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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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Hamilcar exaspéré fit ouvrir les palissades, résolu à se faire jour n'importe comment; et d'un train furieux les Carthaginois montèrent jusqu'à mi-côte, pendant trois cents pas. Un tel flot de Barbares descendit qu'ils furent refoulés sur leurs lignes. Un des gardes de la Légion, resté en dehors, trébuchait parmi les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, lui enfonça un poignard dans la gorge; il l'en retira, se jeta sur la blessure; – et, la bouche collée contre elle, avec des grondements de joie et des soubresauts qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang à pleine poitrine; puis, tranquillement, il s'assit sur le cadavre, releva son visage en se renversant le cou pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient de boire à un torrent; et, d'une voix aiguë, il entonna une chanson des Baléares, une vague mélodie pleine de modulations prolongées, s'interrompant, alternant, comme des échos qui se répondent dans les montagnes; il appelait ses frères morts et les conviait à un festin; – puis il laissa retomber ses mains entre ses jambes, baissa lentement la tête, et pleura. Cette chose atroce fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.

Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne tentèrent aucune sortie; – et ils ne songeaient pas à se rendre, certains de périr dans les supplices.

Cependant les vivres, malgré les soins d'Hamilcar, diminuaient effroyablement. Pour chaque homme, il ne restait plus que dix k'hommer de blé, trois hin de millet et douze betza de fruits secs. Plus de viande, plus d'huile, plus de salaisons, pas un grain d'orge pour les chevaux; on les voyait, baissant leur encolure amaigrie, chercher dans la poussière des brins de paille piétinés. Souvent les sentinelles en vedette sur la terrasse apercevaient, au clair de la lune, un chien des Barbares qui venait rôder sous le retranchement, dans les tas d'immondices; on l'assommait avec une pierre, et, s'aidant des courroies du bouclier, on descendait le long des palissades, puis, sans rien dire, on le mangeait. Parfois d'horribles aboiements s'élevaient, et l'homme ne remontait plus. Dans la quatrième dilochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en se disputant un rat, se tuèrent à coups de couteau.

Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons; les pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes salles emplies de ténèbres bleuâtres, quand, à l'heure la plus molle du jour, ils se reposaient, écoutant le bruit vague des rues mêlé au frémissement des feuilles qui s'agitaient dans leurs jardins; – et, pour mieux descendre dans cette pensée, afin d'en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupières; la secousse d'une blessure les réveillait. A chaque minute, c'était un engagement, une alerte nouvelle; les tours brûlaient, les Mangeurs de choses immondes sautaient aux palissades; avec des haches, on leur abattait les mains; d'autres accouraient; une pluie de fer tombait sur les tentes. On éleva des galeries en claies de jonc pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s'y enfermèrent; ils n'en bougeaient plus.

Tous les jours, le soleil qui tournait sur la colline, abandonnant, dès les premières heures, le fond de la gorge, les laissait dans l'ombre. En face et par derrière, les pentes grises du terrain remontaient, couvertes de cailloux tachetés d'un rare lichen; et, sur leurs têtes, le ciel, continuellement pur, s'étalait, plus lisse et froid à l'œil qu'une coupole de métal. Hamilcar était si indigné contre Carthage qu'il sentait l'envie de se jeter dans les Barbares pour les conduire sur elle. Puis voilà que les porteurs, les vivandiers, les esclaves commençaient à murmurer, et ni le peuple, ni le Grand-Conseil, personne n'envoyait même une espérance! La situation était intolérable, par l'idée surtout qu'elle deviendrait pire.

A la nouvelle du désastre, Carthage avait comme bondi de colère et de haine: on aurait moins exécré le suffète, si, dès le commencement, il se fût laissé vaincre.

Mais pour acheter d'autres Mercenaires, le temps manquait, l'argent manquait. Quant à lever des soldats dans la ville, comment les équiper? Hamilcar avait pris toutes les armes! et qui donc les commanderait? Les meilleurs capitaines se trouvaient là-bas avec lui! Des hommes expédiés par le suffète arrivaient dans les rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en émut, et il s'arrangea pour les faire disparaître.

