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ACTE QUATRIÈME – LE TOMBEAU

AIX-LA-CHAPELLE

Les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle[1]. De grandes voûtes d'architecture lombarde. Gros piliers bas, pleins cintres, chapiteaux d'oiseaux et de fleurs. – A droite, le tombeau de Charlemagne, avec une petite porte de bronze, basse et cintrée. Une seule lampe suspendue à une clef de voûte en éclaire l'inscription: KAROLVS MAGNVS. – Il est nuit. On ne voit pas le fond du souterrain; l'ail se perd dans les arcades, les escaliers et les piliers qui s'entre croisent dans l'ombre.

SCÈNE PREMIÈRE

DON CARLOS, DON RICARDO DE ROXAS, COMTE DE CASAPALMA (une lanterne à la main. Grands manteaux, chapeaux rabattus).

DON RICARDO (son chapeau à la main).

 
    C'est ici.
 

DON CARLOS.

 
    C'est ici que la ligue s'assemble!
    Que je vais dans ma main les tenir tous ensemble!
    Ah! monsieur l'électeur de Trèves[2], c'est ici!
    Vous leur prêtez ce lieu! Certe, il est bien choisi!
    Un noir complot prospère à l'air des catacombes.
    Il est bon d'aiguiser les stylets sur des tombes.
    Pourtant c'est jouer gros. La tête est de l'enjeu,
    Messieurs les assassins! et nous verrons. – Pardieu!
    Ils font bien de choisir pour une telle affaire
    Un sépulcre, – ils auront moins de chemin à faire.
 

A don Ricardo.

 
    Ces caveaux sous le sol s'étendent-ils bien loin?
 

DON RICARDO.

 
    Jusques au château-fort.
 

DON CARLOS.

 
    C'est plus qu'il n'est besoin.
 

DON RICARDO.

 
    D'autres, de ce côté, vont jusqu'au monastère
    D'Altenheim…
 

DON CARLOS.

 
    Où Rodolphe extermina Lothaire[3].
    Bien. – Une fois encor, comte, redites-moi
    Les noms et les griefs, où, comment, et pourquoi.
 

DON RICARDO.

 
    Gotha[4].
 

DON CARLOS.

 
    Je sais pourquoi le brave duc conspire.
    Il veut un Allemand d'Allemagne à l'Empire.
 

DON RICARDO.

 
    Hohenbourg.
 

DON CARLOS.

 
    Hohenbourg aimerait mieux, je croi[5],
    L'enfer avec François que le ciel avec moi.
 

DON RICARDO.

 
    Don Gil Tellez Giron.
 

DON CARLOS.

 
    Castille et Notre-Dame!
    Il se révolte donc contre son roi, l'infâme!
 

DON RICARDO.

 
    On dit qu'il vous trouva chez madame Giron
    Un soir que vous veniez de le faire baron.
    Il veut venger l'honneur de sa tendre compagne.
 

DON CARLOS.

 
    C'est donc qu'il se révolte alors contre l'Espagne.
    – Qui nomme-t-on encore?
 

DON RICARDO.

 
    On cite avec ceux-là
    Le révérend Vasquez, évêque d'Avila.
 

DON CARLOS.

 
    Est-ce aussi pour venger la vertu de sa femme?
 

DON RICARDO.

 
    Puis Guzman de Lara, mécontent, qui réclame
    Le collier de votre ordre.
 

DON CARLOS.

 
    Ah! Guzman de Lara!
    Si ce n'est qu'un collier qu'il lui faut, il l'aura.
 

DON RICARDO.

 
    Le duc de Lutzelbourg[6]. Quant aux plans qu'on lui prête…
 

DON CARLOS.

 
    Le duc de Lutzelbourg est trop grand de la tête[7].
 

DON RICARDO.

 
    Juan de Haro, qui veut Astorga[8].
 

DON CARLOS.

 
    Ces Haro
    Ont toujours fait doubler la solde du bourreau[9].
 

DON RICARDO.

 
    C'est tout.
 

DON CARLOS.

 
    Ce ne sont pas toutes mes têtes. Comte,
    Cela ne fait que sept, et je n'ai pas mon compte.
 

