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XIII. CE QUE FAIT LE MARQUIS

Pendant qu’au dehors tout s’apprêtait pour l’attaque, au dedans tout s’apprêtait pour la résistance.

Ce n’est pas sans une réelle analogie qu’une tour se nomme une douve, et l’on frappe quelquefois une tour d’un coup de mine comme une douve d’un coup de poinçon. La muraille se perce comme une bonde. C’est ce qui était arrivé à la Tourgue.

Le puissant coup de poinçon donné par deux ou trois quintaux de poudre avait troué de part en part le mur énorme. Ce trou partait du pied de la tour, traversait la muraille dans sa plus grande épaisseur et venait aboutir en arcade informe dans le rez-de-chaussée de la forteresse. Du dehors, les assiégeants, afin de rendre ce trou praticable à l’assaut, l’avaient élargi et façonné à coups de canon.

Le rez-de-chaussée où pénétrait cette brèche était une grande salle ronde toute nue, avec pilier central portant la clef de voûte. Cette salle qui était la plus vaste de tout le donjon n’avait pas moins de quarante pieds de diamètre. Chacun des étages de la tour se composait d’une chambre pareille, mais moins large, avec des logettes dans les embrasures des meurtrières. La salle du rez-de-chaussée n’avait pas de meurtrières, pas de soupiraux, pas de lucarnes; juste autant de jour et d’air qu’une tombe.

La porte des oubliettes, faite de plus de fer que de bois, était dans la salle du rez-de-chaussée. Une autre porte de cette salle ouvrait sur un escalier qui conduisait aux chambres supérieures. Tous les escaliers étaient pratiqués dans l’épaisseur du mur.

C’est dans cette salle basse que les assiégeants avaient chance d’arriver par la brèche qu’ils avaient faite. Cette salle prise, il leur restait la tour à prendre.

On n’avait jamais respiré dans cette salle basse. Nul n’y passait vingt-quatre heures sans être asphyxié. Maintenant, grâce à la brèche, on y pouvait vivre.

C’est pourquoi les assiégés ne fermèrent pas la brèche.

D’ailleurs à quoi bon? Le canon l’eût rouverte.

Ils piquèrent dans le mur une torchère de fer, y plantèrent une torche, et cela éclaira le rez-de-chaussée.

Maintenant comment s’y défendre?

Murer le trou était facile, mais inutile. Une retirade valait mieux. Une retirade, c’est un retranchement à angle rentrant, sorte de barricade chevronnée qui permet de faire converger les feux sur les assaillants, et qui, en laissant à l’extérieur la brèche ouverte, la bouche à l’intérieur. Les matériaux ne leur manquaient pas, ils construisirent une retirade, avec fissures pour le passage des canons de fusil. L’angle de la retirade s’appuyait au pilier central; les deux ailes touchaient le mur des deux côtés. Cela fait, on disposa dans les bons endroits des fougasses.

Le marquis dirigeait tout. Inspirateur, ordonnateur, guide et maître, âme terrible.

Lantenac était de cette race d’hommes de guerre du dix-huitième siècle qui, à quatre-vingts ans, sauvaient des villes. Il ressemblait à ce comte d’Alberg qui, presque centenaire, chassa de Riga le roi de Pologne.

– Courage, amis, disait le marquis, au commencement de ce siège, en 1713, à Bender, Charles XII, enfermé dans une maison, a tenu tête, avec trois cents Suédois, à vingt mille Turcs.

On barricada les deux étages d’en bas, on fortifia les chambres, on crénela les alcôves, on contrebuta les portes avec des solives enfoncées à coups de maillet qui faisaient comme des arcs-boutants; seulement on dut laisser libre l’escalier en spirale qui communiquait à tous les étages, car il fallait pouvoir y circuler; et l’entraver pour l’assiégeant, c’eût été l’entraver pour l’assiégé. La défense des places a toujours ainsi un côté faible.

Le marquis, infatigable, robuste comme un jeune homme, soulevant des poutres, portant des pierres, donnait l’exemple, mettait la main à la besogne, commandait, aidait, fraternisait, riait avec ce clan féroce, toujours le seigneur pourtant, haut, familier, élégant, farouche.

Il ne fallait pas lui répliquer. Il disait: Si une moitié de vous se révoltait, je la ferais fusiller par l’autre, et je défendrais la place avec le reste. Ces choses-là font qu’on adore un chef.

