Tasuta

Hernani

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

SCÈNE V

HERNANI, DOÑA SOL, DON RUY GOMEZ.

DON RUY GOMEZ (immobile et croisant les bras sur le seuil de laporte).

 
    Voilà donc le paîment de l'hospitalité!
 

DOÑA SOL.

 
    Dieu! le duc!
 

Tous deux se retournent comme réveillés en sursaut.

DON RUY GOMEZ (toujours immobile).

 
    C'est donc là mon salaire, mon hôte?
    – Bon seigneur, va-t'en voir si ta muraille est haute,
    Si la porte est bien close et l'archer dans sa tour,
    De ton château pour nous fais et refais le tour,
    Cherche en ton arsenal une armure à ta taille,
    Ressaye à soixante ans ton harnois[51] de bataille!
    Voici la loyauté dont nous paîrons ta foi!
    Tu fais cela pour nous, et nous ceci pour toi!
    Saints du ciel! j'ai vécu plus de soixante années,
    J'ai vu bien des bandits aux âmes effrénées,
    J'ai souvent, en tirant ma dague du fourreau,
    Fait lever sur mes pas des gibiers de bourreau[52],
    J'ai vu des assassins, des monnayeurs, des traîtres,
    De faux valets à table empoisonnant leur maîtres,
    J'en ai vu qui mouraient sans croix et sans pater[53],
    J'ai vu Sforce[54], j'ai vu Borgia[55], je vois Luther[56],
    Mais je n'ai jamais vu perversité si haute
    Qui n'eût craint le tonnerre en trahissant son hôte!
    Ce n'est pas de mon temps. Si noire trahison
    Pétrifie un vieillard au seuil de sa maison,
    Et fait que le vieux maître, en attendant qu'il tombe,
    A l'air d'une statue à mettre sur sa tombe.
    Maures et Castillans! quel est cet homme-ci?
 

Il lève les yeux et les promène sur les portraits qui entourent lasalle.

 
    O vous, tous les Silva qui m'écoutez ici,
    Pardon si devant vous, pardon si ma colère
    Dit l'hospitalité mauvaise conseillère!
 

HERNANI (se levant).

 
    Duc…
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Tais-toi!
 

Il fait lentement trois pas dans la salle et promène denouveau ses regards sur les portraits des Silva.

 
    Morts sacrés! aïeux! hommes de fer!
    Qui voyez ce qui vient du ciel et de l'enfer,
    Dites-moi, messeigneurs, dites, quel est cet homme?
    Ce n'est pas Hernani, c'est Judas qu'on le nomme!
    Oh! tâchez de parler pour me dire son nom!
 

Croisant les bras.

 
    Avez-vous de vos jours vu rien de pareil? Non!
 

HERNANI.

 
    Seigneur duc…
 

DON RUY GOMEZ (toujours aux portraits).

 
    Voyez-vous, il veut parler, l'infâme!
    Mais, mieux encor que moi, vous lisez dans son âme.
    Oh! ne l'écoutez pas! C'est un fourbe! Il prévoit
    Que mon bras va sans doute ensanglanter mon toit,
    Que peut-être mon coeur couve dans ses tempêtes
    Quelque vengeance, soeur du festin des sept têtes[57],
    Il vous dira qu'il est proscrit, il vous dira
    Qu'on va dire Silva comme l'on dit Lara,
    Et puis qu'il est mon hôte, et puis qu'il est votre hôte…
    Mes aïeux, mes seigneurs, voyez, est-ce ma faute?
    Jugez entre nous deux!
 

HERNANI.

 
    Ruy Gomez de Silva,
    Si jamais vers le ciel noble front s'éleva,
    Si jamais coeur fut grand, si jamais âme haute,
    C'est la vôtre, seigneur! c'est la tienne, ô mon hôte!
    Moi qui te parle ici, je suis coupable, et n'ai
    Rien à dire, sinon que je suis bien damné.
    Oui, j'ai voulu te prendre et t'enlever ta femme,
    Oui, j'ai voulu souiller ton lit, oui, c'est infâme!
    J'ai du sang. Tu feras très bien de le verser,
    D'essuyer ton épée et de n'y plus penser!
 

DOÑA SOL.

 
   Seigneur, ce n'est pas lui! Ne frappez que moi-même!
 

HERNANI.

