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Napoléon Le Petit

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XI

CAPITULATION

Mais on nous dit: N'allez-vous pas un peu loin? n'êtes-vous pas injuste? concédez-lui quelque chose. N'a-t-il pas, dans une certaine mesure, «fait du socialisme»? Et l'on remet sur le tapis le crédit foncier, les chemins de fer, l'abaissement de la rente, etc.

Nous avons déjà apprécié ces mesures à leur juste valeur; mais en admettant que ce soit là du «socialisme», vous seriez simples d'en attribuer le mérite à M. Bonaparte. Ce n'est pas lui qui fait du socialisme, c'est le temps.

Un homme nage contre un courant rapide; il lutte avec des efforts inouïs, il frappe le flot du poing, du front, de l'épaule et du genou. Vous dites: il remontera. Un moment après, vous le regardez, il a descendu. Il est beaucoup plus bas dans le fleuve qu'il n'était au point de départ. Sans le savoir et sans s'en douter, à chaque effort qu'il fait, il perd du terrain. Il s'imagine qu'il remonte, et il descend toujours. Il croit avancer et il recule. Crédit foncier, comme vous dites, abaissement de la rente, comme vous dites, M. Bonaparte a déjà fait plusieurs de ces décrets que vous voulez bien qualifier de socialistes, et il en fera encore. M. Changarnier eût triomphé au lieu de M. Bonaparte, qu'il en eût fait. Henri V reviendrait demain, qu'il en ferait. L'empereur d'Autriche en fait en Galicie, et l'empereur Nicolas en Lithuanie. En somme et après tout, qu'est-ce que cela prouve? que ce courant qui s'appelle Révolution est plus fort que ce nageur qui s'appelle Despotisme.

Mais ce socialisme même de M. Bonaparte, qu'est-il? Cela du socialisme? je le nie. Haine de la bourgeoisie, soit; socialisme, non. Voyez le ministère socialiste par excellence, le ministère de l'agriculture et du commerce, il l'abolit. Que vous donne-t-il en compensation? le ministère de la police. L'autre ministère socialiste, c'est le ministère de l'instruction publique. Il est en danger. Un de ces matins on le supprimera. Le point de départ du socialisme, c'est l'éducation, c'est l'enseignement gratuit et obligatoire, c'est la lumière. Prendre les enfants et en faire des hommes, prendre les hommes et en faire des citoyens; des citoyens intelligents honnêtes, utiles, heureux. Le progrès intellectuel, d'abord, le progrès moral d'abord; le progrès matériel ensuite. Les deux premiers progrès amènent d'eux-mêmes et irrésistiblement le dernier. Que fait M. Bonaparte? Il persécute et étouffe partout l'enseignement. Il y a un paria dans notre France d'aujourd'hui, c'est le maître d'école.

Avez-vous jamais réfléchi à ce que c'est qu'un maître d'école, à cette magistrature où se réfugiaient les tyrans d'autrefois comme les criminels dans un temple lieu d'asile? avez-vous jamais songé à ce que c'est que l'homme qui enseigne les enfants? Vous entrez chez un charron, il fabrique des roues et des timons; vous dites: c'est un homme utile; vous entrez chez un tisserand, il fabrique de la toile; vous dites: c'est un homme précieux; vous entrez chez un forgeron, il fabrique des pioches, des marteaux, des socs de charrue; vous dites: c'est un homme nécessaire; ces hommes, ces bons travailleurs, vous les saluez. Vous entrez chez un maître d'école, saluez plus bas; savez-vous ce qu'il fait? il fabrique des esprits.

Il est le charron, le tisserand et le forgeron de cette oeuvre dans laquelle il aide Dieu: l'avenir.

Eh bien! aujourd'hui, grâce au parti prêtre régnant, comme il ne faut pas que le maître d'école travaille à cet avenir, comme il faut que l'avenir soit fait d'ombre et d'abrutissement, et non d'intelligence et de clarté, voulez-vous savoir de quelle façon on fait fonctionner cet humble et grand magistrat, le maître d'école? Le maître d'école sert la messe, chante au lutrin, sonne vêpres, range les chaises, renouvelle les bouquets devant le sacré-coeur, fourbit les chandeliers de l'autel, époussette le tabernacle, plie les chapes et les chasubles, tient en ordre et en compte le linge de la sacristie, met de l'huile dans les lampes, bat le coussin du confessionnal, balaye l'église et un peu le presbytère; le temps qui lui reste, il peut, à la condition de ne prononcer aucun de ces trois mots du démon, Patrie, République, Liberté, l'employer, si bon lui semble, à faire épeler l'A, B, C aux petits enfants.

