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Le Rhin, Tome I

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Parmi ces héros chimériques surgissent de temps en temps des figures de chair et d'os: d'abord et surtout Charlemagne et Roland; Charlemagne à tous les âges, enfant, jeune homme, vieillard; Charlemagne que la légende fait naître chez un meunier dans la forêt Noire; Roland, qu'elle fait mourir, non à Roncevaux des coups de toute une armée, mais d'amour sur le Rhin, devant le couvent de Nonnenswerth; plus tard, l'empereur Othon, Frédéric Barberousse et Adolphe de Nassau. Ces hommes historiques mêlés dans les contes aux personnages merveilleux; c'est la tradition des faits réels qui persiste sous l'encombrement des rêveries et des imaginations, c'est l'histoire qui se fait vaguement jour à travers les fables, c'est la ruine qui reparaît çà et là sous les fleurs.

Cependant les ombres se dissipent, les contes s'effacent, le jour se fait, la civilisation se reforme et l'histoire reprend figure avec elle.

Voici que quatre hommes venus de quatre côtés différents se réunissent de temps en temps près d'une pierre qui est au bord du Rhin, sur la rive gauche, à quelques pas d'une allée d'arbres, entre Rhens et Kapellen. Ces quatre hommes s'asseyent sur cette pierre, et là ils font et défont les empereurs d'Allemagne. Ces hommes sont les quatre électeurs du Rhin; cette pierre, c'est le siége royal, Kœnigsthül.

Le lieu qu'ils ont choisi, à peu près au milieu de la vallée du Rhens, qui est à l'électeur de Cologne, regarde à la fois, à l'ouest, sur la rive gauche, Kapellen, qui est à l'électeur de Trèves; et au nord, sur la rive droite, d'un côté Oberlahnstein, qui est à l'électeur de Mayence, et de l'autre Braubach, qui est à l'électeur palatin. En une heure chaque électeur peut se rendre à Rhens de chez lui.

De leur côté, tous les ans, le second jour de la Pentecôte, les notables de Coblentz et de Rhens se réunissent au même lieu sous prétexte de fête, et confèrent entre eux de certaines choses obscures; commencement de commune et de bourgeoisie faisant sourdement son trou dans les fondations du formidable édifice germanique déjà tout construit; vivace et éternelle conspiration des petits contre les grands germant audacieusement près du Kœnigsthül, à l'ombre même de ce trône de pierre de la féodalité.

Presque au même endroit, dans le château électoral de Stolzenfels, qui domine la petite ville de Kapellen, aujourd'hui ruine magnifique, Werner, archevêque de Cologne, loge et entretient de 1380 à 1418 des alchimistes qui ne font pas d'or, mais qui trouvent en cheminant vers la pierre philosophale plusieurs des grandes lois de la chimie. Ainsi, dans un espace de temps assez court, le même point du Rhin, le lieu à peine remarqué aujourd'hui qui fait face à l'embouchure de la Lahn, voit naître pour l'Allemagne l'empire, la démocratie et la science.

Désormais le Rhin a pris un aspect tout ensemble militaire et religieux. Les abbayes et les couvents se multiplient; les églises à mi-côte rattachent aux donjons de la montagne les villages du bord du fleuve, image frappante et renouvelée à chaque tournant du Rhin, de la façon dont le prêtre doit être situé dans la société humaine. Les princes ecclésiastiques multiplient les édifices dans le Rhingau, comme avaient fait mille ans auparavant les préfets de Rome. L'archevêque Baudouin de Trèves bâtit l'église d'Oberwesel; l'archevêque Henri de Wittingen construit le pont de Coblentz sur la Moselle; l'archevêque Walram de Juliers sanctifie par une croix de pierre magnifiquement sculptée les ruines romaines et le piton volcanique de Godersberg, ruines et colline quelque peu suspectes de magie. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se mêlent dans ces princes comme dans le pape. De là une juridiction double qui prend l'âme et le corps et ne s'arrête pas, comme dans les états purement séculiers, devant le bénéfice de clergie. Jean de Barnich, chapelain de Saint-Goar, empoisonne avec le vin de la communion sa dame, la comtesse de Katzenellenbogen; l'électeur de Cologne, comme son évêque, l'excommunie, et, comme son prince, le fait brûler vif.