XIV. CE QUE FAIT L’IMANUS

Pendant que le marquis s’occupait de la brèche et de la tour, l’Imânus s’occupait du pont. Dès le commencement du siège, l’échelle de sauvetage suspendue transversalement en dehors et au-dessous des fenêtres du deuxième étage, avait été retirée par ordre du marquis, et placée par l’Imânus dans la salle de la bibliothèque. C’est peut-être à cette échelle-là que Gauvain voulait suppléer. Les fenêtres du premier étage entresol, dit salle des gardes, étaient défendues par une triple armature de barreaux de fer scellés dans la pierre, et l’on ne pouvait ni entrer ni sortir par là.

Il n’y avait point de barreaux aux fenêtres de la bibliothèque, mais elles étaient très hautes.

L’Imânus se fit accompagner de trois hommes, comme lui capables de tout et résolus à tout. Ces hommes étaient Hoisnard, dit Branche-d’Or, et les deux frères Pique-en-Bois. L’Imânus prit une lanterne sourde, ouvrit la porte de fer, et visita minutieusement les trois étages du châtelet du pont. Hoisnard Branche-d’Or était aussi implacable que l’Imânus, ayant eu un frère tué par les républicains.

L’Imânus examina l’étage d’en haut, regorgeant de foin et de paille, et l’étage d’en bas, dans lequel il fit apporter quelques pots à feu, qu’il ajouta aux tonnes de goudron; il fit mettre le tas de fascines de bruyères en contact avec les tonnes de goudron, et il s’assura du bon état de la mèche soufrée dont une extrémité était dans le pont et l’autre dans la tour. Il répandit sur le plancher, sous les tonnes et sous les fascines, une mare de goudron où il immergea le bout de la mèche soufrée; puis il fit placer, dans la salle de la bibliothèque, entre le rez-de-chaussée où était le goudron et le grenier où était la paille, les trois berceaux où étaient René-Jean, Gros-Alain et Georgette, plongés dans un profond sommeil. On apporta les berceaux très doucement pour ne point réveiller les petits.

C’étaient de simples petites crèches de campagne, sorte de corbeilles d’osier très basses qu’on pose à terre, ce qui permet à l’enfant de sortir du berceau seul et sans aide. Près de chaque berceau, l’Imânus fit placer une écuelle de soupe avec une cuiller de bois. L’échelle de sauvetage décrochée de ses crampons avait été déposée sur le plancher, contre le mur; l’Imânus fit ranger les trois berceaux bout à bout le long de l’autre mur en regard de l’échelle. Puis, pensant que des courants d’air pouvaient être utiles, il ouvrit toutes grandes les six fenêtres de la bibliothèque. C’était une nuit d’été, bleue et tiède.

Il envoya les frères Pique-en-Bois ouvrir les fenêtres de l’étage inférieur et de l’étage supérieur; il avait remarqué, sur la façade orientale de l’édifice, un grand vieux lierre desséché, couleur d’amadou, qui couvrait tout un côté du pont du haut en bas et encadrait les fenêtres des trois étages. Il pensa que ce lierre ne nuirait pas. L’Imânus jeta partout un dernier coup d’oeil; après quoi, ces quatre hommes sortirent du châtelet et rentrèrent dans le donjon. L’Imânus referma la lourde porte de fer à double tour, considéra attentivement la serrure énorme et terrible, et examina, avec un signe de tête satisfait, la mèche soufrée qui passait par le trou pratiqué par lui, et était désormais la seule communication entre la tour et le pont. Cette mèche partait de la chambre ronde, passait sous la porte de fer, entrait sous la voussure, descendait l’escalier du rez-de-chaussée du pont, serpentait sur les degrés en spirale, rampait sur le plancher du couloir entresol, et allait aboutir à la mare de goudron sous le tas de fascines sèches. L’Imânus avait calculé qu’il fallait environ un quart d’heure pour que cette mèche, allumée dans l’intérieur de la tour, mît le feu à la mare de goudron sous la bibliothèque. Tous ces arrangements pris, et toutes ces inspections faites, il rapporta la clef de la porte de fer au marquis de Lantenac qui la mit dans sa poche.

Il importait de surveiller tous les mouvements des assiégeants. L’Imânus alla se poster en vedette, sa trompe de bouvier à la ceinture, dans la guérite de la plate-forme, au haut de la tour. Tout en observant, un oeil sur la forêt, un oeil sur le plateau, il avait près de lui, dans l’embrasure de la lucarne de la guérite, une poire à poudre, un sac de toile plein de balles de calibre, et de vieux journaux qu’il déchirait, et il faisait des cartouches.

Quand le soleil parut, il éclaira dans la forêt huit bataillons, le sabre au côté, la giberne au dos, la bayonnette au fusil, prêts à l’assaut; sur le plateau, une batterie de canons, avec caissons, gargousses et boîtes à mitraille; dans la forteresse dix-neuf hommes chargeant des tromblons, des mousquets, des pistolets et des espingoles, et dans les trois berceaux trois enfants endormis.

