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La méchante femme mise à la raison

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ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

Vestibule dans la maison de campagne de Petruchio.

Entre GRUMIO.

GRUMIO. – Malédiction, malédiction sur toutes les rosses qui ne peuvent plus aller, sur tous les maîtres écervelés, et sur tous les mauvais chemins! Y a-t-il jamais eu homme aussi moulu, aussi crotté, aussi las que moi? – On m'envoie devant pour faire du feu, et ils viennent après moi pour se chauffer. Ma foi, si je n'étais un petit pot qui se chauffe bientôt30, mes lèvres seraient collées à mes dents, ma langue au plafond de mes mâchoires, et mon coeur à mon ventre, avant que je pusse approcher du foyer pour me dégeler. – Mais, moi, je vais être réchauffé, rien qu'en allumant le feu. En voyant le temps qu'il fait, un homme plus grand que moi prendrait un rhume. – Holà, quelqu'un? Curtis!

(Entre Curtis.)

CURTIS. – Qui appelle comme un homme transi de froid?

GRUMIO. – Un glaçon: si tu en doutes, tu peux glisser de mon épaule à mon talon aussi vite que tu ferais de ma tête à mon cou. Du feu, bon Curtis.

CURTIS. – Mon maître et sa femme viennent-ils, Grumio!

GRUMIO. – Oui, Curtis, oui; et à cause de cela, du feu, du feu; ne jette pas d'eau.

CURTIS. – Sa femme est-elle aussi chaude diablesse qu'on le dit?

GRUMIO. – Elle l'était, bon Curtis, avant cette gelée; mais tu sais que l'hiver apprivoise tout; hommes31, femmes et bêtes; le froid nous a tous mis à la raison, mon ancien maître, ma nouvelle maîtresse, et moi aussi, ami Curtis.

CURTIS. – Au diable, fou de trois pouces32! Je ne suis point une bête, moi.

GRUMIO. – Est-ce que je n'ai que trois pouces? Quoi! ta corne a un pied, et je suis aussi long pour le moins. – Mais veux-tu faire du feu, ou que je me plaigne de toi à notre maîtresse dont tu sentiras bientôt la main (car elle n'est qu'à deux pas), à ton froid réconfort, pour t'apprendre à être si paresseux dans ton chaud office?

CURTIS. – Je t'en prie, bon Grumio, dis-moi comment va le monde?

GRUMIO. – Un monde bien froid, Curtis, dans tout autre emploi que le tien! et, partant, du feu; fais ton devoir et prends ton dû; car mon maître et ma maîtresse sont presque morts de froid.

CURTIS. – Voilà du feu tout prêt; ainsi, cher Grumio, à présent des nouvelles!

GRUMIO. – Allons, pauvre Jacques, ah! mon enfant! autant de nouvelles que tu voudras.

CURTIS. – Tu es si plein de finesses.

GRUMIO. – Allons donc, du feu; car j'ai pris un froid glacial. – Où est le cuisinier? le souper est-il prêt, la maison rangée, les nattes étendues, les toiles d'araignées balayées? les gens qui servent sont-ils dans leur livrée neuve, dans leur bas blancs, et chaque officier a-t-il son habit de noces? les gobelets sont-ils nets en dedans, et les servantes en dehors33? les tapis sont-ils placés? tout est-il en ordre?

CURTIS. – Tout est prêt; ainsi, je t'en prie, des nouvelles.

GRUMIO. – D'abord, tu sauras que mon cheval est rendu de fatigue, et puis, que mon maître et ma maîtresse sont tombés.

CURTIS. – Comment?

GRUMIO. – De leurs selles dans la boue; et là, il y a une histoire.

CURTIS. – Conte-nous-la, bon Grumio.

GRUMIO. – Approche ton oreille.

CURTIS. – La voilà.

GRUMIO, lui donnant un coup sur l'oreille. – Tiens.

CURTIS. – C'est là sentir un conte, ce n'est pas l'écouter.

GRUMIO. – Et voilà pourquoi on l'appelle un conte sensible; et ce coup de poing n'était que pour frapper à la porte de ton oreille, et lui demander son attention. Maintenant, je commence. Primo, nous avons descendu une infâme colline, mon maître monté en croupe derrière ma maîtresse.

CURTIS. – Tous deux sur un cheval?

GRUMIO. – Que t'importe à toi?

CURTIS. – Eh! bien! sur un cheval.

