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V. SIGNÉ GAUVAIN

Quand il se réveilla, il faisait jour.

Le mendiant était debout, non dans la tanière, car on ne pouvait s’y tenir droit, mais dehors et sur le seuil. Il était appuyé sur son bâton. Il y avait du soleil sur son visage.

– Monseigneur, dit Tellmarch, quatre heures du matin viennent de sonner au clocher de Tanis. J’ai entendu les quatre coups. Donc le vent a changé; c’est le vent de terre; je n’entends aucun autre bruit; donc le tocsin a cessé. Tout est tranquille dans la métairie et dans le hameau d’Herbe-en-Pail. Les bleus dorment ou sont partis. Le plus fort du danger est passé; il est sage de nous séparer. C’est mon heure de m’en aller.

Il désigna un point de l’horizon.

– Je m’en vais par là.

Et il désigna le point opposé.

– Vous, allez-vous-en par ici.

Le mendiant fit au marquis un grave salut de la main.

Il ajouta en montrant ce qui restait du souper:

– Emportez des châtaignes, si vous avez faim.

Un moment après, il avait disparu sous les arbres.

Le marquis se leva, et s’en alla du côté que lui avait indiqué Tellmarch.

C’était l’heure charmante que la vieille langue paysanne normande appelle la «piperette du jour».

On entendait jaser les cardrounettes et les moineaux de haie. Le marquis suivit le sentier par où ils étaient venus la veille. Il sortit du fourré et se retrouva à l’embranchement de routes marqué par la croix de pierre. L’affiche y était, blanche et comme gaie au soleil levant. Il se rappela qu’il y avait au bas de l’affiche quelque chose qu’il n’avait pu lire la veille à cause de la finesse des lettres et du peu de jour qu’il faisait. Il alla au piédestal de la croix. L’affiche se terminait en effet, au-dessous de la signature PRIEUR, DE LA MARNE, par ces deux lignes en petits caractères:

«L’identité du ci-devant marquis de Lantenac constatée, il sera immédiatement passé par les armes.

– Signé: le chef de bataillon, commandant la colonne d’expédition, GAUVAIN».

– Gauvain! dit le marquis.

Il s’arrêta profondément pensif, l’oeil fixé sur l’affiche.

– Gauvain! répéta-t-il.

Il se remit en marche, se retourna, regarda la croix, revint sur ses pas, et lut l’affiche encore une fois.

Puis il s’éloigna à pas lents. Quelqu’un qui eût été près de lui l’eût entendu murmurer à demi-voix: «Gauvain!»

Du fond des chemins creux où il se glissait, on ne voyait pas les toits de la métairie qu’il avait laissée à sa gauche. Il côtoyait une éminence abrupte, toute couverte d’ajoncs en fleur, de l’espèce dite longue-épine. Cette éminence avait pour sommet une de ces pointes de terre qu’on appelle dans le pays une «hure». Au pied de l’éminence, le regard se perdait tout de suite sous les arbres. Les feuillages étaient comme trempés de lumière. Toute la nature avait la joie profonde du matin.

Tout à coup ce paysage fut terrible. Ce fut comme une embuscade qui éclate. On ne sait quelle trombe faite de cris sauvages et de coups de fusil s’abattit sur ces champs et ces bois pleins de rayons, et l’on vit s’élever, du côté où était la métairie, une grande fumée coupée de flammes claires, comme si le hameau et la ferme n’étaient plus qu’une botte de paille qui brûlait. Ce fut subit et lugubre, le passage brusque du calme à la furie, une explosion de l’enfer en pleine aurore, l’horreur sans transition. On se battait du côté d’Herbe-en-Pail. Le marquis s’arrêta.

Il n’est personne qui, en pareil cas, ne l’ait éprouvé, la curiosité est plus forte que le danger; on veut savoir, dût-on périr. Il monta sur l’éminence au bas de laquelle passait le chemin creux. De là on était vu, mais on voyait. Il fut sur la hure en quelques minutes.

Il regarda.