DON RICARDO.

 
    Ah! je ne nomme pas quelques bandits, gagés
    Par Trêve ou par la France…
 

DON CARLOS.

 
    Hommes sans préjugés
    Dont le poignard, toujours prêt à jouer son rôle,
    Tourne aux plus gros écus, comme l'aiguille au pôle!
 

DON RICARDO.

 
    Pourtant j'ai distingué deux hardis compagnons[10],
    Tous deux nouveaux venus. Un jeune, un vieux.
 

DON CARLOS.

 
    Leurs noms?
 

Don Ricardo lève les épaules en signe d'ignorance.

 
    Leur âge?
 

DON RICARDO.

 
    Le plus jeune a vingt ans.
 

DON CARLOS.

 
    C'est dommage.
 

DON RICARDO.

 
    Le vieux, soixante au moins.
 

DON CARLOS.

 
    L'un n'a pas encor l'âge,
    Et l'autre ne l'a plus. Tant pis. J'en prendrai soin.
    Le bourreau peut compter sur mon aide au besoin.
    Ah! loin que mon épée aux factions soit douce,
    Je la lui prêterai si sa hache s'émousse,
    Comte, et pour l'élargir[11], je coudrai, s'il le faut,
    Ma pourpre impériale au drap de l'échafaud.
    – Mais serai-je empereur seulement?
 

DON RICARDO.

 
    Le collège,
    A cette heure assemblé, délibère.
 

DON CARLOS.

 
    Que sais-je?
    Ils nommeront François premier, ou leur Saxon,
    Leur Frédéric le Sage! – Ah! Luther a raison,
    Tout va mal! – Beaux faiseurs de majestés sacrées!
    N'acceptant pour raisons que les raisons dorées!
    Un Saxon hérétique[12]! un comte palatin
    Imbécile! un primat de Trèves libertin!
    – Quant au roi de Bohême, il est pour moi. – Des princes
    De Hesse[13], plus petits encor que leurs provinces!
    De jeunes idiots! des vieillards débauchés!
    Des couronnes, fort bien! mais des têtes? cherchez!
    Des nains! que je pourrais, concile ridicule,
    Dans ma peau de lion emporter comme Hercule[14]!
    Et qui, démaillotés du manteau violet,
    Auraient la tête encor de moins que Triboulet[15]
    – Il me manque trois voix, Ricardo! tout me manque!
    Oh! je donnerais Gand, Tolède et Salamanque[16],
    Mon ami Ricardo, trois villes à leur choix,
    Pour trois voix, s'ils voulaient! Vois-tu, pour ces trois voix,
    Oui, trois de mes cités de Castille ou de Flandre[17],
    Je les donnerais! – sauf, plus tard, à les reprendre[18]!
 

Don Ricardo salue profondément le roi, et met son chapeau sur sa tête. – Vous vous couvrez[19]?

DON RICARDO.

 
    Seigneur, vous m'avez tutoyé.
 

Saluant de nouveau.

 
    Me voilà grand d'Espagne.
 

DON CARLOS (à part).

 
    Ah! tu me fais pitié,
    Ambitieux de rien! – Engeance intéressée!
    Comme à travers la nôtre ils suivent leur pensée!
    Basse-cour où le roi, mendié sans pudeur,
    A tous ces affamés émiette la grandeur!
 

Rêvant.

 
    Dieu seul et l'empereur sont grands! – et le saint-père!
    Le reste, rois et ducs! qu'est cela?
 

DON RICARDO.

 
    Moi, j'espère
    Qu'ils prendront votre altesse.
 

DON CARLOS (à part).

 
    Altesse! altesse, moi!
    J'ai du malheur en tout. – S'il fallait rester roi!
 

DON RICARDO (à part).

 
    Baste[20]! empereur ou non, me voilà grand d'Espagne.
 

DON CARLOS.

 
    Sitôt qu'ils auront fait l'empereur d'Allemagne,
    Quel signal à la ville annoncera son nom?
 

DON RICARDO.

 
    Si c'est le duc de Saxe, un seul coup de canon.
    Deux, si c'est le Français. Trois, si c'est votre altesse.
 

DON CARLOS.