GRUMIO. – Conte l'histoire, toi. – Si tu ne m'avais pas interrompu mal à propos, tu aurais entendu comment le cheval est tombé, et elle sous le cheval; comment elle a été couverte de fange, comment il l'a laissée avec le cheval sur elle; comment il m'a battu, parce que le cheval s'était abattu; comment elle a passé à travers la boue pour me sauver de ses coups; comment il jurait; comment elle le suppliait: – elle qui auparavant n'avait jamais prié personne! comment je poussais des cris; comment les chevaux se sont évadés; comment sa bride s'est rompue; comment j'ai perdu ma croupière: – avec mille autres circonstances mémorables; lesquelles vont mourir dans l'oubli; et toi, tu retourneras dans ton tombeau sans expérience.

CURTIS. – A ce compte, il est plus méchant qu'elle.

GRUMIO. – Oui, oui, et toi, et le plus fier d'entre vous tous, vous allez l'éprouver, quand il sera revenu au logis. Mais qu'ai-je besoin de te conter cela? Appelle Nathaniel, Joseph, Nicolas, Philippe, Walter, Sucresoupe, et les autres; qu'ils aient grand soin que leurs têtes soient bien coiffées, leurs habits bleus bien brossés, et leurs jarretières de différentes couleurs. Qu'ils sachent bien faire la révérence de la jambe gauche, et qu'ils ne s'avisent pas de toucher un poil de la queue du cheval de mon maître, sans baiser leurs mains. Sont-ils tous prêts?

CURTIS. – Oui.

GRUMIO. – Appelle-les.

CURTIS. – Entendez-vous; holà! il vous faut aller au-devant de mon maître pour faire bon visage34 à ma maîtresse.

GRUMIO. – Bah! elle a un visage à elle?

CURTIS. – Qui ne le sait?

GRUMIO. – Toi, il me semble, qui appelles de la compagnie pour lui faire bon visage.

CURTIS. – J'appelle ses gens pour lui faire honneur35.

GRUMIO. – Quoi donc? Elle ne vient pas pour leur emprunter36?

(Paraissent quatre ou cinq laquais.)

NATHANIEL. – Ah! bonjour, Grumio.

PHILIPPE. – Te voilà donc de retour, Grumio?

JOSEPH. – Eh bien! comment ça va, Grumio?

NICOLAS. – Le camarade Grumio!

NATHANIEL. – Eh bien! mon vieux garçon?

GRUMIO. – Salut à tous. – Bonjour, toi, et toi, et toi, camarade, allons, voilà assez de bonjours. – A présent, mes braves compagnons, tout est-il prêt, tout est-il propre?

NATHANIEL. – Tout est en état: à quelle distance est notre maître?

GRUMIO. – A deux pas d'ici, descendu ici près: ainsi, ne soyez pas… Morbleu, silence! j'entends notre maître.

(Petruchio entre avec Catherine.)

PETRUCHIO. – Où sont ces coquins? Comment! personne à la porte pour me tenir l'étrier, et pour prendre mon cheval? Où sont Nathaniel, Grégoire, Philippe!

TOUS LES LAQUAIS, se présentant. – Me voici, me voici, monsieur, me voici, monsieur.

PETRUCHIO. – Me voici, monsieur! me voici, monsieur! me voici! me voici! – Lourdauds, valets grossiers! quoi! nulle attention, nulle prévenance, nul égard à votre devoir? Où est ce fou, ce maraud que j'ai envoyé devant?

GRUMIO. – Me voici, monsieur, aussi fou que je l'étais auparavant.

PETRUCHIO. – Lourd manant, bâtard, vieille rosse, ne t'ai-je pas ordonné de venir au-devant de moi dans le parc, et de m'amener ces coquins avec toi?

GRUMIO. – L'habit de Nathaniel, monsieur, n'était pas fini, et les souliers de Gabriel étaient tout décousus au talon; il n'y avait point de noir de fumée pour noircir le chapeau de Pierre, et le couteau de chasse de Walter n'était pas revenu de chez le fourbisseur, qui doit y mettre un fourreau. Il n'y avait de prêts et d'ajustés que Adam, Raoul et Grégoire; tous les autres étaient déguenillés, malpropres et faits comme des mendiants: mais, tels qu'ils sont, les voilà qui sont venus pour aller au-devant de vous.

