Tasuta

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Bientôt cette ressource vint à manquer. Alors l'envie se tourna sur les blessés et les malades. Puisqu'ils ne pouvaient se guérir, autant les délivrer de leurs tortures; et, sitôt qu'un homme chancelait, tous s'écriaient qu'il était maintenant perdu et devait servir aux autres. Pour accélérer leur mort, on employait des ruses; on leur volait le dernier reste de leur immonde portion; comme par mégarde, on marchait sur eux; les agonisants, pour faire croire à leur vigueur, tâchaient d'étendre les bras, de se relever, de rire. Des gens évanouis se réveillaient au contact d'une lame ébréchée qui leur sciait un membre; et ils tuaient encore, par férocité, sans besoin, pour assouvir leur fureur.

Un brouillard lourd et tiède, comme il en arrive dans ces régions à la fin de l'hiver, le quatorzième jour s'abattit sur l'armée. Ce changement de la température amena des morts nombreuses, et la corruption se développait effroyablement vite dans la chaude humidité retenue par les parois de la montagne. La bruine qui tombait sur les cadavres, en les amollissant, fit bientôt de toute la plaine une large pourriture. Des vapeurs blanchâtres flottaient au-dessus; elles piquaient les narines, pénétraient la peau, troublaient les yeux; et les Barbares croyaient entrevoir les souffles exhalés, les âmes de leurs compagnons. Un dégoût immense les accabla. Ils n'en voulaient plus, ils aimaient mieux mourir.

Deux jours après, le temps redevint pur et la faim les reprit. Il leur semblait parfois qu'on leur arrachait l'estomac avec des tenailles. Alors, ils se roulaient saisis de convulsions, jetaient dans leur bouche des poignées de terre, se mordaient les bras et éclataient en rires frénétiques.

La soif les tourmentait encore plus, car ils n'avaient pas une goutte d'eau, les outres, depuis le neuvième jour, étant complètement taries. Pour tromper le besoin, ils s'appliquaient sur la langue les écailles métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives. D'anciens conducteurs de caravanes se comprimaient le ventre avec des cordes. D'autres suçaient un caillou. On buvait de l'urine, refroidie dans les casques d'airain.

Et ils attendaient toujours l'armée de Tunis! La longueur du temps qu'elle mettait à venir, d'après leurs conjectures, certifiait son arrivée prochaine. D'ailleurs Mâtho, qui était un brave, ne les abandonnerait pas. «Ce sera pour demain!» se disaient-ils; et demain se passait.

Au commencement, ils avaient fait des prières, des vœux, pratiqué toutes sortes d'incantations. A présent ils ne sentaient pour leurs Divinités que de la haine, et, par vengeance, tâchaient de ne plus y croire.

Les hommes de caractère violent périrent les premiers; les Africains résistèrent mieux que les Gaulois. Zarxas, entre les Baléares, restait étendu tout de son long, les cheveux par-dessus le bras, inerte. Spendius trouva une plante à larges feuilles emplies d'un suc abondant, et, l'ayant déclarée vénéneuse afin d'en écarter les autres, il s'en nourrissait.

On était trop faible pour abattre, d'un coup de pierre, les corbeaux qui volaient. Quelquefois, lorsqu'un gypaëte, posé sur un cadavre, le déchiquetait depuis longtemps déjà, un homme se mettait à ramper vers lui avec un javelot entre les dents. Il s'appuyait d'une main, et, après avoir bien visé, il lançait son arme. La bête aux plumes blanches, troublée par le bruit, s'interrompait, regardait à l'entour d'un air tranquille, comme un cormoran sur un écueil, puis elle replongeait son hideux bec jaune; et l'homme désespéré retombait à plat ventre dans la poussière. Quelques-uns parvenaient à découvrir des caméléons, des serpents. Mais ce qui les faisait vivre, c'était l'amour de la vie. Ils tendaient leur âme sur cette idée exclusivement – et se rattachaient à l'existence par un effort de volonté qui la prolongeait.