En effet, il y avait une fusillade et un incendie. On entendait des clameurs, on voyait du feu. La métairie était comme le centre d’on ne sait quelle catastrophe. Qu’était-ce? La métairie d’Herbe-en-Pail était-elle attaquée? Mais par qui? Était-ce un combat? N’était-ce pas plutôt une exécution militaire? Les bleus, et cela leur était ordonné par un décret révolutionnaire, punissaient très souvent, en y mettant le feu, les fermes et les villages réfractaires; on brûlait, pour l’exemple, toute métairie et tout hameau qui n’avaient point fait les abatis d’arbres prescrits par la loi et qui n’avaient pas ouvert et taillé dans les fourrés des passages pour la cavalerie républicaine. On avait notamment exécuté ainsi tout récemment la paroisse de Bourgon, près d’Ernée. Herbe-en-Pail était-il dans le même cas? Il était visible qu’aucune des percées stratégiques commandées par le décret n’avait été faite dans les halliers et dans les enclos de Tanis et d’Herbe-en-Pail. Était-ce le châtiment? Était-il arrivé un ordre à l’avant-garde qui occupait la métairie? Cette avant-garde ne faisait-elle pas partie d’une de ces colonnes d’expédition surnommées colonnes infernales?

Un fourré très hérissé et très fauve entourait de toutes parts l’éminence au sommet de laquelle le marquis s’était placé en observation. Ce fourré, qu’on appelait le bocage d’Herbe-en-Pail, mais qui avait les proportions d’un bois, s’étendait jusqu’à la métairie, et cachait, comme tous les halliers bretons, un réseau de ravins, de sentiers et de chemins creux, labyrinthes où les armées républicaines se perdaient.

L’exécution, si c’était une exécution, avait dû être féroce, car elle fut courte. Ce fut, comme toutes les choses brutales, tout de suite fait. L’atrocité des guerres civiles comporte ces sauvageries. Pendant que le marquis, multipliant les conjectures, hésitant à descendre, hésitant à rester, écoutait et épiait, ce fracas d’extermination cessa, ou pour mieux dire se dispersa. Le marquis constata dans le hallier comme l’éparpillement d’une troupe furieuse et joyeuse. Un effrayant fourmillement se fit sous les arbres. De la métairie on se jetait dans le bois. Il y avait des tambours qui battaient la charge. On ne tirait plus de coups de fusil. Cela ressemblait maintenant à une battue; on semblait fouiller, poursuivre, traquer; il était évident qu’on cherchait quelqu’un; le bruit était diffus et profond; c’était une confusion de paroles de colère et de triomphe, une rumeur composée de clameurs; on n’y distinguait rien; brusquement, comme un linéament se dessine dans une fumée, quelque chose devint articulé et précis dans ce tumulte, c’était un nom, un nom répété par mille voix, et le marquis entendit nettement ce cri:

«Lantenac! Lantenac! le marquis de Lantenac!»

C’était lui qu’on cherchait.

VI. LES PÉRIPÉTIES DE LA GUERRE CIVILE

Et subitement, autour de lui, et de tous les côtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes et de sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le cri Lantenac! éclata à son oreille, et à ses pieds, à travers les ronces et les branches, des faces violentes apparurent.

Le marquis était seul, debout sur un sommet, visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux qui criaient son nom, mais il était vu de tous. S’il y avait mille fusils dans le bois, il était là comme une cible.

Il ne distinguait rien dans le taillis que des prunelles ardentes fixées sur lui.

Il ôta son chapeau, en retroussa le bord, arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche une cocarde blanche, fixa avec l’épine le bord retroussé et la cocarde à la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont le bord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d’une voix haute, parlant à toute la forêt à la fois:

– Je suis l’homme que vous cherchez. Je suis le marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, lieutenant général des armées du roi. Finissons-en. En joue! Feu!

Et, écartant de ses deux mains sa veste de peau de chèvre, il montra sa poitrine nue.

Il baissa les yeux, cherchant du regard les fusils braqués, et se vit entouré d’hommes à genoux.

Un immense cri s’éleva: «Vive Lantenac! Vive monseigneur! Vive le général!» En même temps des chapeaux sautaient en l’air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l’on voyait dans tout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s’agitaient des bonnets de laine brune.

Ce qu’il avait autour de lui, c’était une bande vendéenne.

Cette bande s’était agenouillée en le voyant.

La légende raconte qu’il y avait dans les vieilles forêts thuringiennes des êtres étranges, race des géants, plus et moins qu’hommes, qui étaient considérés par les Romains comme des animaux horribles et par les Germains comme des incarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient la chance d’être exterminés ou adorés.

Le marquis éprouva quelque chose de pareil à ce que devait ressentir un de ces êtres quand, s’attendant à être traité comme un monstre, il était brusquement traité comme un dieu.

Tous ces yeux pleins d’éclairs redoutables se fixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.

Cette cohue était armée de fusils, de sabres, de faulx, de perches, de bâtons; tous avaient de grands feutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanches, une profusion de rosaires et d’amulettes, de larges culottes ouvertes au genou, des casaques de poil, des guêtres en cuir, le jarret nu, les cheveux longs, quelques-uns l’air féroce, tous l’air naïf.

