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Le Rhin, Tome I

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Ce sera une grande apparition pour quiconque osera hasarder son regard dans ce caveau, et chacun emportera de cette tombe une grande pensée. On y viendra des extrémités de la terre, et toutes les espèces de penseurs y viendront. Charles, fils de Pépin, est en effet un de ces êtres complets qui regardent l'humanité par quatre faces. Pour l'histoire, c'est un grand homme comme Auguste et Sésostris; pour la fable, c'est un paladin comme Roland, un magicien comme Merlin; pour l'Eglise, c'est un saint comme Jérôme et Pierre; pour la philosophie, c'est la civilisation même qui se personnifie, qui se fait géant tous les mille ans pour traverser quelque profond abîme, les guerres civiles, la barbarie, les révolutions, et qui s'appelle alors tantôt César, tantôt Charlemagne, tantôt Napoléon.

En 1804, au moment où Bonaparte devenait Napoléon, il visita Aix-la-Chapelle. Joséphine, qui l'accompagnait, eut le caprice de s'asseoir sur le fauteuil de marbre. L'empereur, qui, par respect, avait revêtu son grand uniforme, laissa faire cette créole. Lui resta immobile, debout, silencieux, et découvert devant la chaise de Charlemagne.

Chose remarquable et qui me vient ici en passant, en 814 Charlemagne mourut. Mille ans après, en quelque sorte heure pour heure, en 1814, Napoléon tomba.

Dans cette même année fatale, 1814, les souverains alliés firent leur visite à l'ombre du grand Charles. Alexandre de Russie, comme Napoléon, avait revêtu son grand uniforme; Frédéric-Guillaume de Prusse portait la capote et la casquette de petite tenue; François d'Autriche était en redingote et en chapeau rond. Le roi de Prusse monta deux des marches de marbre et se fit expliquer par le prévôt du chapitre le détail du couronnement des empereurs d'Allemagne. Les deux empereurs gardèrent le silence.

Aujourd'hui Napoléon, Joséphine, Alexandre, Frédéric-Guillaume et François sont morts.

Mon guide, qui me donnait tous ces détails, est un ancien soldat français d'Austerlitz et d'Iéna, fixé depuis à Aix-la-Chapelle et devenu Prussien par la grâce du congrès de 1815. Maintenant il porte le baudrier et la hallebarde devant le chapitre dans les cérémonies. J'admirais la Providence qui éclate dans les plus petites choses. Cet homme, qui parle aux passants de Charlemagne, est plein de Napoléon. De là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur dans ses paroles. Il lui venait des larmes aux yeux quand il me racontait ses anciennes batailles, ses anciens camarades, son ancien colonel. C'est avec cet accent qu'il m'a entretenu du maréchal Soult, du colonel Graindorge, et, sans savoir combien ce nom m'intéressait, du général Hugo. Il avait reconnu en moi un Français, et je n'oublierai jamais avec quelle solennité simple et profonde il me dit en me quittant: —Vous pourrez dire, monsieur, que vous avez vu à Aix-la-Chapelle un sapeur du trente-sixième régiment suisse de la cathédrale.

Dans un autre moment il m'avait dit: —Tel que vous me voyez, monsieur, j'appartiens à trois nations: je suis Prussien de hasard, Suisse de métier, Français de cœur.

Du reste, je dois convenir que son ignorance militaire des choses ecclésiastiques m'avait fait sourire plus d'une fois pendant le cours de cette visite, notamment dans le chœur, lorsqu'il me montrait les stalles en me disant avec gravité: Voici les places des chamoines. Ne pensez-vous pas que cela doive s'écrire chats-moines?

