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Les quatre cavaliers de l'apocalypse

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Ici Tchernoff s'arrêta une seconde, comme pour préparer ses auditeurs à entendre une déclaration extraordinaire.

– Moi, reprit-il, je suis chrétien.

Argensola, qui connaissait les idées et l'histoire du Russe, fit un geste d'étonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des explications.

– Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe guère de Dieu et que je ne crois pas aux dogmes; mais mon âme est chrétienne comme celle de tous les révolutionnaires. La philosophie de la démocratie moderne est un christianisme laïc. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les besogneux, les faibles; nous défendons leur droit à la vie et au bien-être, comme l'ont fait les grands exaltés de la religion qui dans tout malheureux voyaient un frère. Il n'y a qu'une différence: c'est au nom de la justice que nous réclamons le respect pour le pauvre, tandis que les chrétiens réclament ce respect au nom de la pitié. Mais d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tâchons de faire que les hommes s'entendent afin d'arriver à une vie meilleure, que le fort fasse des sacrifices pour le faible, le riche pour le nécessiteux, et que finalement la fraternité règne dans le monde. Le christianisme, religion des humbles, a reconnu à tous les hommes le droit naturel d'être heureux; mais il a placé le bonheur dans le ciel, loin de notre «vallée de larmes». La révolution, et les socialistes qui sont ses héritiers, ont placé le bonheur dans les réalités terrestres et veulent que tous les hommes puissent obtenir ici-bas leur part légitime. Or, où trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est fabriqué un Dieu à sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu, c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand n'est que le reflet de l'État allemand, pour lequel la guerre est la première fonction d'un peuple et la plus profitable des industries. Lorsque d'autres peuples chrétiens veulent faire la guerre, ils sentent la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de l'Évangile, et ils s'excusent en alléguant la cruelle nécessité de se défendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agréable à Dieu. Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les différences de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de l'État allemand, et c'est ce Dieu qu'à cette heure Guillaume appelle «son puissant Allié». La Prusse, en créant pour son usage un Jéhovah ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rétrogradé vers les plus grossières superstitions du paganisme. En effet, le grand progrès réalisé par la religion chrétienne fut de concevoir un Dieu unique et de tendre à créer par là une certaine unité morale, un certain esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrétiens a dit: «Tu ne tueras pas!», et son fils a dit: «Bienheureux les pacifiques!» Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les bottes à l'écuyère, et il est mobilisé par son empereur avec Otto, Franz ou Wilhelm, qu'il les aide à battre, à voler et à massacrer les ennemis du peuple élu. Pourquoi cette différence? Parce que les Allemands ne sont que des chrétiens d'hier. Leur christianisme date à peine de six siècles, tandis que celui des autres peuples européens date de dix, de quinze, de dix-huit siècles. A l'époque des dernières croisades, les Prussiens vivaient encore dans l'idolâtrie. Chez eux, l'orgueil de race et les instincts guerriers font renaître en ce moment le souvenir des vieilles divinités mortes et prêtent au Dieu bénin de l'Évangile l'aspect rébarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla.

Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe évoqua les figures des anciennes divinités germaniques dont ce Dieu prussien était l'héritier et le continuateur. Réveillés par l'agréable bruit des armes et par l'aigre odeur du sang, ces divinités, qu'on croyait défuntes, allaient reparaître au milieu des hommes. Déjà Thor, le dieu brutal, à la tête petite, s'étirait les bras et empoignait le marteau qui lui sert à écraser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame l'éclair et pour pommeau le tonnerre; Odin à l'œil unique bâillait de malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son trône; les Walkyries, vierges échevelées, suantes et malodorantes, galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs farouches et se préparant à emporter les cadavres jetés comme des bissacs sur la croupe de leurs chevaux ailés.

Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.