De son côté, l'électeur palatin sent le besoin de protester perpétuellement contre les empiétements possibles des trois archevêques de Cologne, de Trèves et de Mayence; et les comtesses palatines vont faire leurs couches, en signe de souveraineté, dans la Pfalz, tour bâtie devant Caub, au milieu même du Rhin.

En même temps, au milieu de ces développements simultanés ou successifs des princes-électeurs, les ordres de chevalerie prennent position sur le Rhin. L'ordre teutonique s'installe à Mayence, en vue du Taunus, tandis que, près de Trèves, en vue des Sept-Montagnes, les chevaliers de Rhodes s'établissent à Martinshof. De Mayence l'ordre teutonique se ramifie jusqu'à Coblentz, où une de ses commanderies prend pied. Les Templiers, déjà maîtres de Courgenay et de Porentruy dans l'évêché de Bâle, avaient Boppart et Saint-Goar au bord du Rhin, et Trarbach entre le Rhin et la Moselle. C'est ce même Trarbach, le pays des vins exquis, le Thronus-Bacchi des Romains, qui appartint plus tard à ce Pierre Flotte, que le pape Boniface appelait borgne de corps et aveugle d'esprit.

Tandis que les princes, les évêques et les chevaliers faisaient leurs fondations, le commerce faisait ses colonies. Une foule de petites villes marchandes germèrent, à l'imitation de Coblentz sur la Moselle et de Mayence devant le Mein, au confluent de toutes les rivières et de tous les torrents que versent dans le Rhin les innombrables vallées du Hündsruck, du Hohenruck, des crêtes de Hammerstein et des Sept-Montagnes. Bingen se posa sur la Nahe; Niederlahnstein sur la Lahn; Engers, vis-à-vis la Sayn; Irrlich, sur la Wied; Linz, en face de l'Aar; Rheindorf, sur les Mahrbachs; et Berghein, sur la Sieg.

Cependant, dans tous les intervalles qui séparaient les princes ecclésiastiques et les princes féodaux, les commanderies des chevaliers-moines et les bailliages des communes, l'esprit des temps et la nature des lieux avaient fait croître une singulière race de seigneurs. Du lac de Constance aux Sept-Montagnes, chaque crête du Rhin avait son burg et son burgrave. Ces formidables barons du Rhin, produits robustes d'une nature âpre et farouche, nichés dans les basaltes et les bruyères, crénelés dans leur trou et servis à genoux par leurs officiers comme l'empereur, hommes de proie tenant tout ensemble de l'aigle et du hibou, puissants seulement autour d'eux, mais tout-puissants autour d'eux, maîtrisaient le ravin et la vallée, levaient des soldats, battaient les routes, imposaient des péages, rançonnaient les marchands, qu'ils vinssent de Saint-Gall ou de Dusseldorf, barraient le Rhin avec leur chaîne, et envoyaient fièrement des cartels aux villes voisines quand elles se hasardaient à leur faire affront. C'est ainsi que le burgrave d'Ockenfels provoqua la grosse commune de Linz, et le chevalier Hausner du Hegau, la ville impériale de Kaufbeuern. Quelquefois, dans ces étranges duels, les villes, ne se sentant pas assez fortes, avaient peur et demandaient secours à l'empereur; alors le burgrave éclatait de rire, et, à la prochaine fête patronale, il allait insolemment au tournoi de la ville monté sur l'âne de son meunier. Pendant les effroyables guerres d'Adolphe de Nassau et de Didier d'Isembourg, plusieurs de ces chevaliers qui avaient leurs forteresses dans le Taunus, poussèrent l'audace jusqu'à aller piller un des faubourgs de Mayence sous les yeux mêmes des deux prétendants qui se disputaient la ville. C'était leur façon d'être neutres. Le burgrave n'était ni pour Isembourg ni pour Nassau; il était pour le burgrave. Ce n'est que sous Maximilien, quand le grand capitaine du Saint-Empire, George de Frundsberg, eut détruit le dernier des burgs, Hohenkraehen, qu'expira cette redoutable espèce de gentilshommes sauvages qui commence au dixième siècle par les burgraves-héros et qui finit au seizième par les burgraves-brigands.

