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Ivanhoe. 4. Le retour du croisé

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Beaumanoir se tourna vers Mont-Fichet, et lui dit avec un sourire hideux: «Tu vois, Conrad, les embûches de l'ennemi dévorant. Tel est l'appât avec lequel il s'empare des ames, donnant un pauvre espace de vie sur la terre, en échange d'un bonheur éternel dans l'autre monde. Notre bienheureuse règle a bien raison de dire: «Semper percutiatur leo vorans!» À bas le lion! à bas le destructeur! ajouta-t-il en élevant et brandissant son mystique abacus, comme pour défier les puissances de ténèbres.» Puis adressant la parole au juif: «Ta fille sans doute opère ses cures au moyen de caractères, de talismans, de paroles, de périaptes et autres mystères cabalistiques?» – «Non, révérend et brave chevalier, répondit Isaac; mais c'est principalement à l'aide d'un baume d'une vertu merveilleuse.» – «D'où a-t-elle eu ce secret? demanda Beaumanoir.» – «Il lui a été donné, répondit Isaac avec une sorte de répugnance, par Miriam, une sage matrone de notre tribu.» – «Par Miriam, détestable juif! s'écria Beaumanoir en faisant un signe de croix; par Miriam, cette abominable sorcière, dont les enchantemens sont connus de toute la chrétienté? Son corps fut brûlé à un poteau, et ses cendres furent dispersées aux quatre vents; et puisse le ciel en arriver autant à moi et à mon ordre, si je ne traite pas ainsi sa pupille et encore plus sévèrement. Je lui apprendrai à jeter des sorts et des enchantemens sur les soldats du saint Temple. Damien, qu'on mette ce juif à la porte, et qu'on le mette à mort s'il résiste ou s'il se représente. Quant à sa fille, nous agirons envers elle comme nous y autorisent la loi chrétienne et notre éminente dignité.»

Le pauvre Isaac fut donc chassé sur-le-champ, sans qu'on voulût écouter ni ses prières, ni même ses offres. Il n'eut rien de mieux à faire que de retourner chez le rabbin et de tâcher d'apprendre par son moyen quel serait le sort de sa fille. Jusqu'alors il avait craint pour son honneur; maintenant il avait à trembler pour sa vie. Pendant ce temps-là, le grand-maître envoya ordre au précepteur de Templestowe de comparaître devant lui.

CHAPITRE XXXVI

«Ne dis point que mon art est une imposture. Tout le monde vit par la fausseté, le déguisement, la dissimulation. C'est avec le déguisement que le mendiant demande l'aumône, et que le léger courtisan obtient des terres, des titres, un rang et du pouvoir. Le clergé ne le dédaigne point, et le hardi soldat en fait usage pour améliorer son service, pour monter en grade. Tout le monde en convient, il convient à tout le monde: tout le monde l'emploie; et celui qui se contente de paraître ce qu'il est n'aura pas grand crédit à l'église, dans les camps et à la cour. Ainsi va le monde.»

Ancienne comédie.

Albert Malvoisin, président, ou, pour parler le langage de l'ordre, le précepteur de l'établissement de Templestowe, était frère de ce Philippe Malvoisin dont nous avons déjà eu occasion de parler dans cette histoire, et était, comme le baron, intimement lié avec Brian de Bois-Guilbert. Parmi les hommes dissolus et dénués de tout principe dont l'ordre du Temple ne comptait qu'un trop grand nombre, Albert de Templestowe pouvait réclamer une sorte de distinction. Il y avait néanmoins cette différence entre lui et Bois-Guilbert, qu'il savait couvrir ses vices et son ambition du voile de l'hypocrisie, et prendre le masque du fanatisme qu'il méprisait intérieurement. Si l'arrivée du grand-maître n'eût pas été aussi soudaine qu'elle était inattendue, il n'aurait rien vu à Templestowe qui pût indiquer le moindre relâchement dans la discipline; et, quoique surpris, et jusqu'à un certain point découvert, Albert Malvoisin écouta avec tant de marques de respect et de contrition les réprimandes de son supérieur, et mit tant d'empressement à réparer les fautes qu'il censurait, en un mot, réussit tellement bien à donner un air de dévotion ascétique à une congrégation qui avait été tout récemment plongée dans les plaisirs et la licence, que Lucas Beaumanoir commença à avoir une meilleure opinion des moeurs du précepteur, que les premières apparences de l'établissement ne l'avaient porté à en concevoir.