– Je sais, je sais! répondit Tchernoff sans laisser à l'autre le temps de développer sa pensée. Les Allemands sont pour la science de laborieux manœuvres. Confinés chacun dans sa spécialité, ils ont la vue courte, mais le labeur tenace; ils ne possèdent pas le génie créateur, mais ils savent tirer parti des découvertes d'autrui et s'enrichir par l'application industrielle des principes qu'eux-mêmes étaient incapables de mettre en lumière. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la science pure, l'âpre amour du gain sur la pure curiosité intellectuelle; et c'est même la raison pour laquelle ils commettent si souvent de lourdes méprises et mêlent tant de charlatanisme à leur science. En Allemagne les grands noms deviennent des réclames commerciales, sont exploités comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font hôteliers de sanatorium. Un Herr Professor annonce à l'univers qu'il vient de découvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empêche pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre désigne par un chiffre le remède qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des maladies, et il n'y a pas un avarié de moins dans le monde. Mais ces lourdes erreurs représentent des fortunes considérables; ces fausses panacées valent des millions à leur inventeur et à la société industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le marché; car ce produit se vend très cher, et il n'y a guère que les riches qui puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau désintéressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu de se réserver le monopole de leurs découvertes, en ont fait largesse à l'humanité! Pour ce qui concerne la science spéculative, les Allemands ne vivent guère que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en tirer du bénéfice pour eux-mêmes. C'est Gobineau et Chamberlain, c'est-à-dire un Français et un Anglais, qui leur ont fourni les arguments théoriques par lesquels ils prétendent établir la supériorité de leur race; c'est avec les résidus de la philosophie de Darwin et de Spencer que leur vieil Haeckel a confectionné le monisme, cette doctrine qui, appliquée à la politique, tend à consacrer scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts.

– Il me paraît bien que vous avez raison, interrompit de nouveau Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le nom de lutte pour la vie, ce droit de la force?

– Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des sociétés humaines! La lutte pour la vie et les cruautés qui lui font cortège sont peut-être, – et encore n'en suis-je pas bien sûr, – la loi d'évolution qui régit les espèces inférieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de l'espèce humaine. L'homme est un être de raison et de progrès, et son intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalités du milieu, de substituer à la férocité de la concurrence vitale les principes de la justice et de la fraternité. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou débile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou petite, a le droit d'exister et d'être libre. Mais la Kultur n'est que l'absolutisme oppressif d'un État qui organise et machinise les individus et les collectivités pour en faire les instruments de la mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que l'infatuation de son orgueil.

Ils étaient arrivés à la place de l'Étoile. L'Arc de Triomphe détachait sa masse sombre sur le ciel étoilé. Les avenues qui rayonnent autour du monument allongeaient à perte de vue leurs doubles files de lumières. Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque édifice et la partie inférieure de ses groupes sculptés; mais, plus haut, les ombres épaissies faisaient la pierre toute noire.

– C'est très beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la paix et la douceur de la vie, a passé par là.

Quoique étranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce monument vénérable, qui garde la gloire des ancêtres. Il ne voulait pas savoir qui l'avait édifié. Les hommes construisent, croyant concréter dans la pierre une idée particulière, qui flatte leur orgueil; mais ensuite la postérité, dont les vues sont plus larges, change la signification de l'édifice, le dépouille de l'égoïsme primitif et en grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont été à l'origine que de saintes images données aux sanctuaires par les dévôts de ce temps-là, sont devenues des modèles d'éternelle beauté. Le Colisée, énorme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs élevés à la gloire de Césars ineptes, représentent aujourd'hui pour nous la grandeur romaine.

