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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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Les bêtes énormes s'affaissèrent, tombèrent les unes par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne; – et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant monstrueux qu'on appelait Fureur de Baal, pris par la jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir à hurler, avec une flèche dans l'œil.

Les autres, comme des conquérants qui se délectent dans leur extermination, renversaient, écrasaient, piétinaient, s'acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour repousser les manipules serrées en couronnes autour d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derrière, dans un mouvement de rotation continuelle, en avançant toujours. Les Carthaginois sentirent redoubler leur vigueur et la bataille recommença.

Les Barbares faiblissaient; des hoplites grecs jetèrent leurs armes. On aperçut Spendius penché sur son dromadaire et qui l'éperonnait aux épaules avec deux javelots. Tous alors se précipitèrent par les ailes et coururent vers Utique.

Les Clinabares, dont les chevaux n'en pouvaient plus, n'essayèrent pas de les atteindre. Les Ligures, exténués de soif, criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les Carthaginois, placés au milieu des syntagmes, et qui avaient moins souffert, trépignaient de désir devant leur vengeance qui fuyait; déjà ils s'élançaient à la poursuite des Mercenaires; Hamilcar parut.

Il retenait avec des rênes d'argent son cheval tigré tout couvert de sueur. Les bandelettes attachées aux cornes de son casque claquaient au vent derrière lui, et il avait mis sous sa cuisse gauche son bouclier ovale. D'un mouvement de sa pique à trois pointes, il arrêta l'armée.

Les Tarentins sautèrent vite de leur cheval sur le second, et partirent à droite et à gauche vers le fleuve et vers la ville.

La phalange extermina commodément tout ce qui restait de Barbares. Quand arrivaient les épées, ils tendaient la gorge en fermant les paupières. D'autres se défendirent à outrance; on les assomma de loin, sous des cailloux, comme des chiens enragés. Hamilcar avait recommandé de faire des captifs; mais les Carthaginois lui obéissaient avec rancune, tant ils sentaient de plaisir à enfoncer leurs glaives dans les corps des Barbares. Comme ils avaient trop chaud, ils se mirent à travailler nu-bras, à la manière des faucheurs; et lorsqu'ils s'interrompaient pour reprendre haleine, ils suivaient des yeux, dans la campagne, un cavalier galopant après un soldat qui courait; il parvenait à le saisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps, puis l'abattait d'un coup de hache.

La nuit tomba. Les Carthaginois, les Barbares avaient disparu. Les éléphants, qui s'étaient enfuis, vagabondaient à l'horizon avec leurs tours incendiées. Elles brûlaient dans les ténèbres, çà et là, comme des phares à demi perdus dans la brume; – et l'on n'apercevait d'autre mouvement sur la plaine que l'ondulation du fleuve, exhaussé par les cadavres et qui les charriait à la mer.

Deux heures après, Mâtho arriva. Il entrevit, à la clarté des étoiles, de longs tas inégaux, couchés par terre.

C'étaient des files de Barbares. Il se baissa; tous étaient morts. Il appela; personne ne répondit.

Le matin même, il avait quitté Hippo-Zaryte avec ses soldats pour marcher sur Carthage. A Utique, l'armée de Spendius venait de partir, et les habitants commençaient à incendier les machines. Tous s'étaient battus avec acharnement. Mais le tumulte qui se faisait vers le pont redoublant d'une façon incompréhensible, Mâtho s'était jeté, par le plus court chemin, à travers la montagne; et comme les Barbares s'enfuyaient par la plaine, il n'avait rencontré personne.

En face de lui, de petites masses pyramidales se dressaient dans l'ombre, et en deçà du fleuve, plus près, il y avait à ras du sol des lumières immobiles. En effet, les Carthaginois s'étaient repliés derrière le pont, et, pour tromper les Barbares, le suffète avait établi des postes nombreux sur l'autre rive.

Mâtho, s'avançant toujours, crut distinguer des enseignes puniques, car des têtes de cheval qui ne bougeaient pas apparaissaient dans l'air, fixées au sommet des hampes en faisceau que l'on ne pouvait voir; et il entendit plus loin une grande rumeur, un bruit de chansons et de coupes heurtées.