M. Bonaparte frappe à la fois l'enseignement en haut et en bas; en bas pour plaire aux curés, en haut pour plaire aux évêques. En même temps qu'il cherche à fermer l'école de village, il mutile le Collège de France. Il renverse d'un coup de pied les chaires de Quinet et de Michelet. Un beau matin, il déclare, par décret, suspectes les lettres grecques et latines, et interdit le plus qu'il peut aux intelligences le commerce des vieux poètes et des vieux historiens d'Athènes et de Rome, flairant dans Eschyle et dans Tacite une vague odeur de démagogie. Il met d'un trait de plume les médecins, par exemple, hors l'enseignement littéraire, ce qui fait dire au docteur Serres: Nous voilà dispensés par décret de savoir lire et écrire.

Impôts nouveaux, impôts somptuaires, impôts vestiaires; nemo audeat comedere præter duo fercula cum potagio; impôt sur les vivants, impôt sur les morts, impôt sur les successions, impôt sur les voitures, impôt sur le papier; bravo, hurle le parti bedeau, moins de livres! impôt sur les chiens, les colliers payeront; impôt sur les sénateurs, les armoiries payeront. Voilà qui va être populaire! dit M. Bonaparte en se frottant les mains. C'est l'empereur socialiste, vocifèrent les affidés dans les faubourgs; c'est l'empereur catholique, murmurent les béats dans les sacristies. Qu'il serait heureux, s'il pouvait passer ici pour Constantin et là pour Babeuf! Les mots d'ordre se répètent, l'adhésion se déclare, l'enthousiasme gagne de proche en proche, l'école militaire dessine son chiffre avec des bayonnettes et des canons de pistolet, l'abbé Gaume et le cardinal Gousset applaudissent, on couronne de fleurs son buste à la halle, Nanterre lui dédie des rosières, l'ordre social est décidément sauvé, la propriété, la famille et la religion respirent, et la police lui dresse une statue.

De bronze?

Fi donc! c'est bon pour l'oncle.

De marbre! Tu es Pietri et super hanc pietram ædificabo effigiem meam30.

Ce qu'il attaque, ce qu'il poursuit, ce qu'ils poursuivent tous avec lui, ce sur quoi ils s'acharnent, ce qu'ils veulent écraser, brûler, supprimer, détruire, anéantir, est-ce ce pauvre homme obscur qu'on appelle instituteur primaire? est-ce ce carré de papier qu'on appelle un journal? est-ce ce fascicule de feuillets qu'on appelle un livre? est-ce cet engin de bois et de fer qu'on appelle une presse? non, c'est toi, pensée, c'est toi, raison de l'homme, c'est toi, dix-neuvième siècle, c'est toi, providence, c'est toi, Dieu!

Nous qui les combattons, nous sommes «les éternels ennemis de l'ordre»; nous sommes, car ils ne trouvent pas encore que ce mot soit usé, des démagogues.

Dans la langue du duc d'Albe, croire à la sainteté de la conscience humaine, résister à l'inquisition, braver le bûcher pour sa foi, tirer l'épée pour sa patrie, défendre son culte, sa ville, son foyer, sa maison, sa famille, son Dieu, cela se nommait la gueuserie; dans la langue de Louis Bonaparte, lutter pour la liberté, pour la justice, pour le droit, combattre pour la cause du progrès, de la civilisation, de la France, de l'humanité, vouloir l'abolition de la guerre et de la peine de mort, prendre au sérieux la fraternité des hommes, croire au serment juré, s'armer pour la constitution de son pays, défendre les lois, cela s'appelle la démagogie.

On est démagogue au dix-neuvième siècle comme on était gueux au seizième.