Les plus stoïques se tenaient les uns près des autres, assis en rond, au milieu de la plaine, çà et là, entre les morts; et, enveloppés dans leurs manteaux, ils s'abandonnaient silencieusement à leur tristesse.

Ceux qui étaient nés dans les villes se rappelaient des rues toutes retentissantes, des tavernes, des théâtres, des bains, et les boutiques des barbiers où l'on écoute des histoires. D'autres revoyaient des campagnes au coucher du soleil, quand les blés jaunes ondulent et que les grands bœufs remontent les collines avec le soc des charrues sur le cou. Les voyageurs rêvaient à des citernes, les chasseurs à leurs forêts, les vétérans à des batailles; – et, dans la somnolence qui les engourdissait, leurs pensées se heurtaient avec l'emportement et la netteté des songes. Des hallucinations les envahissaient tout à coup; ils cherchaient dans la montagne une porte pour s'enfuir et voulaient passer au travers. D'autres, croyant naviguer par une tempête, commandaient la manœuvre d'un navire, ou bien ils se reculaient épouvantés, apercevant, dans les nuages, des bataillons puniques. Il y en avait qui se figuraient être à un festin, et ils chantaient.

Beaucoup, par une étrange manie, répétaient le même mot ou faisaient continuellement le même geste. Puis, quand ils venaient à relever la tête et à se regarder, des sanglots les étouffaient en découvrant l'horrible ravage de leurs figures. Quelques-uns ne souffraient plus, et pour employer les heures, ils se racontaient les périls auxquels ils avaient échappé.

Leur mort à tous était certaine, imminente. Combien de fois n'avaient-ils pas tenté de s'ouvrir un passage! Quant à implorer les conditions du vainqueur, par quel moyen? ils ne savaient même pas où se trouvait Hamilcar.

Le vent soufflait du côté de la ravine. Il faisait couler le sable par-dessus la herse en cascades, perpétuellement; et les manteaux et les chevelures des Barbares s'en recouvraient comme si la terre, montant sur eux, avait voulu les ensevelir. Rien ne bougeait; l'éternelle montagne, chaque matin, leur semblait encore plus haute.

Quelquefois des bandes d'oiseaux passaient à tire-d'aile, en plein ciel bleu, dans la liberté de l'air. Ils fermaient les yeux pour ne pas les voir.

On sentait d'abord un bourdonnement dans les oreilles, les ongles noircissaient, le froid gagnait la poitrine; on se couchait sur le côté et l'on s'éteignait dans un cri.

Le dix-neuvième jour, deux mille Asiatiques étaient morts, quinze cents de l'Archipel, huit mille de la Libye, les plus jeunes des Mercenaires et des tribus complètes – en tout vingt mille soldats, la moitié de l'armée.

Autharite, qui n'avait plus que cinquante Gaulois, allait se faire tuer pour en finir, quand, au sommet de la montagne, en face de lui, il crut voir un homme.

Cet homme, à cause de l'élévation, ne paraissait pas plus grand qu'un nain. Cependant Autharite reconnut à son bras gauche un bouclier en forme de trèfle. Il s'écria: « – Un Carthaginois!» Et, dans la plaine, devant la herse et sous les roches, immédiatement tous se levèrent. Le soldat se promenait au bord du précipice; d'en bas les Barbares le regardaient.

Spendius ramassa une tête de bœuf; puis, avec deux ceintures ayant composé un diadème, il le planta sur les cornes au bout d'une perche, en témoignage d'intentions pacifiques. Le Carthaginois disparut. Ils attendirent.

Enfin le soir, comme une pierre se détachant de la falaise, tout à coup il tomba d'en haut un baudrier. Fait de cuir rouge et couvert de broderie avec trois étoiles de diamant, il portait empreinte à son milieu la marque du Grand-Conseil: un cheval sous un palmier. C'était la réponse d'Hamilcar, le sauf-conduit qu'il envoyait.

