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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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Le soir même, il envoya au Grand-Conseil un dromadaire chargé de bracelets recueillis sur les morts, et, avec des menaces horribles, il ordonnait qu'on lui expédiât une autre armée.

Tous, depuis longtemps, le croyaient perdu; si bien qu'en apprenant sa victoire, ils éprouvèrent une stupéfaction qui était presque de la terreur. Le retour du zaïmph, annoncé vaguement, complétait la merveille. Ainsi les Dieux et la force de Carthage semblaient maintenant lui appartenir.

Personne de ses ennemis ne hasarda une plainte ou une récrimination. Par l'enthousiasme des uns et la pusillanimité des autres, avant le délai prescrit, une armée de cinq mille hommes fut prête.

Elle gagna promptement Utique pour appuyer le suffète sur ses derrières, tandis que trois mille des plus considérables montèrent sur des vaisseaux qui devaient les débarquer à Hippo-Zaryte, d'où ils repousseraient les Barbares.

Hannon en avait accepté le commandement; mais il confia l'armée à son lieutenant Magdassan, afin de conduire les troupes de débarquement lui-même, car il ne pouvait plus endurer les secousses de la litière. Son mal, en rongeant ses lèvres et ses narines, avait creusé dans sa face un large trou; à dix pas, on lui voyait le fond de sa gorge, et il se savait tellement hideux qu'il se mettait, comme une femme, un voile sur la tête.

Hippo-Zaryte n'écouta point ses sommations, ni celles des Barbares non plus; mais chaque matin les habitants leur descendaient des vivres dans des corbeilles, et en criant du haut des tours, ils s'excusaient sur les exigences de la République et les conjuraient de s'éloigner. Ils adressaient par signes les mêmes protestations aux Carthaginois qui stationnaient dans la mer.

Hannon se contentait de bloquer le port sans risquer une attaque. Cependant, il persuada aux juges d'Hippo-Zaryte de recevoir chez eux trois cents soldats. Puis il s'en alla vers le cap des Raisins et il fit un long détour afin de cerner les Barbares, opération inopportune et même dangereuse. Sa jalousie l'empêchait de secourir le suffète; il arrêtait ses espions, le gênait dans tous ses plans, compromettait son entreprise. Hamilcar écrivit au Grand-Conseil de l'en débarrasser, et Hannon rentra dans Carthage, furieux contre la bassesse des anciens et la folie de son collègue. Après tant d'espérances, on se retrouvait dans une situation encore plus déplorable; on tâchait de n'y pas réfléchir, et même de n'en point parler.

Comme si ce n'était pas assez d'infortunes à la fois, on apprit que les Mercenaires de la Sardaigne avaient crucifié leur général, saisi les places fortes et partout égorgé les hommes de race chananéenne. Le peuple romain menaça la République d'hostilités immédiates, si elle ne donnait douze cents talents avec l'île de Sardaigne tout entière. Il avait accepté l'alliance des Barbares, et il leur expédia des bateaux plats, chargés de farine et de viandes sèches. Les Carthaginois les poursuivirent, capturèrent cinq cents hommes; mais trois jours après, une flotte qui venait de la Bysacène, apportant des vivres à Carthage, sombra dans une tempête. Les Dieux évidemment se déclaraient contre elle.

Alors les citoyens d'Hippo-Zaryte, prétextant une alarme, firent monter sur leurs murailles les trois cents hommes d'Hannon; puis, survenant derrière eux, ils les prirent aux jambes et les jetèrent par-dessus les remparts, tout à coup. Quelques-uns qui n'étaient pas morts furent poursuivis et allèrent se noyer dans la mer.

Utique endurait des soldats, car Magdassan avait fait comme Hannon, et, d'après ses ordres, il entourait la ville, sourd aux prières d'Hamilcar. Pour ceux-là, on leur donna du vin mêlé de mandragore, puis on les égorgea dans leur sommeil. En même temps, les Barbares arrivèrent; Magdassan s'enfuit, les portes s'ouvrirent; dès lors les deux villes tyriennes montrèrent à leurs nouveaux amis un opiniâtre dévouement, et à leurs anciens alliés une haine inconcevable.