LIVRE III. LE MASSACRE DE SAINT-BARTHÉLÉMY

I

Les enfants se réveillèrent.

Ce fut d’abord la petite.

Un réveil d’enfants, c’est une ouverture de fleurs; il semble qu’un parfum sorte de ces fraîches âmes.

Georgette, celle de vingt mois, la dernière née des trois, qui tétait encore en mai, souleva sa petite tête, se dressa sur son séant, regarda ses pieds, et se mit à jaser.

Un rayon du matin était sur son berceau; il eût été difficile de dire quel était le plus rose, du pied de Georgette ou de l’aurore.

Les deux autres dormaient encore; c’est plus lourd, les hommes; Georgette, gaie et calme, jasait.

René-Jean était brun, Gros-Alain était châtain, Georgette était blonde. Ces nuances des cheveux, d’accord dans l’enfance avec l’âge, peuvent changer plus tard. René-Jean avait l’air d’un petit Hercule; il dormait sur le ventre, avec ses deux poings dans ses yeux. Gros-Alain avait les deux jambes hors de son petit lit.

 

Tous trois étaient en haillons; les vêtements que leur avait donnés le bataillon du Bonnet-Rouge s’en étaient allés en loques; ce qu’ils avaient sur eux n’était même pas une chemise; les deux garçons étaient presque nus, Georgette était affublée d’une guenille qui avait été une jupe et qui n’était plus guère qu’une brassière. Qui avait soin de ces enfants? on n’eût pu le dire. Pas de mère. Ces sauvages paysans combattants, qui les traînaient avec eux de forêt en forêt, leur donnaient leur part de soupe. Voilà tout. Les petits s’en tiraient comme ils pouvaient. Ils avaient tout le monde pour maître et personne pour père. Mais les haillons des enfants, c’est plein de lumière. Ils étaient charmants.

Georgette jasait.

Ce qu’un oiseau chante, un enfant le jase. C’est le même hymne. Hymne indistinct, balbutié, profond. L’enfant a de plus que l’oiseau la sombre destinée humaine devant lui. De là la tristesse des hommes qui écoutent mêlée à la joie du petit qui chante. Le cantique le plus sublime qu’on puisse entendre sur la terre, c’est le bégaiement de l’âme humaine sur les lèvres de l’enfance. Ce chuchotement confus d’une pensée qui n’est encore qu’un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à la justice éternelle; peut-être est-ce une protestation sur le seuil avant d’entrer; protestation humble et poignante; cette ignorance souriant à l’infini compromet toute la création dans le sort qui sera fait à l’être faible et désarmé. Le malheur, s’il arrive, sera un abus de confiance.

Le murmure de l’enfant, c’est plus et moins que la parole; ce ne sont pas des notes, et c’est un chant; ce ne sont pas des syllabes, et c’est un langage; ce murmure a eu son commencement dans le ciel et n’aura pas sa fin sur la terre; il est d’avant la naissance, et il continue, c’est une suite. Ce bégaiement se compose de ce que l’enfant disait quand il était ange et de ce qu’il dira quand il sera homme; le berceau a un Hier de même que la tombe a un Demain; ce demain et cet hier amalgament dans ce gazouillement obscur leur double inconnu; et rien ne prouve Dieu, l’éternité, la responsabilité, la dualité du destin, comme cette ombre formidable dans cette âme rose.

Ce que balbutiait Georgette ne l’attristait pas, car tout son beau visage était un sourire. Sa bouche souriait, ses yeux souriaient, les fossettes de ses joues souriaient. Il se dégageait de ce sourire une mystérieuse acceptation du matin. L’âme a foi dans le rayon. Le ciel était bleu, il faisait chaud, il faisait beau. La frêle créature, sans rien savoir, sans rien connaître, sans rien comprendre, mollement noyée dans la rêverie qui ne pense pas, se sentait en sûreté dans cette nature, dans ces arbres honnêtes, dans cette verdure sincère, dans cette campagne pure et paisible, dans ces bruits de nids, de sources, de mouches, de feuilles, au-dessus desquels resplendissait l’immense innocence du soleil.

Après Georgette, René-Jean, l’aîné, le grand, qui avait quatre ans passés, se réveilla. Il se leva debout, enjamba virilement son berceau, aperçut son écuelle, trouva cela tout simple, s’assit par terre et commença à manger sa soupe.