Ils n'avaient rien à craindre; tout changement de fortune amenait la fin de leurs maux. Une joie démesurée les agita; ils s'embrassaient, pleuraient. Spendius, Autharite et Zarxas, quatre Italiotes, un Nègre et deux Spartiates s'offrirent comme parlementaires. On les accepta. Ils ne savaient cependant par quel moyen s'en aller.

Mais un craquement retentit dans la direction des roches; et la plus élevée, ayant oscillé sur elle-même, rebondit jusqu'en bas. En effet, si du côté des Barbares elles étaient inébranlables, car il aurait fallu leur faire remonter un plan oblique (et, d'ailleurs, elles se trouvaient tassées par l'étroitesse de la gorge), de l'autre, au contraire, il suffisait de les heurter fortement pour qu'elles descendissent. Les Carthaginois les poussèrent, et, au jour levant, elles s'avançaient dans la plaine comme les gradins d'un immense escalier en ruines.

Les Barbares ne pouvaient encore les gravir. On leur tendit des échelles; tous s'y élancèrent. La décharge d'une catapulte les refoula; les Dix seulement furent emmenés.

Ils marchaient entre les Clinabares et appuyaient leur main sur la croupe des chevaux pour se soutenir.

Maintenant que leur première joie était passée, ils commençaient à concevoir des inquiétudes. Les exigences d'Hamilcar seraient cruelles. Mais Spendius les rassurait.

« – C'est moi qui parlerai!» Et il se vantait de connaître les choses bonnes à dire pour le salut de l'armée.

Derrière tous les buissons, ils rencontraient des sentinelles en embuscade. Elles se prosternaient devant le baudrier que Spendius avait mis sur son épaule.

Quand ils arrivèrent dans le camp punique, la foule s'empressa autour d'eux, et ils entendaient comme des chuchotements, des rires. La porte d'une tente s'ouvrit.

Hamilcar était au fond, assis sur un escabeau, près d'une table basse où brillait un glaive nu. Des capitaines, debout, l'entouraient.

En apercevant ces hommes, il fit un geste en arrière, puis il se pencha pour les examiner.

Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées, avec un grand cercle noir autour des yeux, qui se prolongeait jusqu'au bas de leurs oreilles; leurs nez bleuâtres saillissaient entre leurs joues creuses, fendillées par des rides profondes; la peau de leur corps, trop large pour leurs muscles, disparaissait sous une poussière de couleur ardoise; leurs lèvres se collaient contre leurs dents jaunes; ils exhalaient une infecte odeur; on aurait dit des tombeaux entr'ouverts, des sépulcres vivants.

 

Au milieu de la tente, il y avait sur une natte, où les capitaines allaient s'asseoir, un plat de courges qui fumait. Les Barbares y attachaient leurs yeux en grelottant de tous les membres, et des larmes venaient à leurs paupières. Ils se contenaient cependant.

Hamilcar se détourna pour parler à quelqu'un. Alors ils se ruèrent dessus, tous, à plat ventre. Leurs visages trempaient dans la graisse, et le bruit de leur déglutition se mêlait aux sanglots de joie qu'ils poussaient. Plutôt par étonnement que par pitié, sans doute, on les laissa finir la gamelle. Quand ils se furent relevés, Hamilcar commanda, d'un signe, à l'homme qui portait le baudrier de parler. Spendius avait peur; il balbutiait.

Hamilcar, en l'écoutant, faisait tourner autour de son doigt une grosse bague d'or, celle qui avait empreint sur le baudrier le sceau de Carthage. Il la laissa tomber par terre; Spendius tout de suite la ramassa; devant son maître, ses habitudes d'esclave le reprenaient. Les autres frémirent, indignés de cette bassesse.

