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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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L'automobile roula tout l'après-midi sur des chemins encombrés de convois qui la forçaient souvent à faire halte. Elle passait entre des champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle traversait des villages incendiés qui n'étaient plus qu'une double rangée de façades noires, avec des trous ouverts sur le vide.

A la tombée du jour, ils croisèrent des groupes de fantassins aux longues barbes et aux uniformes bleus déteints par les intempéries. Ces soldats revenaient des tranchées, portant sur leurs sacs des pelles, des pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de boue de la tête aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement après une semaine de travail en première ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait le bruit sourd de leurs sabots à clous.

– Ce sont les soldats de la Révolution! disait le sénateur avec emphase. C'est la France de 1792!

Les deux amis passèrent la nuit dans un village à demi ruiné, où s'était établi le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait accompagnés jusqu'alors, prit congé d'eux. Ce serait un autre officier qui, le lendemain, leur servirait de guide.

Ils se logèrent à l'Hôtel de la Sirène, vieille bâtisse dont le pignon avait été endommagé par un obus. La chambre occupée par Desnoyers était contiguë à celle où avait pénétré le projectile, et le patron voulut faire voir les dégâts à ses hôtes, avant que ceux-ci se missent au lit. Tout était déchiqueté, plancher, plafond, murailles; des meubles brisés gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les murs; un trou énorme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait été causé, non par un obus allemand, mais par un obus français, au moment où l'ennemi avait été chassé hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un orgueil patriotique:

– Oui, c'est l'œuvre des nôtres. Vous voyez la besogne que fait le 75! Que pensez-vous d'un pareil travail?

Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils laissèrent derrière eux des dépôts de munitions, passèrent les troisièmes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de soldats s'étaient installés en pleins champs. Ce fourmillement d'hommes rappelait par la variété des costumes et des races les grandes invasions historiques. Et pourtant ce n'était pas un peuple en marche: car l'exode d'un peuple traîne derrière lui une multitude de femmes et d'enfants. Il n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes.

Toutes les espèces d'habitations inventées par l'humanité depuis l'époque des cavernes, étaient utilisées dans ces campements. Les grottes et les carrières servaient de quartiers; certaines cabanes rappelaient le rancho américain; d'autres, coniques et allongées, imitaient le gourbi arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des colonies et que quelques-uns avaient fait du négoce dans les contrées du nouveau monde, ces gens, quand ils s'étaient vus dans la nécessité d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait appel à leurs souvenirs, et ils avaient copié l'architecture des tribus avec lesquelles ils s'étaient trouvés en contact. Au surplus, dans cette masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des nègres, des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en importance, acquérir une supériorité qui faisait d'eux les maîtres des civilisés.

Le long des ruisseaux s'étalaient des linges blancs mis à sécher par les soldats. Malgré la fraîcheur du matin, des files d'hommes dépoitraillés s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies d'ébrouements énergiques. Sur un pont, un soldat écrivait une lettre en se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient autour des chaudrons fumants. Un léger arôme de soupe matinale se mêlait au parfum résineux des arbres et à l'odeur de la terre mouillée.

Les bêtes et le matériel de la cavalerie et de l'artillerie étaient logés dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats étrillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que la guerre de tranchée maintenait dans un état de paisible embonpoint.

– Ah! s'ils avaient été à la bataille de la Marne! dit Desnoyers à Lacour.

Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les cavaliers combattaient à pied, faisant le coup de feu avec les fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une tranquillité conventuelle et qu'il était même nécessaire de les mener à la promenade pour les empêcher de devenir malades d'inaction devant le râtelier comble.

Plusieurs aéroplanes prêts à prendre leur vol étaient posés sur la plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient à l'entour. Les campagnards convertis en soldats considéraient avec admiration les camarades chargés du maniement de ces appareils et leur attribuaient un pouvoir un peu semblable à celui des sorciers des légendes populaires, à la fois vénérés et redoutés par les paysans.

L'automobile s'arrêta près de quelques maisons noircies par l'incendie.

– Vous allez être obligés de descendre, leur dit le nouvel officier qui les guidait. On ne peut faire qu'à pied le petit trajet qui nous reste à faire.

Lacour et Desnoyers se mirent donc à marcher sur la route; mais l'officier les rappela.

– Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait dangereux pour la santé. Mais voici un petit chemin où nous n'aurons pas à craindre les courants d'air.

Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des batteries sur la hauteur, à l'extrémité de la route. Jusqu'au point où les voyageurs étaient parvenus, le brouillard du matin les avait protégés contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil, l'apparition de l'automobile aurait été saluée par un obus.

Ils avaient devant eux une immense plaine où l'on ne voyait âme qui vive, et cette plaine présentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux. Çà et là gisaient sur le sol des objets abandonnés, aux formes indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles laissés sur les guérets, un jour de fête; mais c'étaient des affûts et des caissons démolis par les projectiles ou par l'explosion de leur propre chargement.

Après avoir donné ordre à deux soldats de se charger des paquets que Desnoyers avait retirés de l'automobile, l'officier guida les visiteurs par une sorte d'étroit sentier où ils étaient obligés de marcher à la file. Ce sentier, qui commençait derrière un mur de brique, allait s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncèrent d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille, puis jusqu'aux épaules; et finalement, absorbés tout entiers, ils n'eurent plus au-dessus de leurs têtes qu'un ruban de ciel.

Ils avançaient dans le boyau d'une façon étrange, jamais en ligne droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non moins compliqués s'embranchaient sur le leur, qui était l'artère centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une demi-heure, une heure entière, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de suite dans la même direction. L'officier, qui ouvrait la marche, disparaissait à chaque instant dans un détour, et ceux qui venaient derrière lui étaient obligés de se hâter pour ne point le perdre. Le sol était glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque liquide, blanche et corrosive comme celle qui découle des échafaudages d'une maison en construction.

L'écho de leurs pas, le frôlement de leurs épaules contre les parois de terre, détachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du sentier s'exhaussait et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crêtes, et ce qu'ils voyaient, c'étaient des champs incultes, des réseaux de fils de fer entrecroisés. Mais la curiosité pouvait coûter cher à celui qui levait la tête, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrêtassent à regarder.

Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. Étourdis par ces perpétuels zigzags, ils ne savaient plus s'ils avançaient ou s'ils reculaient, et le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.

– Arriverons-nous bientôt? demanda le sénateur.

L'officier leur montra un clocher mutilé, dont la pointe se montrait par-dessus le rebord de terre et qui était à peu près tout ce qui restait d'un village pris et repris maintes fois.

– C'est là-bas, répondit-il.

S'ils eussent fait le même trajet en ligne droite, une demi-heure leur aurait suffi; mais, continuellement retardés par les crochets et les lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre à subir les obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrés par des grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux défenseurs de tirer à travers le treillis.

Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau, et qui disparaissaient soudain dans les tortuosités des ruelles transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en lisant un petit journal rédigé dans les tranchées. Ces hommes s'effaçaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de curiosité se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain crépitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie tortueuse un polygone de tir ou qu'une société de chasseurs s'y exerçât à abattre des pigeons.

Lorsqu'ils furent parvenus aux tranchées du front, leur guide les présenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine montre les batteries et les tourelles de son cuirassé.

 

Ils visitèrent d'abord les tranchées de seconde ligne, les plus anciennes: sombres galeries où les meurtrières et les baies longitudinales ménagées pour les mitrailleuses ne laissaient pénétrer que des filets de jour. Cette ligne de défense ressemblait à un tunnel coupé par de courts espaces découverts. On y passait alternativement de la lumière à l'obscurité et de l'obscurité à la lumière, avec une brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces découverts le sol était plus haut, et des banquettes de planches, fixées contre les parois, permettaient aux observateurs de sortir la tête ou d'examiner le paysage au moyen du périscope. Les espaces protégés par des toitures servaient à la fois de batteries et de dortoirs.

Ces sortes de casernements avaient été d'abord des tranchées découvertes, comme celles de première ligne. Mais, à mesure que l'on avait gagné du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligés de vivre là tout un hiver, s'étaient ingéniés à s'y installer avec le plus de commodité possible. Sur les fossés creusés à l'air libre ils avaient mis en travers les poutres des maisons ruinées; puis sur les poutres, des madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage, plusieurs rangées de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une épaisse couche d'humus où l'herbe poussait, donnant au dos de la tranchée un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces voûtes de fortune résistaient à la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de grands dégâts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquiétées dans leur fourmilière, et reconstruisaient vivement le «toit» de leur logis.