Cet abandon de la cause punique était un conseil, un exemple. Les espoirs de délivrance se ranimèrent. Des populations, incertaines encore, n'hésitèrent plus. Tout s'ébranla. Le suffète l'apprit; – et il n'attendait aucun secours! il était maintenant irrévocablement perdu.

Aussitôt il congédia Narr'Havas, qui devait garder les limites de son royaume. Quant à lui, il résolut de rentrer à Carthage pour y prendre des soldats et recommencer la guerre.

Les Barbares établis à Hippo-Zaryte aperçurent son armée comme elle descendait de la montagne.

Où donc les Carthaginois allaient-ils? La faim sans doute les poussait; et, affolés par les souffrances, malgré leur faiblesse, ils venaient livrer bataille. Mais ils tournèrent à droite: ils fuyaient. On pouvait les atteindre, les écraser tous. Les Barbares s'élancèrent à leur poursuite.

Les Carthaginois furent arrêtés par le fleuve. Il était large cette fois, et le vent d'ouest n'avait pas soufflé. Les uns le passèrent à la nage, les autres sur leurs boucliers. Ils se remirent en marche. La nuit tomba. On ne les vit plus.

Les Barbares ne s'arrêtèrent pas; ils remontèrent plus loin, pour trouver une place plus étroite. Les gens de Tunis accoururent; ils entraînèrent ceux d'Utique. A chaque buisson leur nombre augmentait; et les Carthaginois, en se couchant par terre, entendaient le battement de leurs pas dans les ténèbres. De temps à autre, pour les ralentir, Barca faisait lancer, derrière lui, des volées de flèches; plusieurs en furent tués. Quand le jour se leva, on était dans les montagnes de l'Ariane, à cet endroit où le chemin fait un coude.

Mâtho, qui marchait en tête, crut distinguer dans l'horizon quelque chose de vert, au sommet d'une éminence. Le terrain s'abaissa; et des obélisques, des dômes, des maisons parurent! c'était Carthage. Il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber, tant son cœur battait vite.

Il songeait à tout ce qui était survenu dans son existence depuis la dernière fois qu'il avait passé par là. C'était une surprise infinie, un étourdissement. Puis, une joie l'emporta à l'idée de revoir Salammbô. Les raisons qu'il avait de l'exécrer lui revinrent à la mémoire; il les rejeta bien vite. Frémissant et les prunelles tendues, il contemplait, au delà d'Eschmoûn, la haute terrasse d'un palais, par-dessus des palmiers; un sourire d'extase illuminait sa figure, comme s'il fût arrivé jusqu'à lui quelque grande lumière; il ouvrait les bras, il envoyait des baisers dans la brise et murmurait: «Viens! viens!» un soupir lui gonfla la poitrine, et deux larmes, longues comme des perles, tombèrent sur sa barbe.

« – Qui te retient? – s'écria Spendius. Hâte-toi donc! En marche! Le suffète va nous échapper! Mais tes genoux chancellent et tu me regardes comme un homme ivre!»

Il trépignait d'impatience; il pressait Mâtho; et avec des clignements d'yeux, comme à l'approche d'un but longuement visé:

« – Ah! nous y sommes! Nous y voilà! Je les tiens!»

Il avait l'air si convaincu et triomphant que Mâtho, surpris dans sa torpeur, se sentit entraîné. Ces paroles survenaient au plus fort de sa détresse, poussaient son désespoir à la vengeance, montraient une pâture à sa colère. Il bondit sur un des chameaux qui étaient dans les bagages, lui arracha son licou; avec la longue corde il frappait à tour de bras les traînards; il courait de droite et de gauche, alternativement, sur le derrière de l'armée, comme un chien qui pousse un troupeau.

A sa voix tonnante, les lignes d'hommes se resserrèrent; les boiteux mêmes précipitèrent leurs pas; au milieu de l'isthme, l'intervalle diminua. Les premiers des Barbares marchaient dans la poussière des Carthaginois. Les deux armées se rapprochaient, allaient se toucher. Mais la porte de Malqua, la porte de Tagaste et la grande porte de Khamon déployèrent leurs battants. Le carré punique se divisa; trois colonnes s'y engloutirent, elles tourbillonnaient sous les porches. Bientôt la masse, trop serrée sur elle-même, n'avança plus; les piques en l'air se heurtaient, et les flèches des Barbares éclataient contre les murs.