Un homme jeune et de belle mine traversa les gens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet homme était, comme les paysans, coiffé d’un feutre à bord relevé et à cocarde blanche, et vêtu d’une casaque de poil, mais il avait les mains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus sa veste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée à poignée dorée.

Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau, détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquis l’écharpe et l’épée, et dit:

 

– Nous vous cherchions en effet, nous vous avons trouvé. Voici l’épée de commandement. Ces hommes sont maintenant à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, je suis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vos ordres, mon général.

Puis il fit un signe, et des hommes qui portaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommes montèrent jusqu’au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds. C’était le drapeau qu’il venait d’entrevoir à travers les arbres.

– Mon général, dit le jeune homme qui lui avait présenté l’épée et l’écharpe, ceci est le drapeau que nous venons de prendre aux bleus qui étaient dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Monseigneur, je m’appelle Gavard. J’ai été au marquis de la Rouarie.

– C’est bien, dit le marquis.

Et, calme et grave, il ceignit l’écharpe.

Puis il tira l’épée, et l’agitant nue au-dessus de sa tête:

– Debout! dit-il, et vive le roi!

Tous se levèrent.

Et l’on entendit dans les profondeurs du bois une clameur éperdue et triomphante: Vive le roi! Vive notre marquis! Vive Lantenac!

Le marquis se tourna vers Gavard.

– Combien donc êtes-vous?

– Sept mille.

Et tout en descendant de l’éminence, pendant que les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis de Lantenac, Gavard continua:

– Monseigneur, rien de plus simple. Tout cela s’explique d’un mot. On n’attendait qu’une étincelle. L’affiche de la république, en révélant votre présence, a insurgé le pays pour le roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire de Granville qui est un homme à nous, le même qui a sauvé l’abbé Olivier. Cette nuit on a sonné le tocsin.

– Pour qui?

– Pour vous.

– Ah! dit le marquis.

– Et nous voilà, reprit Gavard.

– Et vous êtes sept mille?

– Aujourd’hui. Nous serons quinze mille demain. C’est le rendement du pays. Quand M. Henri de La Rochejaquelein est parti pour l’armée catholique, on a sonné le tocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, les Échaubroignes, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dix mille hommes. On n’avait pas de munitions, on a trouvé chez un maçon soixante livres de poudre de mine, et M. de La Rochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vous deviez être quelque part dans cette forêt, et nous vous cherchions.

– Et vous avez attaqué les bleus dans la ferme d’Herbe-en-Pail?

– Le vent les avait empêchés d’entendre le tocsin. Ils ne se défiaient pas; les gens du hameau, qui sont patauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi la ferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a été faite. J’ai un cheval. Daignez-vous l’accepter, mon général?

– Oui.

Un paysan amena un cheval blanc militairement harnaché. Le marquis, sans user de l’aide que lui offrait Gavard, monta à cheval.

– Hurrah! crièrent les paysans. Car les cris anglais sont fort usités sur la côte bretonne-normande, en commerce perpétuel avec les îles de la Manche.

Gavard fit le salut militaire et demanda:

– Quel sera votre quartier général, monseigneur?

– D’abord la forêt de Fougères.

– C’est une de vos sept forêts, monsieur le marquis.

– Il faut un prêtre.

– Nous en avons un.

– Qui?

– Le vicaire de la Chapelle-Erbrée.

– Je le connais. Il a fait le voyage de Jersey.

Un prêtre sortit des rangs et dit:

– Trois fois.

Le marquis tourna la tête.

– Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allez avoir de la besogne.

– Tant mieux, monsieur le marquis.

– Vous aurez du monde à confesser. Ceux qui voudront. On ne force personne.

– Monsieur le marquis, dit le prêtre, Gaston, à Guéménée, force les républicains à se confesser.

– C’est un perruquier, dit le marquis; mais la mort doit être libre.

Gavard, qui était allé donner quelques consignes, revint:

– Mon général, j’attends vos commandements.

– D’abord, le rendez-vous est à la forêt de Fougères. Qu’on se disperse et qu’on y aille.

– L’ordre est donné.

– Ne m’avez-vous pas dit que les gens d’Herbe-en-Pail avaient bien reçu les bleus?

– Oui, mon général.

– Vous avez brûlé la ferme?

– Oui.

– Avez-vous brûlé le hameau?

– Non.

– Brûlez-le.

– Les bleus ont essayé de se défendre; mais ils étaient cent cinquante et nous étions sept mille.

– Qu’est-ce que c’est que ces bleus-là?