Ne sachant où il se trouvait, ni comment découvrir Spendius, tout assailli d'angoisses, effaré, perdu dans les ténèbres, il s'en retourna par le même chemin, plus impétueusement. L'aube blanchissait, quand du haut de la montagne il aperçut la ville, avec les carcasses des machines noircies par les flammes, comme des squelettes de géant qui s'appuyaient aux murs.

Tout reposait dans un silence et dans un accablement extraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des tentes, des hommes presque nus dormaient sur le dos, ou le front contre leur bras que soutenait leur cuirasse. Quelques-uns décollaient de leurs jambes des bandelettes ensanglantées. Ceux qui allaient mourir roulaient leur tête tout doucement; d'autres, en se traînant, leur apportaient à boire. Le long des chemins étroits les sentinelles marchaient pour se réchauffer, ou se tenaient la figure tournée vers l'horizon, avec leur pique sur l'épaule, dans une attitude farouche.

Mâtho trouva Spendius abrité sous un lambeau de toile que supportaient deux bâtons par terre, le genou dans les mains, la tête basse.

Ils restèrent longtemps sans parler.

Enfin, Mâtho murmura: « – Vaincus!»

Spendius reprit d'une voix sombre: « – Oui, vaincus!»

Et à toutes les questions il répondait par des gestes désespérés.

Des soupirs, des râles arrivaient jusqu'à eux. Mâtho entr'ouvrit la toile. Le spectacle des soldats lui rappela un autre désastre, au même endroit, et en grinçant des dents:

« – Misérable! une fois déjà…»

Spendius l'interrompit:

« – Tu n'y étais pas, non plus!

« – C'est une malédiction! s'écria Mâtho. A la fin pourtant, je l'atteindrai! je le vaincrai! je le tuerai! Ah! si j'avais été là!..» L'idée d'avoir manqué la bataille le désespérait plus encore que la défaite. Il arracha son glaive, le jeta par terre. «Comment les Carthaginois vous ont-ils battus?»

L'ancien esclave se mit à raconter les manœuvres. Mâtho croyait les voir, et il s'irritait. L'armée d'Utique, au lieu de courir vers le pont, aurait dû prendre Hamilcar par derrière.

« – Eh! je le sais!» dit Spendius.

« – Il fallait doubler tes profondeurs, ne pas compromettre les vélites contre la phalange, donner des issues aux éléphants. Au dernier moment on pouvait tout regagner; rien ne forçait à fuir.»

Spendius répondit:

« – Je l'ai vu passer dans son grand manteau rouge, les bras levés, plus haut que la poussière, comme un aigle qui volait au flanc des cohortes; et, à tous les signes de sa tête, elles se resserraient, s'élançaient; la foule nous a entraînés l'un vers l'autre; il me regardait; j'ai senti dans mon cœur comme le froid d'une épée.

« – Il aura peut-être choisi le jour?» se disait tout bas Mâtho.

Ils s'interrogèrent, tâchant de découvrir ce qui avait amené le suffète précisément dans la circonstance la plus défavorable. Pour atténuer sa faute ou se redonner à lui-même du courage, Spendius avança qu'il restait encore de l'espoir.

« – Qu'il n'en reste plus, n'importe! – dit Mâtho; – tout seul, je continuerai la guerre!

« – Et moi aussi!» s'écria le Grec en bondissant; il marchait à grands pas; ses prunelles étincelaient et un sourire étrange plissait sa figure de chacal.