Mais le Grec haussa la voix, et rapportant les crimes d'Hannon qu'il savait être l'ennemi de Barca, tâchant de l'apitoyer avec le détail de leurs misères et les souvenirs de leur dévouement, il parla pendant longtemps, d'une façon rapide, insidieuse, violente même; à la fin, il s'oubliait, entraîné par la chaleur de son esprit.

Hamilcar répliqua qu'il acceptait leurs excuses. Donc la paix allait se conclure, et maintenant elle serait définitive! Mais il exigeait qu'on lui livrât dix des Mercenaires, à son choix, sans armes et sans tunique.

Ils ne s'attendaient pas à cette clémence; Spendius s'écria:

« – Oh! vingt, si tu veux, maître!

« – Non! dix me suffisent», répondit doucement Hamilcar.

On les fit sortir de la tente afin qu'ils pussent délibérer. Dès qu'ils furent seuls, Autharite réclama pour les compagnons sacrifiés, et Zarxas dit à Spendius:

« – Pourquoi ne l'as-tu pas tué? son glaive était là près de toi!

« – Lui!» fit Spendius; et il répéta plusieurs fois: «Lui! lui!» comme si la chose eût été impossible et Hamilcar quelqu'un d'immortel.

Tant de lassitude les accablait qu'ils s'étendirent par terre, sur le dos, ne sachant à quoi se résoudre.

Spendius les engageait à céder. Ils y consentirent et ils rentrèrent.

Alors le suffète mit sa main dans les mains des dix Barbares tour à tour, en serrant leurs pouces; puis il la frotta sur son vêtement, car leur peau visqueuse causait au toucher une impression rude et molle, un fourmillement gras qui horripilait. Ensuite il leur dit:

« – Vous êtes bien, tous, les chefs des Barbares et vous avez juré pour eux?

« – Oui!» répondirent-ils.

« – Sans contrainte, du fond de l'âme, avec l'intention d'accomplir vos promesses?»

Ils assurèrent qu'ils s'en retournaient vers les autres pour les exécuter.

« – Eh bien! dit le suffète, d'après la convention passée entre moi, Barca et les ambassadeurs des Mercenaires, c'est vous que je choisis, et je vous garde!»

Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares, comme l'abandonnant, se resserrèrent les uns près des autres; et il n'y eut pas un mot, pas une plainte.

Leurs compagnons, qui les attendaient, ne les voyant pas revenir, se crurent trahis. Sans doute, les parlementaires s'étaient donnés au suffète?

Ils attendirent encore deux jours; puis le matin du troisième leur résolution fut prise. Avec des cordes, des pics et des flèches disposées comme des échelons entre des lambeaux de toile, ils parvinrent à escalader les roches; et laissant derrière eux les plus faibles, trois mille environ, ils se mirent en marche pour rejoindre l'armée de Tunis.

Au haut de la gorge s'étalait une prairie clairsemée d'arbustes; les Barbares en dévorèrent les bourgeons. Ensuite ils trouvèrent un champ de fèves; et tout disparut comme si un nuage de sauterelles eût passé par là. Trois heures après ils arrivèrent sur un second plateau, que bordait une ceinture de collines vertes.

Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes couleur d'argent brillaient, espacées les unes des autres; les Barbares, éblouis par le soleil, apercevaient confusément, en dessous, de grosses masses noires. Elles se levèrent. C'étaient des lances dans des tours, sur des éléphants effroyablement armés.

Outre l'épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs défenses, les plaques d'airain qui couvraient leurs flancs et les poignards tenus à leurs genouillères, – ils avaient au bout de leurs trompes un bracelet de cuir où était passé le manche d'un large coutelas; partis tous à la fois du fond de la plaine, ils s'avançaient de chaque côté parallèlement.

Une terreur sans nom glaça les Barbares. Ils ne tentèrent même pas de s'enfuir. Déjà ils se trouvaient enveloppés.