 

PETRUCHIO. – Allez, canaille, allez me chercher le souper. (Les laquais sortent.) (Fredonnant un air.) Où est la vie que je menais?-Assieds-toi, Catherine, et sois la bienvenue. (Fredonnant.) Doux, doux, doux! (Les laquais rentrent, apportant le souper.) Eh bien, quand viendrez-vous? – Allons, ma chère et douce Catherine, égaye-toi. – Otez-moi mes bottes, marauds. – Quand, dis-je? (Il chante.) C'était un moine gris qui se promenait sur la route37. Ote-toi de là, misérable: tu me tords le pied. Prends cela, (il le frappe) et apprends à mieux tirer l'autre. – Égaye-toi donc, Catherine. – Apportez un peu d'eau ici, allons: eh bien? (On lui présente un bassin.) Où est mon épagneul Troïle? – Coquin, sors d'ici, et va prier mon cousin Ferdinand de venir nous trouver. – C'est un ami, Catherine, à qui il faudra que tu donnes un baiser, et avec qui il faut que tu fasses connaissance. – Où sont mes pantoufles? – Venez, Catherine, venez laver vos mains, et reprenez un peu de courage. (Le laquais laisse tomber l'aiguière.) – Eh bien! coquin bâtard, la laisseras-tu tomber.

(Il lui donne un soufflet.)

CATHERINE, – Modérez-vous, je vous prie, c'est une faute involontaire.

PETRUCHIO. – Bâtard, gros lourdaud, face à soufflets. – Allons, Catherine, asseyez-vous. Je sais que vous avez appétit. Voulez-vous dire le Benedicite, Catherine, ou bien je le dirai, moi. – Qu'est-ce que cela? du mouton?

PREMIER LAQUAIS. – Oui, monsieur.

PETRUCHIO. – Qui l'a servi?

PREMIER LAQUAIS. – Moi.

PETRUCHIO. – Il est tout brûlé, et tout le souper aussi. Quels chiens sont ces gens-ci? Où est ce maraud de cuisinier? Comment avez-vous eu l'audace, misérables, de le prendre à l'office, et de me le servir comme cela, à moi qui ne l'aime point? Allons, emportez cela, couteaux, verres et tout. (Il jette le souper sur le plancher.) Oh! stupides automates, valetaille sans attention, sans égards! Comment, vous murmurez, je crois, entre vos dents? Je vais être à vous tout à l'heure.

CATHERINE. – Je vous en conjure, cher époux, ne vous emportez pas ainsi. Le souper était bien, si vous aviez voulu vous en contenter.

PETRUCHIO. – Je vous dis, Catherine, qu'il était brûlé et tout desséché; et l'on m'a expressément défendu d'en manger de la sorte, parce que cela engendre de la bile et aigrit l'humeur colérique; et il vaut encore mieux, pour nous, nous passer de souper, nous qui par notre constitution, sommes irascibles, que de nous nourrir de pareille viande, desséchée à force de cuire… Soyez tranquille; demain cela ira mieux; mais pour ce soir, nous jeûnerons de compagnie. – Allons, venez, je vais vous conduire à votre appartement de noces.

(Petruchio, Catherine et Curtis sortent.)

NATHANIEL, s'avançant. – Pierre, as-tu jamais rien vu de pareil?

PIERRE. – Il la tue avec ses propres armes.

(Curtis reparaît.)

GRUMIO, à Curtis. – Où est-il?

CURTIS. – Dans la chambre de madame, lui faisant un sermon de continence; et il tempête, et il jure, et il crie, de façon que la pauvre chère âme ne sait à quelle place se mettre, et n'ose ni le regarder ni ouvrir la bouche. Elle est assise comme une personne qu'on réveille en sursaut au milieu de son rêve. – Décampons, décampons: le voilà qui revient ici.

(Ils sortent.)

PETRUCHIO. – Ainsi, j'ai commencé mon règne en habile politique, et j'ai l'espoir d'arriver heureusement à mon but. Mon faucon est animé, et fort affamé…; et jusqu'à ce qu'il s'apprivoise, il ne faut pas trop le gorger de nourriture: car alors il ne daigne plus arrêter ses yeux sur le leurre. J'ai encore un autre moyen de façonner mon faucon sauvage, et de lui apprendre à revenir et à connaître la voix de son maître: c'est de la veiller comme on veille sur ces milans qui voltigent, se révoltent et ne veulent pas obéir: elle n'a goûté de rien aujourd'hui, et elle ne goûtera encore de rien.

La nuit dernière elle n'a pas dormi, elle ne dormira pas encore cette nuit: je saurai trouver quelque défaut imaginaire à la façon du lit, comme j'en ai trouvé au souper, et je ferai voler l'oreiller d'un côté, les draps de l'autre. – Oui, et au milieu de ce vacarme, je prétendrai que tout ce que j'en fais, c'est par égard pour elle; pour conclusion, elle veillera toute la nuit; et si elle vient à fermer les paupières, je crierai, je tempêterai et la tiendrai sans cesse éveillée par mes clameurs. Voilà le vrai secret de tuer une femme par trop de bonté, et comme cela, je viendrai à bout de dompter son humeur hautaine et intraitable. – Que celui qui saura un meilleur moyen pour mettre une méchante femme à la raison parle et m'apprenne sa recette. – C'est une charité que d'enseigner ce secret.