Ces réduits se ressemblaient tous pour ce qui était de la construction. La face extérieure était toujours la même, c'est-à-dire percée de meurtrières où des fusils étaient braqués contre l'ennemi, et de baies horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout près de ces ouvertures, surveillaient la campagne déserte comme les marins de quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intérieures étaient les râteliers d'armes et les lits de camp: trois files de bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de variété dans l'ornementation de chaque réduit, et le besoin qu'éprouvent les âmes simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manières. Chaque soldat avait son musée fait d'illustrations de journaux et de cartes postales en couleur. Des portraits de comédiennes et de danseuses souriaient de leur bouche peinte sur le papier glacé et mettaient une note gaie dans la chaste atmosphère du poste.

Tout était propre, de cette propreté rude et un peu gauche que les hommes réduits à leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance féminine. Les réduits avaient quelque chose du cloître d'un monastère, du préau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirassé. Le sol y était plus bas de cinquante centimètres que celui des espaces découverts qui les faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient passerelle d'une porte à l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs têtes se trouvaient à la hauteur de la ceinture de l'officier qui était sur la passerelle.

Il y avait aussi des pièces souterraines qui servaient de cabinets de toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une installation primitive; une cave qui portait pour enseigne: Café de la Victoire; une autre garnie d'un écriteau où on lisait: Théâtre. C'était la gaîté française qui riait et chantait en face du danger.

Cependant Marcel était impatient de voir son fils. Le sénateur dit donc un mot au lieutenant-colonel qui, après un effort de mémoire, finit par se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.

– C'est un excellent soldat, certifia-t-il au père. En ce moment il doit être de service à la tranchée de première ligne. Je vais le faire appeler.

Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu'à l'endroit où se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit. Non, les civils ne pouvaient visiter ces fossés en contact presque immédiat avec l'ennemi et sans autre défense que des barrages de fils de fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'épaisseur, et l'on n'y avançait qu'en se courbant, pour éviter de recevoir une balle. Le danger y était continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans cesse.

Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil, auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention.

Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps s'écoulait avec une lenteur désespérante. Cependant le lieutenant-colonel avait fait arrêter ses visiteurs près de l'embrasure d'une mitrailleuse, en leur recommandant de se tenir de chaque côté de la baie, de bien effacer leur corps, d'avancer prudemment la tête et de regarder d'un seul œil. Ils aperçurent une excavation profonde dont ils avaient devant eux le bord opposé. A courte distance, plusieurs files de pieux, disposés en croix et réunis par des fils de fer barbelés, formaient un large réseau. A cent mètres plus loin, il y avait un autre réseau de fils de fer.

– Les Boches sont là, chuchota le lieutenant-colonel.

– Où? demanda le sénateur.

– Au second réseau. C'est celui de la tranchée allemande. Mais il n'y a rien à craindre: depuis quelque temps ils ont cessé d'attaquer de ce côté-ci.

Lacour et Desnoyers éprouvèrent une certaine émotion à penser que les ennemis étaient si près d'eux, derrière cette levée de terre, dans une mystérieuse invisibilité qui les rendait plus redoutables. S'ils allaient bondir hors de leurs tanières, la baïonnette au bout du fusil, la grenade à la main, ou armés de leurs liquides incendiaires et de leurs bombes asphyxiantes?

De cet endroit, le sénateur et son ami percevaient plus nettement que tout à l'heure la tiraillerie de la première ligne. Les coups de feu semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir brusquement de leur observatoire: il craignait que la fusillade ne se généralisât et n'arrivât jusqu'au lieu où ils étaient. Les soldats, avec la prestesse que donne l'habitude, et avant même d'en avoir reçu l'ordre, s'étaient rapprochés de leurs fusils braqués aux meurtrières.

Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes qui étaient d'anciennes caves de maisons démolies. Des officiers s'y étaient installés en utilisant les débris trouvés dans les décombres. Un battant de porte posé sur deux chevalets de bois brut formait une table. Les plafonds et les murs étaient tapissés avec de la cretonne envoyée des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient les parois, dans les intervalles que laissait libres le métal nickelé des appareils télégraphiques et téléphoniques. Marcel vit sur une porte un Christ d'ivoire jauni par les années, peut-être par les siècles, sainte image transmise de génération en génération et qui devait avoir assisté à maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer à cheval percé de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans cette atmosphère de péril et de mort, et en même temps les superstitions les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne osât s'en moquer.