La jaserie de Georgette n’avait pas éveillé Gros-Alain, mais au bruit de la cuiller dans l’écuelle, il se retourna en sursaut, et ouvrit les yeux. Gros-Alain était celui de trois ans. Il vit son écuelle, il n’avait que le bras à étendre, il la prit, et, sans sortir de son lit, son écuelle sur ses genoux, sa cuiller au poing, il fit comme René-Jean, il se mit à manger.

Georgette ne les entendait pas, et les ondulations de sa voix semblaient moduler le bercement d’un rêve. Ses yeux grands ouverts regardaient en haut, et étaient divins; quel que soit le plafond ou la voûte qu’un enfant a au-dessus de sa tête, ce qui se reflète dans ses yeux, c’est le ciel.

Quand René-Jean eut fini, il gratta avec la cuiller le fond de l’écuelle, soupira, et dit avec dignité:

– J’ai mangé ma soupe.

Ceci tira Georgette de sa rêverie.

– Poupoupe, dit-elle.

Et voyant que René-Jean avait mangé et que Gros-Alain mangeait, elle prit l’écuelle de soupe qui était à côté d’elle, et mangea, non sans porter sa cuiller beaucoup plus souvent à son oreille qu’à sa bouche.

De temps en temps elle renonçait à la civilisation et mangeait avec ses doigts.

Gros-Alain, après avoir, comme son frère, gratté le fond de l’écuelle, était allé le rejoindre et courait derrière lui.

II

Tout à coup on entendit au dehors, en bas, du côté de la forêt, un bruit de clairon, sorte de fanfare hautaine et sévère. À ce bruit de clairon répondit du haut de la tour un son de trompe.

Cette fois, c’était le clairon qui appelait et la trompe qui donnait la réplique.

Il y eut un deuxième coup de clairon que suivit un deuxième son de trompe.

Puis, de la lisière de la forêt, s’éleva une voix lointaine, mais précise, qui cria distinctement ceci:

– Brigands! sommation. Si vous n’êtes pas rendus à discrétion au coucher du soleil, nous attaquons.

Une voix, qui ressemblait à un grondement, répondit de la plate-forme de la tour:

– Attaquez.

La voix d’en bas reprit:

– Un coup de canon sera tiré, comme dernier avertissement, une demi-heure avant l’assaut.

Et la voix d’en haut répéta:

– Attaquez.

Ces voix n’arrivaient pas jusqu’aux enfants, mais le clairon et la trompe portaient plus haut et plus loin, et Georgette, au premier coup de clairon, dressa le cou, et cessa de manger; au son de trompe, elle posa sa cuiller dans son écuelle; au deuxième coup de clairon, elle leva le petit index de sa main droite, et l’abaissant et le relevant tour à tour, marqua les cadences de la fanfare, que vint prolonger le deuxième son de trompe; quand la trompe et le clairon se turent, elle demeura pensive le doigt en l’air, et murmura à demi-voix: – Misique.

Nous pensons qu’elle voulait dire «musique».

Les deux aînés, René-Jean et Gros-Alain, n’avaient pas fait attention à la trompe et au clairon; ils étaient absorbés par autre chose; un cloporte était en train de traverser la bibliothèque.

Gros-Alain l’aperçut et cria:

– Une bête.

René-Jean accourut.

Gros-Alain reprit:

– Ça pique.

– Ne lui fais pas de mal, dit René-Jean.

Et tous deux se mirent à regarder ce passant.

Cependant Georgette avait fini sa soupe; elle chercha des yeux ses frères. René-Jean et Gros-Alain étaient dans l’embrasure d’une fenêtre, accroupis et graves au-dessus du cloporte; ils se touchaient du front et mêlaient leurs cheveux; ils retenaient leur respiration, émerveillés, et considéraient la bête, qui s’était arrêtée et ne bougeait plus, peu contente de tant d’admiration.