Ceci étant donné que le dictionnaire de l'académie n'existe plus, qu'il fait nuit en plein midi, qu'un chat ne s'appelle plus un chat et que Baroche ne s'appelle plus un fripon, que la justice est une chimère, que l'histoire est un rêve, que le prince d'Orange est un gueux et le duc d'Albe un juste, que Louis Bonaparte est identique à Napoléon le Grand, que ceux qui ont violé la constitution sont des sauveurs et que ceux qui l'ont défendue sont des brigands, en un mot, que l'honnêteté humaine est morte, soit! alors j'admire ce gouvernement. Il va bien. Il est modèle en son genre. Il comprime, il réprime, il opprime, il emprisonne, il exile, il mitraille, il extermine, et même il «gracie»! il fait de l'autorité à coups de canon et de la clémence à coups de plat de sabre.

À votre aise, répètent quelques braves incorrigibles de l'ex-parti de l'ordre, indignez-vous, raillez, flétrissez, conspuez, cela nous est égal; vive la stabilité! tout cet ensemble constitue, après tout, un gouvernement solide.

Solide! nous nous sommes déjà expliqués sur cette solidité.

 

Solide! je l'admire, cette solidité. S'il neigeait des journaux en France seulement pendant deux jours, le matin du troisième jour on ne saurait plus où M. Louis Bonaparte a passé.

N'importe, cet homme pèse sur l'époque entière, il défigure le dix-neuvième siècle, et il y aura peut-être dans ce siècle deux ou trois années sur lesquelles, à je ne sais quelle trace ignoble, on reconnaîtra que Louis Bonaparte s'est assis là.

Cet homme, chose triste à dire, est maintenant la question de tous les hommes.

À de certaines époques dans l'histoire, le genre humain tout entier, de tous les points de la terre, fixe les yeux sur un lieu mystérieux d'où il semble que va sortir la destinée universelle. Il y a eu des heures où le monde a regardé le Vatican; Grégoire VII, Léon X, avaient là leur chaire; d'autres heures où il a contemplé le Louvre, Philippe-Auguste, Louis IX, François Ier, Henri IV, étaient là; l'Escurial, Saint-Just, Charles-Quint y songeait; Windsor, Élisabeth la Grande y régnait; Versailles, Louis XIV entouré d'astres y rayonnait; le Kremlin, on y entrevoyait Pierre le Grand; Potsdam, Frédéric II s'y enfermait avec Voltaire… – Aujourd'hui, baisse la tête, histoire, l'univers regarde l'Élysée!

Cette espèce de porte bâtarde, gardée par deux guérites peintes en coutil, à l'extrémité du faubourg Saint-Honoré, voilà ce que contemple aujourd'hui, avec une sorte d'anxiété profonde, le regard du monde civilisé!.. – Ah! qu'est-ce que c'est que cet endroit d'où il n'est pas sorti une idée qui ne fût un piége, pas une action qui ne fût un crime? Qu'est-ce que c'est que cet endroit où habitent tous les cynismes avec toutes les hypocrisies? Qu'est-ce que c'est que cet endroit où les évêques coudoient Jeanne Poisson dans l'escalier, et, comme il y a cent ans, la saluent jusqu'à terre; où Samuel Bernard rit dans un coin avec Laubardemont; où Escobar entre donnant le bras à Gusman d'Alfarache; où, rumeur affreuse, dans un fourré du jardin l'on dépêche, dit-on, à coups de bayonnette, des hommes qu'on ne veut pas juger; où l'on entend un homme dire à une femme qui intercède et qui pleure: «Je vous passe vos amours, passez-moi mes haines!» Qu'est-ce que c'est que cet endroit où l'orgie de 1852 importune et déshonore le deuil de 1815? où Césarion, les bras croisés ou les mains derrière le dos, se promène sous ces mêmes arbres, dans ces mêmes allées que hante encore le fantôme indigné de César?

Cet endroit, c'est la tache de Paris; cet endroit, c'est la souillure du siècle; cette porte, d'où sortent toutes sortes de bruits joyeux, fanfares, musiques, rires, chocs des verres, cette porte, saluée le jour par les bataillons qui passent, illuminée la nuit, toute grande ouverte avec une confiance insolente, c'est une sorte d'injure publique toujours présente. Le centre de la honte du monde est là.