 
    Et cette doña Sol! Tout m'irrite et me blesse!
    Comte, si je suis fait empereur, par hasard,
    Cours la chercher. Peut-être on voudra d'un césar[21]!
 

DON RICARDO (souriant).

 
    Votre altesse est bien bonne!
 

DON CARLOS (l'interrompant avec hauteur).

 
 
    Ah! là-dessus, silence!
    Je n'ai point dit encor ce que je veux qu'on pense.
    – Quand saura-t-on le nom de l'élu?
 

DON RICARDO.

 
    Mais, je crois,
    Dans une heure au plus tard.
 

DON CARLOS.

 
    Oh! trois voix! rien que trois!
    – Mais écrasons d'abord ce ramas qui conspire,
    Et nous verrons après à qui sera l'empire.
 

Il compte sur ses doigts et frappe du pied.

 
    Toujours trois voix de moins! Ah! ce sont eux qui l'ont!
    – Ce Corneille Agrippa pourtant en sait bien long[22]!
    Dans l'océan céleste il a vu treize étoiles
    Vers la mienne du nord venir à pleines voiles.
    J'aurai l'empire, allons! – Mais d'autre part on dit
    Que l'abbé Jean Trithème[23] à François l'a prédit.
    – J'aurais dû, pour mieux voir ma fortune éclaircie,
    Avec quelque armement aider la prophétie!
    Toutes prédictions du sorcier le plus fin
    Viennent bien mieux à terme et font meilleure fin
    Quand une bonne armée, avec canons et piques,
    Gens de pied, de cheval, fanfares et musiques,
    Prête à montrer la route au sort qui veut broncher,
    Leur sert de sage-femme et les fait accoucher.
    Lequel vaut mieux, Corneille Agrippa? Jean Trithème?
    Celui dont une armée explique le système,
    Qui met un fer de lance au bout de ce qu'il dit,
    Et compte maint soudard, lansquenet ou bandit,
    Dont l'estoc, refaisant la fortune imparfaite,
    Taille l'événement au plaisir du prophète.
    – Pauvres fous! qui, l'oeil fier, le front haut, visent droit
    A l'empire du monde et disent: J'ai mon droit!
    Ils ont force canons, rangés en longues files,
    Dont le souffle embrasé ferait fondre des villes;
    Ils ont vaisseaux, soldats, chevaux, et vous croyez
    Qu'ils vont marcher au but sur les peuples broyés…
    Baste! au grand carrefour de la fortune humaine,
    Qui mieux encor qu'au trône à l'abime nous mène,
    A peine ils font trois pas, qu'indécis, incertains,
    Tâchant en vain de lire au livre des destins,
    Ils hésitent, peu sûrs d'eux-même, et dans le doute
    Au nécroman du coin vont demander leur route!
 

A don Ricardo.

 
    – Va-t'en. C'est l'heure où vont venir les conjurés.
    Ah! la clef du tombeau?
 

DON RICARDO (remettant une clef au roi).

 
    Seigneur, vous songerez
    Au comte de Limbourg[24], gardien capitulaire[25],
    Qui me l'a confiée et fait tout pour vous plaire.
 

DON CARLOS (le congédiant).

 
    Fais tout ce que j'ai dit! tout!
 

DON RICARDO (s'inclinant).

 
    J'y vais de ce pas,
    Altesse!
 

DON CARLOS.

 
    Il faut trois coups de canon, n'est-ce pas?
 

Don Ricardo s'incline et sort. Don Carlos, resté seul, tombe dans une profonde rêverie. Ses bras se croisent, sa tête fléchit sur sa poitrine; puis il se relève et se tourne vers le tombeau.

SCÈNE II.[26]

DON CARLOS (seul).