Mais les choses invisibles dont les résultats ne prennent corps qu'après beaucoup d'années s'accomplissaient aussi sur le Rhin. En même temps que le commerce, et sur les mêmes bateaux, pour ainsi dire, l'esprit d'hérésie, d'examen et de liberté montait et descendait ce grand fleuve sur lequel il semble que toute la pensée de l'humanité dût passer. On pourrait dire que l'âme de Tanquelin, qui au douzième siècle prêchait contre le pape devant la cathédrale d'Anvers, escorté de trois mille sectaires armés, avec la pompe et l'équipage d'un roi, remonta le Rhin après sa mort et alla inspirer Jean Huss dans sa maison de Constance, puis des Alpes redescendit le Rhône et fit surgir Doucet dans le comtat d'Avignon. Jean Huss fut brûlé, Doucet fut écartelé. L'heure de Luther n'avait pas encore sonné. Dans les voies de la Providence, il y a des hommes pour les fruits verts et d'autres hommes pour les fruits mûrs.

Cependant le seizième siècle approchait. Le Rhin avait vu naître au quatorzième siècle, non loin de lui, à Nuremberg, l'artillerie; et au quinzième, sur sa rive même, à Strasbourg, l'imprimerie. En 1400, Cologne avait fondu la fameuse coulevrine de quatorze pieds de long. En 1472, Vindelin de Spire avait imprimé sa Bible. Un nouveau monde allait surgir, et, chose remarquable et digne qu'on y insiste, c'est sur les bords du Rhin que venaient de trouver et de prendre une nouvelle forme ces deux mystérieux outils avec lesquels Dieu travaille sans cesse à la civilisation de l'homme, la catapulte et le livre, la guerre et la pensée.

Le Rhin, dans les destinées de l'Europe, a une sorte de signification providentielle. C'est le grand fossé transversal qui sépare le Sud du Nord. La Providence en a fait le fleuve-frontière; les forteresses en ont fait le fleuve-muraille. Le Rhin a vu la figure et a reflété l'ombre de presque tous les grands hommes de guerre qui, depuis trente siècles, ont labouré le vieux continent avec ce soc qu'on appelle l'épée. César a traversé le Rhin en montant du midi; Attila a traversé le Rhin en descendant du septentrion. Clovis y a gagné la bataille de Tolbiac. Charlemagne et Bonaparte y ont régné. L'empereur Frédéric-Barberousse, l'empereur Rodolphe de Hapsbourg et le palatin Frédéric Ier y ont été grands, victorieux et formidables. Gustave-Adolphe y a commandé ses armées du haut de la guérite de Caub. Louis XIV a vu le Rhin. Enghien et Condé l'ont passé. Hélas! Turenne aussi. Drusus y a sa pierre à Mayence comme Marceau à Coblentz et Hoche à Andernach. Pour l'œil du penseur qui voit vivre l'histoire, deux grands aigles planent perpétuellement sur le Rhin, l'aigle des légions romaines et l'aigle des régiments français.

 

Ce noble Rhin, que les Romains nommaient Rhenus superbus, tantôt porte les ponts de bateaux hérissés de lances, de pertuisanes ou de baïonnettes qui versent sur l'Allemagne les armées d'Italie, d'Espagne et de France, ou reversent sur l'ancien monde romain, toujours géographiquement adhérent, les anciennes hordes barbares, toujours les mêmes aussi; tantôt charrie pacifiquement les sapins de la Murg et de Saint-Gall, les porphyres et les serpentines de Bâle, la potasse de Bingen, le sel de Karlshall, les cuirs de Stromberg, le vif-argent de Lansberg, les vins de Johannisberg et de Bacharach, les ardoises de Caub, les saumons d'Oberwesel, les cerises de Salzig, le charbon de bois de Boppart, la vaisselle de fer-blanc de Coblentz, la verrerie de la Moselle, les fers forgés de Bendorf, les tufs et les meules d'Andernach, les tôles de Neuwied, les eaux minérales d'Antoniustein, les draps et les poteries de Wallendar, les vins rouges de l'Aar, le cuivre et le plomb de Linz, la pierre de taille de Kœnigswinter, les laines et les soieries de Cologne; et il accomplit majestueusement à travers l'Europe, selon la volonté de Dieu, sa double fonction de fleuve de la guerre et de fleuve de la paix, ayant sans interruption sur la double rangée de collines qui encaisse la plus notable partie de son cours, d'un côté des chênes, de l'autre des vignes, c'est-à-dire d'un côté le nord, de l'autre le midi; d'un côté la force, de l'autre la joie.