Ah! à quoi songe la France? Certes, il faut réveiller cette nation; il faut lui prendre le bras, il faut la secouer, il faut lui parler; il faut parcourir les champs, entrer dans les villages, entrer dans les casernes, parler au soldat qui ne sait plus ce qu'il a fait, parler au laboureur qui a une gravure de l'empereur dans sa chaumière et qui vote tout ce qu'on veut à cause de cela; il faut leur ôter le radieux fantôme qu'ils ont devant les yeux; toute cette situation n'est autre chose qu'un immense et fatal quiproquo; il faut éclaircir ce quiproquo, aller au fond, désabuser le peuple, le peuple des campagnes surtout, le remuer, l'agiter, l'émouvoir, lui montrer les maisons vides, lui montrer les fosses ouvertes, lui faire toucher du doigt l'horreur de ce régime-ci. Ce peuple est bon et honnête. Il comprendra. Oui, paysan, ils sont deux, le grand et le petit, l'illustre et l'infâme, Napoléon et Naboléon!

Résumons ce gouvernement.

Qui est à l'Élysée et aux Tuileries? le crime. Qui siége au Luxembourg? la bassesse. Qui siége au palais Bourbon? l'imbécillité. Qui siège au palais d'Orsay? la corruption. Qui siège au Palais de justice? la prévarication. Et qui est dans les prisons, dans les forts, dans les cellules, dans les casemates, dans les pontons, à Lambessa, à Cayenne, dans l'exil? la loi, l'honneur, l'intelligence, la liberté, le droit.

Proscrits, de quoi vous plaignez-vous? vous avez la bonne part.

LIVRE TROISIÈME
LE CRIME

Mais ce gouvernement, ce gouvernement horrible, hypocrite et bête, ce gouvernement qui fait hésiter entre l'éclat de rire et le sanglot, cette constitution-gibet où pendent toutes nos libertés, ce gros suffrage universel et ce petit suffrage universel, le premier nommant le président, l'autre nommant les législateurs, le petit disant au gros: monseigneur, recevez ces millions, le gros disant au petit: reçois l'assurance de mes sentiments; ce sénat, ce conseil d'état, d'où toutes ces choses sortent-elles? Mon Dieu! est-ce que nous en sommes déjà venus à ce point qu'il soit nécessaire de le rappeler?

D'où sort ce gouvernement? Regardez! cela coule encore, cela fume encore, c'est du sang.

Les morts sont loin, les morts sont morts.

Ah! chose affreuse à penser et à dire, est-ce qu'on n'y songerait déjà plus?

Est-ce que, parce qu'on boit et mange, parce que la carrosserie va, parce que toi, terrassier, tu as du travail au bois de Boulogne, parce que toi, maçon, tu gagnes quarante sous par jour au Louvre, parce que toi, banquier, tu as bonifié sur les métalliques de Vienne ou sur les obligations Hope et compagnie, parce que les titres de noblesse sont rétablis, parce qu'on peut s'appeler monsieur le comte et madame la duchesse, parce que les processions sortent à la Fête-Dieu, parce qu'on s'amuse, parce qu'on rit, parce que les murs de Paris sont couverts d'affiches de fêtes et de spectacles, est-ce qu'on oublierait qu'il y a des cadavres là-dessous?

Est-ce que, parce qu'on a été au bal de l'École militaire, parce qu'on est rentrée les yeux éblouis, la tête fatiguée, la robe déchirée, le bouquet fané, et qu'on s'est jetée sur son lit et qu'on s'est endormie en songeant à quelque joli officier, est-ce qu'on ne se souviendrait plus qu'il y a là, sous l'herbe, dans une fosse obscure, dans un trou profond, dans l'ombre inexorable de la mort, une foule immobile, glacée et terrible, une multitude d'êtres humains déjà devenus informes, que les vers dévorent, que la désagrégation consume, qui commencent à se fondre avec la terre, qui existaient, qui travaillaient, qui pensaient, qui aimaient, et qui avaient le droit de vivre et qu'on a tués?

Ah! si l'on ne s'en souvient plus, rappelons-le à ceux qui l'oublient! Réveillez-vous, gens qui dormez! les trépassés vont défiler devant vos yeux.