 
    Taisez-vous, doña Sol. Car cette heure est suprême.
    Cette heure m'appartient. Je n'ai plus qu'elle. Ainsi
    Laissez-moi m'expliquer avec le duc ici.
    Duc, crois aux derniers mots de ma bouche; j'en jure[58],
    Je suis coupable, mais sois tranquille, – elle est pure!
    C'est là tout. Moi coupable, elle pure; ta foi
    Pour elle, un coup d'épée ou de poignard pour moi.
    Voilà. – Puis fais jeter le cadavre à la porte
    Et laver le plancher, si tu veux, il n'importe!
 

DOÑA SOL.

 
    Ah! moi seule ai tout fait. Car je l'aime.
 

Don Ruy se détourne à ce mot en tressaillant, et fixe sur doña Solun regard terrible. Elle se jette à ses genoux.

 
    Oui, pardon!
    Je l'aime, monseigneur!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Vous l'aimez!
 

A Hernani.

 
    Tremble donc!
 

Bruit de trompettes au dehors. – Entre le page. Au page

 
    Qu'est ce bruit?
 

LE PAGE.

 
    C'est le roi, monseigneur, en personne,
    Avec un gros d'archers et son héraut qui sonne.
 

DOÑA SOL.

 
    Dieu! le roi! Dernier coup!
 

LE PAGE (au duc).

 
    Il demande pourquoi
    La porte est close, et veut qu'on ouvre.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Ouvrez au roi.
 

Le page s'incline et sort.

DOÑA SOL.

 
    Il est perdu!
 

Don Ruy Gomez va à l'un des tableaux, qui est son propre portrait et le dernier à gauche; il presse un ressort, le portrait s'ouvre comme une porte, et laisse voir une cachette pratiquée dans le mur. Il se tourne vers Hernani.

DON RUY GOMEZ.

 
    Monsieur, venez ici.
 

HERNANI.

 
    Ma tête
    Est à toi. Livre-la, seigneur. Je la tiens prête.
    Je suis ton prisonnier.
 

Il entre dans la cachette. Don Ruy presse de nouveau le ressort, tout se referme, et le portrait revient à sa place.

DOÑA SOL (au duc).

 
    Seigneur, pitié pour lui!
 

LE PAGE (entrant).

 
    Son altesse le roi.
 

Doña Sol baisse précipitamment son voile. La porte s'ouvre à deux battants. Entre don Carlos en habit de guerre, suivi d'une foule de gentilshommes également armés, de pertuisaniers, d'arquebusiers, d'arbalétriers.

SCÈNE VI

DON RUY GOMEZ; DOÑA SOL (voilée); DON CARLOS; SUITE.

Don Carlos s'avance à pas lents, la main gauche sur le pommeau de son épée, la droite dans sa poitrine, et fixe sur le vieux duc un oeil de défiance et de colère. Le duc va au devant du roi et le salue profondément. – Silence. – Attente et terreur alentour. Enfin, le roi, arrivé en face du duc, lève brusquement la tête.

DON CARLOS.

 
    D'où vient donc aujourd'hui,
    Mon cousin, que ta porte est si bien verrouillée?
    Par les saints! je croyais ta dague plus rouillée!
    Et je ne savais pas qu'elle eût hâte à ce point,
    Quand nous te venons voir, de reluire à ton poing[59]!
 

Don Ruy Gomez veut parler, le roi poursuit avec un geste impérieux.

 
    C'est s'y prendre un peu tard[60] pour faire le jeune homme!
    Avons-nous des turbans? serait-ce qu'on me nomme
    Boabdil[61] ou Mahom[62], et non Carlos, répond!
    Pour nous baisser la herse et nous lever le pont?
 

DON RUY GOMEZ (s'inclinant).

 
    Seigneur…
 

DON CARLOS (à ses gentilshommes).

 
    Prenez les clefs! saissisez-vous des portes!
 

Deux officiers sortent. Plusieurs autres rangent les soldats entriple haie dans la salle, du roi à la grande porte. Don Carlos seretourne vers le duc.

 
    Ah! vous réveillez donc les rébellions mortes?
    Pardieu! si vous prenez de ces airs avec moi.
    Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi
    Et j'irai par les monts, de mes mains aguerries,
    Dans leurs nids crénelés tuer les seigneuries!
 

DON RUY GOMEZ (se redressant).

 
    Altesse, les Silva sont loyaux…
 

DON CARLOS (l'interrompant).

 
    Sans détours
    Réponds, duc, ou je fais raser tes onze tours!
    De l'incendie éteint il reste une étincelle,
    Des bandits morts il reste un chef. – Qui le recèle?
    C'est toi! Ce Hernani, rebelle empoisonneur,
    Ici, dans ton château, tu le caches!
 