– Des bleus de Santerre.

– Qui a commandé le roulement de tambours pendant qu’on coupait la tête au roi. Alors c’est un bataillon de Paris?

– Un demi-bataillon.

– Comment s’appelle ce bataillon?

– Mon général, il y a sur le drapeau: Bataillon du Bonnet-Rouge.

– Des bêtes féroces.

– Que faut-il faire des blessés?

– Achevez-les.

– Que faut-il faire des prisonniers?

– Fusillez-les.

– Il y en a environ quatre-vingts.

– Fusillez tout.

– Il y a deux femmes.

– Aussi.

– Il y a trois enfants.

– Emmenez-les. On verra ce qu’on en fera.

Et le marquis poussa son cheval.

VII. PAS DE GRÂCE (MOT D’ORDRE DE LA COMMUNE)
PAS DE QUARTIER (MOT D’ORDRE DES PRINCES)

Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.

Il était vieux et lent; il ne pouvait aller loin; comme il l’avait dit au marquis de Lantenac, un quart de lieue le fatiguait; il fit un court circuit vers la Croix-Avranchin, et le soir était venu quand il s’en retourna.

Un peu au delà de Macey, le sentier qu’il suivait le conduisit sur une sorte de point culminant dégagé d’arbres, d’où l’on voit de très loin et d’où l’on découvre tout l’horizon de l’ouest jusqu’à la mer.

Une fumée appela son attention.

Rien de plus doux qu’une fumée, rien de plus effrayant. Il y a les fumées paisibles et il y a les fumées scélérates. Une fumée, l’épaisseur et la couleur d’une fumée, c’est toute la différence entre la paix et la guerre, entre la fraternité et la haine, entre l’hospitalité et le sépulcre, entre la vie et la mort. Une fumée qui monte dans les arbres peut signifier ce qu’il y a de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu’il y a de plus affreux, l’incendie; et tout le bonheur comme tout le malheur de l’homme sont parfois dans cette chose éparse au vent.

La fumée que regardait Tellmarch était inquiétante.

Elle était noire avec des rougeurs subites comme si le brasier d’où elle sortait avait des intermittences et achevait de s’éteindre, et elle s’élevait au-dessus d’Herbe-en-Pail.

Tellmarch hâta le pas et se dirigea vers cette fumée.

Il était bien las, mais il voulait savoir ce que c’était.

Il arriva au sommet d’un coteau auquel étaient adossés le hameau et la métairie.

Il n’y avait plus ni métairie ni hameau.

Un tas de masures brûlait, et c’était là Herbe-en-Pail.

Il y a quelque chose de plus poignant à voir brûler qu’un palais, c’est une chaumière. Une chaumière en feu est lamentable. La dévastation s’abattant sur la misère, le vautour s’acharnant sur le ver de terre, il y a là on ne sait quel contre-sens qui serre le coeur.

À en croire la légende biblique, un incendie regardé change une créature humaine en statue; Tellmarch fut un moment cette statue. Le spectacle qu’il avait sous les yeux le fit immobile. Cette destruction s’accomplissait en silence. Pas un cri ne s’élevait; pas un soupir humain ne se mêlait à cette fumée; cette fournaise travaillait et achevait de dévorer ce village sans qu’on entendît d’autre bruit que le craquement des charpentes et le pétillement des chaumes. Par moments la fumée se déchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambres béantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenilles écarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre se dressaient dans ces intérieurs vermeils, et Tellmarch avait le sinistre éblouissement du désastre.

Quelques arbres d’une châtaigneraie contiguë aux maisons avaient pris feu et flambaient.

Il écoutait, tâchant d’entendre une voix, un appel, une clameur; rien ne remuait, excepté les flammes; tout se taisait, excepté l’incendie. Est-ce donc que tous avaient fui?

Où était ce groupe vivant et travaillant Herbe-en-Pail? Qu’était devenu tout ce petit peuple?

Tellmarch descendit du coteau.

Une énigme funèbre était devant lui. Il s’en approchait sans hâte et l’oeil fixe. Il avançait vers cette ruine avec une lenteur d’ombre; il se sentait fantôme dans cette tombe.

Il arriva à ce qui avait été la porte de la métairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n’avait plus de murailles et se confondait avec le hameau groupé autour d’elle.

Ce qu’il avait vu n’était rien. Il n’avait encore aperçu que le terrible, l’horrible lui apparut.

Au milieu de la cour il y avait un monceau noir, vaguement modelé d’un côté par la flamme, de l’autre par la lune; ce monceau était un tas d’hommes; ces hommes étaient morts.

