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Actes et Paroles, Volume 3

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IV

A MM. MEURICE ET VACQUERIE

La lettre suivante, qui n'a pu paraitre sous la Commune par des raisons que tout le monde sait, trouve naturellement sa place ici, a sa date:

Bruxelles, 28 avril.

Chers amis,

Nous traversons une crise.

Vous me demandez toute ma pensee, je pourrais me borner a ce seul mot: c'est la votre.

Ce qui me frappe, c'est a quel point nous sommes d'accord. Le public m'attribue dans le Rappel une participation que je n'ai pas, et m'en croit, sinon le redacteur, du moins l'inspirateur; vous savez mieux que personne a quel point j'ai dit la verite quand j'ai ecrit dans vos colonnes memes que j'etais un simple lecteur du Rappel et rien de plus. Eh bien, cette erreur du public a sa raison d'etre. Il y a, au fond, entre votre pensee et la mienne, entre votre appreciation et la mienne, entre votre conscience et la mienne, identite presque absolue. Permettez-moi de le constater et de m'en applaudir. Ainsi, dans l'heure decisive ou nous sommes, heure qui, si elle finit mal, pourrait etre irreparable, vous avez une pensee dominante que vous dites chaque matin dans le Rappel, la conciliation. Or, ce que vous ecrivez a Paris, je le pense a Bruxelles. La fin de la crise serait dans ce simple acces de sagesse: concessions mutuelles. Alors le denoument serait pacifique. Autrement il y aura guerre a outrance. On n'est pas quitte avec un probleme parce qu'on a sabre la solution.

J'ecrivais en avril 1869 les deux mots qui resoudraient les

complications d'avril 1871, et j'ajoute toutes les complications.

Ces deux mots, vous vous en souvenez, sont: Conciliation et

Reconciliation. Le premier pour les idees, le second pour les hommes.

Le salut serait la.

Comme vous je suis pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l'application.

Certes le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus necessaire de toutes, comme la plus illustre. Paris commune est la resultante de la France republique. Comment! Londres est une commune, et Paris n'en serait pas une! Londres, sous l'oligarchie, existe, et Paris, sous la democratie, n'existerait pas! La cite de Londres a de tels droits qu'elle arrete tout net devant sa porte le roi d'Angleterre. A Temple-Bar le roi finit et le peuple commence. La porte se ferme, et le roi n'entre qu'en payant l'amende. La monarchie respecte Londres, et la republique violerait Paris! Enoncer de telles choses suffit; n'insistons pas. Paris est de droit commune, comme la France est de droit republique, comme je suis de droit citoyen. La vraie definition de la republique, la voici: moi souverain de moi. C'est ce qui fait qu'elle ne depend pas d'un vote. Elle est de droit naturel, et le droit naturel ne se met pas aux voix. Or une ville a un moi comme un individu; et Paris, parmi toutes les villes, a un moi supreme. C'est ce moi supreme qui s'affirme par la Commune. L'Assemblee n'a pas plus la faculte d'oter a Paris la Commune que la Commune n'a la faculte d'oter a la France l'Assemblee.

Donc aucun des deux termes ne pouvant exclure l'autre, il s'ensuit cette necessite rigoureuse, absolue, logique: s'entendre.

Le moi national prend cette forme, la republique; le moi local prend cette forme, la commune; le moi individuel prend cette forme, la liberte.

Mon moi n'est complet et je ne suis citoyen qu'a cette triple condition: la liberte dans ma personne, la commune dans mon domicile, la republique dans ma patrie.

Est-ce clair?

Le droit de Paris de se declarer Commune est incontestable.

Mais a cote du droit, il y a l'opportunite.

Ici apparait la vraie question.

Faire eclater un conflit a une pareille heure! la guerre civile apres la guerre etrangere! Ne pas meme attendre que les ennemis soient partis! amuser la nation victorieuse du suicide de la nation vaincue! donner a la Prusse, a cet empire, a cet empereur, ce spectacle, un cirque de betes s'entre-devorant, et que ce cirque soit la France!

