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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui parleraient de se rendre; les femmes mêmes furent embrigadées. Ils couchaient dans les rues, et l'on attendait plein d'angoisses.

Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c'était le septième jour du mois de nyssan), ils entendirent un grand cri poussé par les Barbares; les trompettes à tube de plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes mugissaient comme des taureaux. Tous se levèrent et coururent au rempart.

Une forêt de lances, de piques et d'épées se hérissait à sa base. Elle sauta contre les murailles, les échelles s'y accrochèrent; et, dans la baie des créneaux, des têtes de Barbares parurent.

Des poutres soutenues par de longues files d'hommes battaient les portes; aux endroits où la terrasse manquait, les Mercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées, la première ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret, et les autres successivement se dressaient jusqu'aux derniers qui restaient tout droits; tandis qu'ailleurs, pour monter dessus, les plus hauts s'avançaient en tête, les plus bas à la queue; et tous, du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs boucliers en les réunissant par le bord si étroitement, qu'on aurait dit un assemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces masses obliques.

Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons, des cuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire un poids et assommer. Quelques-uns guettaient dans les embrasures avec un filet de pêcheur; quand arrivait le Barbare, il se trouvait pris sous les mailles et se débattait comme un poisson. Ils démolissaient eux-mêmes leurs créneaux; des pans de mur s'écroulaient en soulevant une grande poussière; les catapultes du rempart et les catapultes de la terrasse tirant les unes contre les autres, leurs pierres se heurtaient et éclataient en mille morceaux qui faisaient sur les combattants une large pluie.

Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu'une grosse chaîne de corps humains; elle débordait dans les intervalles de la terrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait sans avancer perpétuellement. Ils s'étreignaient couchés à plat ventre comme des lutteurs; les femmes penchées sur les créneaux hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et la blancheur de leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre les bras des Nègres y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop pressés dans la foule, ne tombaient pas; soutenus par les épaules de leurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et les yeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par une javeline, balançaient leur tête comme des ours. Des bouches ouvertes pour crier restaient béantes; des mains s'envolaient coupées. Il y eut là de grands coups, – et dont parlèrent pendant longtemps ceux qui survécurent.

Des flèches jaillissaient du sommet des tours de bois et des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidement leurs longues antennes; et comme les Barbares avaient saccagé sous les catacombes le vieux cimetière des autochtones, ils lançaient sur les Carthaginois des dalles de tombeaux. Sous le poids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles se rompaient; et des masses d'hommes, levant les bras, tombaient du haut des airs.

Jusqu'au milieu du jour, les vétérans des hoplites s'étaient acharnés contre la Tænia pour pénétrer dans le port et détruire la flotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un feu de paille humide; la fumée les aveuglant, ils se rabattirent à gauche et vinrent augmenter l'horrible cohue qui se poussait dans Malqua. Des syntagmes, composés d'hommes robustes, choisis tout exprès, avaient enfoncé trois portes; de hauts barrages, faits avec des planches garnies de clous, les arrêtèrent; une quatrième céda facilement; ils s'élancèrent par-dessus en courant, et roulèrent dans une fosse où l'on avait caché des pièges. A l'angle sud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont la fissure était bouchée avec des briques. Le terrain par derrière montait; ils le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent en haut une seconde muraille, composée de pierres et de longues poutres étendues à plat et qui alternaient comme les pièces d'un échiquier. C'était une mode gauloise, adaptée par le suffète au besoin de la situation; les Gaulois se crurent devant une ville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furent repoussés.

Depuis la rue de Khamon jusqu'au Marché aux herbes, tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares, et les Samnites achevaient à coups d'épieux les moribonds; ou bien, un pied sur le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruines fumantes; – et au loin la bataille qui recommençait.