Pour Homère, le Rhin n'existait pas. C'était un des fleuves probables, mais inconnus, de ce sombre pays des Cimmériens, sur lesquels il pleut sans cesse et qui ne voient jamais le soleil. Pour Virgile, ce n'était pas le fleuve inconnu, mais le fleuve glacé. Frigora Rheni. Pour Shakspeare, c'est le beau Rhin: «Beautiful Rhine.» Pour nous, jusqu'au jour où le Rhin sera la question de l'Europe, c'est l'excursion pittoresque à la mode, la promenade des désœuvrés d'Ems, de Bade et de Spa.

Pétrarque est venu à Aix-la-Chapelle, mais je ne crois pas qu'il ait parlé du Rhin.

La géographie donne, avec cette volonté inflexible des pentes, des bassins et des versants que tous les congrès du monde ne peuvent contrarier longtemps, la géographie donne la rive gauche du Rhin à la France. La divine Providence lui a donné trois fois les deux rives. Sous Pépin le Bref, sous Charlemagne et sous Napoléon.

L'empire de Pépin le Bref était à cheval sur le Rhin. Il comprenait la France proprement dite, moins l'Aquitaine et la Gascogne, et l'Allemagne proprement dite, jusqu'au pays des Bavarois exclusivement.

L'empire de Charlemagne était deux fois plus grand que ne l'a été l'empire de Napoléon.

Il est vrai, et ceci est considérable, que Napoléon avait trois empires, ou, pour mieux dire, était empereur de trois façons: immédiatement et directement, de l'empire français; médiatement et par ses frères, de l'Espagne, de l'Italie, de la Westphalie et de la Hollande, royaumes dont il avait fait les contre-forts de l'empire central; moralement et par droit de suprématie, de l'Europe, qui n'était plus que la base, de jour en jour plus envahie, de son prodigieux édifice.

Compris de cette manière, l'empire de Napoléon égalait au moins celui de Charlemagne.

Charlemagne, dont l'empire avait le même centre et le même mode de génération que l'empire de Napoléon, prit et aggloméra autour de l'héritage de Pépin le Bref la Saxe jusqu'à l'Elbe, la Germanie jusqu'à la Saal, l'Esclavonie jusqu'au Danube, la Dalmatie jusqu'aux bouches du Cattaro, l'Italie jusqu'à Gaëte, l'Espagne jusqu'à l'Ebre.

Il ne s'arrêta en Italie qu'aux limites des Bénéventins et des Grecs, et en Espagne qu'aux frontières des Sarrasins.

Quand cette immense formation se décomposa pour la première fois, en 843, Louis le Débonnaire étant mort et ayant déjà laissé reprendre aux Sarrasins leur part, c'est-à-dire toute la tranche de l'Espagne comprise entre l'Ebre et le Llobregat, des trois morceaux en lesquels l'empire se brisa il y eut de quoi faire un empereur, Lothaire, qui eut l'Italie et un grand fragment triangulaire de la Gaule; et deux rois, Louis, qui eut la Germanie, et Charles, qui eut la France. Puis, en 855, quand le premier des trois lambeaux se divisa à son tour, de ces morceaux d'un morceau de l'empire de Charlemagne on put encore faire un empereur, Louis, avec l'Italie; un roi, Charles, avec la Provence et la Bourgogne; et un autre roi, Lothaire, avec l'Austrasie, qui s'appela dès lors Lotharingie, puis Lorraine. Quand vint le moment où le deuxième lot, le royaume de Louis le Germanique, se déchira, le plus gros débris forma l'empire d'Allemagne, et dans les petits fragments s'installa l'innombrable fourmilière des comtés, des duchés, des principautés et des villes libres, protégée par les margraviats, gardiens des frontières. Enfin, quand le troisième morceau, l'Etat de Charles le Chauve, plia et se rompit sous le poids des ans et des princes, cette dernière ruine suffit pour la formation d'un roi, le roi de France; de cinq ducs souverains, les ducs de Bourgogne, de Normandie, de Bretagne, d'Aquitaine et de Gascogne; et de trois comtes-princes, le comte de Champagne, le comte de Toulouse et le comte de Flandre.