C'était une prudence inutile; tous accusaient Barca de s'être conduit avec mollesse. Il aurait dû, après sa victoire, anéantir les Mercenaires. Pourquoi avait-il ravagé les tribus? On s'était cependant imposé d'assez lourds sacrifices! et les patriciens déploraient leur contribution de quatorze shekels, les Syssites leurs deux cent vingt-trois mille kikar d'or; ceux qui n'avaient rien donné se lamentaient comme les autres. La populace était jalouse des Carthaginois nouveaux auxquels il avait promis le droit de cité complet; et les Ligures, qui s'étaient si intrépidement battus, on les confondait avec les Barbares, on les maudissait comme eux; leur race devenait un crime, une complicité. Les marchands sur le seuil de leurs boutiques, les manœuvres qui passaient une règle de plomb à la main, les vendeurs de saumure rinçant leurs paniers, les baigneurs dans les étuves et les débitants de boissons chaudes, tous discutaient les opérations de la campagne. On traçait avec son doigt des plans de bataille sur la poussière; il n'était si mince goujat qui ne sût corriger les fautes d'Hamilcar.

C'était, disaient les prêtres, le châtiment de sa longue impiété. Il n'avait point offert d'holocaustes; il n'avait pas purifié ses troupes; il avait même refusé de prendre avec lui des augures; – et le scandale du sacrilège renforçait la violence des haines contenues, la rage des espoirs trahis. On se rappelait les désastres de la Sicile, tout le fardeau de son orgueil qu'on avait si longtemps porté! Les collèges des pontifes ne lui pardonnaient pas d'avoir saisi leur trésor, et ils exigèrent du Grand-Conseil l'engagement de le crucifier, si jamais il revenait.

Les chaleurs du mois d'éloul, excessives cette année-là, étaient une autre calamité. Des bords du lac, il s'élevait des odeurs nauséabondes; elles passaient dans l'air avec les fumées des aromates tourbillonnant au coin des rues. On entendait continuellement retentir des hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des temples; les murailles étaient couvertes de voiles noirs; des cierges brûlaient au front des Dieux Patæques, et le sang des chameaux égorgés en sacrifice, coulant le long des rampes, formait, sur les marches, des cascades rouges. Un délire funèbre agitait Carthage. Du fond des ruelles les plus étroites, des bouges les plus noirs, des figures pâles sortaient, des hommes à profil de vipère et qui grinçaient des dents. Les hurlements aigus des femmes emplissaient les maisons, et, s'échappant par les grillages, faisaient se retourner sur les places ceux qui causaient debout. On croyait quelquefois que les Barbares arrivaient: on les avait aperçus derrière la montagne des Eaux-Chaudes; ils étaient campés à Tunis; les voix se multipliaient, grossissaient, se confondaient en une seule clameur. Puis, un silence universel s'établissait; les uns restaient grimpés sur le fronton des édifices, avec leur main ouverte au bord des yeux, tandis que les autres, à plat ventre au pied des remparts, tendaient l'oreille. La terreur passée, les colères recommençaient. Mais la conviction de leur impuissance les replongeait bientôt dans la même tristesse.

Elle redoublait chaque soir, quand tous, montés sur les terrasses, poussaient, en s'inclinant par neuf fois, un grand cri, pour saluer le Soleil. Il s'abaissait derrière la lagune, lentement; puis tout à coup il disparaissait dans les montagnes, du côté des Barbares.

On attendait la fête trois fois sainte où, du haut d'un bûcher, un aigle s'envolait vers le ciel, symbole de la résurrection de l'année, message du peuple à son Baal suprême, et qu'il considérait comme une sorte d'union, une manière de se rattacher à la force du Soleil. D'ailleurs, empli de haine maintenant, il se tournait naïvement vers Moloch homicide, et tous abandonnaient Tanit. La Rabbet, n'ayant plus son voile, était comme dépouillée d'une partie de sa vertu. Elle refusait la bienfaisance de ses eaux, elle avait déserté Carthage; c'était une transfuge, une ennemie. Quelques-uns, pour l'outrager, lui jetaient des pierres. Mais en l'invectivant, beaucoup la plaignaient; on la chérissait encore, et plus profondément peut-être.