« – Nous recommencerons, ne me quitte plus! Je ne suis pas fait pour les batailles au grand soleil; l'éclat des épées me trouble la vue; c'est une maladie, j'ai trop longtemps vécu dans l'ergastule. Mais donne-moi des murailles à escalader la nuit, et j'entrerai dans les citadelles, et les cadavres seront froids avant que les coqs aient chanté! Montre-moi quelqu'un, quelque chose, un ennemi, un trésor, une femme»; il répéta: «une femme, fût-elle la fille d'un roi, et j'apporterai vivement ton désir devant tes pieds. Tu me reproches d'avoir perdu la bataille contre Hannon, je l'ai regagnée pourtant. Avoue-le! mon troupeau de porcs nous a plus servis qu'une phalange de Spartiates.» Et, cédant au besoin de se rehausser et de saisir sa revanche, il énuméra tout ce qu'il avait fait pour la cause des Mercenaires. «C'est moi, dans les jardins du suffète, qui ai poussé le Gaulois! Plus tard, à Sicca, je les ai tous enragés avec la peur de la République! Giscon les renvoyait, mais je n'ai pas voulu que les interprètes pussent parler. Ah! comme la langue leur pendait de la bouche! T'en souviens-tu? Je t'ai conduit dans Carthage; j'ai volé le zaïmph. Je t'ai mené chez elle. Je ferai plus encore: tu verras!» Il éclata de rire, comme un fou.

Mâtho le considérait les yeux béants. Il éprouvait une sorte de malaise devant cet homme, qui était à la fois si lâche et si terrible.

Le Grec reprit d'un ton jovial, en faisant claquer ses doigts:

« – Évohé! Après la pluie, le soleil! J'ai travaillé aux carrières et j'ai bu du massique dans un vaisseau qui m'appartenait, sous un tendelet d'or, comme un Ptolémée. Le malheur doit servir à nous rendre plus habiles. A force de travail, on assouplit la fortune. Elle aime les politiques. Elle cédera!»

Il revint sur Mâtho, et le prenant au bras:

« – Maître, à présent les Carthaginois sont sûrs de leur victoire. Tu as toute une armée qui n'a pas combattu, et tes hommes t'obéissent, à toi! Place-les en avant; les miens, pour se venger, marcheront. Il me reste trois mille Cariens, douze cents frondeurs et des archers, des cohortes entières! On peut même former une phalange, retournons!»

Mâtho, abasourdi par le désastre, n'avait jusqu'à présent rien imaginé pour en sortir. Il écoutait la bouche ouverte, et les lames de bronze qui cerclaient ses côtes se soulevaient aux bondissements de son cœur. Il ramassa son épée, en criant:

« – Suis-moi, marchons!»

 

Les éclaireurs, quand ils furent revenus, annoncèrent que les morts des Carthaginois étaient enlevés, le pont tout en ruines, et Hamilcar disparu.

IX
EN CAMPAGNE

Il avait pensé que les Mercenaires l'attendraient à Utique ou qu'ils reviendraient contre lui; et, ne trouvant pas ses forces suffisantes pour donner l'attaque ou pour la recevoir, il s'était enfoncé dans le sud, par la rive droite du fleuve, ce qui le mettait immédiatement à couvert d'une entreprise.

Il voulait, fermant d'abord les yeux sur leur révolte, détacher toutes les tribus de la cause des Barbares; puis, quand ils seraient bien isolés au milieu des provinces, il tomberait sur eux et les exterminerait.

En quatorze jours, il pacifia la région comprise entre Thouccaber et Utique, avec les villes de Tignicabah, Tessourah, Vacca, d'autres encore à l'occident. Zounghar bâtie dans les montagnes, Assouras célèbre par son temple, Djeraado fertile en genévriers, Thapitis et Hagour lui envoyèrent des ambassades. Les gens de la campagne arrivaient les mains pleines de vivres, imploraient sa protection, baisaient ses pieds, ceux des soldats, et se plaignaient des Barbares. Quelques-uns venaient lui offrir, dans des sacs, des têtes de Mercenaires, tués par eux, disaient-ils, mais qu'ils avaient coupées à des cadavres; car beaucoup s'étaient perdus en fuyant, et on les trouvait morts, de place en place, sous les oliviers et dans les vignes.

Pour éblouir le peuple, Hamilcar, dès le lendemain de la victoire, avait envoyé à Carthage les deux mille captifs faits sur le champ de bataille. Ils arrivèrent par longues compagnies de cent hommes chacune, les bras attachés sur le dos avec une barre de bronze qui les prenait à la nuque, et les blessés, en saignant, couraient aussi; des cavaliers, derrière eux, les chassaient à coups de fouet.