DON RUY GOMEZ.

 
 
    Seigneur,
    C'est vrai.
 

DON CARLOS.

 
    Fort bien. Je veux sa tête, – ou bien la tienne,
    Entends-tu, mon cousin?
 

DON RUY GOMEZ (s'inclinant).

 
    Mais qu'à cela ne tienne[63]!
    Vous serez satisfait.
 

Doña Sol cache sa tête dans ses mains et tombe sur le fauteuil.

DON CARLOS (radouci).

 
    Ah! tu t'amendes. – Va
    Chercher mon prisonnier.
 

Le duc croise les bras, baisse la tête et reste quelques moments rêveur. Le roi et doña Sol l'observent en silence et agités d'émotions contraires. Enfin le duc relève son front, va au roi, lui prend la main, et le mène à pas lents devant le plus ancien des portraits, celui qui commence la galerie à droite.

DON RUY GOMEZ (montrant au roi le vieux portrait).

 
    Celui-ci, des Silva
    C'est l'aîné, c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme!
    Don Silvius[64], qui fut trois fois consul de Rome.
 

Passant au portrait suivant.

 
    Voici don Galceran de Silva, l'autre Cid!
    On lui garde à Toro[65], près de Valladolid[66],
    Une châsse dorée où brûlent mille cierges.
    Il affranchit Léon du tribut des cent vierges[67].
 

Passant à un autre.

 
    – Don Blas, – qui, de lui-même et dans sa bonne foi,
    S'exila pour avoir mal conseillé le roi.
 

A un autre.

 
    – Christoval. – Au combat d'Escalona, don Sanche,
    Le roi, fuyait à pied, et sur sa plume blanche
    Tous les coups s'acharnaient; il cria: Christoval!
    Christoval prit la plume et donna son cheval.
 

A un autre.

 
    – Don Jorge, qui paya la rançon de Ramire[68],
    Roi d'Aragon.
 

DON CARLOS (croisant les bras et le regardant de la tête aux pieds).

 
    Pardieu! don Ruy, je vous admire!
    Continuez!
 

DON RUY GOMEZ (passant à un autre).

 
    Voici Ruy Gomez de Silva,
    Grand-maître de Saint-Jacque et de Calatrava[69].
    Son armure géante irait mal à nos tailles.
    Il prit trois cents drapeaux, gagna trente batailles,
    Conquit au roi Motril[70], Antequera[71], Suez[72],
    Nijar[73], et mourut pauvre. – Altesse, saluez.
 

Il s'incline, se découvre, et passe à un autre. Le roi l'écouteavec une impatience et une colère toujours croissantes.

 
    Près de lui, Gil son fils, cher aux âmes loyales.
    Sa main pour un serment valait les mains royales.
 

A un autre.

 
    – Don Gaspard, de Mendoce et de Silva l'honneur!
    Toute noble maison tient à Silva[74], seigneur.
    Sandoval tour à tour nous craint ou nous épouse,
    Manrique nous envie et Lara nous jalouse.
    Alencastre[75] nous hait. Nous touchons à la fois
    Du pied à tous les ducs, du front à tous les rois!
 

DON CARLOS.

 
    Vous raillez-vous?
 

DON RUY GOMEZ (allant à d'autres portraits).

 
    Voilà don Vasquez, dit le Sage,
    Don Jayme, dit le Fort. Un jour, sur son passage,
    Il arrêta Zamet[76] et cent maures tout seul.
    – J'en passe, et des meilleurs.
 

Sur un geste de colère du roi, il passe un grand nombre de tableaux,et vient tout de suite aux trois derniers portraits à gauche duspectateur.

 
    Voici mon noble aïeul.
    Il vécut soixante ans, gardant la foi jurée,
    Même aux juifs.
 

A l'avant-dernier.

 
    Ce vieillard, cette tête sacrée,
    C'est mon père. Il fut grand, quoi qu'il vint le dernier.
    Les maures de Grenade avaient fait prisonnier
    Le comte Alvar Giron, son ami. Mais mon père
    Prit pour l'aller chercher six cents hommes de guerre;
    Il fit tailler en pierre un comte Alvar Giron
    Qu'à sa suite il traina, jurant par son patron
    De ne point reculer que le comte de pierre
    Ne tournât front lui-même et n'allât en arrière.
    Il combattit, puis vint au comte, et le sauva.
 