– L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les noms des batailles et des généraux gravés sur les surfaces intérieures de ses pilastres et de ses voûtes, il n'est que français et il prête à la critique. Mais extérieurement il ne porte aucun nom; il a été élevé à la mémoire de la Grande Armée, et cette Grande Armée fut le peuple même, le peuple qui fit la plus juste des révolutions et qui la répandit par les armes dans l'Europe entière. Les guerriers de Rude qui entonnent la Marseillaise ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des citoyens armés qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a là quelque chose de plus que la gloire étroite d'une seule nation. Voilà pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour néfaste où a été profanée la majesté d'un tel monument. A l'endroit où nous sommes, des milliers de casques à pointe ont étincelé au soleil, des milliers de grosses bottes ont frappé le sol avec une régularité mécanique, des trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troublé le silence de cet édifice; la marche guerrière de Lohengrin a retenti dans l'avenue déserte, devant les maisons fermées. Ah! s'ils revenaient, quel désastre! L'autre fois, ils se sont contentés de cinq milliards et de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamité beaucoup plus terrible, non seulement pour les Français, mais pour tout ce qu'il y a de nations honnêtes dans le monde.

 

Ils traversèrent la place. Arrivés sous la voûte de l'Arc, ils se retournèrent pour regarder les Champs-Élysées. Ils ne voyaient qu'un large fleuve d'obscurité sur lequel flottaient des chapelets de petits feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formées par les maisons construites en bordure. Mais, familiarisés avec le panorama, il leur semblait qu'ils voyaient, malgré les ténèbres, la pente majestueuse de l'avenue, la double rangée des palais qui la bordent, la place de la Concorde avec son obélisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des Tuileries: toute la Voie triomphale.

Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui par l'escalier de service, souhaita le bonsoir à ses compagnons; mais Jules avait pris goût à l'éloquence un peu fantasque de cet homme, et il le pria de venir à l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola n'eut pas de peine à lui faire accepter cette invitation en parlant de déboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet de la cuisine. Ils montèrent donc tous les trois à l'atelier par l'ascenseur et s'installèrent autour d'une petite table, près du balcon aux fenêtres grandes ouvertes. Ils étaient dans la pénombre, le dos tourné à l'intérieur de la pièce, et un énorme rectangle de bleu sombre, criblé d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumières de la ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.

Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en témoignant par des claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes, la majesté de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards, sautant d'étoile en étoile, joignaient ces points lumineux par des lignes idéales qui en faisaient des triangles, des quadrilatères, diverses figures géométriques d'une capricieuse irrégularité. Parfois la subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs regards dans une fixité hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa contemplation, se versa un troisième verre de vin et dit:

– Que pense-t-on là-haut des terriens? Les habitants de ces astres savent-ils qu'il a existé un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine de la race germanique?

Et il se mit à rire. Puis, après avoir considéré encore pendant quelques instants cette sorte de brume rougeâtre qui s'étendait au-dessus des toits:

– Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque le soleil se lèvera, on verra galoper à travers le monde les quatre cavaliers ennemis des hommes. Déjà les chevaux malfaisants piaffent, impatients de prendre leur course; déjà les sinistres maîtres se concertent avant de sauter en selle.

– Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules.

– Ceux qui précèdent la Bête.

Cette réponse n'était pas plus intelligible que les paroles qui l'avaient précédée, et Jules pensa: «Il est gris.» Mais, par curiosité, il interrogea de nouveau:

– Et quelle est cette Bête?

Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprimé à haute voix que la fin de ses rêvasseries, et il croyait les avoir communiquées à ses compagnons depuis le début.

– C'est la Bête de l'Apocalypse, répondit-il.

Et d'abord il éprouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que lui inspirait l'halluciné de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le poète des visions grandioses et obscures exerçait encore de l'influence sur le révolutionnaire mystique, niché au plus haut étage d'une maison de Paris. Selon Tchernoff, il n'était rien que Jean n'eût pressenti, et ses délires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophétique intuition de tous les grands événements humains.

Puis le Russe décrivit la Bête apocalyptique surgissant des profondeurs de la mer. Elle ressemblait à un léopard; ses pieds étaient comme ceux d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept têtes et dix cornes, et sur les cornes dix diadèmes, et sur chacune des sept têtes le nom d'un blasphème était écrit. L'évangéliste n'avait pas dit ces noms, peut-être parce qu'ils variaient selon les époques et changeaient à chaque millénaire, lorsque la Bête faisait une apparition nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient aujourd'hui sur les têtes du monstre: c'étaient des blasphèmes contre l'humanité, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolérable et douce. C'étaient, par exemple, des maximes comme celle-ci:

«La force prime le droit.»