En dehors de toute appreciation politique, et avant d'examiner qui a tort et qui a raison, c'est la le crime du 18 mars.

Le moment choisi est epouvantable.

Mais ce moment a-t-il ete choisi?

Choisi par qui?

Qui a fait le 18 mars?

Examinons.

Est-ce la Commune?

Non. Elle n'existait pas.

Est-ce le comite central?

Non. Il a saisi l'occasion, il ne l'a pas creee.

Qui donc a fait le 18 mars?

C'est l'Assemblee; ou pour mieux dire la majorite.

Circonstance attenuante: elle ne l'a pas fait expres.

La majorite et son gouvernement voulaient simplement enlever les canons de Montmartre. Petit motif pour un si grand risque.

Soit. Enlever les canons de Montmartre.

C'etait l'idee; comment s'y est-on pris?

Adroitement.

Montmartre dort. On envoie la nuit des soldats saisir les canons. Les canons pris, on s'apercoit qu'il faut les emmener. Pour cela il faut des chevaux. Combien? Mille. Mille chevaux! ou les trouver? On n'a pas songe a cela. Que faire? On les envoie chercher, le temps passe, le jour vient, Montmartre se reveille; le peuple accourt et veut ses canons; il commencait a n'y plus songer, mais puisqu'on les lui prend il les reclame; les soldats cedent, les canons sont repris, une insurrection eclate, une revolution commence.

Qui a fait cela?

Le gouvernement, sans le vouloir et sans le savoir.

Cet innocent est bien coupable.

Si l'Assemblee eut laisse Montmartre tranquille, Montmartre n'eut pas souleve Paris. Il n'y aurait pas eu de 18 mars.

Ajoutons ceci: les generaux Clement Thomas et Lecomte vivraient.

J'enonce les faits simplement, avec la froideur historique.

Quant a la Commune, comme elle contient un principe, elle se fut produite plus tard, a son heure, les prussiens partis. Au lieu de mal venir, elle fut bien venue.

Au lieu d'etre une catastrophe, elle eut ete un bienfait.

Dans tout ceci a qui la faute? au gouvernement de la majorite.

Etre le coupable, cela devrait rendre indulgent.

Eh bien, non.

Si l'Assemblee de Bordeaux eut ecoute ceux qui lui conseillaient de rentrer a Paris, et notamment la haute et integre eloquence de Louis Blanc, rien de ce que nous voyons ne serait arrive, il n'y eut pas eu de 18 mars.

Du reste, je ne veux pas aggraver le tort de la majorite royaliste.

On pourrait presque dire: c'est sa faute, et ce n'est pas sa faute.

Qu'est-ce que la situation actuelle? un effrayant malentendu.

Il est presque impossible de s'entendre.

Cette impossibilite, qui n'est, selon moi, qu'une difficulte, vient de ceci:

La guerre, en murant Paris, a isole la France. La France, sans Paris, n'est plus la France. De la l'Assemblee, de la aussi la Commune. Deux fantomes. La Commune n'est pas plus Paris que l'Assemblee n'est la France. Toutes deux, sans que ce soit leur faute, sont sorties d'un fait violent, et c'est ce fait violent qu'elles representent. J'y insiste, l'Assemblee a ete nommee par la France separee de Paris, la Commune a ete nommee par Paris separe de la France. Deux elections viciees dans leur origine. Pour que la France fasse une bonne election, il faut qu'elle consulte Paris; et pour que Paris s'incarne vraiment dans ses elus, il faut que ceux qui representent Paris representent aussi la France. Or evidemment l'assemblee actuelle ne represente pas Paris qu'elle fuit, non parce qu'elle le hait, mais, ce qui est plus triste, parce qu'elle l'ignore. Ignorer Paris, c'est curieux, n'est-ce pas? Eh bien, nous autres, nous ignorons bien le soleil. Nous savons seulement qu'il a des taches. C'est tout ce que l'Assemblee sait de Paris. Je reprends. L'Assemblee ne reflete point Paris, et de son cote la Commune, presque toute composee d'inconnus, ne reflete pas la France. C'est cette penetration d'une representation par l'autre qui rendrait la conciliation possible; il faudrait dans les deux groupes, assemblee et commune, la meme ame, France, et le meme coeur, Paris. Cela manque. De la le refus de s'entendre.