DON CARLOS

 
    Mon prisonnier!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    C'était un Gomez de Silva.
    Voilà donc ce qu'on dit quand dans cette demeure
    On voit tous ces héros…
 

DON CARLOS.

 
    Mon prisonnier sur l'heure!
 

DON RUY GOMEZ (Il s'incline profondément devant le roi, lui prend lamain et le mène devant le dernier portrait, celui qui sert de porte àla cachette où il a fait entrer Hernani. Doña Sol le suit des yeuxavec anxiété. – Attente et silence dans l'assistance.

 
    Ce portrait, c'est le mien. – Roi don Carlos, merci!
    Car vous voulez qu'on dise en le voyant ici:
    «Ce dernier, digne fils d'une race si haute,
    Fut un traître, et vendit la tête de son hôte!»
 

Joie de dora Sol. Mouvement de stupeur dans les assistants. Le roi, déconcerté, s'éloigne avec colère. Puis reste quelques instants silencieux, les lèvres tremblantes et l'oeil enflammé.

DON CARLOS.

 
    Duc, ton château me gêne et je le mettrai bas!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Car vous me la paîriez[77], altesse, n'est-ce pas?
 

DON CARLOS.

 
    Duc, j'en ferai raser les tours pour tant d'audace,
    Et je ferai semer du chanvre sur la place.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Mieux voir croître du chanvre où ma tour s'éleva
    Qu'une tache ronger le vieux nom de Silva.
 

Aux portraits.

 
   N'est-il pas vrai, vous tous?
 

DON CARLOS.

 
    Duc, cette tête est nôtre[78],
    Et tu m'avais promis…
 

DON RUY GOMEZ.

 
    J'ai promis l'une ou l'autre,
 

Aux portraits.

 
    N'est-il pas vrai, vous tous?
 

Montrant sa tête.

 
    Je donne celle-ci.
 

Au roi.

 
    Prenez-la.
 

DON CARLOS.

 
    Duc, fort bien. Mais j'y perds, grand merci[79]!
    La tête qu'il me faut est jeune, il faut que morte
    On la prenne aux cheveux. La tienne? que m'importe!
    Le bourreau la prendrait par les cheveux en vain.
    Tu n'en as pas assez pour lui remplir la main!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Altesse, pas d'affront! ma tête encore est belle,
    Et vaut bien, que je crois, la tête d'un rebelle.
    La tête d'un Silva, vous êtes dégoûté!
 

DON CARLOS.

 
    Livre-nous Hernani!
 

DON Ruy GOMEZ.

 
    Seigneur, en vérité,
    J'ai dit.
 

DON CARLOS (à sa suite).

 
    Fouillez partout! et qu'il ne soit point d'aile,
    De cave ni de tour…
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Mon donjon est fidèle
    Comme moi. Seul il sait le secret avec moi.
    Nous le garderons bien tous deux.
 

DON CARLOS.

 
    Je suis le roi!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Hors que de mon château démoli pierre à pierre
    On ne fasse ma tombe, on n'aura rien.
 

DON CARLOS.

 
    Prière,
    Menace, tout est vain! – Livre-moi le bandit,
    Duc! ou tête et château, j'abattrai tout.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    J'ai dit.
 

DON CARLOS.

 
    Eh bien donc! au lieu d'une alors j'aurai deux têtes.
 

Au duc d'Alcala[80].

 
    Jorge, arrêtez le duc.
 

DOÑA SOL (arrachant son voile et se jetant entre le roi, le duc, etles gardes).

 
    Roi don Carlos, vous êtes
    Un mauvais roi!
 

DON CARLOS.

 
    Grand Dieu! Que vois-je? doña Sol!
 

DOÑA SOL.

 
    Altesse, tu n'as pas le coeur d'un Espagnol!
 

DON CARLOS (troublé).

 
    Madame, pour le roi vous êtes bien sévère.
 

Il s'approche de doña Sol. Bas.

 
    C'est vous qui m'avez mis au coeur cette colère.
    Un homme devient ange ou monstre en vous touchant.
    Ah! quand on est haï, que vite[81] on est méchant!
    Si vous aviez voulu, peut-être, ô jeune fille,
    J'étais grand, j'eusse été le lion de Castille!
    Vous m'en faites le tigre avec votre courroux.
    Le voilà qui rugit, madame, taisez-vous!
 

Doña Sol lui jette un regard. Il s'incline.