Les frondeurs, distribués par derrière, tiraient toujours. Mais, à force d'avoir servi, le ressort des frondes acarnaniennes était brisé, et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux avec la main; les autres lançaient des boules de plomb avec le manche d'un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs cheveux noirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares. Deux pannetières étaient suspendues à ses hanches; il y plongeait continuellement la main gauche, et son bras droit tournoyait comme la roue d'un char.

Mâtho s'était d'abord retenu de combattre, pour mieux commander tous les Barbares à la fois. On l'avait vu le long du golfe avec les Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les bords du lac entre les Nègres; et du fond de la plaine il poussait les masses de soldats qui arrivaient incessamment contre la ligne des fortifications. Peu à peu il s'était rapproché; l'odeur du sang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir le cœur. Il était rentré dans sa tente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus commode pour la bataille; le mufle s'adaptait sur la tête en bordant le visage d'un cercle de crocs; les deux pattes antérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de derrière avançaient leurs ongles jusqu'au bas de ses genoux.

Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à double tranchant, et avec sa grande épée dans les mains il s'était précipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur qui coupe des branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus possible afin de gagner plus d'argent, il marchait, en fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir par les flancs, il les renversait à coups de pommeau; quand ils l'attaquaient en face, il les perçait; s'ils s'enfuyaient, il les fendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos; il recula d'un bond contre une porte et les écrasa. Son épée s'abaissait, se relevait. Elle éclata sur l'angle d'un mur. Alors il prit sa lourde hache; et par devant, par derrière, il éventrait les Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva devant la seconde enceinte, au bas de l'Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient les marches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons.

Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la multitude; elles s'enfonçaient, ils allaient périr; il s'élança vers eux; la vaste couronne de plumes rouges se resserrant, bientôt ils le rejoignirent et l'entourèrent. Des rues latérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches, soulevé, et entraîné jusqu'en dehors du rempart, dans un endroit où la terrasse était haute.

Mâtho cria un commandement, tous les boucliers se rabattirent sur les casques; il sauta dessus, pour s'accrocher quelque part afin de rentrer dans Carthage; et, tout en brandissant la terrible hache, il courait sur les boucliers pareils à des vagues de bronze, comme un dieu marin sur les flots.

Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord du rempart, impassible et indifférent à la mort qui l'entourait. Parfois il étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrir quelqu'un. Mâtho vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunelles flamboyèrent, sa face livide se crispa; et en levant ses deux bras maigres il lui criait des injures.

Mâtho ne les entendit pas; mais il sentit entrer dans son cœur un regard si cruel et furieux qu'il en poussa un rugissement. Il lança vers lui la longue hache; des gens se jetèrent sur Schahabarim; Mâtho, ne le voyant plus, tomba à la renverse, épuisé.

Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé au rythme de voix rauques qui chantaient en cadence.

C'était la grande hélépole, entourée par une foule de soldats. Ils la tiraient à deux mains, halaient avec des cordes et poussaient de l'épaule, – car le talus, montant de la plaine sur la terrasse, bien qu'il fût extrêmement doux, se trouvait impraticable pour des machines d'un poids si prodigieux. Elle avait cependant huit roues cerclées de fer, et depuis le matin elle avançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui se fût élevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immense bélier; ses portes s'abattirent, et dans l'intérieur apparurent, comme des colonnes de fer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient et descendaient les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-uns attendaient pour s'élancer que les crampons des portes touchassent le mur; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveaux des balistes tournaient, et le grand timon de la catapulte s'abaissait.

Hamilcar était, à ce moment-là, debout sur le toit de Melkarth. Il avait jugé qu'elle devait venir directement vers lui, contre l'endroit de la muraille le plus invulnérable, et à cause de cela même, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclaves apportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaient élevé, avec de l'argile, deux cloisons transversales formant une sorte de bassin. L'eau coulait sur la terrasse; Hamilcar, chose extraordinaire, ne semblait point s'en inquiéter.

 

Quand l'hélépole fut à trente pas environ, il commanda d'établir des planches par-dessus les rues, entre les maisons, depuis les citernes jusqu'au rempart; et des gens à la file se passaient, de main en main, des casques et des amphores qu'ils vidaient continuellement. Les Carthaginois s'indignaient de cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille; tout à coup, une fontaine s'échappa des pierres disjointes. Alors la haute masse d'airain, à neuf étages et qui contenait et occupait plus de trois mille soldats, commença doucement à osciller comme un navire. En effet, l'eau pénétrant la terrasse avait effondré le chemin; ses roues s'embourbèrent; et au premier étage, entre des rideaux de cuir, la tête de Spendius apparut, soufflant à pleines joues dans un cornet d'ivoire. La grande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix pas peut-être; mais le terrain de plus en plus s'amollissait, la fange gagnait les essieux, et l'hélépole s'arrêta, en penchant effroyablement d'un seul côté. La catapulte roula jusqu'au bord de la plate-forme; et, emportée par la charge de son timon, elle tomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats, debout sur les portes, glissèrent dans l'abîme, ou bien ils se retenaient à l'extrémité des longues poutres, et augmentaient, par leur poids, l'inclinaison de l'hélépole – qui se démembrait, en craquant dans toutes ses jointures.

Les autres Barbares s'élancèrent pour les secourir. Ils se tassaient en foule compacte. Les Carthaginois descendirent le rempart, et, les assaillant par derrière, ils les tuèrent tout à leur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ils galopaient sur le contour de cette multitude; elle remonta la muraille; la nuit survint; peu à peu les Barbares se retirèrent.

On ne voyait plus, sur la plaine, qu'une sorte de fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu'à la lagune toute blanche; et le lac, où du sang avait coulé, s'étalait, plus loin, comme une grande mare de pourpre.

La terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu'on l'aurait crue construite avec des corps humains. Au milieu se dressait l'hélépole couverte d'armures; et, de temps à autre, des fragments énormes s'en détachaient comme les pierres d'une pyramide qui s'écroule. On distinguait sur les murailles de larges traînées faites par les ruisseaux de plomb; une tour de bois abattue, çà et là, brûlait; et les maisons apparaissaient vaguement, comme les gradins d'un amphithéâtre en ruines. De lourdes fumées montaient, en roulant des étincelles qui se perdaient dans le ciel noir.

Cependant, les Carthaginois, que la soif dévorait, s'étaient précipités vers les citernes. Ils en rompirent les portes. Une flaque bourbeuse s'étalait au fond.

Que devenir à présent? Les Barbares étaient innombrables, et, leur fatigue passée, ils recommenceraient.

Le peuple, toute la nuit, délibéra par sections, au coin des rues. Les uns disaient qu'il fallait renvoyer les femmes, les malades et les vieillards; d'autres proposèrent d'abandonner la ville pour s'établir au loin dans une colonie. Mais les vaisseaux manquaient, et le soleil parut qu'on n'avait rien décidé.

On ne se battit point ce jour-là, tous étant trop accablés. Les gens qui dormaient avaient l'air de cadavres.

Les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu'ils n'avaient point expédié en Phénicie l'offrande annuelle due à Melkarth-Tyrien; et une immense terreur les prit. Les Dieux, indignés contre la République, allaient poursuivre leur vengeance.

On les considérait comme des maîtres cruels, que l'on apaisait avec des supplications et qui se laissaient corrompre à force de présents. Tous étaient faibles près de Moloch le dévorateur. L'existence, la chair même des hommes lui appartenait; aussi, pour la sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion qui calmait ses fureurs. On brûlait les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de laine; et cette façon de satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d'argent, ils ne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plus douce.

Mais cette fois il s'agissait de la République elle-même. Or, tout profit devant être acheté par une perte quelconque, toute transaction se réglant d'après le besoin du plus faible et l'exigence du plus fort, il n'y avait pas de douleur trop considérable pour le dieu, puisqu'il se délectait dans les plus horribles et que l'on était maintenant à sa discrétion; il fallait donc l'assouvir. Les exemples prouvaient que ce moyen-là contraignait le fléau à disparaître. D'ailleurs, ils croyaient qu'une immolation par le feu purifierait Carthage. La férocité du peuple en était d'avance alléchée. Puis, le choix devait exclusivement tomber sur les grandes familles.

Les anciens s'assemblèrent.

La séance fut longue. Hannon y était venu. Comme il ne pouvait plus s'asseoir, il resta couché près de la porte à demi perdu dans les franges de la haute tapisserie; et quand le pontife de Moloch leur demanda s'ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclata dans l'ombre, comme le rugissement d'un Génie au fond d'une caverne. Il regrettait, disait-il, de n'avoir pas à en donner de son propre sang; et il contemplait Hamilcar, en face de lui à l'autre bout de la salle. Le suffète fut tellement troublé par ce regard qu'il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la tête, successivement; et, d'après les rites, il dut répondre au grand prêtre: – «Oui, que cela soit!» Alors les anciens décrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, – parce qu'il y a des choses plus gênantes à dire qu'à exécuter.

La décision fut connue dans Carthage. Des lamentations retentirent. Partout on entendait les femmes crier; leurs époux les consolaient, ou les invectivaient en leur faisant des remontrances.

Trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire se répandit: le suffète avait trouvé des sources au bas de la falaise. On y courut. Des trous creusés dans le sable laissaient voir l'eau; et déjà quelques-uns étendus à plat ventre y buvaient.

Hamilcar ne savait pas lui-même si c'était par un conseil des Dieux ou le vague souvenir d'une révélation que son père autrefois lui aurait faite; mais en quittant les anciens, il était descendu sur la plage, et avec ses esclaves, il s'était mis à fouir le gravier.

Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna tout le reste du blé qu'il gardait chez lui. Il fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutes les chambres, – celle de Salammbô exceptée. Il annonça que six mille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de Macédoine envoyait des soldats.

Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent; le soir du troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décret des anciens circula de nouveau sur toutes les lèvres, et les prêtres de Moloch commencèrent leur besogne.

Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons. Beaucoup d'avance les désertaient sous le prétexte d'une affaire ou d'une friandise qu'ils allaient acheter; les serviteurs de Moloch survenaient et prenaient les enfants. D'autres les livraient eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de Tanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu'au jour solennel de les amuser et de les nourrir.

Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup, et le trouvant dans ses jardins:

« – Barca! nous venons pour la chose que tu sais… ton fils!» Ils ajoutèrent que des gens l'avaient rencontré un soir de l'autre lune, au milieu de Mappales, conduit par un vieillard.

Il fut, d'abord, comme suffoqué. Mais bien vite comprenant que toute dénégation serait vaine, Hamilcar s'inclina; et il les introduisit dans la maison de commerce. Des esclaves accourus d'un signe en surveillaient les alentours.

Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu. Il saisit d'une main Hannibal, arracha de l'autre la ganse d'un vêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passa l'extrémité dans sa bouche pour lui faire un bâillon et il le cacha sous le lit de peaux de bœuf, en laissant retomber jusqu'à terre une large draperie.

Ensuite il se promena de droite et de gauche; il levait les bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puis il resta les prunelles fixes, et haletant comme s'il allait mourir.

Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem parut.

« – Écoute! dit-il, tu vas prendre parmi les esclaves un enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et le front bombé! Amène-le! hâte-toi!»

Bientôt Giddenem rentra, en présentant un jeune garçon.

C'était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi; sa peau semblait grisâtre comme l'infect haillon suspendu à ses flancs; il baissait la tête dans ses épaules, et du revers de sa main frottait ses yeux, tout remplis de mouches.

Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal! et le temps manquait pour en choisir un autre! Hamilcar regardait Giddenem; il avait envie de l'étrangler.

« – Va-t-en! cria-t-il; le maître des esclaves s'enfuit.

Donc le malheur qu'il redoutait depuis si longtemps était venu, et il cherchait avec des efforts démesurés s'il n'y avait pas une manière, un moyen d'y échapper.

Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait le suffète. Les serviteurs de Moloch s'impatientaient.

Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d'un fer rouge; et il recommença de nouveau à parcourir la chambre, tel qu'un insensé. Puis il s'affaissa au bord de la balustrade; et, les coudes sur les genoux, il serrait son front dans ses deux poings fermés.

La vasque de porphyre contenait encore un peu d'eau claire pour les ablutions de Salammbô. Malgré sa répugnance et son orgueil, le suffète y plongea l'enfant, et, comme un marchand d'esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine, l'autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête; il passa autour de son cou un collier d'électrum, et il le chaussa de sandales à talons de perles, – les propres sandales de sa fille! Mais il trépignait de honte et d'irritation; Salammbô, qui s'empressait à le servir, était aussi pâle que lui. L'enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même, s'enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quand Hamilcar l'entraîna.

Il le tenait par le bras, fortement, comme s'il avait eu peur de le perdre; l'enfant, auquel il faisait mal, pleurait un peu, tout en courant près de lui.

A la hauteur de l'ergastule, sous un palmier, une voix s'éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait: « – Maître! oh! maître!»

Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un homme d'apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans la maison.

« – Que veux-tu?» dit le suffète.

L'esclave, qui tremblait horriblement, balbutia:

« – Je suis son père!»

Hamilcar marchait toujours; l'autre le suivait, les reins courbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage était convulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu'il retenait l'étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionner et de lui crier: – «Grâce!»

Enfin il osa le toucher d'un doigt, sur le coude, légèrement.

« – Est-ce que tu vas le…?» Il n'eut pas la force d'achever, et Hamilcar s'arrêta, ébahi de cette douleur.

Il n'avait jamais pensé – tant l'abîme les séparant l'un de l'autre se trouvait immense – qu'il pût y avoir entre eux rien de commun. Cela lui parut même une sorte d'outrage et comme un empiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus lourd que la hache d'un bourreau; l'esclave s'évanouissant tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba par-dessus.

Les trois hommes en robes noires l'attendaient dans la grande salle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite, il déchira ses vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des cris aigus:

« – Ah! pauvre petit Hannibal! oh! mon fils! ma consolation! mon espoir! ma vie! Tuez-moi aussi! emportez-moi! Malheur! malheur!» Il se labourait la face avec ses ongles, s'arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses des funérailles. «Emmenez-le donc! je souffre trop! allez-vous-en! tuez-moi comme lui!» Les serviteurs de Moloch s'étonnaient que le grand Hamilcar eût le cœur si faible. Ils en étaient presque attendris.

 

On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil à la respiration d'une bête féroce qui accourt; et sur le seuil de la troisième galerie, entre les montants d'ivoire, un homme apparut, blême, terrible, les bras écartés; il s'écria:

« – Mon enfant!»

Hamilcar, d'un bond, s'était jeté sur l'esclave; et en lui couvrant la bouche de sa main, il criait encore plus haut:

« – C'est le vieillard qui l'a élevé! il l'appelle mon enfant! il en deviendra fou! assez! assez!» Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il sortit avec eux, et d'un grand coup de pied referma la porte derrière lui.

Hamilcar tendit l'oreille pendant quelques minutes, craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire de l'esclave, pour être bien sûr qu'il ne parlerait pas; mais le péril n'était point complètement disparu, et cette mort, si les Dieux s'en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant d'idée, il lui envoya par Taanach les meilleures choses des cuisines: un quartier de bouc, des fèves et des conserves de grenades. L'esclave, qui n'avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus; ses larmes tombaient dans les plats.

Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordes d'Hannibal. L'enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu'au sang. Il le repoussa d'une caresse.

Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulait l'effrayer avec Lamia, une ogresse de Cyrène.

« – Où donc est-elle?» demanda-t-il.

On lui conta que des brigands allaient venir pour le mettre en prison. Il le reprit: « – Qu'ils viennent, et je les tue!»

Hamilcar lui dit l'épouvantable vérité. Mais il s'emporta contre son père, prétendant qu'il pouvait bien anéantir tout le peuple, puisqu'il était le maître de Carthage.

Enfin, épuisé d'efforts et de colère, il s'endormit d'un sommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre un coussin d'écarlate; sa tête retombait un peu en arrière, et son petit bras, écarté de son corps, restait tout droit, dans une attitude impérative.

Quand la nuit fut noire, Hamilcar l'enleva doucement et descendit sans flambeau l'escalier des galères. En passant par la maison de commerce, il prit une couffe de raisins avec une buire d'eau pure; l'enfant se réveilla devant la statue d'Alètes, dans le caveau des pierreries; et il souriait, – comme l'autre, – sur le bras de son père, à la lueur des clartés qui l'environnaient.

Hamilcar était bien sûr qu'on ne pouvait lui prendre son fils. C'était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un souterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux à l'entour, il aspira une large bouffée d'air. Puis il le déposa sur un escabeau, près des boucliers d'or.

Personne, à présent, ne le voyait; il n'avait plus rien à observer; alors il se soulagea. Comme une mère qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son fils; il l'étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois, l'appelait des noms les plus doux, le couvrait de baisers; le petit Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se taisait maintenant.

Hamilcar s'en revint à pas muets, en tâtant les murs autour de lui; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de la lune entrait par une des fentes du dôme; au milieu, l'esclave, repu, dormait, couché tout de son long sur les pavés de marbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l'émut. Du bout de son cothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva les yeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans ciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de mépris pour eux.

Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.

On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirer le dieu d'airain, sans toucher aux cendres de l'autel. Puis, dès que le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.

Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres; ses épaules dépassaient la hauteur des murailles; du plus loin qu'ils l'apercevaient, les Carthaginois s'enfuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l'exercice de sa colère.

Une senteur d'aromates se répandit par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s'ouvrir; il en sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières, que des pontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient à leurs angles; et des rayons s'échappaient de leurs faîtes aigus, terminés par des boules de cristal, d'or, d'argent ou de cuivre.

C'étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s'humilier devant sa force et s'anéantir dans sa splendeur.

Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole; sur celui de Khamon, couleur d'hyacinthe, se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un cercle de pierreries; entre les rideaux d'Eschmoûn, bleus comme l'éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue; – et les Dieux Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.

Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité: Baal-Samin, dieu des espaces célestes; Baal-Peor, dieu des monts sacrés; Baal-Zeboub, dieu de la corruption, et ceux des pays voisins et des races congénères: l'Iarbal de la Libye, l'Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires; et le cadavre de Tammouz était traîné au milieu d'un catafalque, entre des flambeaux et des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement coloriées; tous s'y trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure, jusqu'au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de la lune, tournaient dans des frondes en fils d'argent; de petits pains, reproduisant le sexe d'une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Cérès; d'autres amenaient leurs fétiches, leurs amulettes; des idoles oubliées reparurent; et même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout entière dans une pensée de mort et de désolation.

Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de l'encens. Des nuages çà et là planaient; et l'on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L'essieu des chars quelquefois s'accrochait dans les rues; alors les dévots profitaient de l'occasion pour toucher les Baalim avec leurs vêtements, qu'ils gardaient ensuite comme des choses saintes.

La statue d'airain continuait à s'avancer vers la place de Khamon. Les riches, portant des sceptres à pomme d'émeraude, partirent du fond de Mégara; les anciens, coiffés de diadèmes, s'étaient assemblés dans Kinisdo; et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigèrent vers les tabernacles qui descendaient de l'Acropole, entre les collèges des pontifes.

Par déférence pour Moloch, ils s'étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs; mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, – et rien n'était lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d'oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiares d'or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.