C'est le phenomene qu'offre la Chine, d'un cote les tartares, de l'autre les chinois.

Et cependant la Commune incarne un principe, la vie municipale, et l'Assemblee en incarne un autre, la vie nationale. Seulement, dans l'Assemblee comme dans la Commune, on peut s'appuyer sur le principe, non sur les hommes. La est le malheur. Les choix ont ete funestes. Les hommes perdent le principe. Raison des deux cotes et tort des deux cotes. Pas de situation plus inextricable.

Cette situation cree la frenesie.

Les journaux belges annoncent que le Rappel va etre supprime par la Commune. C'est probable. Dans tous les cas n'ayez pas peur que la suppression vous manque. Si vous n'etes pas supprimes par la Commune, vous serez supprimes par l'Assemblee. Le propre de la raison c'est d'encourir la proscription des extremes.

Du reste, vous et moi, quel que soit le devoir, nous le ferons.

Cette certitude nous satisfait. La conscience ressemble a la mer. Si violente que soit la tempete de la surface, le fond est tranquille.

Nous ferons le devoir, aussi bien contre la Commune que contre l'Assemblee; aussi bien pour l'Assemblee que pour la Commune.

Peu importe nous; ce qui importe, c'est le peuple. Les uns l'exploitent, les autres le trahissent. Et sur toute la situation il y a on ne sait quel nuage; en haut stupidite, en bas stupeur.

Depuis le 18 mars, Paris est mene par des inconnus, ce qui n'est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. A part quelques chefs, qui suivent plutot qu'ils ne guident, la Commune, c'est l'ignorance. Je n'en veux pas d'autre preuve que les motifs donnes pour la destruction de la Colonne; ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. S'il faut detruire un monument a cause des souvenirs qu'il rappelle, jetons bas le Parthenon qui rappelle la superstition paienne, jetons bas l'Alhambra qui rappelle la superstition mahometante, jetons bas le Colisee qui rappelle ces fetes atroces ou les betes mangeaient les hommes, jetons bas les Pyramides qui rappellent et eternisent d'affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux; jetons bas tous les temples a commencer parle Rhamseion, toutes les mosquees a commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathedrales a commencer par Notre-Dame. En un mot, detruisons tout; car jusqu'a ce jour tous les monuments ont ete faits par la royaute et sous la royaute, et le peuple n'a pas encore commence les siens. Detruire tout, est-ce la ce qu'on veut? Evidemment non. On fait donc ce qu'on ne veut pas faire. Faire le mal en le voulant faire, c'est la sceleratesse; faire le mal sans le vouloir faire, c'est l'ignorance.

 

La Commune a la meme excuse que l'Assemblee, l'ignorance.

L'ignorance, c'est la grande plaie publique. C'est l'explication de tout le contre-sens actuel.

De l'ignorance nait l'inconscience. Mais quel danger!

Dans la nuit on peut aller a des precipices, et dans l'ignorance on peut aller a des crimes.

Tel acte commence par etre imbecile et finit par etre feroce.

Tenez, en voici un qui s'ebauche, il est monstrueux; c'est le decret des otages.