(Il sort.)

SCÈNE II

Padoue. – Devant la maison de Baptista.

Entrent TRANIO et HORTENSIO.

TRANIO. – Est-il possible, ami Licio, que la jeune Bianca en aime un autre que Lucentio? Je vous dis, moi, monsieur, qu'elle me donne les plus belles espérances.

HORTENSIO. – Monsieur, pour vous prouver la vérité de ce que j'avance, tenez-vous à l'écart, et observez la manière dont il lui donne sa leçon.

(Ils se tiennent de côté pour observer Bianca.)

(Entrent Bianca et Lucentio.)

LUCENTIO. – Eh bien! mademoiselle, profitez-vous de vos lectures?

BIANCA. – De quelles lectures parlez-vous, mon maître? Répondez-moi d'abord à cela.

LUCENTIO. – Je lis ce que je professe, l'art d'aimer.

BIANCA. – Et puissiez-vous, monsieur, devenir maître dans votre art.

LUCENTIO. – Oh! je le serai, chère Bianca, tant que vous serez la maîtresse de mon coeur.

(Ils se retirent.)

HORTENSIO. – C'est aller vite en amour, vraiment! – Eh bien! à présent, qu'en dites-vous, je vous prie, vous qui osiez jurer que votre maîtresse Bianca n'aimait personne au monde aussi tendrement que Lucentio?

TRANIO. – O maudit amour! ô sexe inconstant! – Je vous déclare, Licio, que cela me confond d'étonnement.

HORTENSIO. – Ne vous y méprenez pas plus longtemps; je ne suis point Licio, ni un musicien, comme je parais l'être, mais un homme qui dédaigne de vivre davantage sous ce déguisement, pour l'amour d'une créature qui abandonne un gentilhomme, et fait un dieu d'un tel manant: apprenez, monsieur, que je m'appelle Hortensio.

TRANIO. – Seigneur Hortensio, j'ai souvent ouï parler de votre affection extrême pour Bianca; et, puisque mes yeux sont témoins de sa légèreté, je veux, avec vous, si ce parti vous plaît, abjurer Bianca et mon amour pour jamais.

HORTENSIO. – Voyez comme ils se baisent et se caressent! – Seigneur Lucentio, voici ma main, et je fais le serment irrévocable de ne plus lui faire ma cour, mais de renoncer à elle comme à un objet indigne des égards que je lui ai follement prodigués jusqu'ici.

TRANIO. – Et moi, je fais ici le même serment bien sincère de ne jamais l'épouser, quand elle m'en prierait: honte sur elle! Voyez avec quelle indécence elle lui fait des avances!

HORTENSIO. – Je voudrais que tout le monde, hors ce pédant, eût pour jamais renoncé à elle! Pour moi, afin de tenir inviolablement mon serment, je veux être marié à une riche veuve avant qu'il se passe trois jours. Cette veuve m'a longtemps aimé, tandis que j'aimais, moi, cette femme ingrate et dédaigneuse; et, dans ce dessein, je prends congé de vous. Adieu donc, seigneur Lucentio. – Ce sera la tendresse, et non pas la beauté des femmes qui désormais gagnera mon amour. – Adieu, je vous quitte dans la ferme résolution que j'ai fait serment d'exécuter.

(Hortensio sort.)

(Lucentio et Bianca s'avancent.)

TRANIO. – Bianca, que le ciel vous donne toutes les bénédictions qui peuvent rendre un amant heureux! Je vous ai surprise endormie, belle maîtresse, et j'ai juré avec Hortensio de renoncer à vous.

BIANCA. – Tranio, vous plaisantez; mais est-il vrai que vous ayez tous deux renoncé à moi?

TRANIO. – Oui, mademoiselle.

LUCENTIO. – Nous sommes donc débarrassés de Licio?

TRANIO. – Sur ma foi, il va trouver à présent une belle veuve, qui sera courtisée et épousée au bout d'un jour.

BIANCA. – Grand bien lui fasse.

TRANIO. – Oui, oui, et il l'apprivoisera.

BIANCA. – C'est ainsi qu'il s'est exprimé, Tranio?

TRANIO. – D'honneur, il est allé à l'école où l'on apprivoise.

BIANCA. – Quelle est cette école? En existe-t-il vraiment une?