Ces empereurs-là sont des Titans. Ils tiennent un moment l'univers dans leurs mains, puis la mort leur écarte les doigts, et tout tombe.

On peut dire que la rive droite du Rhin appartint à Napoléon comme à Charlemagne.

Bonaparte ne rêva pas un duché du Rhin, comme l'avaient fait quelques politiques médiocres dans la longue lutte de la maison de France contre la maison d'Autriche. Il savait qu'un royaume longitudinal qui n'est pas insulaire est impossible; il plie et se coupe en deux au premier choc violent. Il ne faut pas qu'une principauté affecte l'ordre simple; l'ordre profond est nécessaire aux Etats pour se maintenir et résister. A quelques mutilations et à quelques agglomérations près, l'empereur prit la confédération du Rhin telle que la géographie et l'histoire l'avaient faite, et se contenta de la systématiser. Il faut que la confédération du Rhin fasse front et obstacle au Nord ou au Midi. Elle était posée contre la France, l'empereur la retourna. Sa politique était une main qui plaçait et déplaçait les empires avec la force d'un géant et la sagacité d'un joueur d'échecs. En grandissant les princes du Rhin, l'empereur comprit qu'il accroissait la couronne de France et qu'il diminuait la couronne d'Allemagne. En effet, ces électeurs devenus rois, ces margraves et ces landgraves devenus grands-ducs, gagnaient en escarpements du côté de l'Autriche et de la Russie ce qu'ils perdaient du côté de la France, grands par devant, petits par derrière, rois pour les empereurs du Nord, préfets pour Napoléon.

Ainsi, pour le Rhin, quatre phases bien distinctes, quatre physionomies bien tranchées. Première phase: l'époque antédiluvienne et peut-être préadamite, les volcans; deuxième phase: l'époque historique ancienne, luttes de la Germanie et de Rome, où rayonne César; troisième phase: l'époque merveilleuse où surgit Charlemagne; quatrième phase: l'époque historique moderne, luttes de l'Allemagne et de la France, que domine Napoléon. Car, quoi que fasse l'écrivain pour éviter la monotonie de ces grandes gloires, quand on traverse l'histoire européenne d'un bout à l'autre, César, Charlemagne et Napoléon sont les trois énormes bornes militaires, ou plutôt millénaires, qu'on retrouve toujours sur son chemin.

Et maintenant, pour terminer par une dernière observation, le Rhin, fleuve providentiel, semble être aussi un fleuve symbolique. Dans sa pente, dans son cours, dans les milieux qu'il traverse, il est, pour ainsi dire, l'image de la civilisation, qu'il a déjà tant servie et qu'il servira tant encore. Il descend de Constance à Rotterdam, du pays des aigles à la ville des harengs, de la cité des papes, des conciles et des empereurs au comptoir des marchands et des bourgeois, des Alpes à l'Océan, comme l'humanité elle-même est descendue des idées hautes, immuables, inaccessibles, sereines, resplendissantes, aux idées larges, mobiles, orageuses, sombres, utiles, navigables, dangereuses, insondables, qui se chargent de tout, qui portent tout, qui fécondent tout, qui engloutissent tout; de la théocratie à la démocratie, d'une grande chose à une autre grande chose.

LETTRE XV
LA SOURIS

D'où viennent les nuées du ciel et les sourires des femmes. – Un tableau. – Velmich. – L'auteur recueille une foule de mauvais propos touchant une ruine qui fait beaucoup jaser sur son compte. – Une sombre aventure. – Maxime générale: ne redemandez pas une chose, quand elle est d'argent, à celui qui l'a volée, quand il est prince. – Ce que c'est que la montagne voisine. – A quoi songeait le congrès, en 1815, de donner aux Borusses le pays des Ubiens? – Le voyageur monte l'escalier qu'on ne monte plus. – Un paysage du Rhin à vol d'oiseau. – Le voyageur réclame et demande quelques spectres de bonne volonté. – Il ne réussit qu'à se faire siffler. – Intérieur de la ruine mal famée. – Description minutieuse. – Quatre pages d'un portefeuille. —Phædovius et Kutorga. —Die Mäuse.– Que tous les chats ne mangent pas toutes les souris. – Le voyageur marche sur l'herbe épaisse, ce qui lui rappelle des choses passées. – Il rencontre le génie familier du lieu, lequel ne lui montre aucune méchante humeur.