Sur le seuil de Khamon, on aperçut Hamilcar. Il se retourna, en criant à ses hommes de s'écarter. Il descendit de son cheval; et du glaive qu'il tenait, en le piquant à la croupe, il l'envoya sur les Barbares.

C'était un étalon orynge qu'on nourrissait avec des boulettes de farine, et qui pliait les genoux pour laisser monter son maître. Pourquoi donc le renvoyait-il! Était-ce un sacrifice?

Le grand cheval galopait au milieu des lances, renversait les hommes, et, s'embarrassant les pieds dans ses entraves, tombait, puis se relevait avec des bonds furieux; et pendant qu'ils tâchaient de l'arrêter ou regardaient tout surpris, les Carthaginois s'étaient rejoints; ils entrèrent; la porte énorme se referma derrière eux, en retentissant.

Elle ne céda pas. Les Barbares vinrent s'écraser contre elle; – et durant quelques minutes, sur toute la longueur de l'armée, il y eut une oscillation de plus en plus molle et qui enfin s'arrêta.

Les Carthaginois avaient mis des soldats sur l'aqueduc; ils commençaient à lancer des pierres, des balles, des poutres. Spendius représenta qu'il ne fallait point s'obstiner. Ils allèrent s'établir plus loin, tous bien résolus à faire le siège de Carthage.

Cependant la rumeur de la guerre avait dépassé les confins de l'empire punique; et, des colonnes d'Hercule jusqu'au delà de Cyrène, les pasteurs en rêvaient en gardant leurs troupeaux; et les caravanes en causaient la nuit, à la lueur des étoiles. Cette grande Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le soleil et effrayante comme un dieu, il se trouvait des hommes qui osaient l'attaquer! On avait plusieurs fois affirmé sa chute; et tous y avaient cru, car tous la souhaitaient: les populations soumises, les villages tributaires, les provinces alliées, les hordes indépendantes, ceux qui l'exécraient pour sa tyrannie, ou qui jalousaient sa puissance, ou qui convoitaient sa richesse. Les plus braves s'étaient joints bien vite aux Mercenaires. La défaite du Macar avait arrêté tous les autres. Ils avaient repris confiance, s'étaient avancés, rapprochés; et maintenant les hommes des régions orientales se tenaient dans les dunes de Clypea, de l'autre côté du golfe. Dès qu'ils aperçurent les Barbares, ils se montrèrent.

 

Ce n'étaient pas les Libyens des environs de Carthage; depuis longtemps ils composaient la troisième armée; mais les nomades du plateau de Barca, les bandits du cap Phiscus et du promontoire de Derné, ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient traversé le désert en buvant aux puits saumâtres maçonnés avec des ossements de chameau; les Zuaèces, couverts de plumes d'autruche, étaient venus sur des quadriges; les Garamantes, masqués d'un voile noir, assis en arrière sur leurs cavales peintes; d'autres sur des ânes, sur des onagres, sur des zèbres, sur des buffles; et quelques-uns traînaient, avec leurs familles et leurs idoles, le toit de leur cabane en forme de chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ridés par l'eau chaude des fontaines; des Atarantes, qui maudissent le soleil; des Troglodytes, qui enterrent en riant leurs morts sous des branches d'arbre; et les hideux Auséens, qui mangent des sauterelles; les Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gysantes, peints de vermillon, qui mangent des singes.

Tous s'étaient rangés sur le bord de la mer en une grande ligne droite. Ils s'avancèrent ensuite comme des tourbillons de sable soulevés par le vent. Au milieu de l'isthme leur foule s'arrêta, les Mercenaires établis devant eux, près des murailles, ne voulant point bouger.

Puis, du côté de l'Ariane, apparurent les hommes de l'Occident, le peuple des Numides. En effet, Narr'Havas ne gouvernait que les Massyliens; d'ailleurs, une coutume leur permettant après les revers d'abandonner leur roi, ils s'étaient rassemblés sur le Zaïne, puis l'avaient franchi au premier mouvement d'Hamilcar. On vit d'abord accourir tous les chasseurs du Malethut-Baal et du Garaphos, habillés de peaux de lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques de petits chevaux maigres à longue crinière; puis marchaient les Gétules dans des cuirasses en peau de serpent; puis les Pharusiens, portant de hautes couronnes faites de cire et de résine; et les Caunes, les Marcares, les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier rond, en cuir d'hippopotame. Ils s'arrêtèrent au bas des catacombes, dans les premières flaques de la lagune.

Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aperçut à l'endroit qu'ils occupaient, et comme un nuage à ras du sol, la multitude des nègres. Il en était venu du Harousch blanc, du Harousch noir, du désert d'Augyles et même de la grande contrée d'Agazymba, qui est à quatre mois au sud des Garamantes, et de plus loin encore! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse de leur peau noire les faisait ressembler à des mûres longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des caleçons en fils d'écorce, des tuniques d'herbes desséchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête; – et, hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles garnies d'anneaux et brandissaient des queues de vache au bout d'un bâton, en manière d'étendards.

Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus au delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des carquois en poils de chat leur battaient sur les épaules; et ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts que des ânes, et qui n'aboyaient pas.

Enfin, comme si l'Afrique ne s'était point suffisamment vidée, et que pour recueillir plus de fureurs il eût fallu prendre jusqu'au bas des races, on voyait, derrière tous les autres, des hommes à profil de bête et ricanant d'un rire idiot; – misérables ravagés par de hideuses maladies, pygmées difformes, mulâtres d'un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges clignotaient au soleil; tout en bégayant des sons inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche pour faire voir qu'ils avaient faim.

La confusion des armes n'était pas moindre que celle des vêtements et des peuples. Pas une invention de mort qui n'y fût, depuis les poignards de bois, les haches de pierre et les tridents d'ivoire, jusqu'à de longs sabres, dentelés comme des scies, minces, et faits d'une lame de cuivre qui pliait. Ils maniaient des coutelas, se bifurquant en plusieurs branches pareilles à des ramures d'antilopes, des serpes attachées au bout d'une corde, des triangles de fer, des massues, des poinçons. Les Éthiopiens du Bambotus cachaient dans leurs cheveux de petits dards empoisonnés. Plusieurs avaient apporté des cailloux dans des sacs. D'autres, les mains vides, faisaient claquer leurs dents.

Une houle continuelle agitait cette multitude. Des dromadaires, tout barbouillés de goudron comme des navires, renversaient les femmes qui portaient leurs enfants sur la hanche. Les provisions dans les couffes se répandaient; on écrasait en marchant des morceaux de sel, des paquets de gomme, des dattes pourries, des noix de gourou; – et parfois, sur des seins couverts de vermine, pendait à un mince cordon quelque diamant qu'avaient cherché les satrapes, une pierre presque fabuleuse et suffisante pour acheter un empire. Ils ne savaient même pas, la plupart, ce qu'ils désiraient. Une fascination, une curiosité les poussait; des Nomades qui n'avaient jamais vu de ville étaient effrayés par l'ombre des murailles.

L'isthme disparaissait maintenant sous les hommes; cette longue surface, où les tentes faisaient comme des cabanes dans une inondation, s'étalait jusqu'aux premières lignes des autres Barbares, toutes ruisselantes de fer et symétriquement établies sur les deux flancs de l'aqueduc.

Les Carthaginois se trouvaient encore dans l'effroi de leur arrivée, quand ils aperçurent, venant droit vers eux, comme des monstres et comme des édifices, – avec leurs mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs articulations, leurs chapiteaux et leurs carapaces, – les machines de siège, qu'envoyaient les villes tyriennes: soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trente scorpions, cinquante tollénones, douze béliers et trois gigantesques catapultes qui lançaient des morceaux de roche du poids de quinze talents. Des masses d'hommes les poussaient, cramponnés à leur base; à chaque pas un frémissement les secouait; elles arrivèrent ainsi jusqu'en face des murs.

Il fallait plusieurs jours encore pour finir les préparatifs du siège. Les Mercenaires, instruits par leurs défaites, ne voulaient point se risquer dans des engagements inutiles; – et, de part et d'autre, on n'avait aucune hâte, sachant bien qu'une action terrible allait s'ouvrir et qu'il en résulterait une victoire ou une extermination complète.

Carthage pouvait longtemps résister; ses larges murailles offraient une série d'angles rentrants et sortants, disposition avantageuse pour repousser les assauts.