Tous les jours, indignes comme moi, vous denoncez a la conscience du peuple ce decret hideux, infame point de depart des catastrophes. Ce decret ricochera contre la republique. J'ai le frisson quand je songe a tout ce qui peut en sortir. La Commune, dans laquelle il y a, quoi qu'on en dise, des coeurs droits et honnetes, a subi ce decret plutot qu'elle ne l'a vote. C'est l'oeuvre de quatre ou cinq despotes, mais c'est abominable. Emprisonner des innocents et les rendre responsables des crimes d'autrui, c'est faire du brigandage un moyen de gouvernement. C'est de la politique de caverne. Quel deuil et quel opprobre s'il arrivait, dans quelque moment supreme, que les miserables qui ont rendu ce decret trouvassent des bandits pour l'executer! Quel contre-coup cela aurait! Vous verriez les represailles! Je ne veux rien predire, mais je me figure la terreur blanche repliquant a la terreur rouge.

Ce que represente la Commune est immense; elle pourrait faire de grandes choses, elle n'en fait que de petites. Et des choses petites qui sont des choses odieuses, c'est lamentable.

Entendons-nous. Je suis un homme de revolution. J'etais meme cet homme-la sans le savoir, des mon adolescence, du temps ou, subissant a la fois mon education qui me retenait dans le passe et mon instinct qui me poussait vers l'avenir, j'etais royaliste en politique et revolutionnaire en litterature; j'accepte donc les grandes necessites; a une seule condition, c'est qu'elles soient la confirmation des principes, et non leur ebranlement.

Toute ma pensee oscille entre ces deux poles: Civilisation, Revolution. Quand la liberte est en peril, je dis: Civilisation, mais revolution; quand c'est l'ordre qui est en danger, je dis: Revolution, mais civilisation.

Ce qu'on appelle l'exageration est parfois utile, et peut meme, a de certains moments, sembler necessaire. Quelquefois pour faire marcher un cote arriere de l'idee, il faut pousser un peu trop en avant l'autre cote. On force la vapeur; mais il y a possibilite d'explosion, et chance de dechirure pour la chaudiere et de deraillement pour la locomotive. Un homme d'etat est un mecanicien. La bonne conduite de tous les perils vers un grand but, la science du succes selon les principes a travers le risque et malgre l'obstacle, c'est la politique.

Mais, dans les actes de la Commune, ce n'est pas a l'exageration des principes qu'on a affaire, c'est a leur negation.

Quelquefois meme a leur derision.

De la, la resistance de toutes les grandes consciences.

Non, la ville de la science ne peut pas etre menee par l'ignorance; non, la ville de l'humanite ne peut pas etre gouvernee par le talion; non, la ville de la clarte ne peut pas etre conduite par la cecite; non, Paris, qui vit d'evidence, ne peut pas vivre de confusion; non, non, non!

La Commune est une bonne chose mal faite.

Toutes les fautes commises se resument en deux malheurs: mauvais choix du moment, mauvais choix des hommes.

Ne retombons jamais dans ces demences. Se figure-t-on Paris disant de ceux qui le gouvernent: Je ne les connais pas! Ne compliquons pas une nuit par l'autre; au probleme qui est dans les faits, n'ajoutons pas une enigme dans les hommes. Quoi! ce n'est pas assez d'avoir affaire a l'inconnu; il faut aussi avoir affaire aux inconnus!

L'enormite de l'un est redoutable; la petitesse des autres est plus redoutable encore.

En face du geant il faudrait le titan; on prend le myrmidon!

L'obscure question sociale se dresse et grandit sur l'horizon avec des epaississements croissant d'heure en heure. Toutes nos lumieres ne seraient pas de trop devant ces tenebres.

Je jette ces lignes rapidement. Je tache de rester dans le vrai historique.

Je conclus par ou j'ai commence. Finissons-en.

Dans la mesure du possible, concilions les idees et reconcilions les hommes.

Des deux cotes on devrait sentir le besoin de s'entendre, c'est-a-dire de s'absoudre.