EXTRAIT D'UN LIVRE INEDIT INTITULÉ

LE CRIME DU DEUX DÉCEMBRE

Par Victor Hugo. Ce livre sera publié prochainement. Ce sera une narration complète de l'infâme événement de 1851. Une grande partie est déjà, écrite; l'auteur recueille en ce moment des matériaux pour le reste.

Il croit à propos d'entrer dès à présent dans quelques détails au sujet de ce travail, qu'il s'est imposé comme un devoir.

L'auteur se rend cette justice qu'en écrivant cette narration, austère occupation de son exil, il a sans cesse présente à l'esprit la haute responsabilité de l'historien.

Quand elle paraîtra, cette narration soulèvera certainement de nombreuses et violentes réclamations; l'auteur s'y attend; on ne taille pas impunément dans la chair vive d'un crime contemporain, et à l'heure qu'il est tout-puissant. Quoi qu'il en soit, quelles que soient ces réclamations plus ou moins intéressées, et afin qu'on puisse en juger d'avance le mérite, l'auteur croit devoir expliquer ici de quelle façon, avec quel soin scrupuleux de la vérité cette histoire aura été écrite, ou, pour mieux dire, ce procès-verbal du crime aura été dressé.

Ce récit du 2 décembre contiendra, outre les faits généraux que personne n'ignore, un très grand nombre de faits inconnus qui y sont mis au jour pour la première fois. Plusieurs de ces faits, l'auteur les a vus, touchés, traversés; de ceux-là il peut dire: quoeque ipse vidi et quorum pars fui. Les membres de la gauche républicaine, dont la conduite a été si intrépide, ont vu ces faits comme lui, et leur témoignage ne lui manquera pas. Pour tout le reste, l'auteur a procédé à une véritable information judiciaire; il s'est fait pour ainsi dire le juge d'instruction de l'histoire; chaque acteur du drame, chaque combattant, chaque victime, chaque témoin, est venu déposer devant lui; pour tous les faits douteux, il a confronté les dires et au besoin les personnes. En général, les historiens parlent aux faits morts; ils les touchent dans la tombe de leurs verges de juges, les font lever et les interrogent. Lui, c'est aux faits vivants qu'il a parlé.

Tous les détails du 2 décembre ont de la sorte passé sous ses yeux; il les a enregistrés tous, il les a pesés tous, aucun ne lui a échappé. L'histoire pourra compléter ce récit; mais non l'infirmer. Les magistrats manquant au devoir, il a fait leur office. Quand les témoignages directs et de vive voix lui faisaient défaut, il a envoyé sur les lieux ce qu'on pourrait appeler de réelles commissions rogatoires. Il pourrait citer tel fait pour lequel il a dressé de véritables questionnaires auxquels il a été minutieusement répondu.

Il le répète, il a soumis le 2 décembre à un long et sévère interrogatoire. Il a porté le flambeau aussi loin et aussi avant qu'il a pu. Il a, grâce à cette enquête, en sa possession près de deux cents dossiers dont ce livre sortira. Il n'est pas un fait de ce récit derrière lequel, quand l'ouvrage sera publié, l'auteur ne puisse mettre un nom. On comprendra qu'il s'en abstienne, on comprendra même qu'il substitue quelquefois aux noms propres et même à de certaines indications de lieux, des désignations aussi peu transparentes que possible, en présence des proscriptions pendantes. Il ne veut pas fournir une liste supplémentaire à M. Bonaparte.

Certes, pas plus dans ce récit du 2 décembre que dans le livre qu'il publie en ce moment, l'auteur n'est «impartial», comme on a l'habitude de dire quand on veut louer un historien. L'impartialité, étrange vertu que Tacite n'a pas. Malheur à qui resterait impartial devant les plaies saignantes de la liberté! En présence du fait de décembre 1851, l'auteur sent toute la nature humaine se soulever en lui, il ne s'en cache point, et l'on doit s'en apercevoir en le lisant. Mais chez lui la passion pour la vérité égale la passion pour le droit. L'homme indigné ne ment pas. Cette histoire du 2 décembre donc, il le déclare au moment d'en citer quelques pages, aura été écrite, on vient de voir comment, dans les conditions de la réalité la plus absolue.