En quittant la chapelle, j'étais tellement absorbé par une pensée unique, que c'est à peine si j'ai regardé à quelques pas de l'église une façade, pourtant fort belle, du quatorzième siècle, ornée de sept fières statues d'empereurs, qui donne passage aujourd'hui dans je ne sais quel cloaque. Et puis en ce moment-là il m'est survenu une distraction. Deux visiteurs comme moi sortaient de la chapelle, où mon vieux soldat venait probablement de les piloter pendant quelques minutes. Comme ils riaient aux éclats, je me suis retourné. J'ai reconnu deux voyageurs dont le plus âgé avait écrit, le matin même, devant moi son nom sur le registre de l'hôtel de l'Empereur, monsieur le comte d'A – , un des plus vieux et des plus nobles noms de l'Artois. Ils parlaient haut.

– Voilà des noms! disaient-ils, il a fallu la révolution pour produire de ces noms-là. Le capitaine Lasoupe! le colonel Graindorge! Mais d'où cela sort-il? – C'étaient les noms du capitaine et du colonel de mon pauvre vieux suisse, qui leur en avait apparemment parlé comme à moi. Je n'ai pu m'empêcher de leur répondre: «D'où cela sort? je vais vous le dire, messieurs. Le colonel Graindorge était arrière-petit-cousin du maréchal de Lorges, beau-père du duc de Saint-Simon; et quant au capitaine Lasoupe, je lui suppose quelque parenté avec le duc de Bouillon, oncle de l'électeur palatin.

Quelques instants après j'étais sur la place de l'Hôtel-de-Ville, où j'avais hâte d'arriver.

L'hôtel de ville d'Aix est, comme la chapelle, un édifice fait de cinq ou six autres édifices. Des deux côtés d'une sombre façade à fenêtres longues, étroites et rapprochées, qui date de Charles-Quint, s'élèvent deux beffrois, l'un bas, rond, large et écrasé; l'autre haut, svelte et quadrangulaire. Le second beffroi est une belle construction du quatorzième siècle. Le premier est tout simplement la fameuse tour de Granus, qu'on a peine à reconnaître sous l'étrange clocher contourné dont elle est coiffée. Ce clocher, qui se répète plus petit sur l'autre tour, semble une pyramide de turbans gigantesques de toutes les formes et de toutes les dimensions mis les uns sur les autres et décroissant selon un angle assez aigu. Au bas de la façade se développe un vaste escalier composé comme l'escalier de la cour du Cheval-Blanc à Fontainebleau. Vis-à-vis, au centre de la place, une fontaine de marbre de la renaissance, quelque peu retouchée et refaite par le dix-huitième siècle, supporte, au-dessus d'une large coupe d'airain, la statue de bronze de Charlemagne armé et couronné. A droite et à gauche deux autres fontaines plus petites portent à leur sommet deux aigles noirs effarouchés et terribles, à demi tournés vers le grave et tranquille empereur.

C'est là, sur cet emplacement, dans cette tour romaine peut-être, qu'est né Charlemagne.

Cette fontaine, cette façade, ces beffrois, tout cet ensemble, est royal, mélancolique et sévère. Charlemagne est encore là tout entier. Il résume dans sa puissante unité les disparates de cet édifice. La tour de Granus rappelle Rome, sa devancière; la façade et les fontaines rappellent Charles-Quint, le plus grand de ses successeurs. Il n'y a pas jusqu'à la figure orientale du beffroi qui ne vous fasse vaguement songer à ce magnifique kalife Haroun-al-Raschid, son ami.

Le soir approchait, j'avais passé toute ma journée en présence de ces grands et austères souvenirs, il me semblait que j'avais sur moi la poussière de dix siècles; j'éprouvais le besoin de sortir de la ville, de respirer, de voir les champs, les arbres, les oiseaux. Cela m'a conduit hors d'Aix-la-Chapelle, dans de fraîches allées vertes où je suis resté jusqu'à la nuit, errant le long des vieilles murailles. Aix-la-Chapelle a encore sa ceinture de tours. Vauban n'a point passé par là. Seulement les souterrains, qui allaient des chambres basses de l'hôtel de ville et des caveaux de la chapelle jusqu'à l'abbaye de Borcette et même jusqu'à Limbourg, sont aujourd'hui comblés et perdus.