Tous les malheurs venaient donc de la perte du zaïmph. Salammbô y avait indirectement participé, on la comprenait dans la même rancune; elle devait être punie. La vague idée d'une immolation bientôt circula dans le peuple. Pour apaiser les Baalim, il fallait sans doute leur offrir quelque chose d'une incalculable valeur, un être beau, jeune, vierge, d'antique maison, issu des Dieux, un astre humain. Tous les jours des hommes que l'on ne connaissait pas envahissaient les jardins de Mégara; les esclaves, tremblant pour eux-mêmes, n'osaient leur résister. Cependant ils ne dépassaient point l'escalier des galères. Ils restaient en bas, les yeux levés sur la dernière terrasse; ils attendaient Salammbô; – et durant des heures ils criaient contre elle, comme des chiens qui hurlent après la lune.

X
LE SERPENT

Ces clameurs de la populace n'épouvantaient pas la fille d'Hamilcar.

Elle était troublée par des inquiétudes plus hautes: son grand serpent, le Python noir, languissait; et le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre, puisqu'il émerge de ses profondeurs et n'a pas besoin de pieds pour la parcourir; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, sa température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondités, et l'orbe qu'il décrit en se mordant la queue l'ensemble des planètes, l'intelligence d'Eschmoûn.

 

Celui de Salammbô avait refusé plusieurs fois les quatre moineaux vivants qu'on lui présentait à la pleine lune et à chaque lune nouvelle. Sa belle peau, couverte comme le firmament de taches d'or sur un fond tout noir, était jaune maintenant, flasque, ridée et trop large pour son corps; une moisissure cotonneuse s'étendait autour de sa tête; et dans l'angle de ses paupières, on apercevait de petits points rouges qui paraissaient remuer. De temps à autre, Salammbô s'approchait de sa corbeille en fils d'argent; elle écartait la courtine de pourpre, les feuilles de lotus, le duvet d'oiseau; il était continuellement enroulé sur lui-même, plus immobile qu'une liane flétrie; à force de le regarder, elle finissait par sentir dans son cœur comme une spirale, comme un autre serpent qui peu à peu lui montait à la gorge et l'étranglait.

Elle était désespérée d'avoir vu le zaïmph; cependant elle en éprouvait une sorte de joie, un orgueil intime. Un mystère se dérobait dans la splendeur de ses plis; c'était le nuage enveloppant les Dieux, le secret de l'existence universelle, et, Salammbô, en se faisant horreur à elle-même, regrettait de ne l'avoir pas soulevé.

Presque toujours elle était accroupie au fond de son appartement, tenant dans ses mains sa jambe gauche repliée, la bouche entr'ouverte, le menton baissé, l'œil fixe. Elle se rappelait avec épouvante la figure de son père; elle voulait s'en aller dans les montagnes de la Phénicie, en pèlerinage au temple d'Aphaka, où Tanit est descendue sous la forme d'une étoile; toutes sortes d'imaginations l'attiraient, l'effrayaient; d'ailleurs, une solitude chaque jour plus large l'environnait. Elle ne savait même pas ce que devenait Hamilcar.

Lasse de ses pensées, elle se levait, et, en traînant ses petites sandales dont la semelle à chaque pas claquait sur ses talons, elle se promenait au hasard dans la grande chambre silencieuse. Les améthystes et les topazes du plafond faisaient çà et là trembler des taches lumineuses, et Salammbô, tout en marchant, tournait un peu la tête pour les voir. Elle allait prendre par le goulot les amphores suspendues; elle se rafraîchissait la poitrine sous les larges éventails, ou bien elle s'amusait à brûler du cinnamome dans des perles creuses. Au coucher du soleil, Taanach retirait les losanges de feutre noir bouchant les ouvertures de la muraille; alors ses colombes, frottées de musc comme les colombes de Tanit, tout à coup entraient, et leurs pattes roses glissaient sur les dalles de verre parmi les grains d'orge qu'elle leur jetait à pleines poignées, comme un semeur dans un champ. Soudain elle éclatait en sanglots, et elle restait étendue sur le grand lit fait de courroies de bœuf, sans remuer, en répétant un mot, toujours le même, les yeux ouverts, pâle comme une morte, insensible, froide; – cependant elle entendait le cri des singes dans les touffes des palmiers, avec le grincement continu de la grande roue qui, à travers les étages, amenait un flot d'eau pure dans la vasque de porphyre.

Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de manger. Elle voyait en rêve des astres troubles, qui passaient sous ses pieds. Elle appelait Schahabarim, et, quand il était venu, n'avait plus rien à lui dire.

Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa présence. Mais elle se révoltait intérieurement contre cette domination; elle sentait pour le prêtre tout à la fois de la terreur, de la jalousie, de la haine et une espèce d'amour, – en reconnaissance de la singulière volupté qu'elle trouvait près de lui.

Il avait reconnu l'influence de la Rabbet, habile à distinguer quels étaient les Dieux qui envoyaient les maladies; et, pour guérir Salammbô, il faisait arroser son appartement avec des lotions de verveine et d'adiante; elle mangeait tous les matins des mandragores; elle dormait la tête sur un sachet d'aromates mixtionnés par les pontifes; il avait même employé le baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion les génies funestes; enfin, se tournant vers l'étoile polaire, il murmura par trois fois le nom mystérieux de Tanit; mais, Salammbô souffrant toujours, ses angoisses s'approfondirent.

Personne, à Carthage, n'était savant comme lui. Dans sa jeunesse, il avait étudié au collège des Mogbeds, à Borsippa, près Babylone; puis visité Samothrace, Pessinunte, Éphèse, la Thessalie, la Judée, les temples des Nabathéens qui sont perdus dans les sables, et, des cataractes jusqu'à la mer, parcouru à pied les bords du Nil. La face couverte d'un voile, et en secouant des flambeaux, il avait jeté un coq noir sur un feu de sandaraque, devant le poitrail du Sphinx, le Père de la terreur. Il était descendu dans les cavernes de Proserpine; il avait vu tourner les cinq cents colonnes du labyrinthe de Lemnos et resplendir le candélabre de Tarente, portant sur sa tige autant de lampadaires qu'il y a de jours dans l'année; la nuit, parfois, il recevait des Grecs pour les interroger. La constitution du monde ne l'inquiétait pas moins que la nature des Dieux; avec les armilles placés dans le portique d'Alexandrie, il avait observé les équinoxes, et accompagné jusqu'à Cyrène les bématistes d'Évergète, qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurs pas; – si bien que maintenant grandissait dans sa pensée une religion particulière, sans formule distincte et, à cause de cela même, toute pleine de vertiges et d'ardeurs. Il ne croyait plus la terre faite comme une pomme de pin; il la croyait ronde, et tombant éternellement dans l'immensité, avec une vitesse si prodigieuse qu'on ne s'aperçoit pas de sa chute.

De la position du soleil au-dessus de la lune, il concluait à la prédominance du Baal, dont l'astre lui-même n'est que le reflet et la figure; d'ailleurs, tout ce qu'il voyait des choses terrestres le forçait à reconnaître pour suprême le principe mâle exterminateur. Puis, il accusait secrètement la Rabbet de l'infortune de sa vie. N'était-ce pas pour elle qu'autrefois le grand pontife, s'avançant dans le tumulte des cymbales, lui avait pris sa virilité future? Et il suivait d'un œil mélancolique les hommes qui se perdaient avec les prêtresses au fond des térébinthes.

Ses jours se passaient à inspecter les encensoirs, les vases d'or, les pinces, les râteaux pour les cendres de l'autel, et toutes les robes des statues jusqu'à l'aiguille de bronze servant à friser les cheveux d'une vieille Tanit, dans le troisième édicule, près de la vigne d'émeraude. Aux mêmes heures, il soulevait les grandes tapisseries des mêmes portes qui retombaient; il restait les bras ouverts dans la même attitude; il priait prosterné sur les mêmes dalles, tandis qu'autour de lui un peuple de prêtres circulait pieds nus par les couloirs pleins d'un crépuscule éternel.