L'Angleterre admet des privileges, la France n'admet que des droits; la est essentiellement la difference entre la monarchie et la republique. C'est pourquoi, en regard des privileges de la cite de Londres, nous ne reclamons que le droit de Paris. En vertu de ce droit, Paris veut, peut et doit offrir a la France, a l'Europe, au monde, le patron communal, la cite exemple.

Paris est la ferme-modele du progres.

Supposons un temps normal; pas de majorite legislative royaliste en presence d'un peuple souverain republicain, pas de complication financiere, pas d'ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse; la Commune fait la loi parisienne qui sert d'eclaireur et de precurseur a la loi francaise faite par l'Assemblee. Paris, je l'ai dit deja plus d'une fois, a un role europeen a remplir. Paris est un propulseur. Paris est l'initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique a son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l'enfant, appeler la femme au vote, decreter l'instruction gratuite et obligatoire, doter l'enseignement laique, supprimer les proces de presse, pratiquer la liberte absolue de publicite, d'affichage et de colportage, d'association et de meeting, se refuser a la juridiction de la magistrature imperiale, installer la magistrature elective, prendre le tribunal de commerce et l'institution des prud'hommes comme experience faite devant servir de base a la reforme judiciaire, etendre le jury aux causes civiles, mettre en location les eglises, n'adopter, ne salarier et ne persecuter aucun culte, proclamer la liberte des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l'atelier communal et le magasin communal, relies l'un a l'autre par la monnaie fiduciaire a rente, supprimer l'octroi, constituer l'impot unique qui est l'impot sur le revenu; en un mot abolir l'ignorance, abolir la misere, et, en fondant la cite, creer le citoyen.

Mais, dira-t-on, ce sera mettre un etat dans l'etat. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire.

Figurons-nous Paris, ce Paris-la, en travail. Quel fonctionnement supreme! quelle majeste dans l'innovation! Les reformes viennent l'une apres l'autre. Paris est l'immense essayeur. L'univers civilise attentif regarde, observe, profite. La France voit le progres se construire lentement de toutes pieces sous ses yeux; et, chaque fois que Paris fait un pas heureux, elle suit; et ce que suit la France est suivi par l'Europe. L'experience politique, a mesure qu'elle avance, cree la science politique. Rien n'est plus laisse au hasard. Plus de commotions a craindre, plus de tatonnements, plus de reculs, plus de reactions; ni coups de trahison du pouvoir, ni coups de colere du peuple. Ce que Paris dit est dit pour le monde; ce que Paris fait est fait pour le monde. Aucune autre ville, aucun autre groupe d'hommes, n'a ce privilege. L'income-tax reussit en Angleterre; que Paris l'adopte, la preuve sera faite. La liberte des banques, qui implique le droit de papier-monnaie, est en plein exercice dans les iles de la Manche; que Paris le pratique, le progres sera admis. Paris en mouvement, c'est la vie universelle en activite. Plus de force stagnante ou perdue. La roue motrice travaille, l'engrenage obeit, la vaste machine humaine marche desormais pacifiquement, sans temps d'arret, sans secousse, sans soubresaut, sans fracture. La revolution francaise est finie, l'evolution europeenne commence.

Nous avons perdu nos frontieres; la guerre, certes, nous les rendra, mais la paix nous les rendrait mieux encore. J'entends la paix ainsi comprise, ainsi pratiquee, ainsi employee. Cette paix-la nous donnerait plus que la France redevenue France; elle nous donnerait la France devenue Europe. Par l'evolution europeenne, dont Paris est le moteur, nous tournons la situation, et l'Allemagne se reveille brusquement prise et brusquement delivree par les Etats-Unis d'Europe.

Que penser de nos gouvernants? avoir ce prodigieux outil de civilisation et de suprematie, Paris, et ne pas s'en servir!