 
    Charlemagne, pardon! ces voûtes solitaires
    Ne devraient répéter que paroles austères.
    Tu t'indignes sans doute à ce bourdonnement
    Que nos ambitions font sur ton monument.
    – Charlemagne est ici! Comment, sépulcre sombre,
    Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre?
    Es-tu bien là, géant d'un monde créateur[27],
    Et t'y peux-tu coucher de toute ta hauteur?
    – Ah! c'est un beau spectacle à ravir la pensée
    Que l'Europe ainsi faite et comme il l'a laissée!
    Un édifice, avec deux hommes au sommet,
    Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet.
    Presque tous les états, duchés, fiefs militaires,
    Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires;
    Mais le peuple a parfois son pape ou son césar,
    Tout marche, et le hasard corrige le hasard[28].
    De là vient l'équilibre, et toujours l'ordre éclate[29].
    Électeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate,
    Double sénat sacré dont la terre s'émeut,
    Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veut.
    Qu'une idée, au besoin des temps, un jour éclose[30],
    Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose,
    Se fait homme[31], saisit les coeurs, creuse un sillon;
    Maint roi la foule au pied ou lui met un bâillon;
    Mais qu'elle entre un matin à la diète[32], au conclave,
    Et tous les rois soudain verront l'idée esclave,
    Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont,
    Surgir, le globe en main ou la tiare au front[33].
    Le pape et l'empereur sont tout. Rien n'est sur terre
    Que pour eux et par eux. Un suprême mystère
    Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits,
    Leur fait un grand festin des peuples et des rois,
    Et les tient sous sa nue, où son tonnerre gronde,
    Seuls, assis à la table où Dieu leur sert le monde.
    Tête à tête ils sont là, réglant et retranchant,
    Arrangeant l'univers comme un faucheur son champ.
    Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte,
    Respirant la vapeur des mets que l'on apporte,
    Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés,
    Et se haussant, pour voir, sur la pointe des pieds.
    Le monde au-dessous d'eux s'échelonne et se groupe.
    Ils font et défont. L'un délie et l'autre coupe.
    L'un est la vérité, l'autre est la force. Ils ont
    Leur raison en eux-même, et sont parce qu'ils sont.
    Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire,
    L'un dans sa pourpre, et l'autre avec son blanc suaire[34],
    L'univers ébloui contemple avec terreur
    Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur.
    – L'empereur! l'empereur! être empereur! – O rage,
    Ne pas l'être! et sentir son coeur plein de courage! —
    Qu'il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau!
    Qu'il fut grand! De son temps c'était encor plus beau.
    Le pape et l'empereur! ce n'était plus deux hommes.
    Pierre et César! en eux accouplant les deux Romes[35],
    Fécondant l'une et l'autre en un mystique hymen,
    Redonnant une forme, une âme au genre humain,
    Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle
    Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,
    Et tous deux remettant au moule de leur main
    Le bronze qui restait du vieux monde romain!
    Oh! quel destin! – Pourtant cette tombe est la sienne!
    Tout est-il donc si peu que ce soit là qu'on vienne?
    Quoi donc! avoir été prince, empereur et roi!
    Avoir été l'épée, avoir été la loi!
    Géant, pour piédestal avoir eu l'Allemagne!
    Quoi! pour titre césar et pour nom Charlemagne!
    Avoir été plus grand qu'Annibal, qu'Attila,
    Aussi grand que le monde!.. et que tout tienne là!
    Ah! briguez donc l'empire, et voyez la poussière
    Que fait un empereur! Couvrez la terre entière
    De bruit et de tumulte; élevez, bâtissez
    Votre empire, et jamais ne dites: C'est assez!
    Taillez à larges pans[36] un édifice immense!
    Savez-vous ce qu'un jour il en reste? ô démence!
    Cette pierre! Et du titre et du nom triomphants?
    Quelques lettres à faire épeler des enfants!
    Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
    Voilà le dernier terme!.. – Oh! l'empire! l'empire!
    Que m'importe! j'y touche, et le trouve à mon gré.
    Quelque chose me dit: Tu l'auras! – Je l'aurai —
    Si je l'avais!.. – O ciel! être ce qui commence!
    Seul, debout, au plus haut de la spirale immense!
    D'une foule d'états l'un sur l'autre étagés
    Être la clef de voûte[37], et voir sous soi rangés
    Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales;
    Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
    Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons[38];
    Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons,
    Puis clercs et soldats; puis, loin du faîte où nous sommes,
    Dans l'ombre, tout au fond de l'abîme, – les hommes.
    – Les hommes! c'est-à-dire une foule, une mer,
    Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer,
    Plainte qui, réveillant la terre qui s'effare,
    A travers tant d'échos nous arrive fanfare[39]!
    Les hommes! – Des cités, des tours, un vaste essaim,
    De hauts clochers d'église à sonner le tocsin! —
 

Rêvant.