Ce fut un délire de joie! On se répétait qu'il y avait eu six mille Barbares de tués; les autres ne tiendraient pas, la guerre était finie; on s'embrassait dans les rues, et l'on frotta de beurre et de cinnamome la figure des Dieux Patæques, pour les remercier. Avec leurs gros yeux, leur gros ventre et leurs deux bras levés jusqu'aux épaules, ils semblaient vivre sous leur peinture plus fraîche et participer à l'allégresse du peuple. Les riches laissaient leurs portes ouvertes; la ville retentissait du ronflement des tambourins; les temples toutes les nuits étaient illuminés, et les servantes de la Déesse descendues dans Malqua établirent au coin des carrefours des tréteaux en sycomore, où elles se prostituaient. On vota des terres pour les vainqueurs, des holocaustes pour Melkarth, trois cents couronnes d'or pour le suffète; ses partisans proposaient de lui décerner des prérogatives et des honneurs nouveaux.

Il avait sollicité les anciens de faire des ouvertures à Autharite pour échanger contre tous les Barbares, s'il le fallait, le vieux Giscon avec les autres Carthaginois détenus comme lui. Les Libyens et les Nomades qui composaient l'armée d'Autharite connaissaient à peine ces Mercenaires, hommes de race italiote ou grecque; puisque la République leur offrait tant de Barbares contre si peu de Carthaginois, c'est que les uns étaient de nulle valeur et que les autres en avaient une considérable. Ils craignaient un piège. Autharite refusa.

Les anciens décrétèrent l'exécution des captifs, bien que le suffète leur eût écrit de ne pas les mettre à mort. Il comptait incorporer les meilleurs dans ses troupes et exciter par là des défections. Mais la haine emporta toute réserve.

Les deux mille Barbares furent attachés dans les Mappales, contre les stèles des tombeaux; et des marchands, des goujats de cuisine, des brodeurs et même des femmes, les veuves des morts avec leurs enfants, tous ceux qui voulaient, vinrent les tuer à coups de flèche. On les visait lentement, pour mieux prolonger leur supplice; on baissait son arme, puis on la relevait tour à tour; et la multitude se poussait en hurlant. Des paralytiques se faisaient amener sur des civières; beaucoup, par précaution, apportaient leur nourriture et restaient là jusqu'au soir; d'autres y passaient la nuit. On avait planté des tentes où l'on buvait. Plusieurs gagnèrent de fortes sommes à louer des arcs.

On laissa debout ces cadavres crucifiés qui semblaient sur les tombeaux autant de statues rouges; – et l'exaltation gagnait jusqu'aux gens de Malqua, issus des familles autochtones et d'ordinaire indifférents aux choses de la patrie. Par reconnaissance des plaisirs qu'elle leur donnait, maintenant ils s'intéressaient à sa fortune, se sentaient Puniques; et les anciens trouvèrent habile d'avoir ainsi fondu dans une même vengeance le peuple entier.

La sanction des Dieux n'y manqua pas, car de tous les côtés du ciel des corbeaux s'abattirent. Ils volaient en tournant dans l'air avec de grands cris rauques, et faisaient un nuage qui roulait sur soi-même continuellement. On l'apercevait de Clypéa, de Rhadès et du promontoire Hermæum. Parfois il se crevait tout à coup, élargissant au loin ses spirales noires; c'était un aigle qui fondait dans le milieu, puis repartait. Sur les terrasses, sur les dômes, à la pointe des obélisques et au fronton des temples, il y avait, çà et là, de gros oiseaux qui tenaient dans leur bec rougi des lambeaux humains.

A cause de l'odeur, les Carthaginois se résignèrent à délier les cadavres. On en brûla quelques-uns; on jeta les autres à la mer, et les vagues, poussées par le vent du nord, en déposèrent sur la plage, au fond du golfe, devant le camp d'Autharite.

Ce châtiment avait terrifié les Barbares, sans doute, – car du haut d'Eschmoûn on les vit abattre leurs tentes, réunir leurs troupeaux, hisser leurs bagages sur des ânes, et le soir du même jour l'armée entière s'éloigna.