Les éléphants entrèrent dans cette masse d'hommes et les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances de leurs défenses la retournaient comme des socs de charrues; ils coupaient, taillaient, hachaient avec les faux de leurs trompes; les tours, pleines de phalariques, semblaient des volcans en marche; on ne distinguait qu'un large amas où les chairs humaines faisaient des taches blanches, les morceaux d'airain des plaques grises, le sang des fusées rouges; les horribles animaux, passant au milieu de tout cela, creusaient des sillons noirs. Le plus furieux était conduit par un Numide couronné d'un diadème de plumes. Il lançait des javelots avec une vitesse effrayante, tout en jetant par intervalles un long sifflement aigu; – les grosses bêtes, dociles comme des chiens, pendant le carnage tournaient un œil de son côté.

Leur cercle peu à peu se rétrécissait; les Barbares, affaiblis, ne résistaient pas; bientôt les éléphants furent au centre de la plaine. L'espace leur manquait; ils se tassaient à demi cabrés, les ivoires s'entre-choquaient. Tout à coup Narr'Havas les apaisa, et, tournant la croupe, ils s'en revinrent au trot vers les collines.

Cependant deux syntagmes s'étaient réfugiés à droite dans un pli du terrain, avaient jeté leurs armes; et tous à genoux vers les tentes puniques, ils levaient leurs bras pour implorer grâce.

On leur attacha les jambes et les mains; puis, quand ils furent étendus par terre les uns près des autres, on ramena les éléphants.

Les poitrines craquaient comme des coffres que l'on brise; chacun de leurs pas en écrasait deux; leurs gros pieds enfonçaient dans les corps avec un mouvement des hanches qui les faisait paraître boiter. Ils continuaient et allèrent jusqu'au bout.

Le niveau de la plaine redevint immobile. La nuit tomba. Hamilcar se délectait devant le spectacle de sa vengeance; soudain il tressaillit.

Il voyait, et tous voyaient à six cents pas de là, sur la gauche, au sommet d'un mamelon, des Barbares encore! En effet, quatre cents des plus solides, des Mercenaires Étrusques, Libyens et Spartiates, dès le commencement avaient gagné les hauteurs, et jusque-là s'y étaient tenus incertains. Après ce massacre de leurs compagnons, ils résolurent de traverser les Carthaginois; déjà ils descendaient en colonnes serrées, d'une façon merveilleuse et formidable.

Un héraut leur fut immédiatement expédié. Le suffète avait besoin de soldats; il les recevait sans condition, tant il admirait leur bravoure. Ils pouvaient même, ajouta l'homme de Carthage, se rapprocher quelque peu, dans un endroit qu'il leur désigna, et où ils trouveraient des vivres.

Les Barbares y coururent et passèrent la nuit à manger. Alors les Carthaginois éclatèrent en rumeurs contre la partialité du suffète pour les Mercenaires.

Céda-t-il à ces expansions d'une haine irrassasiable, ou bien était-ce un raffinement de perfidie? Le lendemain il vint lui-même sans épée, tête nue, dans une escorte de Clinabares, et il leur déclara qu'ayant trop de monde à nourrir, son intention n'était pas de les conserver. Cependant, comme il lui fallait des hommes et qu'il ne savait par quel moyen choisir les bons, ils allaient se combattre à outrance; puis il admettrait les vainqueurs dans sa garde particulière. Cette mort-là en valait bien une autre; – et alors, écartant ses soldats (car les étendards puniques cachaient aux Mercenaires l'horizon), il leur montra les cent quatre-vingt-douze éléphants de Narr'Havas formant une seule ligne droite et dont les trompes brandissaient de larges fers, pareils à des bras de géant qui auraient tenu des haches sur leurs têtes.

Les Barbares s'entre-regardèrent silencieusement. Ce n'était pas la mort qui les faisait pâlir, mais l'horrible contrainte où ils se trouvaient réduits.