Comme la nuit tombait, je me suis assis sur une pente de gazon. Aix-la-Chapelle s'étalait tout entière devant moi, posée dans sa vallée comme dans une vasque gracieuse. Peu à peu la brume du soir, gagnant les toits dentelés des vieilles rues, a effacé le contour des deux beffrois, qui, mêlés par la perspective aux clochers de la ville, rappellent confusément le profil moscovite et asiatique du Kremlin. Il ne s'est plus détaché de toute cette cité que deux masses distinctes, l'hôtel de ville et la chapelle. Alors toutes mes émotions, toutes mes pensées, toutes mes visions de la journée, me sont revenues en foule. La ville elle-même, cette illustre et symbolique ville, s'est comme transfigurée dans mon esprit et sous mon regard. La première des deux masses noires que je distinguais encore, et que je distinguais seules, n'a plus été pour moi que la crèche d'un enfant; la seconde que l'enveloppe d'un mort; et par moments, dans la contemplation profonde où j'étais comme enseveli, il me semblait voir l'ombre de ce géant que nous nommons Charlemagne se lever lentement sur ce pâle horizon de nuit entre ce grand berceau et ce grand tombeau.

LETTRE X
COLOGNE

Tout ce que l'auteur n'a pas vu à Cologne. – Droits régaliens des uniformes bleus avec collets oranges sur les valises et sacs de nuit. – Qu'à Cologne il ne faut pas se loger à Cologne. – Le voyageur va au hasard. – Rencontre d'un poëte et d'une tour. – Le brin d'herbe ronge les cathédrales. – Apparition du dôme de Cologne au crépuscule. – Un paysage rétrospectif. – Le voyageur regarde en arrière et ne pousse aucun cri d'admiration. – Effets de jupons courts. – Description d'un musicien. – Description d'un chasseur. – Les quatre dieux G. – Pourquoi on paye si cher à l'hôtel de l'Empereur d'Aix-la-Chapelle. – L'auteur se voit aux vitres d'un libraire et donne sa malédiction à toutes les caricatures qu'on vend comme étant ses portraits. – L'auteur dit un mal affreux des éditeurs qui publient ce livre. – Grandeur des serviettes en Allemagne. – Immensité des draps. – Quelques détails touchant les hôtelleries. – Grattez le Français, vous trouvez l'Allemand. – Seconde visite à la cathédrale. – Cruelle extrémité où sont réduits aujourd'hui les va-nu-pieds. – Intérieur de l'église. – Impression désagréable et singulière. – Mariage mal assorti du tapage et du recueillement. – Les verrières. – A quoi sert un rayon de soleil. —Comes Emundus.– L'auteur fait le pédant. – L'auteur se livre à sa manie et examine chaque pierre de l'église. – Ce qui empêche l'archevêque de Cologne de cacher son âge. – Importance et beauté du chœur. – Détail. – L'auteur ne laisse pas échapper l'occasion de se faire des ennemis de tous les bedeaux, custodes, marguilliers et sacristains de Cologne. – Le tombeau des trois mages. – Néant des choses à propos d'un clou dans un pavé. – Il ne reste de l'épitaphe et du blason de Marie de Médicis que de quoi déchirer la botte de l'auteur. – Le logis d'Ibach, Sterngasse, no 10. – L'auteur saisit avec empressement l'occasion de se faire un ennemi irréconciliable de l'architecte actuel de la cathédrale de Cologne. – L'hôtel de ville. – Mode particulier de croissance et de végétation des hôtels de ville. – Comment est construite la maison de ville de Cologne. – Vérités. – L'auteur, pouvant se faire un ennemi mortel de l'architecte actuel de l'hôtel de Ville de Paris, n'a garde d'en négliger l'occasion. – Qu'avait donc fait Corneille à ce monsieur qui a vécu, à ce qu'il paraît, dans ces derniers temps, et qu'on appelait monsieur Andrieux? – Le voyageur au haut du beffroi. – Cologne à vol d'oiseau. – Vingt-sept églises. – L'auteur considère un porche avec amour, comme il sied de considérer les porches. – Après un porche, un porc. – Un porc épique. – La grande harangue du petit vieillard. – … nous aime, j'ai presque dit nous attend. – L'auteur prend la liberté de refaire la vignette que monsieur Jean-Marie Farina colle sur ses boîtes d'eau admirable de Cologne.