Elle devait, en se portant depuis la montagne des Eaux-Chaudes jusqu'à Hippo-Zaryte alternativement, interdire au suffète l'approche des villes tyriennes avec la possibilité d'un retour sur Carthage.

Pendant ce temps-là, les deux autres armées tâcheraient de l'atteindre dans le sud, Spendius par l'orient, Mâtho par l'occident, de manière à se rejoindre toutes les trois pour le surprendre et l'enlacer. Un renfort qu'ils n'espéraient pas leur survint: Narr'Havas reparut, avec trois cents chameaux chargés de bitume, vingt-cinq éléphants et six mille cavaliers.

Le suffète, pour affaiblir les Mercenaires, avait jugé prudent de l'occuper au loin dans son royaume. Du fond de Carthage, il s'était entendu avec Masgaba, un brigand gétule qui cherchait à se faire un empire. Fort de l'argent punique, il avait soulevé les États numides en leur promettant la liberté. Narr'Havas, prévenu par le fils de sa nourrice, était tombé dans Cirta, avait empoisonné les vainqueurs avec l'eau des citernes, abattu quelques têtes, tout rétabli; et il arrivait contre le suffète plus furieux que les Barbares.

Les chefs des quatre armées s'entendirent sur les dispositions de la guerre. Elle serait longue; il fallait tout prévoir.

On convint d'abord de réclamer l'assistance des Romains, et l'on offrit cette mission à Spendius; comme transfuge, il n'osa s'en charger. Douze hommes des colonies grecques s'embarquèrent à Annaba, sur une chaloupe des Numides. Puis, les chefs exigèrent de tous les Barbares le serment d'une obéissance complète. Chaque jour les capitaines inspectaient les vêtements, les chaussures; on défendit même aux sentinelles l'usage du bouclier, car souvent elles l'appuyaient contre leur lance et s'endormaient debout; ceux qui traînaient quelque bagage furent contraints de s'en défaire; tout, à la mode romaine, devait être porté sur le dos. Par précaution contre les éléphants, Mâtho institua un corps de cavaliers cataphractes, où l'homme et le cheval disparaissaient sous une cuirasse en peau d'hippopotame hérissée de clous; et pour protéger la corne des chevaux, on leur fit des bottines en tresses de sparterie.

Il fut interdit de piller les bourgs, de tyranniser les habitants de race non punique. Comme la contrée s'épuisait, Mâtho ordonna de distribuer les vivres par tête de soldat, sans s'inquiéter des femmes. D'abord ils les partagèrent avec elles. Faute de nourriture beaucoup s'affaiblissaient. C'était une occasion incessante de querelles, d'invectives, plusieurs attirant les compagnes des autres par l'appât ou même la promesse de leur portion. Mâtho commanda de les chasser toutes, impitoyablement. Elles se réfugièrent dans le camp d'Autharite; les Gauloises et les Libyennes, à force d'outrages, les contraignirent à s'en aller.

Elles vinrent sous les murs de Carthage implorer la protection de Cérès et de Proserpine, car il y avait dans Byrsa un temple et des prêtres consacrés à ces déesses, en expiation des horreurs commises autrefois au siège de Syracuse. Les Syssites, alléguant leur droit d'épaves, réclamèrent les plus jeunes, pour les vendre; et des Carthaginois nouveaux prirent en mariage des Lacédémoniennes, qui étaient blondes.

Quelques-unes s'obstinèrent à suivre les armées. Elles couraient sur le flanc des syntagmes, à côté des capitaines. Elles appelaient leurs hommes, les tiraient par le manteau, se frappaient la poitrine en les maudissant, et tendaient au bout de leurs bras leurs petits enfants nus qui pleuraient. Ce spectacle amollissait les Barbares; elles étaient un embarras, un péril. Plusieurs fois on les repoussa, elles revenaient; Mâtho les fit charger à coups de lance par les cavaliers de Narr'Havas; et comme des Baléares lui criaient qu'il leur fallait des femmes.

« – Moi! je n'en ai pas!» répondit-il.