Georgette, voyant ses frères en contemplation, voulut savoir ce que c’était. Il n’était pas aisé d’arriver jusqu’à eux, elle l’entreprit pourtant; le trajet était hérissé de difficultés; il y avait des choses par terre, des tabourets renversés, des tas de paperasses, des caisses d’emballage déclouées et vides, des bahuts, des monceaux quelconques autour desquels il fallait cheminer, tout un archipel d’écueils; Georgette s’y hasarda. Elle commença par sortir de son berceau, premier travail; puis elle s’engagea dans les récifs, serpenta dans les détroits, poussa un tabouret, rampa entre deux coffres, passa par-dessus une liasse de papiers, grimpant d’un côté, roulant de l’autre, montrant avec douceur sa pauvre petite nudité, et parvint ainsi à ce qu’un marin appellerait la mer libre, c’est-à-dire à un assez large espace de plancher qui n’était plus obstrué et où il n’y avait plus de périls; alors elle s’élança, traversa cet espace qui était tout le diamètre de la salle, à quatre pattes, avec une vitesse de chat, et arriva près de la fenêtre; là il y avait un obstacle redoutable, la grande échelle gisante le long du mur venait aboutir à cette fenêtre, et l’extrémité de l’échelle dépassait un peu le coin de l’embrasure; cela faisait entre Georgette et ses frères une sorte de cap à franchir; elle s’arrêta et médita; son monologue intérieur terminé, elle prit son parti; elle empoigna résolument de ses doigts roses un des échelons, lesquels étaient verticaux et non horizontaux, l’échelle étant couchée sur un de ses montants; elle essaya de se lever sur ses pieds et retomba; elle recommença deux fois, elle échoua; à la troisième fois, elle réussit; alors, droite et debout, s’appuyant successivement à chacun des échelons, elle se mit à marcher le long de l’échelle; arrivée à l’extrémité, le point d’appui lui manquait, elle trébucha, mais saisissant de ses petites mains le bout du montant qui était énorme, elle se redressa, doubla le promontoire, regarda René-Jean et Gros-Alain, et rit.

III

En ce moment-là, René-Jean, satisfait du résultat de ses observations sur le cloporte, relevait la tête et disait:

– C’est une femelle.

Le rire de Georgette fit rire René-Jean, et le rire de René-Jean fit rire Gros-Alain.

Georgette opéra sa jonction avec ses frères, et cela fit un petit cénacle assis par terre.

Mais le cloporte avait disparu.

Il avait profité du rire de Georgette pour se fourrer dans un trou du plancher.

D’autres événements suivirent le cloporte.

D’abord, des hirondelles passèrent.

Leurs nids étaient probablement sous le rebord du toit. Elles vinrent voler tout près de la fenêtre, un peu inquiètes des enfants, décrivant de grands cercles dans l’air, et poussant leur doux cri du printemps. Cela fit lever les yeux aux trois enfants et le cloporte fut oublié.

Georgette braqua son doigt sur les hirondelles et cria: – Coco!

René-Jean la réprimanda.

– Mamoiselle, on ne dit pas des cocos, on dit des oseaux.

– Zozo, dit Georgette.

Et tous les trois regardèrent les hirondelles.

Puis une abeille entra.

Rien ne ressemble à une âme comme une abeille. Elle va de fleur en fleur comme une âme d’étoile en étoile, et elle rapporte le miel comme l’âme rapporte la lumière.

Celle-ci fit grand bruit en entrant, elle bourdonnait à voix haute, et elle avait l’air de dire: J’arrive, je viens de voir les roses, maintenant je viens voir les enfants. Qu’est-ce qui se passe ici?

Une abeille, c’est une ménagère, et cela gronde en chantant.

Tant que l’abeille fut là, les trois petits ne la quittèrent pas des yeux.

L’abeille explora toute la bibliothèque, fureta les recoins, voleta ayant l’air d’être chez elle et dans une ruche, et rôda, ailée et mélodieuse, d’armoire en armoire, regardant à travers les vitres les titres des livres, comme si elle eût été un esprit.

Sa visite faite, elle partit.

– Elle va dans sa maison, dit René-Jean.

– C’est une bête, dit Gros-Alain.

– Non, repartit René-Jean, c’est une mouche.

– Muche, dit Georgette.

Là-dessus, Gros-Alain, qui venait de trouver à terre une ficelle à l’extrémité de laquelle il y avait un noeud, prit entre son pouce et son index le bout opposé au noeud, fit de la ficelle une sorte de moulinet, et la regarda tourner avec une attention profonde.

De son côté, Georgette, redevenue quadrupède et ayant repris son va-et-vient capricieux sur le plancher, avait découvert un vénérable fauteuil de tapisserie mangé des vers dont le crin sortait par plusieurs trous. Elle s’était arrêtée à ce fauteuil. Elle élargissait les trous et tirait le crin avec recueillement.

Brusquement, elle leva un doigt, ce qui voulait dire: – Écoutez.

Les deux frères tournèrent la tête.

Un fracas vague et lointain s’entendait au dehors; c’était probablement le camp d’attaque qui exécutait quelque mouvement stratégique dans la forêt; des chevaux hennissaient, des tambours battaient, des caissons roulaient, des chaînes s’entre-heurtaient, des sonneries militaires s’appelaient et se répondaient, confusion de bruits farouches qui en se mêlant devenaient une sorte d’harmonie; les enfants écoutaient, charmés.

– C’est le mondieu qui fait ça, dit René-Jean.