 
Bords du Rhin. Andernach, 11 août.

Cher ami, je suis indigné contre moi-même. J'ai traversé Cologne comme un barbare. A peine y ai-je passé quarante-huit heures. Je comptais y rester quinze jours; mais, après une semaine presque entière de brume et de pluie, un si beau rayon de soleil est venu luire sur le Rhin, que j'ai voulu en profiter pour voir le paysage du fleuve dans toute sa richesse et dans toute sa joie. J'ai donc quitté Cologne ce matin par le bateau à vapeur le Cockerill. J'ai laissé la ville d'Agrippa derrière moi, et je n'ai vu ni les vieux tableaux de Sainte-Marie-au-Capitole, ni la crypte pavée de mosaïques de Saint-Géréon, ni la Crucifixion de saint Pierre, peinte par Rubens pour la vieille église demi-romaine de Saint-Pierre où il fut baptisé, ni les ossements des onze mille vierges dans le cloître des Ursulines, ni le cadavre imputréfiable du martyr Albinus, ni le sarcophage d'argent de saint Cunibert, ni le tombeau de Duns Scotus dans l'église des Minorités; ni le sépulcre de l'impératrice Théophanie, femme d'Othon II, dans l'église de Saint-Pantaléon; ni le Maternus-Gruft dans l'église de Lisolphe, ni les deux chambres d'or du couvent de Sainte-Ursule et du dôme; ni la salle des diètes de l'empire, aujourd'hui entrepôt de commerce; ni le vieux arsenal, aujourd'hui magasin de blé. Je n'ai rien vu de tout cela. C'est absurde, mais c'est ainsi.

Qu'ai-je donc visité à Cologne? La cathédrale et l'hôtel de ville; rien de plus. Il faut être dans une admirable ville comme Cologne pour que ce soit peu de chose. Car ce sont deux rares et merveilleux édifices.

Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je me suis dirigé sur-le-champ vers la cathédrale, après avoir chargé de mon sac de nuit un de ces dignes commissionnaires en uniforme bleu avec collet orange, qui travaillent dans ce pays pour le roi de Prusse (excellent et lucratif travail, je vous assure; le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi). Ici un détail utile: avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l'ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l'autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison: je choisis, autant que possible, l'horizon et le paysage que j'aurai dans ma croisée quand je dois garder plusieurs jours la même auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deuz, et les fenêtres de Deuz regardent Cologne; ce qui m'a fait prendre auberge à Deuz, car je me suis posé à moi-même ce principe incontestable: Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu'habiter Cologne et voir Deuz.

Une fois seul, je me suis mis à marcher devant moi, cherchant le dôme et l'attendant à chaque coin de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inextricable, l'ombre du soir s'était épaissie dans ces rues étroites; je n'aime pas à demander ma route, et j'ai erré assez longtemps au hasard.

Enfin, après m'être aventuré sous une espèce de porte-cochère dans une espèce de cour terminée vers la gauche par une espèce de corridor, j'ai débouché tout à coup sur une assez grande place parfaitement obscure et déserte.