TRANIO. – Oui, mademoiselle, elle existe, et c'est Petruchio qui en est le maître; c'est lui qui enseigne je ne sais combien de douzaines de tours pour réduire une méchante femme et charmer sa langue querelleuse.

(Biondello accourt.)

BIONDELLO. – Oh! mon maître, j'ai tant veillé que je suis las comme un chien; mais à la fin j'ai découvert un vieux messager qui descend la colline, et qui nous servira dans nos vues.

TRANIO. – Qui est-ce, Biondello?

BIONDELLO. – Mon maître, c'est un marchand, ou un pédant, je ne sais lequel, mais grave dans son maintien: il a toute la démarche et la contenance d'un père.

LUCENTIO. – Et que ferons-nous de lui, Tranio?

TRANIO. – S'il veut se laisser persuader, et croire ce que je lui dirai, je l'engagerai à paraître sous le personnage de Vincentio, et à se porter pour caution auprès de Baptista Minola, comme s'il était le véritable Vincentio. Faites rentrer votre amante, et laissez-moi seul.

(Lucentio et Bianca sortent.)

(Entre un pédant.)

LE PÉDANT. – Dieu vous garde, monsieur.

TRANIO. – Et vous aussi, monsieur; vous êtes le bienvenu. Voyagez-vous loin, ou êtes-vous au terme de votre route?

LE PÉDANT. – Au terme, monsieur, dans une semaine ou deux au plus; mais, après ce temps, je vais plus loin; jusqu'à Rome, et de là à Tripoli, si Dieu me prête vie.

TRANIO. – De quel pays êtes-vous, je vous prie?

LE PÉDANT. – De Mantoue.

TRANIO. – De Mantoue, monsieur? ô ciel! A Dieu ne plaise! et vous venez à Padoue, sans prendre souci de votre vie?

LE PÉDANT. – Ma vie, monsieur? Comment, je vous prie? car cela est sérieux.

TRANIO. – Il y a la mort pour tout habitant de Mantoue qui vient à Padoue: est-ce que vous n'en savez pas la cause? Vos vaisseaux sont arrêtés à Venise, et le duc, pour une querelle particulière élevée entre lui et votre duc, a fait publier et proclamer cette peine partout. C'est une chose surprenante; mais si vous étiez arrivé un moment plus tôt, vous l'auriez entendu annoncer ici à son de trompe.

LE PÉDANT. – Hélas! monsieur, il y a encore de plus grands malheurs que cela pour moi; car j'ai avec moi des lettres de change de Florence qu'il faut que je rende ici.

TRANIO. – Eh bien! monsieur, pour vous obliger je veux bien le faire, et je vous donnerai de bons moyens. – D'abord, dites-moi, avez-vous jamais été à Pise?

LE PÉDANT. – Oui, monsieur, j'ai souvent été à Pise; à Pise, ville fameuse par la noblesse de ses citoyens.

TRANIO. – Connaissez-vous parmi eux un certain Vincentio?

LE PÉDANT. – Je ne le connais pas, mais j'ai entendu parler de lui: c'est un négociant d'une richesse incomparable.

TRANIO. – Il est mon père, monsieur, et, à dire la vérité, il vous ressemble un peu par les traits du visage.

BIONDELLO, à part. – Comme une pomme ressemble à une huître: c'est tout la même chose.

TRANIO. – Afin de mettre vos jours en sûreté dans ce péril extrême, je vous ferai ce plaisir par amour pour lui; et ne croyez pas que ce soit un malheur pour vous d'avoir quelque ressemblance avec le seigneur Vincentio. Vous aurez son nom et son crédit, vous serez logé comme un ami dans ma maison. – Songez à jouer votre rôle comme il convient; vous m'entendez, monsieur? Vous resterez chez moi jusqu'à ce que vous ayez terminé vos affaires dans la ville: si ce service vous oblige, monsieur, acceptez-le.

 

LE PÉDANT. – Oh! monsieur, bien volontiers; et je vous regarderai toujours comme le protecteur de ma vie et de ma liberté.

TRANIO. – Allons, venez donc avec moi exécuter ce que je propose, et écouter ce que je vais vous dire en chemin. – Mon père est attendu d'un jour à l'autre pour être caution d'un douaire à l'occasion de mon mariage avec une des filles de Baptista, citoyen de cette ville: je vous mettrai au fait de toutes les circonstances. Venez avec moi, monsieur, pour vous habiller comme il convient.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Appartement dans la maison de Petruchio.

CATHERINE, GRUMIO.

GRUMIO. – Non, non, en vérité: je n'oserais, sur ma vie.