La communauté de leur existence avait établi entre ces hommes des amitiés profondes. Le camp, pour la plupart, remplaçait la patrie; vivant sans famille, ils reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse, et l'on s'endormait, côte à côte, sous le même manteau à la clarté des étoiles. Dans ce vagabondage perpétuel à travers toutes sortes de pays, de meurtres et d'aventures, il s'était formé d'étranges amours, – unions obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus fort défendait le plus jeune au milieu des batailles, l'aidait à franchir les précipices, épongeait sur son front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nourriture; et l'autre, enfant ramassé au bord d'une route, puis devenu Mercenaire, payait ce dévoûment par mille soins délicats et des complaisances d'épouse.

Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants d'oreilles, cadeaux qu'ils s'étaient faits autrefois, après un grand péril, dans des heures d'ivresse. Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait à un autre dont la barbe était grise: « – Non! non, tu es le plus robuste! Tu nous vengeras, tue-moi!» et l'homme répondait: « – J'ai moins d'années à vivre, frappe au cœur, et n'y pense plus!» Les frères se contemplaient les deux mains serrées, et l'amant faisait à son amant des adieux éternels, debout, en pleurant sur son épaule.

Ils retirèrent leurs cuirasses, pour que la pointe des glaives s'enfonçât plus vite. Alors parurent les marques des grands coups qu'ils avaient reçus pour Carthage; on aurait dit des inscriptions sur des colonnes.

Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon des gladiateurs, et ils commencèrent par des engagements timides. Quelques-uns s'étaient bandé les yeux, et leurs glaives ramaient dans l'air, doucement, comme des bâtons d'aveugle. Les Carthaginois poussèrent des huées en leur criant qu'ils étaient des lâches. Les Barbares s'animèrent, et bientôt le combat fut général, précipité, terrible.

Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants, tombaient dans les bras l'un de l'autre et mouraient en se donnant des baisers. Aucun ne reculait. Ils se ruaient contre les lames tendues. Leur délire était si furieux que les Carthaginois, de loin, avaient peur.

Enfin, ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un grand bruit rauque, et l'on apercevait leurs prunelles entre leurs longs cheveux qui pendaient comme s'ils fussent sortis d'un bain de pourpre. Plusieurs tournaient sur eux-mêmes, rapidement, tels que des panthères blessées au front. D'autres se tenaient immobiles en considérant un cadavre à leurs pieds; puis, tout à coup, ils s'arrachaient le visage avec les ongles, prenaient leur glaive à deux mains et se l'enfonçaient dans le ventre.

Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à boire. On leur cria de jeter leurs glaives; et quand ils les eurent jetés, on leur apporta de l'eau.

Pendant qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les vases, soixante Carthaginois, sautant sur eux, les tuèrent avec des stylets, dans le dos.

Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts de son armée, et, par cette trahison, l'attacher à sa personne.

Donc la guerre était finie; du moins il le croyait; Mâtho ne résisterait pas; dans son impatience, le suffète ordonna tout de suite le départ.

Ses éclaireurs vinrent lui dire que l'on avait distingué un convoi qui s'en allait vers la montagne de Plomb. Hamilcar ne s'en soucia. Une fois les Mercenaires anéantis, les Nomades ne l'embarrasseraient plus. L'important était de prendre Tunis. A grandes journées il marcha dessus.

Il avait envoyé Narr'Havas à Carthage porter la nouvelle de la victoire; et le roi des Numides, fier de ses succès, se présenta chez Salammbô.

Elle le reçut dans ses jardins, sous un large sycomore, entre des oreillers de cuir jaune, avec Taanach auprès d'elle. Son visage était couvert d'une écharpe blanche qui, lui passant sur la bouche et sur le front, ne laissait voir que les yeux; mais ses lèvres brillaient dans la transparence du tissu comme les pierreries de ses doigts, – car Salammbô tenait ses deux mains enveloppées, et tout le temps qu'ils parlèrent, elle ne fit pas un geste.

 

Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares. Elle le remercia, par une bénédiction, des services qu'il avait rendus à son père. Alors, il se mit à raconter toute la campagne.