Saint-Goar, août.

Samedi passé il avait plu toute la matinée. J'avais pris passage à Andernach sur le dampfschiff le Stadt Manheim. Nous remontions le Rhin depuis quelques heures lorsque tout à coup, par je ne sais quel caprice, car d'ordinaire c'est de là que viennent les nuées, le vent du sud-ouest, le Favonius de Virgile et d'Horace, le même qui, sous le nom de Fohn, fait de si terribles orages sur le lac de Constance, troua d'un coup d'aile la grosse voûte de nuages que nous avions sur nos têtes et se mit à en disperser les débris dans tous les coins du ciel avec une joie d'enfant. En quelques minutes la vraie et éternelle coupole bleue reparut appuyée sur les quatre coins de l'horizon, et un chaud rayon de midi fit remonter tous les voyageurs sur le pont.

En ce moment-là nous passions, toujours entre les vignes et les chênes, devant un pittoresque et vieux village de la rive droite, Velmich, dont le clocher roman, aujourd'hui stupidement châtré et restauré, était flanqué il y a peu d'années encore de quatre tourelles-vedettes comme la tour militaire d'un burgrave. Au-dessus de Velmich s'élevait presque verticalement un de ces énormes bancs de laves dont la coupe sur le Rhin ressemble, dans des proportions démesurées, à la cassure d'un tronc d'arbre à demi entaillé par la hache du bûcheron. Sur cette croupe volcanique, une superbe forteresse féodale ruinée, de la même pierre et de la même couleur, se dressait comme une excroissance naturelle de la montagne. Tout au bord du Rhin babillait un groupe de jeunes laveuses, battant gaiement leur linge au soleil.

Cette rive m'a tenté; je m'y suis fait descendre. Je connaissais la ruine de Velmich comme une des plus mal famées et des moins visitées qu'il y eût sur le Rhin. Pour les voyageurs, elle est d'un abord difficile et, dit-on, même dangereux. Pour les paysans, elle est pleine de spectres et d'histoires effrayantes. Elle est habitée par des flammes vivantes qui le jour se cachent dans des souterrains inaccessibles et ne deviennent visibles que la nuit au haut de la grande tour ronde. Cette grande tour n'est elle-même que le prolongement hors de terre d'un immense puits comblé aujourd'hui, qui trouait jadis tout le mont et descendait plus bas que le niveau du Rhin. Dans ce puits, un seigneur de Velmich, un Falkenstein, nom fatal dans les légendes, lequel vivait au quatorzième siècle, faisait jeter sans confession qui bon lui semblait parmi les passants ou parmi ses vassaux. Ce sont toutes ces âmes en peine qui habitent maintenant le château. Il y avait à cette époque dans le clocher de Velmich une cloche d'argent donnée et bénite par Winfried, évêque de Mayence, en l'année 740, temps mémorable où Constantin VI était empereur de Rome à Constantinople, où le roi païen Massilies avait quatre royaumes en Espagne et où régnait en France le roi Clotaire, plus tard excommunié de triple excommunication par saint Zacharie, quatre-vingt-quatorzième pape. On ne sonnait jamais cette cloche que pour les prières de quarante heures quand un seigneur de Velmich était gravement malade et en danger de mort. Or, Falkenstein, qui ne croyait pas à Dieu, qui ne croyait pas même au diable, et qui avait besoin d'argent, eut envie de cette belle cloche. Il la fit arracher du clocher et apporter dans son donjon. Le prieur de Velmich s'émut et monta chez le seigneur, en chasuble et en étole, précédé de deux enfants de chœur portant la croix, pour redemander sa cloche. Falkenstein se prit à rire et lui cria: Tu veux ta cloche? eh bien, tu l'auras, et elle ne te quittera plus. Cela dit, il fit jeter le prêtre dans le puits de la tour avec la cloche d'argent liée au cou. Puis, sur l'ordre du burgrave, on combla avec de grosses pierres, par-dessus le prêtre et la cloche, soixante aunes du puits. Quelques jours après, Falkenstein tomba subitement malade. Alors, quand la nuit fut venue, l'astrologue et le médecin qui veillaient près du burgrave entendirent avec terreur le glas de la cloche d'argent sortir des profondeurs de la terre. Le lendemain Falkenstein était mort. Depuis ce temps-là, tous les ans, quand revient l'époque de la mort du burgrave, dans la nuit du 18 janvier, fête de la Chaire de saint Pierre à Rome, on entend distinctement la cloche d'argent tinter sous la montagne. – Voilà une des histoires. – Ajoutez à cela que le mont voisin, qui encaisse de l'autre côté le torrent de Velmich, est lui-même tout entier la tombe d'un ancien géant; car l'imagination des hommes, qui a vu avec raison dans les volcans les grandes forges de la nature, a mis des cyclopes partout où elle a vu fumer des montagnes, et tous les Etnas ont leur Polyphème.