Là, j'ai eu un magnifique spectacle. Devant moi, sous la lueur fantastique d'un ciel crépusculaire, s'élevait et s'élargissait, au milieu d'une foule de maisons basses à pignons capricieux, une énorme masse noire, chargée d'aiguilles et de clochetons; un peu plus loin, à une portée d'arbalète, se dressait, isolée, une autre masse noire, moins large et plus haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flanquée à ses quatre angles de quatre longues tours engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait la figure d'une plume gigantesque posée comme sur un casque au front du vieux donjon. Cette croupe, c'était une abside; ce donjon, c'était un commencement de clocher; cette abside et ce commencement de clocher, c'était la cathédrale de Cologne.

Ce qui me semblait une plume noire penchée sur le cimier du sombre monument, c'était l'immense grue symbolique que j'ai revue le lendemain bardée et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher et ce tronçon d'église, séparés à cette heure par un si vaste espace, se rejoindront un jour et vivront d'une vie commune; que le rêve d'Engelbert de Berg, devenu édifice sous Conrad de Hochsteden, sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale du monde, et que cette iliade incomplète espère encore des Homères.

L'église était fermée. Je me suis approché du clocher; les dimensions en sont énormes. Ce que j'avais pris pour des tours aux quatre angles, c'était tout simplement le renflement des contre-forts. Il n'y a encore d'édifié que le rez-de-chaussée, et le premier étage composé d'une colossale ogive, et déjà la masse bâtie atteint presque à la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. Si jamais la flèche projetée se dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Malines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol avec cette carrure et cette ampleur.

Je l'ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine comme une ébauche. Déjà les ronces, les saxifrages et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les jointures des pierres, ont escaladé le vénérable portail. L'homme n'a pas fini de construire que la nature détruit déjà.

La place était silencieuse. Personne n'y passait. Je m'étais approché du portail aussi près que me le permettait une riche grille de fer du quinzième siècle qui le protége, et j'entendais murmurer paisiblement au vent de nuit ces innombrables petites forêts qui s'installent et prospèrent sur toutes les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d'exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent, le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les autres enseignent. Admirable prologue pour une église, qui n'est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre! La douce maçonnerie des nids d'hirondelles se mêle de toutes parts comme un correctif charmant à cette sévère architecture.

Puis la lumière s'est éteinte, et je n'ai plus rien vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éventrant la tour du haut en bas et laissant pénétrer mon regard dans les ténébreuses entrailles du clocher. Dans cette fenêtre s'inscrivait, amoindrie par la perspective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte également et dont la rosace et les meneaux, comme tracés à l'encre, se découpaient avec une pureté inexprimable sur le ciel clair et métallique du crépuscule. Rien de plus mélancolique et de plus singulier que cette élégante petite ogive blanche dans cette grande ogive noire.

Voilà quelle a été ma première visite à la cathédrale de Cologne.

Je ne vous ai rien dit de la route d'Aix-la-Chapelle à Cologne. Il n'y a pas grand'chose à en dire. C'est un pur et simple paysage picard ou tourangeau, une plaine verte ou blonde avec un orme tortu de temps en temps et quelque pâle rideau de peupliers au fond. Je ne hais pas ce genre paisible, mais j'en jouis sans cris d'enthousiasme. Dans les villages, les vieilles paysannes passent comme des spectres enveloppées dans de longues mantes d'indienne grise ou rose tendre dont le capuchon se rabat sur leurs yeux; les jeunes, en jupons courts, coiffées d'un petit serre-tête couvert de paillons et de verroteries qui cache à peine leurs magnifiques cheveux rattachés au-dessus de la nuque par une large flèche d'argent, lavent allégrement le devant des maisons, et, en se baissant, montrent leurs jarrets aux passants comme dans les vieux maîtres hollandais. Pour ce qui est des hommes, ils sont ornés d'un sarrau bleu et d'un chapeau tromblon, comme s'ils étaient les paysans d'un pays constitutionnel.