Mais ces sentimens favorables de la part du grand-maître furent fortement ébranlés quand il apprit qu'Albert avait admis dans l'établissement religieux une captive juive; et, comme il y avait lieu de le craindre, la maîtresse d'un chevalier de l'ordre. Aussi, lorsqu'Albert se présenta devant lui, il jeta sur le précepteur un regard plein de sévérité. «Il y a, dit-il, dans cette maison consacrée au saint ordre du Temple, une femme juive amenée par un de nos frères et par votre connivence, sire précepteur.»

Albert Malvoisin fut accablé de confusion; car l'infortunée Rébecca avait été enfermée dans une partie reculée et secrète du bâtiment, avec toutes les précautions convenables pour empêcher qu'on n'en fût instruit. Celui-ci lut dans les yeux de Beaumanoir la perte de Bois-Guilbert et la sienne, s'il ne parvenait à détourner l'orage qui les menaçait. «Pourquoi gardez-vous le silence?» demanda le grand-maître. – «M'est-il permis de parler?» dit le précepteur du ton de la plus profonde humilité, quoiqu'en faisant cette question il ne cherchât qu'à gagner un peu de temps pour mettre de l'ordre dans ses idées. – «Parle, nous te le permettons, dit le grand-maître; parle, et dis-nous si tu connais le chapitre de nos saints statuts, qui a pour titre: De commilitonibus Templi in sancta civitate, qui cum miserrimis mulieribus versantur, propter oblectationem carnis?»

«Assurément, très révérend père, répondit le précepteur; je ne suis pas parvenu à la haute dignité à laquelle j'ai été élevé sans connaître une des plus importantes prohibitions de notre sainte règle.» – «Comment se fait-il donc, dit le grand-maître, je te le demande de nouveau, que tu aies souffert qu'un de nos frères amenât sa maîtresse, et même une sorcière juive, dans notre sainte maison, pour la profaner et la polluer?» – «Une sorcière juive! répéta Albert Malvoisin; que les bons anges nous protégent!»

«Oui, mon frère, une sorcière, dit le grand-maître. Oseras-tu nier que cette Rébecca, fille de ce misérable usurier, Isaac d'York, et élève de l'infâme sorcière Miriam, ne soit en ce moment (j'ai honte de le dire, ou même de le penser) logée dans cette préceptorerie?» – «Votre sagesse, éminentissime père, répondit le précepteur, vient de dissiper les ténèbres qui obscurcissaient mon entendement. Je ne pouvais en effet revenir de mon étonnement en voyant un digne chevalier comme Brian de Bois-Guilbert aussi passionnément épris des charmes de cette fille, que je n'ai reçue dans cette maison que pour opposer une barrière aux progrès de leur intimité, laquelle, sans cela, aurait été cimentée par la chute de notre vaillant et vertueux frère.»

«Quoi! ne s'est-il donc encore rien passé entre eux de contraire à son voeu?» demanda le grand-maître. – «Comment? sous ce toit? dit le précepteur en faisant un signe de croix. Sainte Madeleine et les dix mille vierges nous en préservent! Non, si j'ai commis une faute en la recevant ici, cette faute provient de la pensée que j'avais que je réussirais ainsi à rompre l'attachement insensé de notre frère à cette juive, parce que je le regardais comme si extraordinaire et si peu naturel, que je ne pouvais l'attribuer qu'à un accès de démence plus digne de pitié que de reproches. Mais, puisque votre haute sagesse a découvert que cette juive est une sorcière, cette découverte peut expliquer la cause de l'extravagante passion de Bois-Guilbert.»