 
    Pourtant, j'obéirai.
 

Se tournant vers le duc.

 
    Mon cousin, je t'estime.
    Ton scrupule après tout peut sembler légitime.
    Sois fidèle à ton hôte, infidèle à ton roi,
    C'est bien, je te fais grâce et suis meilleur que toi.
    – J'emmène seulement ta nièce comme otage.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Seulement!
 

DOÑA SOL (interdite).

 
    Moi, seigneur!
 

DON CARLOS.

 
    Oui, vous.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Pas davantage!
    O la grande clémence! ô généreux vainqueur,
    Qui ménage la tête et torture le coeur!
    Belle grâce!
 

DON CARLOS.

 
    Choisis. Doña Sol ou le traître.
    Il me faut l'un des deux.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Ah! vous êtes le maître!
 

Don Carlos s'approche de doña Sol pour l'emmener. Elle se réfugie vers don Ruy Gomez.

DOÑA SOL.

 
    Sauvez-moi, monseigneur!
 

Elle s'arrête. – A part.

 
    Malheureuse, il le faut!
    La tête de mon oncle ou l'autre!.. Moi plutôt!
 

Au roi.

 
    Je vous suis.
 

DON CARLOS (à part).

 
    Par les saints! l'idée est triomphante!
    Il faudra bien enfin s'adoucir, mon infante[82]!
 

Doña Sol va d'un pas grave et assuré au coffret qui renferme l'écrin, l'ouvre et y prend le poignard, qu'elle cache dans son sein. Don Carlos vient à elle et lui présente la main.

DON CARLOS (à doña Sol).

 
    Qu'emportez-vous là?
 

DOÑA SOL.

 
    Rien.
 

DON CARLOS.

 
 
    Un joyau précieux?
 

DOÑA SOL.

 
    Oui.
 

DON CARLOS (souriant).

 
    Voyons.
 

DOÑA SOL.

 
    Vous verrez.
 

Elle lui donne la main et se dispose à le suivre. Don Ruy Gomez, qui est resté immobile et profondément absorbé dans sa pensée, se retourne et fait quelques pas en criant.

DON RUY GOMEZ.

 
    Doña Sol! terre et cieux!
    Doña Sol! – Puisque l'homme ici n'a point d'entrailles,
    A mon aide! croulez, armures et murailles!
 

Il court au roi.

 
    Laisse-moi mon enfant! je n'ai qu'elle, ô mon roi!
 

DON CARLOS (lâchant la main de doña Sol).

 
    Alors, mon prisonnier!
 

Le duc baisse la tête et semble en proie à une horrible hésitation; puis il se relève, et regarde les portraits en joignant les mains vers eux.

DON RUY GOMEZ.

 
    Ayez pitié de moi,
    Vous tous!
 

Il fait un pas vers la cachette; doña Sol le suit des yeux avec anxiété. Il se retourne vers les portraits. Oh! voilez-vous! votre regard m'arrête.

Il s'avance en chancelant jusqu'à son portrait, puis se retourne encore vers le roi. Tu le veux?

DON CARLOS.

 
    Oui.
 

Le duc lève en tremblant la main vers le ressort.

DOÑA SOL.

 
    Dieu!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Non!
 

Il se jette aux genoux du roi.

 
    Par pitié, prends ma tête!
 

DON CARLOS.

 
    Ta nièce!
 

DON RUY GOMEZ (se relevant).

 
    Prends-la donc! et laisse-moi l'honneur!
 

DON CARLOS (saisissant la main de doña Sol tremblante).

 
    Adieu, duc.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Au revoir!
 

Il suit de l'oeil le roi, qui se retire lentement avec doña Sol; puis il met la main sur son poignard. Dieu vous garde, seigneur!

Il revient sur le devant, haletant, immobile, sans plus rien voir ni entendre, l'oeil fixe, les bras croisés sur sa poitrine, qui les soulève comme par des mouvements convulsifs. Cependant le roi sort avec doña Sol, et toute la suite des seigneurs sort après lui, deux à deux, gravement et chacun à son rang. Ils se parlent à voix basse entre eux.

DON RUY GOMEZ (à part).

 
    Roi, pendant que tu sors joyeux de ma demeure,
    Ma vieille loyauté sort de mon coeur qui pleure.
 

Il lève les yeux, les promène autour de lui, et voit qu'il est seul. Il court à la muraille, détache deux épées d'une panoplie, les mesure toutes deux, puis les dépose sur une table. Cela fait, il va au portrait, pousse le ressort, la porte cachée se rouvre.