Nous jugeons utile d'en détacher dès à présent et d'en publier ici même un chapitre31 qui, nous le pensons, frappera les esprits, en ce qu'il jette un jour nouveau sur le «succès» de M. Bonaparte. Grâce aux réticences des historiographes officiels du 2 décembre, on ne sait pas assez combien le coup d'état a été près de sa perte et on ignore tout à fait par quel moyen il s'est sauvé. Mettons ce fait spécial sous les yeux du lecteur.

JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE

LE COUP D'ÉTAT AUX ABOIS

I

«La résistance avait pris des proportions inattendues.

«Le combat était devenu menaçant; ce n'était plus un combat, c'était une bataille, et qui s'engageait de toutes parts. À l'Élysée et dans les ministères les gens pâlissaient; on avait voulu des barricades, on en avait.

«Tout le centre de Paris se couvrait de redoutes improvisées; les quartiers barricadés formaient une sorte d'immense trapèze compris entre les Halles et la rue Rambuteau d'une part et les boulevards de l'autre, et limité à l'est par la rue du Temple et à l'ouest par la rue Montmartre. Ce vaste réseau de rues, coupé en tous sens de redoutes et de retranchements, prenait d'heure en heure un aspect plus terrible et devenait une sorte de forteresse. Les combattants des barricades poussaient leurs grand'gardes jusque sur les quais. En dehors du trapèze que nous venons d'indiquer, les barricades montaient, nous l'avons dit, jusque dans le faubourg Saint-Martin et aux alentours du canal. Le quartier des écoles, où le comité de résistance avait envoyé le représentant de Flotte, était plus soulevé encore que la veille; la banlieue prenait feu; on battait le rappel aux Batignolles; Madier de Montjau agitait Belleville; trois barricades énormes se construisaient à la Chapelle-Saint-Denis. Dans les rues marchandes les bourgeois livraient leurs fusils, les femmes faisaient de la charpie. – Cela marche! Paris est parti! nous criait B*** entrant tout radieux au comité de résistance32. – D'instant en instant les nouvelles nous arrivaient; toutes les permanences des divers quartiers se mettaient en communication avec nous. Les membres du comité délibéraient et lançaient les ordres et les instructions de combat de tout côté. La victoire semblait certaine. Il y eut un moment d'enthousiasme et de joie où ces hommes, encore placés entre la vie et la mort, s'embrassèrent. – Maintenant, s'écriait Jules Favre, qu'un régiment tourne ou qu'une légion sorte, Louis Bonaparte est perdu! – Demain la république sera à l'Hôtel de Ville, disait Michel (de Bourges). Tout fermentait, tout bouillonnait; dans les quartiers les plus paisibles, on déchirait les affiches, on démontait les ordonnances. Rue Beaubourg, pendant qu'on construisait une barricade, les femmes aux fenêtres criaient: courage! L'agitation gagnait même le faubourg Saint-Germain. À l'hôtel de la rue de Jérusalem, centre de cette grande toile d'araignée que la police étend sur Paris, tout tremblait; l'anxiété était profonde, on entrevoyait la république victorieuse; dans les cours, dans les bureaux, dans les couloirs, entre commis et sergents de ville, on commençait à parler avec attendrissement de Caussidière.

 

«S'il faut en croire ce qui a transpiré de cette caverne, le préfet Maupas, si ardent la veille et si odieusement lancé en avant, commençait à reculer et à défaillir. Il semblait prêter l'oreille avec terreur à ce bruit de marée montante que faisait l'insurrection, – la sainte et légitime insurrection du droit; – il bégayait, il balbutiait, le commandement s'évanouissait dans sa bouche. —Ce petit jeune homme a la colique, disait l'ancien préfet Carlier en le quittant. Dans cet effarement, Maupas se pendait à Morny. Le télégraphe électrique était en perpétuel dialogue de la préfecture de police au ministère de l'intérieur et du ministère de l'intérieur à la préfecture de police. Toutes les nouvelles les plus inquiétantes, tous les signes de panique et de désarroi arrivaient coup sur coup du préfet au ministre. Morny, moins effrayé, et homme d'esprit du moins, recevait toutes ces secousses dans son cabinet. On a raconté qu'à la première il avait dit: Maupas est malade, et à cette demande: que faut-il faire? avait répondu par le télégraphe: couchez-vous! – à la seconde il répondit encore: couchez-vous! – à la troisième, la patience lui échappant, il répondit: couchez-vous, j… f…!