 
    Base de nations portant sur leurs épaules[40]
    La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
    Flots vivants, qui toujours l'étreignant[41] de leurs plis,
    La balancent, branlante, à leur vaste roulis,
    Font tout changer de place et, sur ses hautes zones[42],
    Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
    Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
    Lèvent les yeux au ciel… Rois! regardez en bas!
    – Ah! le peuple! – océan! – onde sans cesse émue,
    Où l'on ne jette rien sans que tout ne remue!
    Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau!
    Miroir où rarement un roi se voit en beau!
    Ah! si l'on regardait parfois dans ce flot sombre,
    On y verrait au fond des empires[43] sans nombre,
    Grands vaisseaux naufragés, que son flux[44] et reflux
    Roule, et qui le gênaient, et qu'il[45] ne connaît plus!
    – Gouverner tout cela! – Monter, si l'on vous nomme,
    A ce faîte! Y monter, sachant qu'on n'est qu'un homme!
    Avoir l'abîme là!.. – Pourvu qu'en ce moment
    Il n'aille pas me prendre[46] un éblouissement!
    Oh! d'états et de rois mouvante pyramide,
    Ton faîte est bien étroit! Malheur au pied timide!
    A qui me retiendrais-je! Oh! si j'allais faillir
    En sentant sous mes pieds le monde tressaillir!
    En sentant vivre, sourdre et palpiter la terre!
    – Puis, quand j'aurai ce globe entre mes mains, qu'en faire?
    Le pourrai-je porter seulement[47]? Qu'ai-je en moi?
    Être empereur, mon Dieu! J'avais trop d'être roi!
    Certe, il n'est qu'un mortel de race peu commune
    Dont puisse s'élargir l'âme avec la fortune.
    Mais moi! qui me fera grand? qui sera ma loi?
    Qui me conseillera?
 

Il tombe à deux genoux devant le tombeau.

 
    Charlemagne! c'est toi!
    Ah! puisque Dieu, pour qui tout obstacle s'efface,
    Prend nos deux majestés et les met face à face,
    Verse-moi dans le coeur, du fond de ce tombeau,
    Quelque chose de grand, de sublime et de beau!
    Oh! par tous ses côtés fais-moi voir toute chose.
    Montre-moi que le monde est petit, car je n'ose
    Y toucher. Montre-moi que sur cette Babel
    Qui du pâtre à César va montant jusqu'au ciel,
    Chacun en son degré se complaît et s'admire,
    Voit l'autre par-dessous et se retient d'en rire.
    Apprends-moi tes secrets de vaincre et de régner,
    Et dis-moi qu'il vaut mieux punir que pardonner!
    – N'est-ce pas? – S'il est vrai qu'en son lit solitaire
    Parfois une grande ombre au bruit que fait la terre
    S'éveille, et que soudain son tombeau large et clair
    S'entr'ouvre, et dans la nuit jette au monde un éclair,
    Si cette chose est vraie, empereur d'Allemagne,
    Oh! dis-moi ce qu'on peut faire après Charlemagne!
    Parle! dût en parlant[48] ton souffle souverain
    Me briser sur le front cette porte d'airain!
    Ou plutôt, laisse-moi seul dans ton sanctuaire
    Entrer, laisse-moi voir ta face mortuaire,
    Ne me repousse pas d'un souffle d'aquilons.
    Sur ton chevet de pierre accoude-toi. Parlons.
    Oui, dusses-tu me dire[49], avec ta voix fatale,
    De ces choses qui font l'oeil sombre et le front pâle!
    Parle, et n'aveugle pas ton fils épouvanté,
    Car ta tombe sans doute est pleine de clarté!
    Ou, si tu ne dis rien, laisse en ta paix profonde
    Carlos étudier ta tête comme un monde;
    Laisse qu'il te mesure à loisir, ô géant.
    Car rien n'est ici-bas si grand que ton néant!
    Que la cendre, à défaut de l'ombre, me conseille!
 