Mais sur l'aridité de sa vie, Salammbô faisait comme une fleur dans la fente d'un sépulcre. Cependant il était dur pour elle et ne lui épargnait point les pénitences ni les paroles amères. Sa condition établissait entre eux comme l'égalité d'un sexe commun, et il en voulait moins à la jeune fille de ne pouvoir la posséder que de la trouver si belle et surtout si pure. Souvent il voyait bien qu'elle se fatiguait à suivre sa pensée. Alors il s'en retournait plus triste; il se sentait plus abandonné, plus seul, plus vide.

Des mots étranges quelquefois lui échappaient, et qui passaient devant Salammbô comme de larges éclairs illuminant des abîmes. C'était la nuit, sur la terrasse, quand, seuls tous les deux, ils regardaient les étoiles, et que Carthage s'étalait en bas, sous leurs pieds, avec le golfe et la pleine mer vaguement perdus dans la couleur des ténèbres.

Il lui exposait la théorie des âmes qui descendent sur la terre, en suivant la même route que le soleil par les signes du Zodiaque. De son bras étendu, il montrait dans le Bélier la porte de la génération humaine, dans le Capricorne, celle du retour vers les Dieux; et Salammbô s'efforçait de les apercevoir, car elle prenait ces conceptions pour des réalités; elle acceptait comme vrais en eux-mêmes de purs symboles et jusqu'à des manières de langage, distinction qui n'était pas, non plus, toujours bien nette pour le prêtre.

« – Les âmes des morts, – disait-il, – résolvent dans la lune comme les cadavres dans la terre. Leurs larmes composent son humidité; c'est un séjour obscur, plein de fanges, de débris et de tempêtes.»

Elle demanda ce qu'elle y deviendrait.

« – D'abord, tu languiras, légère comme une vapeur qui se balance sur les flots; et, après des épreuves et des angoisses plus longues, tu t'en iras dans le foyer du soleil, à la source même de l'Intelligence!»

Cependant il ne parlait pas de la Rabbet. Salammbô s'imaginait que c'était par pudeur pour sa déesse vaincue, et l'appelant d'un nom commun qui désignait la lune, elle se répandait en bénédictions sur l'astre fertile et doux. A la fin, il s'écria:

« – Non! non! elle tire de l'autre toute sa fécondité! Ne la vois-tu pas vagabondant autour de lui comme une femme amoureuse qui court après un homme dans un champ?» Et sans cesse il exaltait la vertu de la lumière.

Loin d'abattre ses désirs mystiques, au contraire il les sollicitait, et même il semblait prendre de la joie à la désoler par les révélations d'une doctrine impitoyable. Salammbô, malgré les douleurs de son amour, se jetait dessus avec emportement.

Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit, plus il voulait y croire. Au fond de son âme, un remords l'arrêtait. Il lui aurait fallu quelque preuve, une manifestation des Dieux, et dans l'espoir de l'obtenir, il imagina une entreprise qui pouvait à la fois sauver sa patrie et sa croyance.

Dès lors il se mit, devant Salammbô, à déplorer le sacrilège et les malheurs qui en résultaient jusque dans les régions du ciel. Puis tout à coup, il lui annonça le péril du suffète, assailli par trois armées que commandait Mâtho; car Mâtho, pour les Carthaginois, était, à cause du voile, comme le roi des Barbares; il ajouta que le salut de la République et de son père dépendait d'elle seule.

« – De moi! – s'écria-t-elle, comment puis-je?..»

Mais le prêtre, avec un sourire de dédain:

« – Jamais tu ne consentiras!»

Elle le suppliait. Enfin Schahabarim lui dit:

« – Il faut que tu ailles chez les Barbares reprendre le zaïmph!»

Elle s'affaissa sur l'escabeau d'ébène, et restait les bras allongés sur ses genoux, avec un frisson de tous ses membres comme une victime au pied de l'autel quand elle attend le coup de massue. Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu, et, dans sa stupeur, ne comprenait plus qu'une chose, c'est que certainement elle allait bientôt mourir.

Mais si la Rabbet triomphait, si le zaïmph était rendu et Carthage délivrée, qu'importe la vie d'une femme! pensait Schahabarim. D'ailleurs, elle obtiendrait peut-être le voile et ne périrait pas?