«Oui, elle l'explique; oui, sans doute, s'écria Beaumanoir. Tu vois, Conrad, le danger de céder aux premières tentations, et de s'abandonner aux séductions de Satan. Nous portons nos regards sur une femme uniquement pour satisfaire le plaisir des yeux, et pour admirer ce qu'on appelle la beauté; et notre antique ennemi acquiert du pouvoir sur nous, pour compléter par les talismans et les sortiléges un ouvrage qui a été commencé par l'oisiveté et la folie. Il est possible que notre frère Bois-Guilbert mérite en cette occasion plutôt la pitié qu'un châtiment sévère, plutôt le soutien du bâton que le poids de la verge, et que nos admonitions et nos prières le guérissent de sa folie, et le rendent à ses frères.»

«Ce serait grand dommage, dit Conrad Mont-Fichet, que l'ordre perdît une de ses meilleures lances dans un temps où il a besoin du secours de tous ses enfans. Trois cents Sarrasins ont été tués de la propre main de Brian de Bois-Guilbert.»

«Le sang de ces chiens maudits, dit le grand-maître, sera une offrande agréable aux saints et aux anges qu'ils méprisent et qu'ils blasphèment; et, avec leur aide, nous empêcherons l'effet des sortiléges et des enchantemens dont notre frère se trouve entouré comme d'un filet. Il rompra les liens de cette Dalila, comme Samson rompit les deux cordes neuves dont les Philistins l'avaient lié, et il immolera les infidèles monceaux sur monceaux. Mais quant à cette misérable sorcière, qui a jeté ses sorts sur un frère du saint Temple, assurément elle mourra.» – «Mais les lois d'Angleterre…» dit le précepteur, qui, bien qu'il vît que le ressentiment du grand-maître ne se portait plus sur lui ni sur Bois-Guilbert, mais avait pris une autre direction, commença maintenant à craindre qu'il ne le portât trop loin.

«Les lois d'Angleterre, dit Beaumanoir, permettent et enjoignent à chaque juge de faire exécuter ses jugemens dans sa propre juridiction. Eh quoi! le plus mince baron peut faire arrêter, peut juger et condamner une sorcière qui serait trouvée dans ses domaines, et le même pouvoir serait refusé au grand-maître du Temple, dans une préceptorerie de son ordre! Non, nous jugerons et nous condamnerons. La sorcière n'habitera plus sur la terre, et son iniquité sera oubliée. Faites préparer la grande salle du château, pour le jugement de la sorcière.»

 

Albert Malvoisin fit une inclination et se retira, non pour faire préparer la grande salle, mais pour chercher Brian de Bois-Guilbert, et l'instruire de ce qui se passait, ainsi que du résultat probable de l'affaire. Il ne fut pas long-temps à le trouver, bouillant d'indignation d'un nouveau refus qu'il venait d'éprouver de la part de la belle juive. «L'imprudente! l'ingrate! disait-il, mépriser celui qui, au milieu des flammes et du carnage, lui a sauvé la vie au risque de perdre la sienne! Par le ciel, Malvoisin, je restai dans le château jusqu'au moment où le toit et les poutres étaient près de s'écrouler, et s'ébranlaient déjà avec un fracas épouvantable. J'étais le but vers lequel se dirigeaient cent flèches qui faisaient sur mon armure un bruit semblable à celui de la grêle tombant sur une fenêtre treillissée, et je n'ai fait usage de mon bouclier que pour la garantir de toute atteinte. Voilà à quoi je me suis exposé pour elle, et maintenant cette ingrate et cruelle me reproche de ne pas l'avoir laissé périr, et me refuse non seulement la plus légère preuve de reconnaissance, mais même le plus petit espoir que jamais elle veuille m'en accorder. Le diable, qui a inspiré tant d'obstination à sa race, semble en avoir concentré toute la force dans sa seule personne.»

«Je crois, dit le précepteur, que vous êtes tous les deux possédés du diable. Combien de fois ne t'ai-je pas prêché si non la continence, du moins la prudence? Ne vous ai-je pas dit que vous trouveriez ici bon nombre de filles chrétiennes assez complaisantes, qui s'imputeraient à crime de refuser à un si brave chevalier le don d'amoureux merci; et il faut que vous alliez placer vos affections sur une juive opiniâtre qui ne veut faire que sa volonté! En vérité, je crois que le vieux Lucas Beaumanoir a deviné juste, en disant qu'elle a jeté un sort sur vous.»