A présent, le génie de Moloch l'envahissait. Malgré les rébellions de sa conscience, il exécutait des choses épouvantables, s'imaginant obéir à la voix d'un Dieu. Quand il ne pouvait les ravager, Mâtho jetait des pierres dans les champs pour les rendre stériles.

Par des messages réitérés, il pressait Autharite et Spendius de se hâter. Mais les opérations du suffète étaient incompréhensibles. Il campa successivement à Eidous, à Monchar, à Tehent; des éclaireurs crurent l'apercevoir aux environs d'Ischiil, près des frontières de Narr'Havas, et l'on apprit qu'il avait traversé le fleuve au-dessus de Tebourba, comme pour revenir à Carthage. A peine dans un endroit, il se transportait vers un autre. Les routes qu'il prenait restaient toujours inconnues. Sans livrer de bataille, le suffète conservait ses avantages; poursuivi par les Barbares, il semblait les conduire.

Ces marches et ces contre-marches fatiguaient encore plus les Carthaginois; et les forces d'Hamilcar, n'étant pas renouvelées, de jour en jour diminuaient. Maintenant, les gens de la campagne lui apportaient des vivres avec plus de lenteur. Il rencontrait partout une hésitation, une haine taciturne; malgré ses supplications près du Grand-Conseil, aucun secours n'arrivait de Carthage.

On disait (on croyait peut-être) qu'il n'en avait pas besoin. C'était une ruse, ou des plaintes inutiles; et les partisans d'Hannon, afin de le desservir, exagéraient l'importance de sa victoire. Les troupes qu'il commandait, on en faisait le sacrifice; mais on n'allait pas ainsi continuellement fournir à toutes ses demandes. La guerre était bien assez lourde! elle avait trop coûté; et, par orgueil, les patriciens de sa faction l'appuyaient avec mollesse.

Alors, désespérant de la République, Hamilcar leva de force dans les tribus tout ce qui lui fallait pour la guerre: du grain, de l'huile, du bois, des bestiaux et des hommes. Les habitants ne tardèrent pas à s'enfuir. Les bourgs que l'on traversait étaient vides; on fouillait les cabanes sans y rien trouver; bientôt une effroyable solitude enveloppa l'armée punique.

Les Carthaginois, furieux, se mirent à saccager les provinces; ils comblaient les citernes, incendiaient les maisons. Les flammèches, emportées par le vent, s'éparpillaient au loin, et sur les montagnes des forêts entières brûlaient; elles bordaient les vallées d'une couronne de feux; pour passer au delà, on était forcé d'attendre. Puis ils reprenaient leur marche, en plein soleil, sur des cendres chaudes.

Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre. C'était un Barbare accroupi sur les talons, et qui s'était barbouillé de poussière pour se confondre avec la couleur du feuillage; ou bien quand on longeait une ravine, ceux qui étaient sur les ailes entendaient tout à coup rouler des pierres; et, en levant les yeux, ils apercevaient dans l'écartement de la gorge un homme pieds nus qui bondissait.

Cependant Utique et Hippo-Zaryte étaient libres, puisque les Mercenaires ne les assiégeaient plus. Hamilcar leur commanda de venir à son aide. N'osant se compromettre, elles lui répondirent par des mots vagues, des compliments, des excuses.

 

Il remonta dans le nord, brusquement, décidé à s'ouvrir une des villes tyriennes, dût-il en faire le siège. Il lui fallait un point sur la côte, afin de tirer des îles ou de Cyrène des approvisionnements et des soldats, et il convoitait le port d'Utique comme étant le plus près de Carthage.

Le suffète partit donc de Zouitin et tourna le lac d'Hippo-Zaryte avec prudence. Bientôt il fut contraint d'allonger ses régiments en colonne pour gravir la montagne qui sépare les deux vallées. Au coucher du soleil, ils descendaient dans son sommet creusé en forme d'entonnoir, quand ils aperçurent devant eux, à ras du sol, des louves de bronze qui semblaient courir sur l'herbe.