SCÈNE VII

DON RUY GOMEZ, HERNANI.

DON RUY GOMEZ.

 
    Sors.
 

Hernani parait à la porte de la cachette. Don Ruy lui montre les deuxépées sur la table.

 
    Choisis. – Don Carlos est hors de la maison.
    Il s'agit maintenant de me rendre raison.
    Choisis. Et faisons vite. – Allons donc! ta main tremble!
 

HERNANI.

 
    Un duel! Nous ne pouvons, vieillard, combattre ensemble.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Pourquoi donc? As-tu peur? N'est-tu point noble?
    Enfer!
    Noble ou non, pour croiser le fer avec le fer,
    Tout homme qui m'outrage est assez gentilhomme!
 

HERNANI.

 
    Vieillard…
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Viens me tuer ou viens mourir, jeune homme.
 

HERNANI.

 
    Mourir, oui. Vous m'avez sauvé malgré mes voeux[83].
    Donc, ma vie est à vous. Reprenez-la.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Tu veux?
 

Aux portraits.

 
    Vous voyez qu'il le veut.
 

A Hernani.

 
    C'est bon. Fais ta prière.
 

HERNANI.

 
    Oh! c'est à toi, seigneur, que je fais la dernière.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Parle à l'autre Seigneur.
 

HERNANI.

 
    Non, non, à toi! Vieillard,
    Frappe-moi. Tout m'est bon, dague, épée ou poignard.
    Mais fais-moi, par pitié, cette suprême joie!
    Duc, avant de mourir, permets que je la voie!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    La voir!
 

HERNANI.

 
    Au moins permets que j'entende sa voix
    Une dernière fois! rien qu'une seule fois!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    L'entendre!
 

HERNANI.

 
    Oh! je comprends, seigneur, ta jalousie.
    Mais déjà par la mort ma jeunesse est saisie,
    Pardonne-moi. Veux-tu, dis-moi, que, sans la voir,
    S'il le faut, je l'entende? et je mourrai ce soir.
    L'entendre seulement! contente[84] mon envie!
    Mais, oh! qu'avec douceur j'exhalerais ma vie,
    Si tu daignais vouloir qu'avant de fuir aux cieux
    Mon âme allât revoir la sienne dans ses yeux!
    – Je ne lui dirai rien. Tu seras là, mon père.
    Tu me prendras après.
 

DON RUY GOMEZ (montrant la cachette encore ouverte).

 
    Saints du ciel! ce repaire
    Est-il donc si profond, si sourd et si perdu,
    Qu'il n'ait entendu rien?
 

HERNANI.

 
    Je n'ai rien entendu.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Il a fallu livrer doña Sol ou toi-même.
 

HERNANI.

 
    A qui, livrée?
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Au roi.
 

HERNANI.

 
    Vieillard stupide! il l'aime.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Il l'aime!
 

HERNANI.

 
    Il nous l'enlève! il est notre rival!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    O malédiction! – Mes vassaux! A cheval!
    A cheval! poursuivons le ravisseur!
 

HERNANI.

 
    Écoute.
    La vengeance au pied sûr fait moins de bruit en route.
    Je t'appartiens. Tu peux me tuer. Mais veux-tu
    M'employer à venger ta nièce et sa vertu?
    Ma part dans ta vengeance! oh! fais-moi cette grâce.
    Et, s'il faut embrasser tes pieds, je les embrasse!
    Suivons le roi tous deux. Viens, je serai ton bras,
    Je te vengerai, duc. Après, tu me tueras.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Alors, comme aujourd'hui, te laisseras-tu faire[85]?
 

HERNANI.

 
    Oui, duc.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Qu'en jures-tu?
 

HERNANI.

 
    La tête de mon père.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Voudras-tu de toi-même un jour t'en souvenir?
 

HERNANI (lui présentant le cor qu'il détache de sa ceinture).

 
    Écoute. Prends ce cor. – Quoi qu'il puisse advenir,
    Quand tu voudras, seigneur, quel que soit le lieu, l'heure,
    S'il te passe à l'esprit qu'il est temps que je meure,
    Viens, sonne de ce cor[86], et ne prends d'autres soins.
    Tout sera fait.
 

DON RUY GOMEZ (lui tendant la main).

 
    Ta main.
 

Ils se serrent la main. – Aux portraits.

 
    Vous tous, soyez témoins!