«Lucas Beaumanoir! dit Bois-Guilbert. Sont-ce là vos précautions, Malvoisin? Comment as-tu souffert que le vieux radoteur apprît que Rébecca est dans la préceptorerie?» – «Comment pouvais-je l'empêcher? dit le précepteur. Je n'ai rien négligé pour lui cacher ce secret; mais il est trahi; et si c'est par le diable ou non, il n'y a que le diable lui-même qui le sache. J'ai cependant arrangé les choses aussi bien que j'ai pu. Vous n'avez rien à craindre si vous renoncez à Rébecca. On vous plaint; on vous regarde comme la victime d'un prestige magique. Quant à elle, c'est une sorcière, et il faut qu'elle périsse comme telle.»

«Elle ne périra pas, de par le ciel, s'écria Bois-Guilbert.» – «De par le ciel, il faut qu'elle périsse, et elle périra, répliqua Malvoisin; ni vous ni qui que ce soit ne la sauverez. Lucas Beaumanoir est fermement persuadé que la mort de la juive sera une offrande suffisante pour expier tous les péchés amoureux des chevaliers du Temple; et tu sais qu'il a non seulement le pouvoir, mais aussi la volonté d'exécuter un dessein aussi raisonnable et aussi pieux.»

«Les siècles futurs pourront-ils croire qu'un fanatisme aussi stupide ait jamais existé?» s'écria Bois-Guilbert en se promenant à grands pas dans l'appartement. – «Ce que les siècles futurs croiront, je n'en sais rien, dit Malvoisin d'un ton calme; mais je sais bien que dans celui-ci, sur cent individus, soit clercs, soit laïques, il s'en trouvera quatre-vingt-dix-neuf qui crieront amen à la sentence du grand-maître.»

«J'y suis, dit Bois-Guilbert. Albert, tu es mon ami. Il faut que tu favorises son évasion, Malvoisin, et je la transporterai dans un endroit plus sûr et plus secret.» – «Quand même je le voudrais, je ne le pourrais point, répliqua le précepteur; la maison est pleine de gens de la suite du grand-maître, et d'autres qui lui sont dévoués; et, à vous parler franchement, mon frère, je ne voudrais pas m'embarquer avec vous dans cette affaire, quand même je pourrais espérer de conduire ma barque heureusement au port. J'ai déjà couru assez de risques pour l'amour de vous; je n'ai pas envie de courir encore celui de la dégradation, ou de la perte de ma préceptorerie, pour l'amour d'un minois juif, quelque joli qu'il soit. Et quant à vous, si vous voulez suivre mon avis, renoncez à votre vaine poursuite, et lancez vos chiens sur quelque autre gibier. Songe-s-y bien, Bois-Guilbert; le rang que tu occupes, les honneurs auxquels tu peux prétendre, tout dépend de ta présence dans l'ordre. Si tu t'obstines à conserver ta folle passion pour cette Rébecca, tu fourniras à Beaumanoir l'occasion de t'expulser, et il ne la négligera pas. Il est jaloux du pouvoir que lui donne le bâton de commandement qu'il tient dans sa main tremblante, et il sait que la tienne est prête à le saisir. Ne doute pas qu'il ne cherche à te perdre, si tu lui en offres un si beau prétexte dans la protection que tu accordes à une sorcière juive. Laisse-lui le champ libre dans cette affaire, puisque tu ne saurais t'y opposer. Lorsque le bâton te sera transféré, et que tu le tiendras d'une main assurée, alors tu pourras caresser les filles de Juda, ou bien les brûler, comme bon te semblera.»

