte la France me fait l'honneur de m'ecrire. Je mets la lettre sous vos yeux.

En l'absence de la commission des graces, c'est a vous que je crois devoir m'adresser. Ce condamne fait partie d'un convoi de transportes qui doit partir pour la Nouvelle-Caledonie le 1er mars.

C'est huit jours apres, le 8 mars, que les Chambres nouvelles entreront en fonction. Je suis de ceux qui pensent qu'elles voudront signaler leur avenement par l'amnistie. Ce grand acte d'apaisement est attendu par la France.

En presence de cette eventualite, et pour toutes les raisons reunies, vous jugerez sans doute, monsieur le marechal, qu'il conviendrait que le depart du 1er mars fut ajourne jusqu'a la decision des Chambres.

Un ordre de vous suffirait pour faire surseoir au depart. J'espere cet ordre de votre humanite, et je serais heureux d'y applaudir.

Recevez, monsieur le president de la republique, l'assurance de ma haute consideration.

VICTOR HUGO.

Malgre cette reclamation, l'ordre du depart fut maintenu par M. le president de la republique, alors conseille par M. Buffet. Deux semaines apres, les electeurs du suffrage universel et les electeurs du suffrage restreint, cette fois d'accord, destituerent M. Buffet, et, l'excluant du Senat et de l'Assemblee legislative, le mirent hors de la vie politique.

Depuis, M. Buffet y est rentre; mais pas par une tres grande porte.

XXIX
L'EXPOSITION DE PHILADELPHIE 16 AVRIL 1876, JOUR DE PAQUES

(Salle du Chateau-d'Eau.)

Amis et concitoyens.

La pensee qui se degage du milieu de nous en ce moment est la plus sainte pensee de concorde et d'harmonie que puissent avoir les peuples. La civilisation a ses hauts faits; et entre tous eclate cette Exposition de Philadelphie a laquelle, dans deux ans, repondra l'Exposition de Paris. Nous faisons ici l'annonce de ces grands evenements pacifiques. Nous venons proclamer l'auguste amitie des deux mondes, et affirmer l'alliance entre les deux vastes groupes d'hommes que l'Atlantique separe par la tempete et unit par la navigation. Dans une epoque inquiete et troublee, cela est bon a dire et beau a voir.

Nous, citoyens, nous n'avons ni trouble ni inquietude, et en entrant dans cette enceinte avec la serenite de l'esperance, avec un ferme desir et un ferme dessein d'apaisement universel, sachant que nous ne voulons que le juste, l'honnete et le vrai, resolus a glorifier le travail qui est la grande probite civique, nous constatons que la France est plus que jamais en equilibre avec le monde civilise, et nous sommes heureux de sentir que nous avons en nous la conscience du genre humain.

Ce que nous celebrons aujourd'hui, c'est la communion des nations; nous acceptons la solennite de ce jour, et nous l'augmentons par la fraternite. De la paque chretienne, nous faisons la paque populaire. (Applaudissements prolonges.)

Nous venons ici confiants et paisibles. Quel motif de trouble ou de crainte aurions-nous? Aucun. Nous sommes une France nouvelle. Une ere de stabilite s'ouvre. Les catastrophes ont passe, mais elles nous ont laisse notre ame. La monarchie est morte et la patrie est vivante. (Acclamation. Cris de Vive la republique!)

Il ne sortira pas de nos levres une parole de rancune et de colere. Ce que fait l'histoire est bien fait. Dix-huit siecles de monarchie finissent par creer une force des choses, et, a un moment donne, cette force des choses abat l'oppression, detrone l'usurpation, et releve cet immense vaincu, le peuple. Elle fait plus que le relever, elle le couronne. C'est ce couronnement du peuple qu'on appelle la republique. La souverainete legitime est aujourd'hui fondee. Au sacre d'un homme, fait par un pretre, Dieu, l'eternel juste, a substitue le sacre d'une nation, fait par le droit. (Mouvement.)

Cela est grand, et nous sommes contents.