Tout à coup de grands panaches se levèrent; et au rythme des flûtes un chant formidable éclata. C'était l'armée de Spendius; car des Campaniens et des Grecs, par exécration de Carthage, avaient pris des enseignes de Rome. En même temps, sur la gauche, apparurent de longues piques, des boucliers en peau de léopard, des cuirasses de lin, des épaules nues. C'étaient les Ibériens de Mâtho, les Lusitaniens, les Baléares, les Gétules; on entendit le hennissement des chevaux de Narr'Havas; ils se répandirent autour de la colline; puis arriva la vague cohue que commandait Autharite; les Gaulois, les Libyens, les Nomades; et l'on reconnaissait au milieu d'eux les Mangeurs de choses immondes aux arêtes de poisson qu'ils portaient dans la chevelure.

Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs marches, s'étaient rejoints. Mais, surpris eux-mêmes, ils restèrent quelques minutes immobiles et se consultant.

Le suffète avait tassé ses hommes en une masse orbiculaire, de façon à offrir partout une résistance égale. Les hauts boucliers pointus, fichés dans le gazon les uns près des autres, entouraient l'infanterie. Les Clinabares se tenaient en dehors, et plus loin, de place en place, les éléphants. Les Mercenaires étaient harassés de fatigue; il valait mieux attendre jusqu'au jour; et, certains de leur victoire, les Barbares, pendant toute la nuit, s'occupèrent à manger.

Ils avaient allumé de grands feux clairs qui, en les éblouissant, laissaient dans l'ombre l'armée punique au-dessous d'eux. Hamilcar fit creuser autour de son camp, comme les Romains, un fossé large de quinze pas, profond de dix coudées, avec la terre exhausser à l'intérieur un parapet sur lequel on planta des pieux aigus qui s'entrelaçaient; et, au soleil levant, les Mercenaires furent ébahis d'apercevoir tous les Carthaginois ainsi retranchés comme dans une forteresse.

Ils reconnaissaient, au milieu des tentes, Hamilcar, qui se promenait en distribuant des ordres. Il avait le corps pris dans une cuirasse brune, tailladée en petites écailles; et suivi de son cheval, de temps en temps il s'arrêtait pour désigner quelque chose de son bras droit étendu.

Alors, plus d'un se rappela les matinées pareilles, quand, au fracas des clairons, il passait devant eux lentement, et que ses regards les fortifiaient comme des coupes de vin. Une sorte d'attendrissement les saisit. Ceux, au contraire, qui ne connaissaient pas Hamilcar, dans leur joie de le tenir, déliraient.

Si tous attaquaient à la fois, on se nuirait mutuellement dans l'espace trop étroit. Les Numides pouvaient se lancer au travers; mais les Clinabares défendus par des cuirasses les écraseraient; puis comment franchir les palissades? Quant aux éléphants, ils n'étaient pas suffisamment instruits.

« – Vous êtes tous des lâches!» s'écria Mâtho.

Et, avec les meilleurs, il se précipita contre le retranchement. Une volée de pierres les repoussa, car le suffète avait pris sur le pont leurs catapultes abandonnées.

Cet insuccès fit tourner brusquement l'esprit mobile des Barbares. L'excès de leur bravoure disparut; ils voulaient vaincre, mais en se risquant le moins possible. D'après Spendius, il fallait garder soigneusement la position que l'on avait, et affamer l'armée punique. Les Carthaginois se mirent à creuser des puits; et, des montagnes entourant la colline, ils découvrirent de l'eau.

Du sommet de leur palissade ils lançaient des flèches, de la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arrachaient du sol, pendant que les six catapultes roulaient incessamment sur la longueur de la terrasse.

Mais les sources d'elles-mêmes se tariraient; on épuiserait les vivres, on userait les catapultes; les Mercenaires dix fois plus nombreux, finiraient par triompher.

Le suffète imagina des négociations afin de gagner du temps; et, un matin, les Barbares trouvèrent dans leurs lignes une peau de mouton couverte d'écritures. Il se justifiait de sa victoire; les anciens l'avaient forcé à la guerre. Pour leur montrer qu'il gardait sa parole, il leur offrait le pillage d'Utique ou celui d'Hippo-Zaryte, à leur choix; Hamilcar, en terminant, déclarait ne pas les craindre, parce qu'il avait gagné des traîtres et que, grâce à ceux-là, il viendrait à bout, facilement, de tous les autres.