«Malvoisin, dit Bois-Guilbert, ton sang-froid me prouve que tu es un…» – «Ami,» dit le précepteur, se hâtant d'ajouter ce mot, en remplacement de celui que Bois-Guilbert se disposait à dire, et qui probablement n'aurait pas été aussi agréable. «J'ai le sang-froid d'un ami, et par conséquent d'autant plus en état de donner un conseil. Je te dis encore une fois que tu ne peux pas sauver Rébecca; je te répète que tu ne pourrais que périr avec elle. Va, cours trouver le grand-maître; tombe à ses pieds et dis-lui…»

«Non pas à ses pieds, de par le ciel! mais à sa barbe, à la barbe de ce vieux radoteur je dirai…»

«Eh bien! à sa barbe donc, dit Malvoisin du ton le plus calme; oui; dis-lui à sa barbe que tu aimes ta juive au point d'en perdre la raison; et plus tu lui parleras de ta passion, plus il se hâtera d'y mettre un terme par la mort de la belle enchanteresse; tandis que toi, pris en flagrant délit, par ton propre aveu, d'un crime contraire à ton serment, tu ne peux espérer aucun secours de la part de tes frères, tu dois renoncer à toutes tes brillantes perspectives d'ambition et de puissance, pour aller peut-être brandir ta lance mercenaire dans quelque misérable querelle entre la Flandre et la Bourgogne.»

«Tu as raison, Malvoisin, dit Brian de Bois-Guilbert après un moment de réflexion; je ne veux pas donner à ce vieux bigot cet avantage sur moi; et quant à Rébecca, elle ne mérite pas que je mette en péril pour l'amour d'elle mon rang actuel et les honneurs auxquels j'aspire. Oui je la repousserai loin de moi; je l'abandonnerai à son sort, à moins que…» – «Pas de restriction à une résolution aussi sage et aussi nécessaire, interrompit Malvoisin. Les femmes ne doivent être pour nous que des jouets propres à égayer quelques heures de notre vie; l'ambition doit être notre grande affaire. Périssent plutôt mille fragiles babioles comme ta juive, que de te trouver arrêté au milieu de la brillante carrière qui s'ouvre devant toi! Maintenant il faut nous séparer, car il ne faut pas que l'on nous voie tenir de conversation particulière. D'ailleurs, j'ai à faire préparer la grand'salle pour le jugement de la sorcière.»

«Comment! si tôt?» demanda Bois-Guilbert. – «Oui, répondit le précepteur; le procès s'instruit rapidement, lorsque le juge est déjà fixé sur la sentence qu'il veut prononcer.»

«Rébecca, dit Bois-Guilbert quand il fut seul, il est probable que tu vas me coûter cher. Que ne puis-je t'abandonner à ton sort, ainsi que cet hypocrite me le conseille avec son grand sang-froid! Je vais faire encore un effort pour te sauver; mais ne va pas me payer d'ingratitude; car si j'éprouve un nouveau refus, le poids de ma vengeance égalera la force de mon amour. Il ne faut pas que Bois-Guilbert hasarde sa vie et son honneur, lorsque le mépris et les reproches sont toute sa récompense.»

Le précepteur avait à peine donné les ordres nécessaires lorsque Conrad Mont-fichet vint le trouver, pour lui faire connaître la résolution qu'avait prise le grand-maître de procéder à l'instant au jugement de la juive, pour cause de sorcellerie. «Tout ceci me paraît un songe, dit le précepteur: car enfin il y a beaucoup de juifs qui sont médecins; mais bien qu'ils opèrent des cures merveilleuses, nous ne disons pas pour cela que ce soient des sorciers.»

«Le grand-maître pense autrement, dit Mont-Fichet; et, à te parler franchement, Albert, il vaudrait mieux que cette misérable fille pérît que si Brian de Bois-Guilbert était perdu pour l'ordre, ou que l'ordre fût déchiré par des dissensions intestines. Tu connais le haut rang qu'il occupe, ainsi que la réputation qu'il s'est acquise dans les armes; tu connais l'estime et l'affection que lui portent plusieurs de nos frères; mais tout cela ne lui servira de rien auprès de notre grand-maître, s'il vient à le regarder comme le complice et non la victime de la juive. Les âmes des douze tribus seraient toutes renfermées dans son seul corps, qu'il vaudrait mieux qu'elle souffrît seule, que si elle entraînait Bois-Guilbert dans sa ruine.»

«Je viens à l'instant même, dit Malvoisin, de faire tous mes efforts pour l'engager à l'abandonner. Mais encore, y a-t-il des motifs suffisans pour condamner Rébecca comme sorcière? Et le grand-maître ne changera-t-il pas d'avis lorsqu'il verra que les preuves sont si faibles?»