Les colombes, sur les palmiers autour d'eux, roucoulaient doucement, et d'autres oiseaux voletaient parmi les herbes: des galéoles à collier, des cailles de Tartessus et des pintades puniques. Le jardin, depuis longtemps inculte, avait multiplié ses verdures; des coloquintes montaient dans le branchage des canéficiers, des asclépias parsemaient les champs de roses, toutes sortes de végétations formaient des entrelacements, des berceaux; et des rayons de soleil, qui descendaient obliquement, marquaient çà et là, comme dans les bois, l'ombre d'une feuille sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenues sauvages, s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois, on apercevait une gazelle traînant à ses petits sabots noirs des plumes de paon dispersées. Les clameurs de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure des flots. Le ciel était tout bleu; pas une voile n'apparaissait sur la mer.

Narr'Havas ne parlait plus; Salammbô, sans lui répondre, le regardait. Il avait une robe de lin, où des fleurs étaient peintes, avec des franges d'or par le bas; deux flèches d'argent retenaient ses cheveux tressés au bord de ses oreilles; et il s'appuyait de la main droite contre le bois d'une pique, orné par des cercles d'électrum et des touffes de poil.

En le considérant, une foule de pensées vagues l'absorbait. Ce jeune homme à voix douce et à taille féminine captivait ses yeux par la grâce de sa personne et lui semblait être comme une sœur aînée que les Baals envoyaient pour la protéger. Le souvenir de Mâtho la saisit; elle ne résista pas au désir de savoir ce qu'il devenait.

Narr'Havas répondit que les Carthaginois s'avançaient vers Tunis, afin de le prendre. A mesure qu'il exposait leurs chances de réussite et la faiblesse de Mâtho, elle paraissait se réjouir dans un espoir extraordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrine haletait. Quand il promit enfin de le tuer lui-même, elle s'écria: « – Oui! tue-le! Il le faut!»

Le Numide répliqua qu'il souhaitait ardemment cette mort, puisque, la guerre terminée, il serait son époux.

Salammbô tressaillit, et elle baissa la tête.

Mais Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs à des fleurs qui languissent après la pluie, à des voyageurs perdus qui attendent le jour. Il lui dit encore qu'elle était plus belle que la lune, meilleure que le vent du matin et que le visage de l'hôte. Il ferait venir pour elle, du pays des Noirs, des choses comme il n'y en avait pas à Carthage, et les appartements de leur maison seraient sablés avec de la poudre d'or.

Le soir tombait, des senteurs de baume s'exhalaient. Pendant longtemps ils se regardèrent en silence; – et les yeux de Salammbô, au fond de ses longues draperies, avaient l'air de deux étoiles dans l'ouverture d'un nuage. Avant que le soleil se fût couché, il se retira.

Les anciens se sentirent soulagés d'une grande inquiétude quand il partit de Carthage. Le peuple l'avait reçu avec des acclamations encore plus enthousiastes que la première fois. Si Hamilcar et le roi des Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait impossible de leur résister. Donc ils résolurent, pour affaiblir Barca, de faire participer à la délivrance de la République celui qu'ils aimaient, le vieil Hannon.

Il se porta immédiatement vers les provinces occidentales, afin de se venger dans les lieux mêmes qui avaient vu sa honte. Les habitants et les Barbares étaient morts, cachés ou enfuis. Sa colère se déchargea sur la campagne. Il brûla les ruines des ruines, il ne laissa pas un seul arbre, pas un brin d'herbe; les enfants et les infirmes que l'on rencontrait, on les suppliciait; il donnait à ses soldats les femmes à violer avant leur égorgement, les plus belles étaient jetées dans sa litière, – car son atroce maladie l'enflammait de désirs impétueux; il les assouvissait avec toute la fureur d'un homme désespéré.