Il y avait autour de ce tas une grande mare qui fumait un peu; l’incendie se reflétait dans cette mare; mais elle n’avait pas besoin du feu pour être rouge; c’était du sang.

Tellmarch s’approcha. Il se mit à examiner, l’un après l’autre, ces corps gisants; tous étaient des cadavres.

La lune éclairait, l’incendie aussi.

Ces cadavres étaient des soldats. Tous étaient pieds nus; on leur avait pris leurs souliers; on leur avait aussi pris leurs armes; ils avaient encore leurs uniformes qui étaient bleus; çà et là on distinguait, dans l’amoncellement des membres et des têtes, des chapeaux troués avec des cocardes tricolores. C’étaient des républicains. C’étaient ces Parisiens qui, la veille encore, étaient là tous vivants, et tenaient garnison dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Ces hommes avaient été suppliciés, ce qu’indiquait la chute symétrique des corps; ils avaient été foudroyés sur place, et avec soin. Ils étaient tous morts. Pas un râle ne sortait du tas.

Tellmarch passa cette revue des cadavres, sans en omettre un seul; tous étaient criblés de balles.

Ceux qui les avaient mitraillés, pressés probablement d’aller ailleurs, n’avaient pas pris le temps de les enterrer.

Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrent sur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds qui passaient de derrière l’angle de ce mur.

Ces pieds avaient des souliers; ils étaient plus petits que les autres; Tellmarch approcha. C’étaient des pieds de femme.

Deux femmes étaient gisantes côte à côte derrière le mur, fusillées aussi.

Tellmarch se pencha sur elles. L’une de ces femmes avait une sorte d’uniforme; à côté d’elle était un bidon brisé et vidé; c’était une vivandière. Elle avait quatre balles dans la tête. Elle était morte.

Tellmarch examina l’autre. C’était une paysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Elle n’avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues, sans doute, avaient fait des haillons, s’étaient ouverts dans sa chute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva de les écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait une balle; la clavicule était cassée. Il regarda ce sein livide.

– Mère et nourrice, murmura-t-il.

Il la toucha. Elle n’était pas froide.

Elle n’avait pas d’autre blessure que la clavicule cassée et la plaie à l’épaule.

Il posa la main sur le coeur et sentit un faible battement. Elle n’était pas morte.

Tellmarch se redressa debout et cria d’une voix terrible:

– Il n’y a donc personne ici?

– C’est toi, le caimand! répondit une voix, si basse qu’on l’entendait à peine.

Et en même temps une tête sortit d’un trou de ruine.

Puis une autre face apparut dans une autre masure.

C’étaient deux paysans qui s’étaient cachés; les seuls qui survécussent.

La voix connue du caimand les avait rassurés et les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.

Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblants encore.

Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvait parler; les émotions profondes sont ainsi.

Il leur montra du doigt la femme étendue à ses pieds.

 

– Est-ce qu’elle est encore en vie? dit l’un des paysans.

Tellmarch fit de la tête signe que oui.

– L’autre femme est-elle vivante? demanda l’autre paysan.

Tellmarch fit signe que non.

Le paysan qui s’était montré le premier, reprit:

– Tous les autres sont morts, n’est-ce pas? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercie Dieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille! Ma maison brûlait. Seigneur Jésus! on a tout tué. Cette femme-ci avait des enfants. Trois enfants, tout petits! Les enfants criaient: Mère! La mère criait: Mes enfants! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vu cela, mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Ceux qui ont tout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené les petits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas, elle n’est pas morte? Dis donc, le caimand, est-ce que tu crois que tu pourrais la sauver? veux-tu que nous t’aidions à la porter dans ton carnichot?

Tellmarch fit signe que oui.

Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vite fait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrent sur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marche dans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à la tête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme et lui tâtant le pouls.

Tout en cheminant, les deux paysans causaient, et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la face pâle, ils échangeaient des exclamations effarées.

– Tout tuer!

– Tout brûler!

– Ah! monseigneur Dieu! est-ce qu’on va être comme ça à présent?

– C’est ce grand homme vieux qui l’a voulu.

– Oui, c’est lui qui commandait.

– Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-ce qu’il était là?

– Non. Il était parti. Mais c’est égal, tout s’est fait par son commandement.

– Alors, c’est lui qui a tout fait.

– Il avait dit: Tuez! brûlez! pas de quartier!

– C’est un marquis?

– Oui, puisque c’est notre marquis.

– Comment s’appelle-t-il donc déjà?

– C’est monsieur de Lantenac.

Tellmarch leva les yeux au ciel et murmura entre ses dents:

– Si j’avais su!