En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il attendait. Jules s'avançait vers lui en souriant, les mains tendues. Sans ce geste, le père aurait eu de la peine à reconnaître son fils dans ce sergent dont les pieds étaient deux boules de terre et dont la capote effilochée était couverte de boue jusqu'aux épaules. Après les premiers embrassements, il considéra le soldat qu'il avait devant lui. La pâleur olivâtre du peintre avait pris un ton bronzé; sa barbe noire et frisée était longue; il avait l'air fatigué, mais résolu. Sous ces vêtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus beau et plus intéressant qu'à l'époque où celui-ci était dans toute sa gloire mondaine.

– Que te faut-il?.. Que désires-tu?.. As-tu besoin d'argent?..

Le père avait apporté une forte somme pour la donner à son fils. Mais Jules ne répondit à cette offre que par un geste d'indifférence. Dans la tranchée l'argent ne lui servirait à rien.

– Envoie-moi plutôt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes camarades.

Tout ce que sa mère lui expédiait, – de gros colis pleins d'exquises victuailles, de tabac et de vêtements, – il le distribuait à ses camarades, qui pour la plupart appartenaient à des familles pauvres et dont quelques-uns étaient seuls au monde. Peu à peu, sa munificence s'était étendue de son peloton à sa compagnie, de sa compagnie à son bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans les regards et dans les sourires des soldats qui passaient à côté d'eux les indices de la popularité dont jouissait son fils.

– J'ai prévu ton désir, répondit Marcel.

Et il indiqua les paquets apportés de l'automobile.

Marcel ne se lassait pas de contempler ce héros, dont Argensola lui avait raconté les prouesses avec plus d'éloquence que d'exactitude.

– Tu ne te repens pas de ta décision? Tu es content?

– Oui, mon père, je suis content.

Et Jules, avec simplicité, sans jactance, expliqua les raisons de son contentement. Sa vie était dure, mais semblable à celle de plusieurs millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques douzaines de soldats, il y en avait de supérieurs à lui par l'intelligence, par l'instruction, par le caractère, et ils supportaient tous valeureusement la rude épreuve, récompensés de leurs peines par la satisfaction du devoir accompli. Quant à lui-même, jamais, en temps de paix, il n'avait su comme à présent ce que c'est que la camaraderie. Pour la première fois il goûtait la satisfaction de se considérer comme un être utile, de servir effectivement à quelque chose, de pouvoir se dire que son passage dans le monde n'aurait pas été vain. Il était un peu honteux de ce qu'il avait été autrefois, lorsqu'il ne savait comment remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une oisiveté frivole. Maintenant il avait des obligations qui absorbaient toutes ses forces, il collaborait à préparer pour l'humanité un heureux avenir, il était vraiment un homme.

– Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs, plus généreux. Le danger affronté en commun a le pouvoir de développer les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombés sur les champs de bataille, pourront faire de grandes choses… Oui, oui, je suis content.

Il demanda des nouvelles de sa mère et de Chichi. Il recevait d'elles des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore à sa curiosité. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait Argensola. Ces petits détails l'amusaient comme des anecdotes plaisantes, venues d'un autre monde.

A un certain moment, le père crut remarquer que Jules devenait moins attentif à la conversation. Les sens du jeune homme, affinés par de perpétuelles alertes, semblaient mis en éveil par quelque phénomène auquel Marcel n'avait prêté encore aucune attention. C'était la fusillade qui s'étendait de proche en proche et devenait plus nourrie. Jules reprit le fusil qu'il avait appuyé contre la paroi de la tranchée. Dans le même instant, un peu de poussière sauta par-dessus la tête de Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.

– Partez, partez! dit Jules en poussant son père et Marcel.

Ils se firent de brefs adieux dans un réduit, et le sergent courut rejoindre ses hommes.

La fusillade s'était généralisée sur toute la ligne. Les soldats tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pût dire avec certitude de quel côté il avait commencé; il était la conséquence naturelle du contact de deux forces ennemies.

Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congédia ses visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena à leur automobile.