Quant à la route, il avait plu, elle était fort détrempée. Je n'y ai rencontré personne, si ce n'est, par instants, quelque jeune musicien blond, maigre et pâle, allant aux redoutes d'Aix-la-Chapelle ou de Spa, son havre-sac sur le flanc, sa contre-basse couverte d'une loque verte sur le dos, son bâton d'une main, son cornet à piston de l'autre; vêtu d'un habit bleu, d'un gilet fleuri, d'une cravate blanche et d'un pantalon demi-collant retroussé au-dessus des bottes à cause de la boue; pauvre diable arrangé par le haut pour le bal et par le bas pour le voyage. J'ai vu aussi, dans un champ voisin du chemin, un chasseur local ainsi costumé: un chapeau rond vert-pomme avec grosse cocarde lilas en satin fané, blouse grise, grand nez, fusil.

Dans une jolie petite ville carrée, flanquée de murailles de briques et de tours en ruine, qui est à moitié chemin et dont j'ignore le nom, j'ai fort admiré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées ouvertes, au rez-de-chaussée d'une auberge, devant une table pantagruélique encombrée de viandes, de poissons, de vins, de pâtés et de fruits; buvant, coupant, mordant, tordant, dépeçant, dévorant; l'un rouge, l'autre cramoisi, le troisième pourpre, le quatrième violet, comme quatre personnifications vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m'a semblé voir le dieu Goulu, le dieu Glouton, le dieu Goinfre et le dieu Gouliaf, attablés autour d'une montagne de mangeaille.

Du reste, les auberges sont excellentes dans ce pays, en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-Chapelle, laquelle n'est que passable (l'Hôtel de l'Empereur), et où j'avais dans ma chambre, pour me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint sur le plancher, magnificence qui motive probablement l'exorbitante cherté dudit gasthof.

Pour en finir avec Aix-la-Chapelle, je vous dirai que la contrefaçon y fleurit comme en Belgique. Dans une grande rue qui aboutit à la place de l'Hôtel-de-Ville, je me suis vu exposé aux vitres d'une boutique côte à côte avec Lamartine, illustre et chère compagnie. Le portrait contrefait de cette réimpression prussienne était un peu moins laid que toutes ces horribles caricatures que les marchands d'images et les libraires, y compris mes éditeurs de Paris, vendent au public crédule et épouvanté comme étant ma ressemblance exacte; abominable calomnie, contre laquelle je proteste ici solennellement. Cælum hoc et conscia sidera testor.

Je vis d'ailleurs comme un parfait Allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs, je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d'excellent vin du Rhin et d'excellent vin de Moselle qu'un Français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du vin de demoiselle. Ce même Français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome: L'eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin.

Dans les auberges, hôte, hôtesse, valets et servantes ne parlent qu'allemand; mais il y a toujours un garçon qui parle français, français, à la vérité, quelque peu coloré par le milieu tudesque dans lequel il est plongé; mais cette variété n'est pas sans charme. Hier j'entendais ce même voyageur, mon compagnon, demander au garçon, en lui montrant le plat qu'on venait de lui servir: «Qu'est-ce que cela?» Le garçon a répondu avec dignité: C'est des bichons. C'étaient des pigeons.

 

Du reste, un Français qui, comme moi, ne sait pas l'allemand, perd sa peine s'il adresse à ce «premier garçon,» comme on l'appelle ici, des questions autres que les questions prévues et imprimées dans le Guide des Voyageurs. Ce garçon est tout simplement verni de français; pour peu qu'on veuille creuser, on trouve l'allemand, l'allemand pur, l'allemand sourd.

J'arrive maintenant à ma seconde visite au dôme de Cologne.

J'y suis retourné dès le matin. – On aborde cette église chef-d'œuvre par une cour de masure. Là, les pauvresses vous assiégent. Tout en leur distribuant quelque monnaie locale, je me rappelais qu'avant l'occupation française il y avait à Cologne douze mille mendiants, lesquels avaient le privilége de transmettre à leurs enfants les places fixes et spéciales où chacun d'eux se tenait. Cette institution a disparu. Les aristocraties s'écroulent. Notre siècle n'a pas plus respecté la gueuserie héréditaire que la pairie héréditaire. Maintenant les va-nu-pieds ne savent plus que léguer à leur famille.