«Le faible n'a pas droit à l'existence.»

«Pour être grand il faut être dur.»

– Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir Tchernoff s'égarer dans de nouvelles digressions.

– Vous ne vous rappelez pas ce que représentent les cavaliers? demanda le Russe.

Et, cette fois, il daigna rafraîchir la mémoire de ses auditeurs.

Un grand trône était dressé, et celui qui y était assis paraissait de jaspe, et un arc-en-ciel formait derrière sa tête comme un dais d'émeraude. Autour du trône, il y avait vingt-quatre autres trônes disposés en demi-cercle, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards vêtus d'habillements blancs et couronnés de couronnes d'or. Quatre animaux énormes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le grand trône.

Et les sceaux du livre du mystère étaient rompus par l'agneau en présence de celui qui y était assis. Les trompettes sonnaient pour saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix tonnante au poète visionnaire: «Regarde!» Et le premier cavalier apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait à la main un arc, et il avait sur la tête une couronne. Selon les uns c'était la Conquête, selon d'autres c'était la Peste, et rien n'empêchait que ce fût à la fois l'une et l'autre.

Au second sceau: «Regarde!», criait le second animal en roulant ses yeux innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tête une grande épée: c'était la Guerre. Devant son galop furieux la paix était bannie du monde et les hommes commençaient à s'exterminer.

Au troisième sceau: «Regarde!», criait le troisième des animaux ailés. Et c'était un cheval noir qui s'élançait, et celui qui le montait tenait une balance à la main, pour peser les aliments des hommes: c'était la Famine.

Au quatrième sceau: «Regarde!», criait le quatrième animal. Et c'était un cheval de couleur blême qui bondissait, et celui qui était monté dessus se nommait la Mort.

Et le pouvoir leur fut donné de faire périr les hommes par l'épée, par la faim, par la peste et par les bêtes sauvages.

Tchernoff décrivait ces quatre fléaux comme s'il les avait vus de ses yeux. Le cavalier du cheval blanc était vêtu d'un costume fastueux et barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se délectait à renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval galopait, il tendait son arc pour décocher le fléau. Sur son épaule sautait un carquois de bronze plein de flèches empoisonnées par les germes de toutes les maladies.

Le cavalier du cheval roux brandissait son énorme espadon au-dessus de sa chevelure ébouriffée par la violence de la course; il était jeune, mais ses sourcils contractés et sa bouche serrée lui donnaient une expression de férocité implacable. Ses vêtements, agités par l'impétuosité du galop, laissaient apercevoir une musculature athlétique.

Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisième cavalier, à califourchon sur la coupante échine du cheval noir, pressait de ses cuisses décharnées les flancs maigres de l'animal et montrait l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achetée au poids de l'or.

Les genoux du quatrième cavalier, aigus comme des éperons, piquaient les flancs du cheval blême; sa peau parcheminée laissait voir les saillies et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une faux gigantesque; à ses épaules anguleuses pendait un lambeau de suaire.

Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste chevauchée passait comme un ouragan sur l'immense foule des humains. Le ciel obscurci prenait une lividité d'orage; des monstres horribles et difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable fantasia et lui faisaient une répugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes de la peur, de l'étonnement, du désespoir; et les quatre coursiers foulaient implacablement cette jonchée humaine sous les fers de leurs sabots.

– Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre précieux où tout cela est figuré.

Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le livre. Ce volume, imprimé en 1511, avait pour titre: Apocalypsis cum figuris, et le texte latin était accompagné de gravures. Ces gravures étaient une œuvre de jeunesse exécutée par Albert Dürer, lorsqu'il n'avait que vingt-six ans. Et, à la clarté d'une lampe apportée par Argensola, ils contemplèrent l'estampe admirable qui représentait la course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse.