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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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XIII
MOLOCH

Les Barbares n'avaient pas besoin d'une circonvallation du côté de l'Afrique; elle leur appartenait. Pour rendre plus facile l'approche des murailles, on abattit le retranchement qui bordait le fossé. Ensuite, Mâtho divisa l'armée par grands demi-cercles, de façon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenaires furent placés au premier rang, derrière eux les frondeurs et les cavaliers; tout au fond, les bagages, les chariots, les chevaux; en deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.

Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient se réduire à deux systèmes: les unes agissant comme des frondes, les autres comme des arcs.

Les premières, les catapultes, se composaient d'un châssis carré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale. A sa partie antérieure un cylindre, muni de câbles, retenait un gros timon portant une cuillère pour recevoir les projectiles; la base en était prise dans un écheveau de fils tordu; quand on lâchait les cordes, il se relevait et venait frapper contre la barre, ce qui, l'arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué: sur une petite colonne, une traverse était fixée par son milieu où aboutissait à angle droit une espèce de canal; aux extrémités de la traverse s'élevaient deux chapiteaux qui contenaient un entortillage de crins; deux poutrelles s'y trouvaient prises pour maintenir les bouts d'une corde que l'on amenait jusqu'au bas du canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait les flèches.

Les catapultes s'appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds, et les balistes des scorpions, à cause d'un crochet dressé sur la tablette, et qui, s'abaissant d'un coup de poing, faisait partir le ressort.

Leur construction exigeait de savants calculs; leurs bois devaient être choisis dans les essences les plus dures, leurs engrenages tous d'airain; elles se bandaient avec des leviers, des moufles, des cabestans ou des tympans; de forts pivots variaient la direction de leur tir, des cylindres les faisaient s'avancer, et les plus considérables, que l'on apportait pièce à pièce, étaient remontées en face de l'ennemi.

Spendius disposa les trois grandes catapultes vers les trois angles principaux; devant chaque porte il plaça un bélier, devant chaque tour une baliste, et des carrobalistes circuleraient par derrière. Mais il fallait les garantir contre les feux des assiégés, et combler d'abord le fossé qui les séparait des murailles.

On avança des galeries en claies de joncs verts, et des cintres en chêne, pareils à d'énormes boucliers glissant sur trois roues; de petites cabanes couvertes de peaux fraîches et rembourrées de varech abritaient les travailleurs; les catapultes et les balistes furent défendues par des rideaux de cordages que l'on avait trempés dans du vinaigre pour les rendre incombustibles. Les femmes et les enfants allaient prendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avec leurs mains et l'apportaient aux soldats.

Les Carthaginois se préparaient aussi.

Hamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant qu'il restait de l'eau dans les citernes pour cent vingt-trois jours. Cette affirmation, sa présence au milieu d'eux, et celle du zaïmph surtout, leur donnèrent bon espoir. Carthage se releva de son accablement; ceux qui n'étaient pas d'origine chananéenne furent emportés dans la passion des autres.

On arma les esclaves, on vida les arsenaux; les citoyens eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents hommes survivaient des transfuges, le suffète les fit tous capitaines; et les charpentiers, les armuriers, les forgerons et les orfèvres furent préposés aux machines. Les Carthaginois en avaient gardé quelques-unes, malgré les conditions de la paix romaine. On les répara. Ils s'entendaient à ces ouvrages.

Les deux côtés septentrional et oriental, défendus par la mer et par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la muraille faisant face aux Barbares, on monta des troncs d'arbre, des meules de moulin, des vases pleins de soufre, des cuves pleines d'huile, et l'on bâtit des fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-forme des tours, et les maisons qui touchaient immédiatement au rempart furent bourrées avec du sable pour l'affermir et augmenter son épaisseur.

Devant ces dispositions les Barbares s'irritèrent. Ils voulurent combattre tout de suite. Les poids qu'ils mirent dans les catapultes étaient d'une pesanteur si exorbitante que les timons se rompirent; l'attaque fut retardée.

Enfin le treizième jour du mois de schabar, – au soleil levant, – on entendit contre la porte de Khamon un grand coup.

Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, disposées à la base d'une poutre gigantesque, horizontalement suspendue par des chaînes descendant d'une potence; une tête de bélier, toute en airain, la terminait. On l'avait emmaillotée de peaux de bœuf; des bracelets en fer la cerclaient de place en place; elle était trois fois grosse comme le corps d'un homme, longue de cent vingt coudées, et, sous la foule des bras nus la poussant et la ramenant, elle avançait et reculait avec une oscillation régulière.

Les autres béliers devant les autres portes commencèrent à se mouvoir. Dans les roues creuses des tympans, on aperçut des hommes qui montaient d'échelon en échelon. Les poulies, les chapiteaux grincèrent, les rideaux de cordages s'abattirent, et des volées de pierres et des volées de flèches s'élancèrent à la fois; tous les frondeurs éparpillés couraient. Quelques-uns s'approchaient du rempart, en cachant sous leurs boucliers des pots de résine; puis, ils les lançaient à tour de bras. Cette grêle de balles, de dards et de feux passait par-dessus les premiers rangs et faisait une courbe qui retombait derrière les murs. Mais, à leur sommet, de longues grues à mâter les vaisseaux se dressèrent; et il en descendit de ces pinces énormes qui se terminaient par deux demi-cercles dentelés à l'intérieur. Elles mordirent les béliers. Les soldats, se cramponnant à la poutre, tiraient en arrière; les Carthaginois halaient pour la faire monter; et l'engagement se prolongea jusqu'au soir.

Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, le haut des murailles se trouvait entièrement tapissé par des balles de coton, des toiles, des coussins; les créneaux étaient bouchés avec des nattes; et, sur le rempart, entre les grues, on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchés à des bâtons. Une résistance furieuse commença.

Des troncs d'arbres, tenus par des câbles, tombaient et remontaient alternativement en battant les béliers; des crampons, lancés par des balistes, arrachaient le toit des cabanes; et, de la plate-forme des tours, des ruisseaux de silex et de galets se déversaient.

Les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte de Tagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l'intérieur une telle abondance de matériaux que leurs battants ne s'ouvrirent pas. Ils restèrent debout.

Alors on poussa contre les murailles des tarières, qui, s'appliquant aux joints des blocs, les descelleraient. Les machines furent mieux gouvernées, leurs servants répartis par escouades; du matin au soir elles fonctionnaient, sans s'interrompre, avec la monotone précision d'un métier de tisserand.

Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C'était lui-même qui bandait les écheveaux des balistes. Pour qu'il y eût, dans leurs tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurs cordes en frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu'au moment où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius montait sur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les battait tout doucement, – et il tendait l'oreille, comme un musicien qui accorde une lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne de la baliste tremblait à la secousse du ressort, que les pierres s'élançaient en rayons et que les dards couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout entier et jetait ses bras dans l'air, comme pour les suivre.

Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur les noms des machines. Ainsi les tenailles à prendre les béliers s'appelant des loups, et les galeries couvertes des treilles, on était des agneaux, on allait faire la vendange; et, en armant leurs pièces, ils disaient aux onagres: « – Allons, rue bien!» et aux scorpions: « – Traverse-les jusqu'au cœur!» Ces facéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.

Cependant les machines ne démolissaient point le rempart. Il était formé par deux murailles et tout rempli de terre; elles abattaient leurs parties supérieures. Les assiégés, chaque fois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en bois qui devaient être aussi hautes que les tours en pierre. On jeta, dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets et des chariots avec leurs roues, afin de l'emplir plus vite; avant qu'il fût comblé, l'immense foule des Barbares ondula sur la plaine d'un seul mouvement, – et vint battre le pied des murs, comme une mer débordée.

On avança les échelles de cordes, les échelles droites et les sambuques, c'est-à-dire deux mâts d'où s'abaissaient, par des palans, une série de bambous que terminait un pont mobile. Elles formaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur; et les Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenant leurs armes à la main. Pas un Carthaginois ne se montrait; déjà ils touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneaux s'ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des feux et de la fumée; le sable s'éparpillait, entrait par le joint des armures; le pétrole s'attachait aux vêtements; le plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans les chairs; une pluie d'étincelles s'éclaboussait contre les visages, – et des orbites sans yeux semblaient pleurer des larmes, grosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d'huile, brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaient les autres. On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n'avaient pas de blessure restaient immobiles, plus raides que des pieux, la bouche ouverte et les deux bras écartés.

 

L'assaut, pendant plusieurs jours de suite, recommença, – les Mercenaires espérant triompher par un excès de force et d'audace.

Quelquefois un homme sur les épaules d'un autre enfonçait une fiche entre les pierres, puis s'en servait comme d'un échelon pour atteindre au delà, en plaçait une seconde, une troisième; et, protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à peu, ils s'élevaient ainsi; mais, toujours à une certaine hauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop plein débordait; sous les pas des vivants, les blessés pêle-mêle s'entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les troncs calcinés faisaient des taches noires; et des bras et des jambes à moitié sortis d'un monceau se tenaient tout debout, comme des échalas dans un vignoble incendié.

Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa les tollénones, – instruments composés d'une longue poutre établie transversalement sur une autre, et portant à son extrémité une corbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se tenir avec leurs armes.

Mâtho voulut monter dans la première qui fut prête. Spendius l'arrêta.

Des hommes se courbèrent sur un moulinet; la grande poutre se leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et, trop chargée par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Les soldats, cachés jusqu'au menton, se tassaient; on n'apercevait que les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à cinquante coudées dans l'air, elle tourna de droite et de gauche plusieurs fois, puis s'abaissa; et, comme un bras de géant qui tiendrait sur sa main une cohorte de pygmées, elle déposa au bord du mur la corbeille pleine d'hommes. Ils sautèrent dans la foule, et jamais ils ne revinrent.

Tous les autres tollénones furent bien vite disposés; il en aurait fallu cent fois davantage pour prendre la ville. On les utilisa d'une façon meurtrière: des archers éthiopiens se plaçaient dans les corbeilles; puis, les câbles étant assujettis, ils restaient suspendus et tiraient des flèches empoisonnées. Les cinquante tollénones, dominant les créneaux, entouraient ainsi Carthage comme de monstrueux vautours; – et les Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dans des convulsions atroces.

Hamilcar y envoya des hoplites; il leur faisait boire chaque matin le jus de certaines herbes qui les gardait du poison.

Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de ses soldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite du port, il vint débarquer à la Tænia. Ils s'avancèrent jusqu'aux premières lignes des Barbares, et, les prenant par le flanc, en firent un grand carnage. Des hommes suspendus à des cordes descendaient la nuit du haut des murs avec des torches à la main, brûlaient les ouvrages des Mercenaires et remontaient.

Mâtho était acharné; chaque obstacle renforçait sa colère; il en arrivait à des choses terribles et extravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à un rendez-vous; puis il l'attendit. Elle ne vint pas: cela lui parut une trahison nouvelle; désormais, il l'exécra. S'il avait vu son cadavre, il s'en serait peut-être allé. Il doubla les avant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il enfouit des chausse-trapes dans la terre; et il commanda aux Libyens de lui apporter toute une forêt pour y mettre le feu, et brûler Carthage, comme une tanière de renards.

Spendius s'obstinait au siège. Il cherchait à inventer des machines épouvantables.

Les autres Barbares, campés au loin sur l'isthme, s'ébahissaient de ces lenteurs; ils murmuraient; on les lâcha.

Alors ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leurs javelots, dont ils battaient les portes. La nudité de leurs corps facilitant les blessures, les Carthaginois les massacraient abondamment; et les Mercenaires s'en réjouirent, sans doute par jalousie du pillage. Il en résulta des querelles, des combats entre eux. La campagne étant ravagée, bientôt on s'arracha les vivres. Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s'en allèrent. La foule était si grande qu'il n'y parut pas.

Les meilleurs tentèrent de creuser des mines; le terrain mal soutenu s'éboula. Ils les recommencèrent en d'autres places; Hamilcar devinait toujours leur direction en appliquant son oreille contre un bouclier de bronze. Il perça des contre-mines sous le chemin que devaient parcourir les tours de bois; quand on voulut les pousser, elles s'enfoncèrent dans des trous.

Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant que l'on n'aurait pas élevé jusqu'à la hauteur des murailles une longue terrasse qui permettrait de combattre sur le même niveau; on en paverait le sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors il serait bien impossible à Carthage de résister.

Elle commençait à souffrir de la soif. L'eau, qui valait au début du siège deux késitah le bât, se vendait maintenant un shekel d'argent; les provisions de viande et de blé s'épuisaient aussi; on avait peur de la faim; quelques-uns même parlaient des bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.

Depuis la place du Khamon jusqu'au temple de Melkarth des cadavres encombraient les rues; et, comme on était à la fin de l'été, de grosses mouches noires harcelaient les combattants. Des vieillards transportaient les blessés, et les gens dévots continuaient les funérailles fictives de leurs proches et de leurs amis défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire avec des cheveux et des vêtements s'étalaient en travers des portes. Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant près d'elles; la peinture coulait sur leurs épaules, et des pleurs ruisselaient sur la face des vivants, qui psalmodiaient, à côté, des chansons lugubres. La foule, pendant ce temps-là, courait; les capitaines criaient des ordres, et l'on entendait toujours le heurt des béliers.

La température devint si lourde que les corps, se gonflant, ne pouvaient plus entrer dans les cercueils. On les brûlait au milieu des cours. Les feux, trop à l'étroit, incendiaient les murailles voisines, et de longues flammes s'échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d'une artère. Ainsi Moloch possédait Carthage; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu'aux cadavres.

Des hommes, qui portaient, en signe de désespoir, des manteaux faits de haillons ramassés, s'établirent au coin des carrefours. Ils déclamaient contre les anciens, contre Hamilcar, prédisaient au peuple une ruine entière et l'engageaient à tout détruire et à tout se permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs de jusquiame; dans leurs crises ils se croyaient des bêtes féroces et sautaient sur les passants, qu'ils déchiraient. Des attroupements se faisaient autour d'eux; on en oubliait la défense de Carthage. Le suffète imagina d'en payer d'autres, pour soutenir sa politique.

Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs sur les Patæques et des cilices autour des autels; on tâchait d'exciter l'orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant à l'oreille: « – Tu vas te laisser vaincre! les autres sont plus forts, peut-être? Montre-toi! aide-nous! afin que les peuples ne disent pas: Où sont maintenant leurs Dieux?»

Une anxiété permanente agitait les collèges des pontifes. Ceux de la Rabbetna surtout avaient peur, – le rétablissement du zaïmph n'ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la troisième enceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d'entre eux se hasardait à sortir, le grand prêtre Schahabarim.

Il venait chez Salammbô. Mais il restait silencieux, la contemplant les prunelles fixes, ou bien il prodiguait les paroles; et les reproches qu'il lui faisait étaient plus durs que jamais.

Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à la jeune fille d'avoir suivi ses ordres; – Schahabarim avait tout deviné, – et l'obsession de cette idée avivait les jalousies de son impuissance. Il l'accusait d'être la cause de la guerre. Mâtho, à l'en croire, assiégeait Carthage pour reprendre le zaïmph; et il déversait des imprécations et des ironies sur ce Barbare qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n'était pas cela, pourtant, que le prêtre voulait dire.

Salammbô n'éprouvait pour lui aucune terreur; les angoisses dont elle souffrait autrefois l'avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l'occupait. Ses regards, moins errants, brillaient d'une flamme limpide.

Le python était redevenu malade; et, comme Salammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s'en réjouissait, convaincue qu'il prenait par ce dépérissement la langueur de sa maîtresse.

Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de bœuf, enroulé sur lui-même, plus froid qu'un marbre, et la tête disparaissant sous un amas de vers. A ses cris, Salammbô survint. Elle le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, et l'esclave fut ébahie de son insensibilité.

La fille d'Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant de ferveur. Elle passait des journées au haut de sa terrasse, les deux coudes contre la balustrade s'amusant à regarder devant elle. Le sommet des murailles au bout de la ville découpait sur le ciel des zigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient tout du long comme une bordure d'épis. Elle apercevait au delà, entre les tours, les manœuvres des Barbares; les jours que le siège était interrompu, elle pouvait même distinguer leurs occupations. Ils raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, ou lavaient dans la mer leurs bras sanglants; les tentes étaient closes; les bêtes de somme mangeaient; et au loin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient un cimeterre d'argent étendu à la base des monts. Les discours de Schahabarim revenaient à sa mémoire. Elle attendait son fiancé Narr'Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir Mâtho. De tous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut-être, qui lui eût parlé sans peur.

Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s'asseyait sur les coussins et il la considérait d'un air presque attendri, comme s'il eût trouvé dans ce spectacle un délassement à ses fatigues. Il l'interrogeait quelquefois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui demanda si personne, par hasard, ne l'y avait poussée; d'un signe de tête, elle répondit que non, tant Salammbô était fière d'avoir sauvé le zaïmph.

Mais le suffète revenait toujours à Mâtho, sous prétexte de renseignements militaires. Il ne comprenait rien à l'emploi des heures qu'elle avait passées dans la tente. En effet, Salammbô ne parlait pas de Giscon; car, les mots ayant par eux-mêmes un pouvoir effectif, les malédictions que l'on rapportait à quelqu'un pouvaient se tourner contre lui; – et elle taisait son envie d'assassinat, de peur d'être blâmée de n'y avoir point cédé. Elle disait que le schalischim paraissait furieux, qu'il avait crié beaucoup, puis qu'il s'était endormi. Salammbô n'en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou par un excès de candeur faisant qu'elle n'attachait guère d'importance aux baisers du soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête mélancolique et brumeux comme le souvenir d'un rêve accablant; elle n'aurait su de quelle manière, par quels discours l'exprimer.

Un soir qu'ils se trouvaient ainsi l'un en face de l'autre, Taanach effarée survint. Un vieillard avec un enfant était là, dans les cours, et voulait voir le suffète.

Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement:

« – Qu'il monte!»

Iddibal entra sans se prosterner. Il tenait par la main un jeune garçon couvert d'un manteau en poil de bouc; et aussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure:

« – Le voilà, maître! Prends-le!»

Le suffète et l'esclave s'enfoncèrent dans un coin de la chambre.

L'enfant était resté au milieu; d'un regard plus attentif qu'étonné, il parcourait le plafond, les meubles, les colliers de perles traînant sur les draperies de pourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée vers lui.

 

Il avait dix ans peut-être et n'était pas plus haut qu'un glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. On aurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez mince palpitaient largement; sur toute sa personne s'étalait l'indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises. Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, il resta vêtu d'une peau de lynx attachée autour de sa taille; et il appuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout blancs de poussière. Sans doute il devina que l'on agitait des choses importantes, car il se tenait immobile, une main derrière le dos et le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.

Hamilcar, d'un signe, attira Salammbô et il lui dit à voix basse:

« – Tu le garderas chez toi, entends-tu! Il faut que personne, même de la maison, ne connaisse son existence!»

Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à Iddibal s'il était bien sûr qu'on ne les eût pas remarqués.

« – Non! dit l'esclave, les rues étaient vides.»

La guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pour le fils de son maître. Ne sachant où le cacher, il était venu le long des côtes, sur une chaloupe; et, depuis trois jours, Iddibal louvoyait dans le golfe, en observant les remparts; ce soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient déserts, il avait franchi la passe lestement et débarqué près de l'arsenal, l'entrée du port étant libre.

Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense radeau pour empêcher les Carthaginois d'en sortir. Ils relevaient les tours de bois, et en même temps la terrasse montait.

Les communications avec le dehors étant interceptées, une famine intolérable commença.

On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes, puis les quinze éléphants que le suffète avait ramenés. Les lions du temple de Moloch étaient devenus furieux; les hiérodoules n'osaient plus s'en approcher. On les nourrit d'abord avec les blessés des Barbares; ensuite on leur jeta des cadavres encore tièdes; ils les refusèrent et moururent. Au crépuscule, des gens erraient le long des vieilles enceintes et cueillaient entre les pierres des herbes et des fleurs qu'ils faisaient bouillir dans du vin; – le vin coûtait moins cher que l'eau. D'autres se glissaient jusqu'aux avant-postes de l'ennemi et venaient sous les tentes voler de la nourriture; les Barbares, pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s'en retourner. Un jour arriva où les anciens résolurent d'égorger, entre eux, les chevaux d'Eschmoûn. C'étaient des bêtes saintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des rubans d'or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement du soleil, l'idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs, coupées en portions égales, furent enfouies derrière l'autel. Puis, tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les anciens montaient vers le temple, se régalaient en cachette; et ils remportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dans les quartiers déserts, loin des murs, les habitants moins misérables, par peur des autres, s'étaient barricadés.

Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées pour la défense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Aux heures les plus tranquilles, tout à coup des masses de peuple se précipitaient en criant; et, du haut de l'Acropole, les incendies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés sur les terrasses, et que le vent tordait.

Les trois grandes catapultes ne s'arrêtaient pas. Leurs ravages étaient extraordinaires; ainsi, la tête d'un homme alla rebondir sur le fronton des Syssites; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec le lit emporté jusqu'au carrefour de Cinasyn, où l'on retrouva la couverture.

Ce qu'il y avait de plus irritant, c'était les balles des frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et au milieu des cours, tandis que l'on mangeait attablé devant un maigre repas et le cœur gros de soupirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres gravées qui s'imprimaient dans les chairs; – et, sur les cadavres, on lisait des injures, telles que pourceau, chacal, vermine, et parfois des plaisanteries: attrape! ou: je l'ai bien mérité.

La partie du rempart qui s'étendait depuis l'angle des ports jusqu'à la hauteur des citernes fut enfoncée. Alors les gens de Malqua se trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsa par derrière et les Barbares par devant. Mais on avait assez que d'épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible sans s'occuper d'eux; on les abandonna; tous périrent; et bien qu'ils fussent haïs généralement, on en conçut pour Hamilcar une grande horreur.

Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du blé; ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois jours on se gorgea.

La soif n'en devint que plus intolérable; et toujours ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait, en tombant, l'eau claire de l'aqueduc.

Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un événement, sur quelque chose de décisif, d'extraordinaire.

Ses propres esclaves arrachèrent les lames d'argent du temple de Melkarth; on tira du port quatre longs bateaux; avec des cabestans on les amena jusqu'au bas des Mappales, le mur qui donnait sur le rivage fut troué; et ils partirent pour les Gaules afin d'y acheter, n'importe à quel prix, des Mercenaires.

Cependant Hamilcar se désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi des Numides, car il le savait derrière les Barbares et prêt à tomber sur eux. Mais Narr'Havas, trop faible, n'allait pas se risquer seul; le suffète fit rehausser le rempart de douze palmes, entasser dans l'Acropole tout le matériel des arsenaux, et encore une fois réparer les machines.

On se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Il n'existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demanda aux anciens les cheveux de leurs femmes; toutes les sacrifièrent; la quantité ne fut pas suffisante. On avait, dans les bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que l'on destinait aux prostitutions de la Grèce et de l'Italie et leurs cheveux, rendus élastiques par l'usage des onguents, se trouvaient merveilleux pour les machines de guerre. La perte plus tard serait trop considérable. Donc il fut décidé que l'on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plus belles chevelures. Sans aucun souci des besoins de la patrie, elles crièrent en désespérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avec des ciseaux, mettre la main sur elles.

Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines; d'autres en arrachaient les ongles qu'ils cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres; les pots d'argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement. Les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent; ils lançaient toutes sortes d'immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tombaient de la bouche, – et ils avaient les gencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage trop long.

Les machines furent dressées sur la terrasse, bien qu'elle n'atteignît pas encore la hauteur du rempart. Devant les vingt-trois tours des fortifications se dressaient vingt-trois autres tours de bois. Tous les tollénones étaient remontés; et au milieu, plus en arrière, apparaissait la formidable hélépole de Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite. Pyramidale comme le phare d'Alexandrie, elle était haute de cent trente coudées et large de vingt-trois, avec neuf étages allant tous en diminuant vers le sommet et qui étaient défendus par des écailles d'airain, percés de portes nombreuses, remplis de soldats; sur la plate-forme supérieure se dressait une catapulte flanquée de deux balistes.