Les pauvresses franchies, on pénètre dans l'église.

Une forêt de piliers, de colonnes et de colonnettes embarrassées à leur base de palissades en planches et se perdant à leur sommet dans un enchevêtrement de voûtes surbaissées, faites en voliges, et de courbes différentes et de hauteurs inégales; peu de jour dans l'église; toutes ces voûtes basses et ne laissant pas monter le regard au delà d'une quarantaine de pieds; à gauche quatre ou cinq verrières éclatantes descendant du plafond de bois au pavé de pierre comme de larges nappes de topazes, d'émeraudes et de rubis; à droite un fouillis d'échelles, de poulies, de cordages, de bigues, de treuils et de palans; au fond le plain-chant, la voix grave des chantres et des prébendiers, le beau latin des psaumes traversant la voûte par lambeaux mêlé à des bouffées d'encens, un orgue admirable pleurant avec une ineffable suavité; au premier plan le grincement des scies, le gémissement des chèvres et des grues, le tapage assourdissant des marteaux sur les planches: voilà comment m'est apparu l'intérieur du dôme de Cologne.

Cette cathédrale gothique mariée à un atelier de charpentier, cette noble chanoinesse brutalement épousée par un maçon, cette grande dame obligée d'associer patiemment ses habitudes tranquilles, sa vie auguste et discrète, ses chants, sa prière, son recueillement, à ces outils, à ce vacarme, à ces dialogues grossiers, à ce travail de mauvaise compagnie, toute cette mésalliance produit d'abord une impression bizarre, qui tient à ce que nous ne voyons plus bâtir d'églises gothiques, et qui se dissipe au bout d'un instant quand on songe qu'après tout rien n'est plus simple. La grue du clocher a un sens. On a repris l'œuvre interrompue en 1499. Tout ce tumulte de charpentiers et de tailleurs de pierre est nécessaire. On continue la cathédrale de Cologne; et, s'il plaît à Dieu, on l'achèvera. Rien de mieux, si l'on sait l'achever.

Ces piliers portant ces voûtes de bois, c'est la nef ébauchée qui réunira un jour l'abside au clocher.

J'ai examiné les verrières, qui sont du temps de Maximilien et peintes avec la robuste et magnifique exagération de la Renaissance allemande. Là, abondent ces rois et ces chevaliers aux visages sévères, aux tournures superbes, aux panaches monstrueux, aux lambrequins farouches, aux morions exorbitants, aux épées énormes, armés comme des bourreaux, cambrés comme des archers, coiffés comme des chevaux de bataille. Ils ont près d'eux leurs femmes, ou, pour mieux dire, leurs femelles formidables, agenouillées dans les coins des vitraux avec des profils de lionnes et de louves. Le soleil passe à travers ces figures, leur met de la flamme dans les prunelles et les fait vivre.

Une de ces verrières reproduit ce beau motif que j'ai déjà rencontré tant de fois, la généalogie de la Vierge. Au bas du tableau, le géant Adam, en costume d'empereur, est couché sur le dos. De son ventre sort un grand arbre qui remplit le vitrail entier, et sur les branches duquel apparaissent tous les ancêtres couronnés de Marie, David jouant de la harpe, Salomon pensif; au haut de l'arbre, dans un compartiment gros bleu, la dernière fleur s'entr'ouvre et laisse voir la Vierge portant l'Enfant.

Quelques pas plus loin j'ai lu sur un gros pilier cette épitaphe triste et résignée:

 
INCLITVS ANTE FVI, COMES EMVNDVS
VOCITATVS, HIC NECE PROSTRATVS, SUB
TEGOR VT VOLVI. FRISHEIM, SANCTE,
MEVM FERO, PETRE, TIBI COMITATVM,
ET MIHI REDDE STATVM, TE PRECOR,
ÆTHEREVM. HÆC LAPIDVM MASSA
COMITIS COMPLECTITVR OSSA.
 