Il fut trois jours sans revenir; le soir du quatrième, elle l'envoya chercher.

Pour mieux enflammer son cœur, il lui apportait toutes les invectives que l'on hurlait contre Hamilcar en plein Conseil, disait qu'elle avait failli, qu'elle devait réparer son crime, et que la Rabbet ordonnait ce sacrifice.

Souvent une large clameur traversant les Mappales arrivait dans Mégara. Schahabarim et Salammbô sortaient vivement; et, du haut de l'escalier des galères, ils regardaient.

C'étaient des gens sur la place de Khamon qui criaient pour avoir des armes. Les anciens ne voulaient pas leur en fournir, estimant cet effort inutile; d'autres, partis sans général, avaient été massacrés. Enfin on leur permit de s'en aller, et, par une sorte d'hommage à Moloch ou un vague besoin de destruction, ils arrachèrent dans les bois des temples de grands cyprès, et, les ayant allumés aux flambeaux des Kabyres, ils les portaient dans les rues en chantant. Ces flammes monstrueuses s'avançaient, balancées doucement; elles envoyaient des feux sur des boules de verre à la crête des temples, sur les ornements des colosses, sur les éperons des navires, dépassaient les terrasses et faisaient comme des soleils qui se roulaient par la ville. Elles descendirent l'Acropole. La porte de Malqua s'ouvrit.

« – Es-tu prête? – s'écria Schahabarim, ou leur as-tu recommandé de dire à ton père que tu l'abandonnais?» Elle se cacha le visage dans ses voiles, et les grandes lueurs s'éloignèrent, en s'abaissant peu à peu, au bord des flots.

Une épouvante indéterminée la retenait; elle avait peur de Moloch, peur de Mâtho. Cet homme à taille de géant, et qui était maître du zaïmph, dominait la Rabbet autant que le Baal et lui apparaissait entouré des mêmes fulgurations; puis l'âme des Dieux, quelquefois, visitait le corps des hommes. Schahabarim, en parlant de celui-là, ne disait-il pas qu'elle devait vaincre Moloch? Ils étaient mêlés l'un à l'autre; elle les confondait; tous les deux la poursuivaient.

 

Elle voulut connaître l'avenir et elle s'approcha du serpent, car on tirait des augures d'après l'attitude des serpents. La corbeille était vide; Salammbô fut troublée.

Elle le trouva enroulé par la queue à un des balustres d'argent, près du lit suspendu, et il s'y frottait pour se dégager de sa vieille peau jaunâtre, tandis que son corps tout luisant et clair s'allongeait comme un glaive à moitié sorti du fourreau.

Les jours suivants, à mesure qu'elle se laissait convaincre, qu'elle était plus disposée à secourir Tanit, le python se guérissait, grossissait; il semblait revivre.

La certitude que Schahabarim exprimait la volonté des Dieux s'établit alors dans sa conscience. Un matin elle se réveilla déterminée, et elle demanda ce qu'il fallait faire pour que Mâtho rendît le voile.

« – Le réclamer», – dit Schahabarim.

« – Mais s'il refuse?»

Le prêtre la considéra fixement, et avec un sourire qu'elle n'avait jamais vu:

« – Oui, comment faire?» répéta Salammbô.

Il roulait entre ses doigts l'extrémité des bandelettes qui tombaient de sa tiare sur ses épaules, les yeux baissés, immobile. Enfin, voyant qu'elle ne comprenait pas:

« – Tu seras seule avec lui.»

« – Après?» – dit-elle.

« – Seule dans sa tente.»

« – Et alors?»

Schahabarim se mordit ses lèvres. Il cherchait quelque phrase, un détour.

« – Si tu dois mourir, ce sera plus tard, dit-il, plus tard! ne crains rien! et quoi qu'il entreprenne, n'appelle pas! ne t'effraye pas! Tu seras humble, entends-tu, et soumise à son désir qui est l'ordre du ciel!»

« – Mais le voile!»

« – Les Dieux y aviseront», répondit Schahabarim.