Souvent, à la crête des collines, des tentes noires s'abattaient comme renversées par le vent, et de larges disques à bordures brillantes, que l'on reconnaissait pour des roues de chariot, en tournant avec un son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les vallées. Les tribus, qui avaient abandonné le siège de Carthage, erraient ainsi par les provinces, attendant une occasion, quelque victoire des Mercenaires pour revenir. Mais, soit terreur ou famine, elles reprirent toutes le chemin de leurs contrées et disparurent.

Hamilcar ne fut point jaloux des succès d'Hannon. Cependant il avait hâte d'en finir; il lui ordonna de se rabattre sur Tunis; et Hannon, au jour fixé, se trouva sous les murs de la ville.

Elle avait pour se défendre sa population d'autochtones, douze mille Mercenaires, puis tous les Mangeurs de choses immondes, car ils étaient comme Mâtho rivés à l'horizon de Carthage; et la plèbe et le Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles, en rêvant par derrière des jouissances infinies. Dans cet accord de haines, la résistance fut lestement organisée. On prit des outres pour faire des casques, on coupa tous les palmiers dans les jardins pour avoir des lances, on creusa des citernes; et quant aux vivres, ils pêchaient au bord du lac de gros poissons blancs, nourris de cadavres et d'immondices. Leurs remparts, maintenus en ruines par la jalousie de Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un coup d'épaule, les abattre. Mâtho en boucha les trous avec les pierres des maisons. C'était la dernière lutte; il n'espérait rien; cependant il se disait que la fortune était changeante.

Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent, sur les remparts, un homme qui dépassait les créneaux de toute la ceinture. Les flèches volant autour de lui n'avaient pas l'air de plus l'effrayer qu'un essaim d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le toucha.

Hamilcar établit son camp sur le côté méridional; Narr'Havas, à sa droite, occupait la plaine de Rhadès; Hannon le bord du lac; et les trois généraux devaient garder leur position respective pour attaquer l'enceinte tous en même temps.

Hamilcar voulut d'abord montrer aux Mercenaires qu'il les châtierait comme des esclaves. Il fit crucifier les dix ambassadeurs, les uns après les autres, sur un monticule, en face de la ville.

A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le rempart.

Mâtho s'était dit que s'il pouvait passer entre les murs et les tentes de Narr'Havas assez rapidement pour que les Numides n'eussent pas le temps de sortir, il tomberait sur les derrières de l'infanterie carthaginoise, qui se trouverait prise entre sa division et ceux de l'intérieur. Il s'élança dehors avec les vétérans.

Narr'Havas l'aperçut; il franchit la plage du lac et vint avertir Hannon d'expédier des hommes au secours d'Hamilcar. Croyait-il Barca trop faible pour résister aux Mercenaires? Était-ce une perfidie ou une sottise? Nul jamais ne put le savoir.

Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança pas. Il cria de sonner les trompettes, et toute son armée se précipita sur les Barbares. Ils se retournèrent et coururent droit aux Carthaginois; ils les renversaient, les écrasaient, sous leurs pieds, et, les refoulant ainsi, ils arrivèrent jusqu'à la tente d'Hannon, qui était alors au milieu de trente Carthaginois, les plus illustres des anciens.

Il parut stupéfait de leur audace; il appelait ses capitaines. Tous avançaient leurs poings sous sa gorge en vociférant des injures. La foule se poussait, et ceux qui avaient la main sur lui le retenaient à grand'peine. Cependant il tâchait de leur dire à l'oreille: « – Je te donnerai tout ce que tu veux! Je suis riche! Sauve-moi!» Ils le tiraient; si lourd qu'il fût, ses pieds ne touchaient plus la terre. On avait entraîné les anciens. Sa terreur redoubla. « – Vous m'avez battu! Je suis votre captif! Je me rachète! Écoutez-moi, mes amis!» Et, porté par toutes ces épaules qui le serraient aux flancs, il répétait: « – Qu'allez-vous faire? Que voulez-vous? Je ne m'obstine pas, vous voyez bien! J'ai toujours été bon!»