Il approche la clef de la serrure.

 
 
    Entrons.
 

Il recule.

 
    Dieu! s'il allait me parler à l'oreille!
    S'il était là, debout et marchant à pas lents!
    Si j'allais ressortir avec de cheveux blancs!
    Entrons toujours!
 

Bruit de pas.

 
    On vient. Qui donc ose à cette heure,
    Hors moi, d'un pareil mort éveiller la demeure?
    Qui donc?
 

Le bruit s'approche.

 
    Ah! j'oubliais! ce sont mes assassins.
    Entrons!
 

Il ouvre la porte du tombeau, qu'il referme sur lui. – Entrent plusieurs hommes, marchant à pas sourds, cachés sous leurs manteaux et leurs chapeaux.

SCÈNE III

LES CONJURÉS. Ils vont les uns aux autres, en se prenant la main et en échangeant quelques paroles à voix basse.

PREMIER CONJURÉ (portant seul une torche allumée).

 
    Ad augusta.
 

DEUXIÈME CONJURÉ.

 
    Per angusta.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Les saints
    Nous protègent.
 

TROISIÈME CONJURÉ.

 
    Les morts nous servent.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Dieu nous garde.
 

Bruit de pas dans l'ombre.

DEUXIÈME CONJURÉ.

 
    Qui vive[50]?
 

VOIX DANS L'OMBRE.

 
    Ad augusta.
 

DEUXIÈME CONJURÉ.

 
    Per angusta.
 

Entrent de nouveaux conjurés. – Bruit de pas.

PREMIER CONJURÉ (au troisième).

 
    Regarde;
    Il vient encor quelqu'un.
 

TROISIÈME CONJURÉ.

 
    Qui vive?
 

VOIX DANS L'OMBRE.

 
    Ad augusta.
 

TROISIÈME CONJURÉ.

 
    Per augusta.
 

Entrent de nouveaux conjurés, qui échangent des signes de mains avec tous les autres.

PREMIER CONJURÉ.

 
    C'est bien. Nous voilà tous. – Gotha,
    Fais le rapport. – Amis, l'ombre attend la lumière.
 

Tous les conjurés s'asseyent en demi-cercle sur des tombeaux. Le premier conjuré passe tour à tour devant tous, et chacun allume à sa torche une cire qu'il tient à la main. Puis le premier conjuré va s'asseoir en silence sur une tombe au centre du cercle et plus haute que les autres.

LE DUC DE GOTHA (se levant).

 
    Amis, Charles d'Espagne, étranger par sa mère[51],
    Prétend au saint-empire.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Il aura le tombeau.
 

LE DUC DE GOTHA (Il jette sa torche à terre et l'écrase du pied).

 
    Qu'il en soit de son front comme de ce flambeau!
 

TOUS.

 
    Que ce soit!
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Mort à lui!
 

LE DUC DE GOTHA.

 
    Qu'il meure!
 

TOUS.

 
    Qu'on l'immole!
 

DON JUAN DE HARO.

 
    Son père est allemand.
 

LE DUC DE LUTZELBOURG.

 
    Sa mère est espagnole.
 

LE DUC DE GOTHA.

 
    Il n'est plus espagnol et n'est pas allemand.
    Mort!
 

UN CONJURÉ.

 
    Si les électeurs allaient en ce moment
    Le nommer empereur?
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Eux! lui! jamais!
 

DON GIL TELLEZ GIRON.

 
    Qu'importe!
    Amis! frappons la tête et la couronne est morte!
 

PREMIER CONJURÉ,

 
    S'il a le saint-empire, il devient, quel qu'il soit,
    Très auguste, et Dieu seul peut le toucher du doigt!
 

LE DUC DE GOTHA.

 
    Le plus sûr, c'est qu'avant d'être auguste, il expire.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    On ne l'élira point!
 

TOUS.

 
    Il n'aura pas l'empire!
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Combien faut-il de bras pour le mettre au linceul?
 

TOUS.

 
    Un seul.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Combien faut-il de coups au coeur?
 

TOUS.

 
    Un seul.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Qui frappera?
 

TOUS.