Elle ajouta.

« – Si tu m'accompagnais, ô père?»

« – Non?»

Il la fit se mettre à genoux, et, gardant la main gauche levée et la droite étendue, il jura pour elle de rapporter dans Carthage le manteau de Tanit. Avec des imprécations terribles, elle se dévouait aux Dieux, et chaque fois que Schahabarim prononçait un mot, en défaillant, elle le répétait.

Il lui indiqua toutes les purifications, les jeûnes qu'elle devait faire et comment parvenir jusqu'à Mâtho. D'ailleurs, un homme connaissant les routes l'accompagnerait.

Elle se sentit comme délivrée. Elle ne songeait plus qu'au bonheur de revoir le zaïmph, et maintenant elle bénissait Schahabarim de ses exhortations.

C'était l'époque où les colombes de Carthage émigraient en Sicile, dans la montagne d'Érix, autour du temple de Vénus. Avant leur départ, durant plusieurs jours, elles se cherchaient, s'appelaient pour se réunir; elles s'envolèrent un soir; le vent les poussait, et cette grosse nuée blanche glissait dans le ciel, au-dessus de la mer, très haut.

Une couleur de sang occupait l'horizon. Elles semblaient descendre vers les flots, peu à peu; puis elles disparurent comme englouties et tombant d'elles-mêmes dans la gueule du soleil. Salammbô, qui les regardait s'éloigner, baissa la tête; Taanach, croyant deviner son chagrin, lui dit alors doucement:

« – Mais elles reviendront, maîtresse.»

« – Oui! je le sais.»

« – Et tu les reverras.»

«-Peut-être!» fit-elle en soupirant.

Elle n'avait confié à personne sa résolution; pour l'accomplir plus discrètement, elle envoya Taanach acheter dans le faubourg de Kinisdo (au lieu de les acheter aux intendants), toutes les choses qu'il lui fallait: du vermillon, des aromates, une ceinture de lin et des vêtements neufs. La vieille esclave s'ébahissait de ces préparatifs, sans oser pourtant lui faire de questions; et le jour arriva, fixé par Schahabarim, où Salammbô devait partir.

Vers la douzième heure, elle aperçut au fond des sycomores un vieillard aveugle, la main appuyée sur l'épaule d'un enfant qui marchait devant lui, et de l'autre il portait contre sa hanche une espèce de cithare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, les femmes avaient été scrupuleusement éloignés; aucun ne pouvait savoir le mystère qui se préparait.

Taanach alluma dans les angles de l'appartement quatre trépieds pleins de strobus et de cardamome; puis elle déploya de grandes tapisseries babyloniennes et elle les tendit sur des cordes, tout autour de la chambre; car Salammbô ne voulait pas être vue, même par les murailles. Le joueur de kinnor se tenait accroupi derrière la porte, et le jeune garçon, debout, appliquait contre ses lèvres une flûte de roseau. Au loin la clameur des rues s'affaiblissait, des ombres violettes s'allongeaient devant le péristyle des temples, et, de l'autre côté du golfe, les bases des montagnes, les champs d'oliviers et les vagues terrains jaunes, ondulant indéfiniment, se confondaient dans une vapeur bleuâtre; on n'entendait aucun bruit, un accablement indicible pesait dans l'air.

Salammbô s'accroupit sur la marche d'onyx, au bord du bassin; elle releva ses larges manches qu'elle attacha derrière ses épaules, et elle commença ses ablutions, méthodiquement, d'après les rites sacrés.

Ensuite Taanach lui apporta, dans une fiole d'albâtre, quelque chose de liquide et de coagulé; c'était le sang d'un chien noir, égorgé par des femmes stériles, une nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre. Elle s'en frotta les oreilles, les talons, le pouce de la main droite, et même son ongle resta un peu rouge, comme si elle eût écrasé un fruit.

La lune se leva; alors la cithare et la flûte, toutes les deux à la fois, se mirent à jouer.

Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au dehors continuait; c'étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses; les cordes grinçaient; la flûte ronflait; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.

La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.

L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'enroula autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux; puis, le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents; et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement; puis la musique se taisant, il retomba.