N'importe, ce qui est dans Paris en sortira. Tot ou tard, Paris Commune s'imposera. Et l'on sera stupefait de voir ce mot Commune se transfigurer, et de redoutable devenir pacifique. La Commune sera une oeuvre sure et calme. Le procede civilisateur definitif que je viens d'indiquer tout a l'heure sommairement n'admet ni effraction ni escalade. La civilisation comme la nature n'a que deux moyens, infiltration et rayonnement. L'un fait la seve, l'autre fait le jour; par l'un on croit, par l'autre on voit; et les hommes comme les choses n'ont que ces deux besoins, la croissance et la lumiere.

Vaillants et chers amis, je vous serre la main.

Un dernier mot. Quelles que soient les affaires qui me retiennent a Bruxelles, il va sans dire que si vous jugiez, pour quoi que ce soit, ma presence utile a Paris, vous n'avez qu'a faire un signe, j'accourrais.

V. H.

V

L'INCIDENT BELGE
LA PROTESTATION. – L'ATTAQUE NOCTURNE. L'EXPULSION

Sec.1

Les evenements se precipitaient.

La piece Pas de Represailles, publiee a propos des violences de la Commune, avait ete reproduite, on l'a vu, par presque tous les journaux, y compris quelques journaux de Versailles; elle avait ete traduite en anglais, en italien, en espagnol, en portugais (pas en allemand). La presse reactionnaire, voyant la un blame des actes de la Commune, avait applaudi particulierement a ces vers:

 
Quoi! bannir celui-ci! jeter l'autre aux bastilles!
Jamais! Quoi! declarer que les prisons, les grilles.
Les barreaux, les geoliers; et l'exil tenebreux,
Ayant ete mauvais pour nous, sont bons pour eux!
Non, je n'oterai, moi, la patrie a personne.
Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne;
On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l'honnete un pas;
J'ai paye de vingt ans d'exil ce droit austere
D'opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon ame aux aveugles courroux;
Si je vois les cachots-sinistres, les verrous,
Les chaines menacer mon ennemi, je l'aime,
Et je donne un asile a mon proscripteur meme;
Ce qui fait qu'il est bon d'avoir ete proscrit.
Je sauverais Judas si j'etais Jesus-Christ.
 

Celui qui avait ecrit cette declaration n'attendait qu'une occasion de la mettre en pratique. Elle ne tarda pas a se presenter.

Le 25 mai 1871, interpelle dans la Chambre des representants de

Belgique au sujet de la defaite de la Commune et des evenements de

Paris, M. d'Anethan, ministre des affaires etrangeres, fait, au nom du gouvernement belge, la declaration qu'on va lire:

M. D'ANETHAN. – Je puis donner a la Chambre l'assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermete et avec la plus grande vigilance; il usera des pouvoirs dont il est arme pour empecher l'invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui meritent a peine le nom d'hommes et qui devraient etre mis au ban de toutes les nations civilisees. (Vive approbation sur tous les bancs.)

Ce ne sont pas des refugies politiques; nous ne devons pas les considerer comme tels.

 

Des voix: Non! non! M. D'ANETHAN. – Ce sont des hommes que le crime a souilles et que le chatiment doit atteindre. (Nouvelles marques d'approbation.)

Le 27 mai parait la lettre suivante:

A M. LE REDACTEUR DE L'Independance belge.

Bruxelles, 20 mai 1871.

Monsieur,

Je proteste contre la declaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques.

Je n'etais pas avec eux.

J'accepte le principe de la Commune, je n'accepte pas les hommes.

J'ai proteste contre leurs actes, loi des otages, represailles, arrestations arbitraires, violation des libertes, suppression des journaux, spoliations, confiscations, demolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple.

Leurs violences m'ont indigne comme m'indigneraient aujourd'hui les violences du parti contraire.

La destruction de la Colonne est un acte de lese-nation. La destruction du Louvre eut ete un crime de lese-civilisation.

Mais des actes sauvages, etant inconscients, ne sont point des actes scelerats. La demence est une maladie et non un forfait. L'ignorance n'est pas le crime des ignorants.