«Il faut les corroborer, Albert, dit Conrad; il faut les corroborer; me comprends-tu bien?» – «Fort bien, répondit le précepteur, et je suis très disposé à tout faire pour l'intérêt de l'ordre; mais le temps est bien court pour trouver des instruments convenables.» – «Il faut en trouver, Malvoisin, dit Conrad; il le faut pour l'avantage de l'ordre, et pour le tien. La préceptorerie de Templestowe est peu de chose; celle de Maison-Dieu vaut le double; tu connais mon crédit auprès de notre vieux chef; trouve des gens qui puissent conduire cette affaire à bien, et te voilà précepteur de Maison-Dieu, dans le fertile comté de Kent: qu'en dis-tu?»

«Il y a, répliqua Malvoisin, parmi ceux qui sont venus ici avec Bois-Guilbert, deux hommes que je connais fort bien. Ils étaient au service de mon frère, Philippe de Malvoisin, d'où ils ont passé à celui de Front-de-Boeuf. Il est possible qu'ils sachent quelque chose des sorcelleries de cette fille.» – «Cours vite les chercher, dit Mont-Fichet, et, écoute, s'il faut un besant ou deux pour rafraîchir leur mémoire, n'en sois pas avare.» – «Pour un sequin, ils jureraient que la mère qui les a portés était une sorcière,» dit le précepteur.

«Va donc, dit Mont-Fichet. À midi, l'affaire commencera. Je n'ai jamais vu notre vieux chef se préparer avec autant d'ardeur, depuis le jour où il condamna au feu Hamet Alfagi, qui s'était converti, et avait de nouveau embrassé la religion de Mahomet.»

La grosse cloche du château venait de sonner midi, lorsque Rébecca entendit le bruit que l'on faisait en montant l'escalier secret qui conduisait à la chambre où elle était enfermée. Ce bruit annonçait l'arrivée de plusieurs personnes, et cette circonstance lui fit quelque plaisir, car elle craignait plus les visites solitaires du fougueux et passionné Bois-Guilbert que tous les maux qui auraient pu lui arriver d'autre part. La porte de la chambre s'ouvrit, et elle vit entrer Conrad et le précepteur Malvoisin, suivis de quatre gardes vêtus de noir et portant des hallebardes.

«Fille d'une race maudite, cria le précepteur, lève-toi et suis-nous.» – «Où, demanda Rébecca, et à quel dessein?» – «Jeune fille, dit Conrad, ce n'est pas à toi à interroger, tu ne dois qu'obéir. Sache, néanmoins, que tu vas être traduite devant le tribunal du grand-maître de notre saint ordre, pour y être jugée.» – «Que le Dieu d'Abraham soit loué! dit Rébecca en joignant dévotement ses mains. Le nom de mon juge, bien qu'il soit ennemi de mon peuple, est pour moi comme le nom d'un protecteur. Je vous suivrai très volontiers; permettez-moi seulement de mettre mon voile sur ma tête.»

Ils descendirent l'escalier d'un pas lent et grave; en traversant une galerie, et par une porte à deux battans placée à l'extrémité, ils entrèrent dans la salle où le grand-maître avait pour le moment établi son tribunal. La partie inférieure de ce vaste appartement était remplie d'écuyers et d'hommes d'armes, qui, non sans quelque difficulté, firent place pour que Rébecca, accompagnée du précepteur et de Mont-Fichet, et suivie des quatre hallebardiers, pût arriver à la place qui lui était destinée.

Comme elle traversait la foule, les bras croisés et la tête penchée, quelqu'un mit dans sa main un morceau de papier, qu'elle prit presque sans s'en apercevoir, et qu'elle continua à tenir sans en lire le contenu. La persuasion où elle était qu'elle avait quelque ami dans cette redoutable assemblée lui donna le courage de jeter ses regards autour d'elle, et d'examiner en présence de qui elle avait été conduite. Nous essaierons dans le chapitre suivant de décrire la scène qui se présenta devant elle.