Maintenant, que voulons-nous? La paix.

La paix entre les nations par le travail feconde, la paix entre les hommes par le devoir accompli.

Devoir et travail, tout est la.

Nous entrons resolument dans la vie fiere et tranquille des peuples majeurs.

Citoyens, en affirmant ces verites, je vous sens d'accord avec moi. Ce que j'ai a vous dire, vous le devinez d'avance; car vos consciences et la mienne se penetrent et se melent; c'est ma pensee qui est dans votre coeur et c'est votre parole qui est dans ma bouche.

Hommes de Paris, c'est avec une emotion profonde que je vous parle. Vous etes les initiateurs du progres. Vous etes le peuple des peuples. Apres avoir repousse l'invasion militaire, qui est la barbarie, vous allez accepter chez vous et porter chez les autres l'invasion industrielle, qui est la civilisation. Apres avoir bravement fait la guerre, vous allez faire magnifiquement la paix. (Applaudissements repetes.) Vous etes la vaillante jeunesse de l'humanite nouvelle. La vieillesse a le droit de saluer la jeunesse. Laissez-moi vous saluer. Laissez celui qui s'en va souhaiter la bienvenue a vous qui arrivez. (Mouvement.) Non, je ne me lasserai pas de vous rendre temoignage. J'ai ete dix-neuf ans absent; j'ai passe ces dix-neuf annees dans l'isolement de la mer, en contemplation devant les heroiques et sublimes spectacles de la nature, et, quand il m'a ete donne enfin de revenir dans mon pays, quand je suis sorti de la tempete des flots pour rentrer dans la tempete des hommes, j'ai pu comparer a la grandeur de l'ocean devant l'ouragan et le tonnerre la grandeur de Paris devant l'ennemi. (Longs applaudissements.) De la mon orgueil quand je suis parmi vous. Hommes de Paris, femmes de Paris, enfants de Paris, soyez glorifies et remercies par le solitaire en cheveux blancs; il a partage vos epreuves, et dans ses angoisses vos ames ont secouru son ame; il vous sert depuis quarante ans, et il est heureux d'user ses dernieres forces a vous servir encore; il rend graces a la destinee qui lui a accorde un moment supreme pour vous seconder et vous defendre, et qui lui a permis de faire pour cela une halte entre l'exil et la tombe. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo!)

Citoyens, nous sommes dans la voie juste, continuons. Perseverer, c'est vaincre. O peuple calomnie et meconnu, ne vous decouragez pas; soyez toujours le peuple superbe et bon qui fonde l'ordre sur le devoir et la liberte sur le travail. Soyez cette elite humaine qui a toutes les volontes honnetes, qui enseigne et qui conseille, qui marche sans cesse, qui lutte sans cesse, et qui fait tous ses efforts pour ne hair personne. Helas! cela est quelquefois difficile. N'importe, o mes freres, soutenons ceux qui chancellent, rassurons ceux qui tremblent, assistons ceux qui souffrent, aimons ceux qui aiment, et, quant a ceux qui ne pardonnent pas, – pardonnons-leur! (Vive emotion. Applaudissements prolonges.)