La Colonne detruite a ete pour la France une heure triste; le Louvre detruit eut ete pour tous les peuples un deuil eternel.

Mais la Colonne sera relevee, et le Louvre est sauve.

Aujourd'hui Paris est repris. L'Assemblee a vaincu la Commune: Qui a fait le 18 mars? De l'Assemblee ou de la Commune, laquelle est la vraie coupable? L'histoire le dira.

L'incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n'y a-t-il pas deux incendiaires? Attendons pour juger.

Je n'ai jamais compris Billioray, et Rigault m'a etonne jusqu'a l'indignation; mais fusiller Billioray est un crime, mais fusiller Rigault est un crime.

Ceux de la Commune, Johannard et ses soldats qui font fusiller un enfant de quinze ans sont des criminels; ceux de l'Assemblee, qui font fusiller Jules Valles, Bosquet, Parisel, Amouroux, Lefrancais, Brunet et Dombrowski, sont des criminels.

Ne faisons pas verser l'indignation d'un seul cote. Ici le crime est aussi bien dans les agents de l'Assemblee que dans ceux de la Commune, et le crime est evident.

Premierement, pour tous les hommes civilises, la peine de mort est abominable; deuxiemement, l'execution sans jugement est infame. L'une n'est plus dans le droit, l'autre n'y a jamais ete.

Jugez d'abord, puis condamnez, puis executez. Je pourrai blamer, mais je ne fletrirai pas. Vous etes dans la loi.

Si vous tuez sans jugement, vous assassinez.

Je reviens au gouvernement belge.

Il a tort de refuser l'asile.

La loi lui permet ce refus, le droit le lui defend.

Moi qui vous ecris ces lignes, j'ai une maxime: Pro jure contra legem.

L'asile est un vieux droit. C'est le droit sacre des malheureux.

Au moyen age, l'eglise accordait l'asile meme aux parricides.

Quant a moi, je declare ceci:

Cet asile, que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l'offre.

Ou? en Belgique.

Je fais a la Belgique cet honneur.

J'offre l'asile a Bruxelles.

J'offre l'asile place des Barricades, n deg. 4.

Qu'un vaincu de Paris, qu'un homme de la reunion dite Commune, que Paris a fort peu elue et que, pour ma part, je n'ai jamais approuvee, qu'un de ces hommes, fut-il mon ennemi personnel, surtout s'il est mon ennemi personnel, frappe a ma porte, j'ouvre. Il est dans ma maison; il est inviolable.

Est-ce que, par hasard, je serais un etranger en Belgique? je ne le crois pas. Je me sens le frere de tous les hommes et l'hote de tous les peuples.

Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit; le vaincu d'aujourd'hui chez le proscrit d'hier.

Je n'hesite pas a le dire, deux choses venerables.

Une faiblesse protegeant l'autre.

Si un homme est hors la loi, qu'il entre dans ma maison. Je defie qui que ce soit de l'en arracher.

Je parle ici des hommes politiques.

Si l'on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la defense du droit, on verra, a cote de l'homme de la Commune, qui est le vaincu de l'Assemblee de Versailles, l'homme de la Republique, qui a ete le proscrit de Bonaparte.

Je ferai mon devoir. Avant tout les principes.

Un mot encore.

Ce qu'on peut affirmer, c'est que l'Angleterre ne livrera pas les refugies de la Commune.

Pourquoi mettre la Belgique au-dessous de l'Angleterre?

La gloire de la Belgique c'est d'etre un asile. Ne lui otons pas cette gloire.

En defendant la France, je defends la Belgique.

Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi.

Dans tous les cas, j'aurai ma conscience.

Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.

VICTOR HUGO

Sec.2

A la suite de cette lettre, s'est produit un fait nocturne dont voici les details, que l'Independance belge a publies et que la presse a reproduits:

"Monsieur le Redacteur,

"Il a ete publie plusieurs recits inexacts des faits qui se sont passes place des Barricades, n deg. 4, dans la nuit du 27 au 28 mai.