 

J'ai donc commencé à gravir vers la ruine entre le souvenir de Falkenstein et le souvenir du géant. Il faut vous dire que je m'étais d'abord fait indiquer le meilleur sentier par des enfants du village, service pour lequel je leur ai laissé prendre dans ma bourse tout ce qu'ils ont voulu; car les pièces d'argent et de cuivre de ces peuples lointains, thalers, gros, pfennings, sont les choses les plus fantastiques et les plus inintelligibles du monde, et, pour ma part, je ne comprends rien à ces monnaies barbares imposées par les Borusses au pays des Ubiens.

Le sentier est âpre en effet; dangereux, non; si ce n'est pour les personnes sujettes au vertige, ou peut-être après les grosses pluies, quand la terre et la roche sont glissantes. Du reste, cette ruine maudite et redoutée a sur les autres ruines du Rhin l'avantage de n'être pas exploitée. Aucun officieux ne vous suit dans l'ascension, aucun démonstrateur des spectres ne vous demande pour boire, aucune porte verrouillée ou cadenassée ne vous barre le chemin à mi-côte. On grimpe, on escalade le vieil escalier de basalte des burgraves qui reparaît encore par endroits, on s'accroche aux broussailles et aux touffes d'herbe, personne ne vous aide et personne ne vous gêne. Au bout de vingt minutes, j'étais au sommet du mont, au seuil de la ruine. Là, je me suis retourné et j'ai fait halte un moment avant d'entrer. Derrière moi, sous une poterne changée en crevasse informe, montait un roide escalier changé en rampe de gazon. Devant moi se développait un immense paysage presque géométriquement composé, sans froideur pourtant, de tranches concentriques; à mes pieds, le village groupé autour de son clocher, autour du village un tournant du Rhin, autour du Rhin un sombre croissant de montagnes couronnées au loin çà et là de donjons et de vieux châteaux, autour et au-dessus des montagnes la rondeur du ciel bleu.

Après avoir repris haleine, je suis entré sous la poterne, et j'ai commencé à escalader la pente étroite de gazon. En cet instant-là, la forteresse éventrée m'est apparue avec un aspect si délabré et une figure si formidable et si sauvage, que j'avoue que je n'aurais pas été surpris le moins du monde de voir sortir de dessous les rideaux de lierre quelque forme surnaturelle portant des fleurs bizarres dans son tablier, Gela, la fiancée de Barberousse, ou Hildegarde, la femme de Charlemagne, cette douce impératrice qui connaissait les vertus occultes des simples et des minéraux et qui allait herborisant dans les montagnes. J'ai regardé un moment vers la muraille septentrionale avec je ne sais quel vague désir de voir se dresser brusquement entre les pierres les lutins qui sont partout au nord, comme disait le gnome à Cunon de Sayn, ou les trois petites vieilles chantant la sinistre chanson des légendes:

 
Sur la tombe du géant
J'ai cueilli trois brins d'orties;
En fil les ai converties:
Prenez, ma sœur, ce présent.
 

Mais il a fallu me résigner à ne rien voir et à ne rien entendre que le sifflement ironique d'un merle des rochers perché je ne sais où.

Maintenant, ami, si vous voulez avoir une idée complète de l'intérieur de cette ruine fameuse et inconnue, je ne puis mieux faire que de transcrire ici ce que j'écrivais sur mon livre de notes à chaque pas que j'y faisais. C'est la chose vue pêle-mêle, minutieusement, mais prise sur le fait et par conséquent ressemblante.