«Le zèle des agents lâchait prise et commençait à tourner casaque. Un homme intrépide, envoyé par le comité de résistance pour soulever le faubourg Saint-Marceau, est arrêté rue des Fossés-Saint-Victor, les poches pleines des proclamations et des décrets de la gauche. On le dirige vers la préfecture de police; il s'attendait à être fusillé. Comme l'escouade qui l'emmenait passait devant la Morgue, quai Saint-Michel, des coups de fusil éclatent dans la Cité; le sergent de ville qui conduisait l'escouade dit aux soldats: Regagnez votre poste, je me charge du prisonnier. Les soldats éloignés, il coupe les cordes qui liaient les poignets du prisonnier et lui dit: – Allez-vous-en, je vous sauve la vie, n'oubliez pas que c'est moi qui vous ai mis en liberté! Regardez-moi bien pour me reconnaître.

«Les principaux complices militaires tenaient conseil; on agitait la question de savoir s'il ne serait pas nécessaire que Louis Bonaparte quittât immédiatement le faubourg Saint-Honoré et se transportât soit aux Invalides, soit au palais du Luxembourg, deux points stratégiques plus faciles à défendre d'un coup de main que l'Élysée. Les uns opinaient pour les Invalides, les autres pour le Luxembourg. Une altercation éclata à ce sujet entre deux généraux.

«C'est dans ce moment-là que l'ancien roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, voyant le coup d'état chanceler et prenant quelque souci du lendemain, écrivit à son neveu cette lettre significative:

«Mon cher neveu,

«Le sang français a coulé; arrêtez-en l'effusion par un sérieux appel au peuple. Vos sentiments sont mal compris. La seconde proclamation, dans laquelle vous parlez du plébiscite, est mal reçue du peuple, qui ne le considère pas comme le rétablissement du droit de suffrage. La liberté est sans garantie si une assemblée ne contribue pas à la constitution de la république. L'armée a la haute main. C'est le moment de compléter la victoire matérielle par une victoire morale, et ce qu'un gouvernement ne peut faire quand il est battu, il doit le faire quand il est victorieux. Après avoir détruit les vieux partis, opérez la restauration du peuple; proclamez que le suffrage universel, sincère, et agissant en harmonie avec la plus grande liberté, nommera le président et l'assemblée constituante pour sauver et restaurer la république.

«C'est au nom de la mémoire de mon frère, et en partageant son horreur pour la guerre civile, que je vous écris; croyez-en ma vieille expérience, et songez que la France, l'Europe et la postérité seront appelées à juger votre conduite.

«Votre oncle affectionné,

«Jérôme Bonaparte.»

«Place de la Madeleine, les deux représentants Fabvier et Crestin se rencontraient et s'abordaient. Le général Fabvier faisait remarquer à son collègue quatre pièces de canon attelées qui tournaient bride, quittaient le boulevard et prenaient au galop la direction de l'Élysée. – Est-ce que l'Élysée serait déjà sur la défensive? disait le général. – Et Crestin, lui montrant au delà de la place de la Révolution la façade du palais de l'assemblée, répondait: – Général, demain nous serons là. – Du haut de quelques mansardes qui ont vue sur la cour des écuries de l'Élysée, on remarquait depuis le matin dans cette cour trois voitures de voyage attelées et chargées, les postillons en selle, et prêtes à partir.

«L'impulsion était donnée en effet, l'ébranlement de colère et de haine devenait universel, le coup d'état semblait perdu; une secousse de plus, et Louis Bonaparte tombait. Que la journée s'achevât comme elle avait commencé, et tout était dit. Le coup d'état touchait au désespoir. L'heure des résolutions suprêmes était venue. Qu'allait-il faire? Il fallait qu'il frappât un grand coup, un coup inattendu, un coup effroyable. Il était réduit à cette situation: périr, – ou se sauver affreusement.