Du côté des catacombes, une portion s'était écroulée, – et par les nuits obscures, entre les blocs disjoints, on apercevait des lumières dans les bouges de Malqua. Ils dominaient en de certains endroits la hauteur des remparts. C'était là que vivaient, avec leurs nouveaux époux, les femmes des Mercenaires chassées par Mâtho. En les revoyant, leur cœur n'y tint plus. Elles agitèrent de loin leurs écharpes; puis elles venaient, dans les ténèbres, causer avec les soldats par la fente du mur, et le Grand-Conseil apprit un matin que toutes s'étaient enfuies. Les unes avaient passé entre les pierres; d'autres, plus intrépides, étaient descendues avec des cordes.

Enfin, Spendius résolut d'accomplir son projet.

La guerre, en le retenant au loin, l'en avait jusqu'alors empêché; et depuis qu'on était revenu devant Carthage, il lui semblait que les habitants soupçonnaient son entreprise. Bientôt ils diminuèrent les sentinelles de l'aqueduc. On n'avait pas trop de monde pour la défense de l'enceinte.

L'ancien esclave s'exerça pendant plusieurs jours à tirer des flèches contre les phénicoptères du lac. Puis un soir que la lune brillait, il pria Mâtho d'allumer au milieu de la nuit un grand feu de paille, en même temps que tous ses hommes pousseraient des cris; et prenant avec lui Zarxas, il s'en alla par le bord du golfe, dans la direction de Tunis.

A la hauteur des dernières arches, ils revinrent droit vers l'aqueduc; la place était découverte; ils s'avancèrent en rampant jusqu'à la base des piliers.

Les sentinelles de la plate-forme se promenaient tranquillement.

De hautes flammes parurent; des clairons retentirent; les soldats en vedette, croyant à un assaut, se précipitèrent du côté de Carthage.

Un homme était resté. Il apparaissait en noir sur le fond du ciel. La lune donnait derrière lui, et son ombre démesurée faisait au loin sur la plaine comme un obélisque qui marchait.

Zarxas saisit sa fronde; par prudence ou par férocité, Spendius l'arrêta. – «Non, le ronflement de la balle ferait du bruit! A moi!»

Alors il banda son arc de toutes ses forces, en l'appuyant par le bas contre l'orteil de son pied gauche; il visa, et la flèche partit.

L'homme ne tomba point. Il disparut.

« – S'il était blessé, nous l'entendrions!» dit Spendius; et il monta vivement d'étage en étage, comme il avait fait la première fois, en s'aidant d'une corde et d'un harpon. Quand il fut en haut, près du cadavre, il la laissa retomber. Le Baléare y attacha un pic avec un maillet et s'en retourna.

Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant était tranquille. Spendius avait soulevé une des dalles, était entré dans l'eau, et l'avait refermée sur lui.

En calculant la distance d'après le nombre de ses pas, il arriva juste à l'endroit où il avait remarqué une fissure oblique; et pendant trois heures, jusqu'au matin, il travailla d'une façon continue, furieuse, respirant à peine par les interstices des dalles supérieures, assailli d'angoisses et vingt fois croyant mourir. Enfin, on entendit un craquement; une pierre énorme, en ricochant sur les arcs inférieurs, roula jusqu'en bas, – et, tout à coup, une cataracte, un fleuve entier tomba du ciel dans la plaine. L'aqueduc, coupé par le milieu, se déversait. C'était la mort pour Carthage, la victoire pour les Barbares.

En un instant, les Carthaginois réveillés apparurent sur les murailles, sur les maisons, sur les temples. Les Barbares se poussaient, criaient. Ils dansaient en délire autour de la grande chute d'eau, et, dans l'extravagance de leur joie, venaient s'y mouiller la tête.

On aperçut au sommet de l'aqueduc un homme avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché tout au bord les deux mains sur les hanches; et il regarda en bas, sous lui, comme étonné de son œuvre.

Puis, il se redressa. Il parcourut l'horizon d'un air superbe qui semblait dire: «Tout cela maintenant est à moi!» Les applaudissements des Barbares éclatèrent; les Carthaginois, comprenant enfin leur désastre, hurlaient de désespoir. Alors il se mit à courir sur la plate-forme d'un bout à l'autre, – et comme un conducteur de char triomphant aux jeux Olympiques, Spendius, éperdu d'orgueil, levait les bras.