Les Barbares furent troublés; cette proposition d'un butin immédiat les faisait rêver; ils appréhendaient une trahison, ne soupçonnant point un piège dans la forfanterie du suffète, et ils commencèrent à se regarder les uns les autres avec méfiance. On observait les paroles, les démarches; des terreurs les réveillaient la nuit. Plusieurs abandonnaient leurs compagnons; suivant sa fantaisie on choisissait son armée; les Gaulois avec Autharite allèrent se joindre aux hommes de la Cisalpine dont ils comprenaient la langue.

Les quatre chefs se réunissaient tous les soirs dans la tente de Mâtho; et, accroupis autour d'un bouclier, ils avançaient et reculaient attentivement les petites figurines de bois, inventées par Pyrrhus pour reproduire les manœuvres. Spendius démontrait les ressources d'Hamilcar; il suppliait de ne point compromettre l'occasion et jurait par tous les Dieux. Mâtho, irrité, marchait en gesticulant. La guerre contre Carthage était sa chose personnelle; il s'indignait que les autres s'en mêlassent sans vouloir lui obéir. Autharite, devinant ses paroles à sa figure, applaudissait. Narr'Havas levait le menton en signe de dédain; pas une mesure qu'il ne jugeât funeste; et il ne souriait plus; des soupirs lui échappaient comme s'il eût refoulé la douleur d'un rêve impossible, le désespoir d'une entreprise manquée.

Pendant que les Barbares, incertains, délibéraient, le suffète augmentait ses défenses; il fit creuser en deçà des palissades un second fossé, élever une seconde muraille, construire aux angles des tours de bois; ses esclaves allaient jusqu'au milieu des avant-postes enfoncer les chausse-trapes dans la terre. Mais les éléphants, dont les rations étaient diminuées, se débattaient dans leurs entraves. Pour ménager les herbes, il ordonna aux Clinabares de tuer les moins robustes des étalons. Quelques-uns s'y refusèrent; il les fit décapiter. On mangea les chevaux, Le souvenir de cette viande fraîche, les jours suivants, fut une grande tristesse.

Du fond de L'amphithéâtre où ils se trouvaient resserrés, ils voyaient tout autour d'eux, sur les hauteurs, les quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Des femmes circulaient avec des outres sur la tête, des chèvres en bêlant erraient sous les faisceaux des piques; on relevait les sentinelles, on mangeait autour des trépieds. Les tribus leur fournissaient des vivres abondamment, et ils ne se doutaient pas eux-mêmes combien leur inaction effrayait l'armée punique.

Dès le second jour, les Carthaginois avaient remarqué dans le camp des Nomades une troupe de trois cents hommes à l'écart des autres. C'étaient les riches, retenus prisonniers depuis le commencement de la guerre. Des Libyens les rangèrent tous au bord du fossé, et, postés derrière eux, ils envoyaient des javelots en se faisant un rempart de leurs corps. A peine pouvait-on reconnaître ces misérables, tant leur visage disparaissait sous la vermine et les ordures. Leurs cheveux arrachés par endroits laissaient à nu les ulcères de leur tête; et ils étaient si maigres et hideux qu'ils ressemblaient à des momies dans des linceuls troués. Quelques-uns sanglotaient d'un air stupide; les autres criaient à leurs amis de tirer sur les Barbares. Il y en avait un, tout immobile, le front baissé, qui ne parlait pas; sa grande barbe blanche tombait jusqu'à ses mains couvertes de chaînes; et les Carthaginois, en sentant au fond de leur cœur comme l'écroulement de la République, reconnaissaient Giscon. Bien que la place fût dangereuse, ils se poussaient pour le voir. On l'avait coiffé d'une tiare grotesque, en cuir d'hippopotame, incrustée de cailloux. C'était une imagination d'Autharite; mais cela déplaisait à Mâtho.