 
    Nous tous.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    La victime est un traître.
    Ils font un empereur; nous, faisons un grand prêtre.
    Tirons au sort.
 

Tous les conjurés écrivent leurs noms sur leurs tablettes, déchirent la feuille, la roulent, et vont l'un après l'autre la jeter dans l'urne d'un tombeau. – Puis le premier conjuré dit: Prions.

Tous s'agenouillent. Le premier conjuré se lève et dit:

 
    Que l'élu croie en Dieu,
    Frappe comme un Romain, meure comme un Hébreu[52]!
    Il faut qu'il brave roue et tenailles mordantes[53],
    Qu'il chante aux chevalets[54], rie aux lampes ardentes[55],
    Enfin que pour tuer et mourir, résigné,
    Il fasse tout!
 

Il tire un des parchemins de l'urne.

TOUS.

 
    Quel nom?
 

PREMIER CONJURÉ (à haute voix).

 
    Hernani.
 

HERNANI (sortant de la foule des conjurés).

 
    J'ai gagné!
    – Je te tiens, toi que j'ai si longtemps poursuivie,
    Vengeance!
 

DON RUY GOMEZ (perçant la foule et prenant Hernani à part).

 
    Oh! cède-moi ce coup!
 

HERNANI.

 
    Non, sur ma vie!
    Oh! ne m'enviez pas ma fortune, seigneur!
    C'est la première fois qu'il m'arrive bonheur.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Tu n'as rien. Eh bien, tout, fiefs, châteaux, vasselages,
    Cent mille paysans dans mes trois cents villages,
    Pour ce coup à frapper, je te les donne, ami!
 

HERNANI.

 
    Non!
 

LE DUC DE GOTHA.

 
    Ton bras porterait un coup moins affermi,
    Vieillard!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Arrière, vous! sinon le bras, j'ai l'âme.
    Aux rouilles du fourreau ne jugez point la lame.
 

A Hernani.

 
    Tu m'appartiens!
 

HERNANI.

 
    Ma vie à vous, la sienne à moi.
 

DON RUY GOMEZ (tirant le cor de sa ceinture).

 
    Eh bien, écoute, ami. Je te rends ce cor[56].
 

HERNANI (ébranlé).

 
    Quoi!
    La vie! – Eh! que m'importe! Ah! je tiens ma vengeance!
    Avec Dieu dans ceci je suis d'intelligence[57].
    J'ai mon père à venger… peut-être plus encor!
    Elle, me la rends-tu?
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Jamais! Je rends ce cor.
 

HERNANI.

 
    Non!
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Réfléchis, enfant!
 

HERNANI.

 
    Duc, laisse-moi ma proie.
 

DON RUY GOMEZ.

 
    Eh bien! maudit sois-tu de m'ôter cette joie!
 

Il remet le cor à sa ceinture.

PREMIER CONJURÉ (à Hernani).

 
    Frère! avant qu'on ait pu l'élire, il serait bien
    D'attendre dès ce soir[58] Carlos…
 

HERNANI.

 
    Ne craignez rien
    Je sais comment on pousse un homme dans la tombe.
 

PREMIER CONJURÉ.

 
    Que toute trahison sur le traître[59] retombe,
    Et Dieu soit avec vous! – Nous, comtes et barons,
    S'il périt[60] sans tuer, continuons! Jurons
    De frapper tour à tour et sans nous y soustraire[61]
    Carlos qui doit mourir.
 

TOUS (tirant leurs épées).

 
    Jurons!
 

LE DUC DE GOTHA (au premier conjuré).

 
    Sur quoi, mon frère?
 

DON RUY GOMEZ (retourne son épée, la prend par la pointe et l'élève au-dessus de sa tête). Jurons sur cette croix[62]!

TOUS (élevant leurs épées).

 
    Qu'il meure impénitent!
 

On entend un coup de canon éloigné. Tous s'arrêtent en silence. – La porte du tombeau s'entr'ouvre. Don Carlos parait sur le seuil. Pâle, il écoute. – Un second coup. – Un troisième coup. – Il ouvre tout à fait la porte du tombeau, mais sans faire un pas, debout et immobile sur le seuil.