N'ayons aucune defaillance. J'en conviens, l'histoire par moments semble pleine de tenebres. On dirait que le vieil effort du mal contre le bien va reussir. Les hommes du passe, ceux qu'on appelle empereurs, papes et rois, qui se croient les maitres du monde, et qui ne sont pas meme les maitres de leur berceau ni de leur tombeau (mouvement), les hommes du passe font un travail terrible. Pendant que nous tachons de creer la vie, ils font la guerre, c'est-a-dire la mort. Faire la mort, quelle sombre folie! Les hommes regnants, si differents des hommes pensants, travaillent pendant que nous travaillons. Ils ont leur fecondite a eux, qui est la destruction; ils ont, eux aussi, leurs inventions, leurs perfectionnements, leurs decouvertes; ils inventent quoi? le canon Krupp; ils perfectionnent, quoi? la mitrailleuse; ils decouvrent, quoi? le Syllabus. (Explosion de bravos.) Ils ont pour epee la force et pour cuirasse l'ignorance; ils tournent dans le cercle vicieux des batailles; ils cherchent la pierre philosophale de l'armement invincible et definitif; ils depensent des millions pour faire des navires que ne peut trouer aucun projectile, puis ils depensent d'autres millions pour faire des projectiles qui peuvent trouer tous les navires (rires et bravos prolonges); cela fait, ils recommencent; leurs pugilats et leurs carnages vont de la Crimee au Mexique et du Mexique a la Chine; ils ont Inkermann, ils ont Balaklava, ils ont Sadowa, et Puebla qui a pour contre-coup Queretaro, et Rosbach qui a pour replique Iena, et Iena qui a pour replique Sedan (sensation, bravos); triste chaine sans fin de victoires, c'est-a-dire de catastrophes; ils s'arrachent des provinces; ils ecrasent les armees par les armees; ils multiplient les frontieres, les prohibitions, les prejuges, les obstacles; ils mettent le plus de muraille possible entre l'homme et l'homme; ici la vieille muraille romaine, la la vieille muraille germanique; ici Pierre, la Cesar; et, quand ils croient avoir bien separe les nations des nations, bien rebati le moyen age sur la revolution, bien tire de la maxime diviser pour regner tout ce qu'elle contient de monarchie et de haine, bien fonde la discorde a jamais, bien dissipe tous les reves de paix universelle, quand ils sont satisfaits et triomphants dans la certitude de la guerre eternelle, quand ils disent: c'est fini! – tout a coup, on voit, aux deux extremites de la terre, se lever, l'une a l'orient, l'autre a l'occident, deux mains immenses qui se tendent l'une vers l'autre, et se joignent et s'etreignent par-dessus l'ocean; c'est l'Europe qui fraternise avec l'Amerique. (Longs applaudissements.]

C'est le genre humain qui dit: Aimons-nous!

L'avenir est des a present visible; il appartient a la democratie une et pacifique; et, vous, nos delegues a l'Exposition de Philadelphie, vous ebauchez sous nos yeux ce fait superbe que le vingtieme siecle verra, l'embrassement des Etats-Unis d'Amerique et des Etats-Unis d'Europe. (Applaudissements.)

Allez, travailleurs de France, allez, ouvriers de Paris qui savez penser, allez, ouvrieres de Paris qui savez combattre, hommes utiles, femmes vaillantes, allez porter la bonne nouvelle, allez dire au nouveau monde que le vieux monde est jeune. Vous etes les ambassadeurs de la fraternite. Vous etes les representants de Gutenberg chez Franklin et de Papin chez Fulton; vous etes les deputes de Voltaire dans le pays de Washington. Dans cette illustre Amerique, vous arriverez de l'orient; vous aurez pour etendard l'aurore; vous serez des hommes eclairants; les porte-drapeau d'aujourd'hui sont les porte-lumiere. Soyez suivis et benis par l'acclamation humaine, vous qui, apres tant de desastres et tant de violences, le flambeau de la civilisation a la main, allez de la terre ou naquit Jesus-Christ a la terre ou naquit John Brown!

Que la civilisation, qui se compose d'activite, de concorde et de mansuetude, soit satisfaite. Le rapprochement des deux grandes republiques ne sera pas perdu; notre politique s'en ameliorera. Un souffle de clemence dilatera les coeurs. Les deux continents echangeront non seulement leurs produits, leurs commerces, leurs industries, mais leurs idees, et les progres dans la justice aussi bien que les progres dans la prosperite. L'Amerique, en presence des esclaves, a imite de nous ce grand exemple, la delivrance; et nous, en presence des condamnes de la guerre civile, nous imiterons de l'Amerique ce grand exemple, l'amnistie. (Sensation. – Applaudissements. – Vive l'amnistie!)

Que la paix soit entre les hommes! (Longue acclamation. – Vive VictorHugo! – Vive la republique!)