«Louis Bonaparte n'avait pas quitté l'Élysée. Il se tenait dans un cabinet du rez-de-chaussée, voisin de ce splendide salon doré, où, enfant, en 1815, il avait assisté à la seconde abdication de Napoléon. Il était là, seul; l'ordre était donné de ne laisser pénétrer personne jusqu'à lui. De temps en temps la porte s'entre-bâillait, et la tête grise du général Roguet, son aide de camp, apparaissait. Il n'était permis qu'au général Roguet d'ouvrir cette porte et d'entrer. Le général apportait les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, et terminait fréquemment par ces mots: cela ne va pas, ou: cela va mal. Quand il avait fini, Louis Bonaparte, accoudé à une table, assis, les pieds sur les chenets, devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier de son fauteuil et, de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots: – Qu'on exécute mes ordres! – La dernière fois que le général Roguet entra de la sorte avec de mauvaises nouvelles, il était près d'une heure, – lui-même a raconté depuis ces détails, à l'honneur de l'impassibilité de son maître, – il informa le prince que les barricades dans les rues du centre tenaient bon et se multipliaient; que sur les boulevards les cris: à bas le dictateur! – (il n'osa dire: à bas Soulouque!) – et les sifflets éclataient partout au passage des troupes; que devant la galerie Jouffroy un adjudant-major avait été poursuivi par la foule et qu'au coin du café Cardinal, un capitaine d'état-major avait été précipité de son cheval. Louis Bonaparte se souleva à demi de son fauteuil, et dit avec calme au général en le regardant fixement: – Eh bien! qu'on dise à Saint-Arnaud d'exécuter mes ordres.

«Qu'était-ce que ces ordres?

«On va le voir.

«Ici nous nous recueillons, et le narrateur pose la plume avec une sorte d'hésitation et d'angoisse. Nous abordons l'abominable péripétie de cette lugubre journée du 4, le fait monstrueux d'où est sorti tout sanglant le succès du coup d'état. Nous allons dévoiler la plus sinistre des préméditations de Louis Bonaparte; nous allons révéler, dire, détailler, raconter ce que tous les historiographes du 2 décembre ont caché, ce que le général Magnan a soigneusement omis dans son rapport, ce qu'à Paris même, là où ces choses ont été vues, on ose à peine se chuchoter à l'oreille. Nous entrons dans l'horrible.

«Le 2 décembre est un crime couvert de nuit, un cercueil fermé et muet, des fentes duquel sortent des ruisseaux de sang.

«Nous allons entr'ouvrir ce cercueil.

30On lit dans une correspondance bonapartiste: «La commission nommée par les employés de la préfecture de police a estimé que le bronze n'était pas digne de reproduire l'image du Prince; c'est en marbre qu'elle sera taillée; c'est sur le marbre qu'on la superposera. L'inscription suivante sera incrustée dans le luxe et la magnificence de la pierre: «Souvenir du serment de fidélité au prince-président, prêté par les employés de la préfecture de police, le 20 mai 1852, entre les mains de M. Piétri, préfet de police.» «Les souscriptions entre les employés, dont il a fallu modérer le zèle seront ainsi réparties: chef de division, 10 fr.; chef de bureau, 6 fr.; employés à 1,800 fr. d'appointements, 3 fr.; à 1,500 francs d'appointements, 2 fr. 50; – enfin à 1,200 fr. d'appointements, 2 fr. On calcule que cette souscription s'élèvera à plus de 6,000 francs.»
31L'auteur a voulu réserver uniquement au livre Napoléon le Petit ce chapitre, qui en fait partie intégrante. Il a donc récrit, pour l'Histoire d'un Crime le récit de la Journée du 4 Décembre, avec de nouveaux faits, et à un autre point de vue.
32Un comité de résistance, chargé de centraliser l'action et de diriger le combat, avait été nommé le 2 décembre au soir par les membres de la gauche réunis en assemblée chez le représentant Lafou, quai Jemmapes, n° 2. Ce comité, qui dut changer vingt-sept fois d'asile en quatre jours, et qui, siégeant en quelque sorte jour et nuit, ne cessa pas un seul instant d'agir pendant les crises diverses du coup d'état, était composé des représentants Carnot, de Flotte, Jules Favre, Madier de Montjau, Michel de Bourges, Schoelcher et Victor Hugo.