CATHERINE. – Plus il m'outrage, et plus son méchant caractère se décèle. Quoi donc, m'a-t-il épousée pour me faire mourir de faim? Les mendiants qui viennent à la porte de mon père, sur la moindre prière, obtiennent une prompte aumône; ou bien si on la leur refuse, ils trouvent des charités ailleurs. Mais moi, qui n'ai jamais su prier, et qui n'ai jamais eu besoin de prier, je suis affamée faute d'aliments, et étourdie faute de sommeil; on me tient éveillée par des jurements; on me nourrit de clameurs, de privations; et, ce qui me dépite encore plus que toutes ces privations, c'est qu'il prétend me prouver par là le plus parfait amour. Il semble dire que si je goûtais de quelques mets, ou quelques heures de sommeil, je tomberais aussitôt malade, ou que j'en mourrais. – Je te prie, Grumio, va me chercher quelque chose à manger: n'importe quoi, pourvu que ce soit un mets sain.

GRUMIO. – Que dites-vous d'un pied de boeuf?

CATHERINE. – Cela est exquis; je t'en prie, fais-m'en avoir.

GRUMIO. – Je crains que ce ne soit un mets trop bilieux; et du boudin gras, bien grillé, comment trouvez-vous cela?

CATHERINE. – Je les aime beaucoup. Bon Grumio, va m'en chercher.

GRUMIO. – Je ne sais pas trop: je crains que ce ne soit un mets trop bilieux: que dites-vous d'une tranche de boeuf, avec de la moutarde?

CATHERINE. – Oh! c'est un mets que j'aime beaucoup.

GRUMIO. – Oui; mais la moutarde est un peu trop chaude.

CATHERINE. – Eh bien! la tranche de boeuf, et je me passerai de moutarde.

GRUMIO. – Non, je ne veux pas: vous aurez la moutarde, ou vous n'aurez point de tranche de boeuf de Grumio.

CATHERINE. – Eh bien! tous les deux, ou l'un sans l'autre; tout ce que tu voudras.

GRUMIO. – Eh bien! la moutarde donc sans le boeuf?

CATHERINE. – Va-t'en, valet fourbe, qui te joues de moi, et me nourris par le nom seul des mets. (Elle le bat.) Malheur sur toi, et sur tes pareils qui triomphent ainsi de ma misère! Va-t'en! te dis-je!

(Entre Petruchio avec un plat de viandes, et Hortensio.)

PETRUCHIO. – Comment se porte ma Catherine? Quoi! mon coeur, toute consternée?

HORTENSIO. – Eh bien! madame, comment vous trouvez-vous?

CATHERINE. – Oh! aussi froide qu'il est possible de l'être.

PETRUCHIO-Allons, ranimez vos esprits: montrez-moi un oeil serein et gai. Approchez, mon amour, et mettez-vous à table: vous voyez mon empressement et mes soins pour vous préparer moi-même ce mets et vous l'apporter. (Petruchio met le plat sur une table.) Je suis sûr, chère Catherine, que ma tendresse mérite des remerciements. – Quoi! pas un mot? Allons, vous n'aimez pas cela, et toutes mes peines restent sans fruit. (A un laquais.) Vite, ôtez ce plat.

CATHERINE. – Je vous en prie, qu'il reste.

PETRUCHIO. – Le plus petit service est payé de reconnaissance, et il faut que le mien reçoive son prix avant que vous touchiez à ce mets.

CATHERINE. – Je vous remercie, monsieur.

HORTENSIO. – Allons, fi! seigneur Petruchio: vous avez tort. – Venez, madame, je vous tiendrai compagnie.

PETRUCHIO, bas à Hortensio. – Tâche de le manger tout entier, Hortensio, si tu as de l'amitié pour moi. – (A Catherine.) Je souhaite que cela fasse beaucoup de bien à ton cher petit coeur! – Allons, Catherine, mange vite. – Et à présent, ma douce amie, nous allons retourner à la maison de ton père, et nous y réjouir dans la parure la plus brillante, robe de soie, chapeaux, anneaux d'or, fraises, manchettes, vertugadins, et autres pompons, avec des écharpes, des éventails et double parure à changer; des bracelets d'ambre, des colliers, et tous les noeuds les plus élégants. – Allons, as-tu dîné? Le tailleur attend pour orner ta personne de ses riches étoffes. (Entre un tailleur.) Venez, tailleur, faites-nous voir tous ces beaux habits38. Déployez la robe. (Entre un chapelier.) Et vous, qu'apportez-vous!

LE CHAPELIER. – Voici le chapeau que monsieur m'a commandé.