Je transcris cette épitaphe ainsi qu'elle est disposée sur une table verticale de pierre, comme de la prose, sans indication des hexamètres et des pentamètres un peu barbares qui forment des distiques. Le vers à césure rimante qui clôt l'inscription renferme une faute de quantité, massa, qui m'a étonné, car le moyen âge savait faire des vers latins.

Le bras gauche du transept n'est encore qu'indiqué et se termine par un grand oratoire, froid, laid, ennuyeux et mal meublé, à quelques confessionnaux près. Je me suis hâté de rentrer dans l'église, et, en sortant de l'oratoire, trois choses m'ont frappé presque à la fois: à ma gauche, une charmante petite chaire du seizième siècle très-spirituellement inventée et très-délicatement coupée dans le chêne noir; un peu plus loin, la grille du chœur, modèle rare et complet de l'exquise serrurerie du quinzième siècle; vis-à-vis de moi, une fort belle tribune à pilastres trapus et à arcades basses, dans le style de notre arrière-Renaissance, que je suppose avoir été pratiquée là pour la triste reine réfugiée Marie de Médicis.

A l'entrée du chœur, dans une élégante armoire rococo, étincelle et reluit une vraie madone italienne chargée de paillettes et de clinquants, ainsi que son bambino. Au-dessous de cette opulente madone aux bracelets et aux colliers de perles, on a mis, comme antithèse apparemment, un massif tronc pour les pauvres, façonné au douzième siècle, enguirlandé de chaînes et de cadenas de fer et à demi enfoncé dans un bloc de granit grossièrement sculpté. On dirait un billot scellé dans un pavé.

Comme je levais les yeux, j'ai vu pendre à l'ogive au-dessus de ma tête des bâtons dorés attachés par un bout à une tringle transversale. A côté de ces bâtons il y a cette inscription: —Quot pendere vides baculos, tot episcopus annos huic Agrippinæ præfuit ecclesiæ.– J'aime cette façon sévère de compter les années, et de rendre perpétuellement visible aux yeux de l'archevêque le temps qu'il a déjà employé ou perdu. Trois bâtons pendent à la voûte en ce moment.

Le chœur, c'est l'intérieur de cette abside célèbre qui est encore à cette heure, pour ainsi dire, toute la cathédrale de Cologne, puisque la flèche manque au clocher, la voûte à la nef et le transept à l'église.

Dans ce chœur les richesses abondent. Ce sont des sacristies pleines de boiseries délicates, des chapelles pleines de sculptures sévères; des tableaux de toutes les époques, des tombeaux de toutes les formes; des évêques de granit couchés dans une forteresse, des évêques de pierre de touche couchés sur un lit porté par une procession de figurines éplorées, des évêques de marbre couchés sous un treillis de fer, des évêques de bronze couchés à terre, des évêques de bois agenouillés devant des autels; des lieutenants généraux du temps de Louis XIV accoudés sur leurs sépulcres, des chevaliers du temps des croisades gisant avec leur chien qui se frotte amoureusement contre leurs pieds d'acier; des statues d'apôtres vêtues de robes d'or: des confessionnaux de chêne à colonnes torses; de nobles stalles canonicales; des fonts baptismaux gothiques qui ont la forme d'un cercueil; des retables d'autel chargés de statuettes; de beaux fragments de vitraux; des Annonciations du quinzième siècle sur fond d'or, avec les riches ailes multicolores en dessus, blanches en dessous, de leur ange qui regarde et convoite presque la Vierge; des tapisseries peintes sur des dessins de Rubens; des grilles de fer qu'on croirait de Metzis-Quentin, des armoires à volets peintes et dorées qu'on croirait de Franc-Floris.