«Je suis dans la ruine. – La tour ronde, quoique rongée au sommet, est encore d'une élévation prodigieuse. Aux deux tiers de sa hauteur, entailles verticales d'un pont-levis dont la baie est murée. – De toutes parts grands murs à fenêtres déformées dessinant encore des salles sans portes ni plafonds. – Etages sans escaliers – escaliers sans chambres. – Sol inégal, montueux, formé de voûtes effondrées, couvert d'herbes. Fouillis inextricable. – J'ai déjà souvent admiré avec quelle jalousie de propriétaire avare la solitude garde, enclôt et défend ce que l'homme lui a une fois abandonné. Elle dispose et hérisse soigneusement sur le seuil les broussailles les plus féroces, les plantes les plus méchantes et les mieux armées, le houx, l'ortie, le chardon, l'aubépine, la lande, c'est-à-dire plus d'ongles et de griffes qu'il n'y en a dans une ménagerie de tigres. A travers ces buissons revêches et hargneux, la ronce, ce serpent de la végétation, s'allonge et se glisse et vient vous mordre les pieds. Ici, du reste, comme la nature n'oublie jamais l'ornement, ce fouillis est charmant. C'est une sorte de gros bouquet sauvage où abondent des plantes de toute forme et de toute espèce, les unes avec leurs fleurs, les autres avec leurs fruits, celles-là avec leur riche feuillage d'automne, mauve, liseron, clochette, anis, pimprenelle, bouillon-blanc, gentiane jaune, fraisier, thym, le prunellier tout violet, l'aubépine qu'en août on devrait appeler rouge épine avec ses baies écarlates, les longs sarments chargés de mures de la ronce déjà couleur de sang. – Un sureau. – Deux jolis acacias. – Coin inattendu où quelque paysan voltairien, profitant de la superstition des autres, se cultive pour lui-même un petit carré de betteraves. De quoi faire un morceau de sucre. – A ma gauche la tour sans porte, ni croisée, ni entrée visible. A ma droite, un souterrain défoncé par la voûte. Changé en gouffre. – Bruit superbe du vent, admirable ciel bleu aux crevasses de l'immense masure. – Je vais monter par un escalier d'herbe dans une espèce de salle haute. – J'y suis. – Rien que deux vues magiques sur le Rhin, les collines et les villages. – Je me penche dans le compartiment au fond duquel est le souterrain gouffre. – Au dessus de ma tête deux arrachements de cheminées sculptées en granit bleu, quinzième siècle. Reste de suie et de fumée à l'âtre. – Peintures effacées aux fenêtres. – Là-haut une jolie tourelle sans toit ni escalier, pleine de plantes fleuries qui se penchent pour me regarder. – J'entends rire les laveuses du Rhin. Je redescends dans une salle basse. – Rien. Traces de fouilles dans le pavé. Quelque trésor enfoui par les gnomes que les paysans auront cherché. – Autre salle basse. – Trou carré au centre donnant dans un caveau. Ces deux noms sur le mur: Phædovius, Kutorga. J'écris le mien à côté avec un morceau de basalte pointu. – Autre caveau. – Rien. – D'ici je revois le gouffre. – Il est inaccessible. Un rayon de soleil y pénètre. – Ce souterrain est au bas du grand donjon carré qui occupait l'angle opposé à la tour ronde. Ce devait être la prison du burg. – Grand compartiment faisant face au Rhin. – Trois cheminées, dont une à colonnettes, pendent arrachées à diverses hauteurs. Trois étages défoncés sous mes pieds. Au fond, deux arches voûtées. A l'une, des branches mortes; à l'autre, deux jolis rameaux de lierre qui se balancent gracieusement. J'y vais. Voûtes construites sur la basalte même du mont qui reparaît à vif. Traces de fumée. Dans l'autre grand compartiment où je suis entré tout d'abord et qui a dû être la cour, près de la tour ronde, plâtrage blanc sur le mur avec un reste de peinture et ces deux chiffres tracés en rouge: 23 – 18 – (sic.) Je fais le tour extérieur du château par le fossé. – Escalade assez pénible. – L'herbe glisse. – Il faut ramper de broussaille en broussaille au-dessus d'un précipice assez profond. Toujours pas d'entrée ni de trace de porte murée au bas de la grande tour. Reste de peintures sur les mâchicoulis. Le vent tourne les feuillets de mon livre et me gêne pour écrire. – Je vais rentrer dans la ruine. – J'y suis. – J'écris sur une petite console de velours vert que me prête le vieux mur.