PETRUCHIO. – Allons donc: il est monté sur la forme d'une écuelle: c'est un plat en velours. Fi! fi! c'est indécent et infâme. – Bon, c'est une vraie coquille, une écaille de grosse noix, un hochet, un jouet de poupée, un chapeau d'enfant. – Allons, ôtez-moi cela, et apportez-m'en un plus grand.

CATHERINE. – Je n'en veux pas un plus grand; il est de mode: et les dames comme il faut portent les chapeaux dans ce goût-là.

PETRUCHIO. – Quand vous serez douce, vous en aurez un, mais pas avant.

HORTENSIO, à part. – En ce cas, cela ne sera pas de sitôt.

CATHERINE. – Mais, monsieur, je crois que j'aurai du moins la liberté de parler; et je prétends parler. Je ne suis pas un enfant, un marmot. Des gens qui valaient mieux que vous ne m'ont pas empêchée de dire ma pensée; et si vous ne pouvez pas supporter de m'entendre, il vaut mieux vous boucher les oreilles. Ma langue veut exhaler tout le courroux de mon coeur, ou mon coeur, à force de se contraindre, se brisera, et plutôt que de m'exposer à ce malheur, je prendrai jusqu'à la fin la liberté de parler, si cela me plaît.

PETRUCHIO. – Oui, vous avez raison: c'est un vilain chapeau, une croûte de pâté, un colifichet, un gâteau en soie. – Je vous aime beaucoup, parce qu'il vous déplaît.

CATHERINE. – Aimez-moi, ou ne m'aimez pas: j'aime ce chapeau, et je l'aurai, ou je n'en aurai point d'autre.

PETRUCHIO. – Quoi! votre robe? la voulez-vous? – Allons, tailleur, voyons-la. Oh! merci de Dieu! quelle est cette étoffe de mascarade? Qu'est-ce que c'est que cela? une manche!.. On dirait que c'est un demi-canon: comment, haut et bas, taillé comme une tarte aux pommes: ici une coupure, un pli, puis un trou comme un encensoir de barbier39. Et de par tous les diables, tailleur, comment nommes-tu cela?

HORTENSIO, à part. – Elle a bien l'air, je crois, de n'avoir ni chapeau, ni robe.

LE TAILLEUR. – Vous m'avez recommandé de la faire comme il faut, suivant la mode et le goût.

PETRUCHIO. – Oui, je vous l'ai recommandé. Mais, si vous avez de la mémoire, je ne vous ai pas dit de la gâter par mode. Allez, sautez-moi vite les ruisseaux jusque chez vous, car vous n'aurez point ma pratique. Je ne veux point de cela, l'ami. Allez, faites-en votre profit.

CATHERINE. – Je n'ai jamais vu de robe mieux faite, plus décente, plus charmante et plus noble. Vous voulez peut-être faire de moi une poupée.

PETRUCHIO. – Oui, c'est bien dit: cet homme veut faire de toi une poupée.

LE TAILLEUR. – Madame dit que c'est vous, monseigneur, qui voulez faire une poupée d'elle.

PETRUCHIO. – O excès d'insolence! Tu mens, fil, dé à coudre, aune, trois quarts, demi-aune, quart, clou, puce, lente, grillon d'hiver. Je me verrai bravé chez moi par un écheveau de fil! Sors d'ici, lambeau, rognure, ou je vais si bien te mesurer avec ton aune, que tu te souviendras de ton impertinent babil tout le reste de ta vie! Je te dis, encore une fois, moi, que tu as gâté sa robe.

LE TAILLEUR. – Monseigneur est dans l'erreur. La robe est faite précisément comme mon maître l'a commandé; Grumio a expliqué comment elle devait être faite.

GRUMIO. – Je n'ai point donné d'ordres, moi; je n'ai fait que lui remettre l'étoffe.

LE TAILLEUR, à Grumio. – Mais comment avez-vous commandé qu'elle fût faite?

GRUMIO. – Parbleu, avec une aiguille et du fil.

LE TAILLEUR. – Mais n'avez-vous pas demandé qu'on la taillât?

GRUMIO. – Tu as mesuré bien des choses40?

LE TAILLEUR. – Oui.

GRUMIO. – Eh bien! ne me mesure pas, moi. Tu as rendu plusieurs hommes braves41: eh bien! ne me brave pas moi; je ne veux être ni mesuré ni bravé. Je te répète que j'ai dit à ton maître de tailler la robe; mais je n'ai pas dit de la tailler en pièces: ergo, tu mens.

LE TAILLEUR. – Voici la note de la façon; elle fera preuve.