"Je crois necessaire de preciser ces faits dans leur realite absolue.

"Dans cette nuit de samedi a dimanche, M. Victor Hugo, apres avoir travaille et ecrit, venait de se coucher. La chambre qu'il occupe est situee au premier etage et sur le devant de la maison. Elle n'a qu'une seule fenetre, qui donne sur la place. M. Victor Hugo, s'eveillant et travaillant de bonne heure, a pour habitude de ne point baisser les persiennes de la fenetre.

"Il etait minuit un quart, il venait de souffler sa bougie et il allait s'endormir. Tout a coup un coup de sonnette se fait entendre. M. Victor Hugo, reveille a demi, ecoute, croit a une erreur d'un passant et se recouche. Nouveau coup de sonnette, plus fort que le premier. M. Victor Hugo se leve, passe une robe de chambre, va a la fenetre, l'ouvre et demande: Qui est la? Une voix repond: Dombrowski. M. Victor Hugo, encore presque endormi, et ne distinguant rien dans les tenebres, songe a l'asile offert par lui le matin meme aux fugitifs, pense qu'il est possible que Dombrowski n'ait pas ete fusille et vienne en effet lui demander un asile, et se retourne pour descendre et ouvrir sa porte. En ce moment, une grosse pierre, assez mal dirigee, vient frapper la muraille a cote de la fenetre. M. Victor Hugo comprend alors, se penche a la fenetre ouverte, et apercoit une foule d'hommes, une cinquantaine au moins, ranges devant sa maison et adosses a la grille du square. Il eleve la voix et dit a cette foule: Vous etes des miserables! Puis il referme la fenetre. Au moment ou il la refermait, un fragment de pave, qui est encore aujourd'hui dans sa chambre, creve la vitre a un pouce au-dessus de sa tete, y fait un large trou et roule a ses pieds en le couvrant d'eclats de verre, qui, par un hasard etrange, ne l'ont pas blesse. En meme temps, dans la bande groupee au-dessous de la fenetre, ces cris eclatent: A mort Victor Hugo! A bas Victor Hugo! A bas Jean Valjean! A bas lord Clancharlie! A bas le brigand!

"Cette explosion violente avait reveille la maison. Deux femmes sorties precipitamment de leurs lits, l'une, la maitresse de la maison, M'me veuve Charles Hugo, l'autre la bonne des deux petits enfants, Mariette Leclanche, entrent dans la chambre. – Pere, qu'y a-t-il? demande M'me Charles Hugo. Qu'est-ce que cela? M. Victor Hugo repond: Ce n'est rien; cela me fait l'effet d'etre des assassins. Puis il ajoute: Soyez tranquilles, rentrez dans vos chambres, il est impossible que d'ici a quelques instants une ronde de police ne passe pas, et cette bande prendra la fuite. Et il rentre lui-meme, accompagne de M'me Charles Hugo, et suivi de Mariette, dans la nursery, chambre d'enfants contigue a la sienne, mais situee sur l'arriere de la maison, et ayant vue sur le jardin.

"Mariette, cependant, venait de rentrer dans la chambre de son maitre, afin de voir ce qui se passait. Elle s'approcha de la fenetre, fut apercue, et immediatement une troisieme pierre, dirigee sur cette femme, creva la vitre et arracha les rideaux.

"A partir de ce moment, une grele de projectiles tomba furieusement sur la fenetre et sur la facade de la maison. On entendait distinctement les cris: A mort Victor Hugo! A la potence! A la lanterne le brigand! D'autres cris moins intelligibles se faisaient entendre: A Cayenne! A Mazas! Toutes ces clameurs etaient dominees par celle-ci: Enfoncons la porte! M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, avait simplement repousse la porte qui n'etait fermee qu'au loquet. On entendait distinctement des efforts pour crocheter ce loquet. Mariette descendit et ferma la porte au verrou.