PETRUCHIO. – Lisez-la.

GRUMIO. – La note est dans son gosier; s'il soutient que j'ai dit cela…

LE TAILLEUR. – D'abord une robe large.

GRUMIO. – Ami, si j'ai parlé d'une large robe, cousez-moi dans les pans de la robe, et battez-moi jusqu'à la mort avec un peloton de fil brun. J'ai dit une robe.

PETRUCHIO, au tailleur. – Continuez.

LE TAILLEUR. – Avec une petite pèlerine ronde.

GRUMIO. – Je conviens de la pèlerine.

LE TAILLEUR. – Avec manches retroussées.

GRUMIO. – Je conviens de deux manches.

LE TAILLEUR. – Deux manches élégamment taillées.

PETRUCHIO. – Oui: voilà la sottise.

GRUMIO. – Erreur dans la note, ami; erreur dans la note. J'ai commandé que les manches fussent coupées, et ensuite recousues; et cela, je le prouverai contre toi, quoique ton petit doigt soit cuirassé d'un dé.

LE TAILLEUR. – Ce que je dis est la vérité; et si je te tenais en lieu convenable, je te le ferais sentir.

GRUMIO. – Je suis à toi dans l'instant; prends la note, et donne-moi ton aune, et après ne me ménage pas.

HORTENSIO. – Vraiment, Grumio, il n'aurait pas l'avantage des armes.

PETRUCHIO. – Allons, mon ami, en deux mots, cette robe n'est pas pour moi.

GRUMIO. – Vous avez raison, monsieur, c'est pour ma maîtresse.

PETRUCHIO, au tailleur. – Allons, remportez-la, et que votre maître en fasse l'usage qui lui plaira.

GRUMIO. – Misérable! sur ta vie, ne t'en avise pas: prendre la robe de ma maîtresse pour l'usage de ton maître!

PETRUCHIO. – Quoi donc, Grumio, quelle est ton idée?

GRUMIO. – Oh! monsieur, l'idée est plus profonde que vous ne croyez; prendre la robe de ma maîtresse pour l'usage de son maître! Fi! fi! fi!

PETRUCHIO, à part, à Hortensio. – Hortensio, dis que tu feras payer le tailleur. – (Au garçon.) Allons, prends-la, sors, et ne réplique pas un mot.

HORTENSIO. – Tailleur, je te payerai la robe demain. Ne t'offense pas de ces duretés qu'il te dit dans son emportement; va-t'en, te dis-je, mes compliments à ton maître, garçon.

(Le tailleur sort remportant la robe.)

PETRUCHIO. – Allons, venez, Catherine, nous irons voir votre père dans ces habillements simples et honnêtes; nos bourses seront fières si nos habits sont humbles, car c'est l'âme qui rend le corps riche; et comme le soleil perce les nuages les plus noirs, l'honneur de même perce à travers l'habit le plus grossier. Quoi! le geai est-il plus précieux que l'alouette, parce que son plumage est plus beau? ou le serpent vaut-il mieux que l'anguille, parce que sa peau bigarrée charme l'oeil? Oh! non, non, chère Catherine; et toi, tu ne vaux pas moins ton prix, pour être vêtue de cette robe simple et de cette parure mesquine. Si tu crois qu'il y a de la honte, mets-la sur mon compte. Allons, sois joyeuse; nous allons partir sur-le-champ pour aller nous réjouir et célébrer la fête à la maison de votre père. (A un de ses gens.) Allez, appelez mes gens. – Allons le trouver sans délai. – Amène nos chevaux au bout de la longue ruelle, nous monterons là, et jusque-là nous irons à pied en nous promenant. – Voyons, je crois qu'il est environ sept heures, et nous pouvons fort bien y arriver pour dîner.

30Note 30: Expression proverbiale.
31Note 31: Proverbe.
32Note 32: C'est-à-dire qui a la peau du crâne épaisse de trois pouces.
33Note 33: Jeu de mot sur jack et jill, qui signifient verser à boire, et serviteurs, servantes.
34Note 34: To countenance.
35Note 35: To credit her.
36Note 36: Équivoque produit par le verbe to credit.
37Note 37: Chanson populaire.
38Note 38: Du temps de Shakspeare les tailleurs habillaient aussi les femmes.
39Note 39: On ne voit plus dans la boutique des barbiers de ces petits vases qui, pour donner passage à la fumée, étaient percés de beaucoup de trous.
40Note 40: Thou hast faced many things face note me. Nous avons traduit par un mot équivalent.
41Note 41: Autre jeu de mot sur brave, qui veut dire vaillant et paré.