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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph. A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle? et des doutes survenaient dans la pensée du Barbare. Puis, il lui semblait au contraire que le vêtement de la Déesse dépendait de Salammbô, et qu'une partie de son âme y flottait plus subtile qu'une haleine; et il le palpait, le humait, s'y plongeait le visage, le baisait en sanglotant. Il s'en recouvrait les épaules pour se faire illusion et se croire auprès d'elle.



Quelquefois il s'échappait tout à coup, enjambait les soldats qui dormaient roulés dans leurs manteaux, s'élançait sur un cheval, et, deux heures après, se trouvait à Utique dans la tente de Spendius.



D'abord, il parlait du siège; mais il n'était venu que pour soulager sa douleur en causant de Salammbô; Spendius l'exhortait à la sagesse.



« – Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent! Tu obéissais autrefois? à présent tu commandes une armée, et si Carthage n'est pas conquise, du moins on nous accordera des provinces; nous deviendrons des rois!»



Mais, comment la possession du zaïmph ne leur donnait-elle pas la victoire? D'après Spendius, il fallait attendre.



Mâtho s'imagina que le voile concernait exclusivement les hommes de race chananéenne, et, dans sa subtilité de Barbare, il se disait: «Donc le zaïmph ne fera rien pour moi; mais, puisqu'ils l'ont perdu, il ne fera rien pour eux.»



Ensuite, un scrupule le troubla. Il avait peur, en adorant Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser Moloch; et il demanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon de sacrifier un homme.



« – Sacrifie toujours!» dit Spendius, en riant.



Mâtho, qui ne comprenait point cette indifférence, soupçonna le Grec d'avoir un génie dont il ne voulait pas parler.



Tous les cultes, comme toutes les races, se rencontraient dans ces armées de Barbares, et l'on considérait les dieux des autres, car ils effrayaient aussi. Plusieurs mêlaient à leur religion natale des pratiques étrangères. On avait beau ne pas adorer les étoiles, telle constellation étant funeste ou secourable, on lui faisait des sacrifices; une amulette inconnue, trouvée par hasard dans un péril, devenait une divinité; ou bien c'était un nom, rien qu'un nom, et que l'on répétait sans même chercher à comprendre ce qu'il pouvait dire. Mais, à force d'avoir pillé des temples, vu quantité de nations et d'égorgements, beaucoup finissaient par ne plus croire qu'au destin et à la mort; et chaque soir ils s'endormaient dans la placidité des bêtes féroces. Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien; cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres, et il ne manquait pas, tous les jours, de se chausser d'abord du pied droit.



Il élevait, en face d'Utique, une longue terrasse quadrangulaire. Mais, à mesure qu'elle montait, le rempart grandissait aussi; ce qui était abattu par les uns, presque immédiatement se trouvait relevé par les autres. Spendius ménageait ses hommes, rêvait des plans; il tâchait de se rappeler les stratagèmes qu'il avait entendu raconter dans ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne revenait-il pas? On était plein d'inquiétudes.



Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser à ses éléphants et à ses soldats le golfe de Carthage. Puis ils tournèrent la montagne des Eaux-Chaudes pour éviter Autharite, – et continuèrent avec tant de lenteur qu'au lieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait calculé le suffète, on n'arriva qu'en plein soleil, dans la troisième journée.



Utique avait, du côté de l'Orient, une plaine qui s'étendait jusqu'à la grande lagune de Carthage; derrière elle débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux basses montagnes s'interrompant tout à coup; les Barbares s'étaient campés plus loin sur la gauche, de manière à bloquer le port; et ils dormaient dans leurs tentes (ce jour-là les deux partis, trop las pour combattre, se reposaient), lorsque, au tournant des collines, l'armée carthaginoise parut.



Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes. Les gardes de la Légion, sous leurs armures en écailles d'or, formaient la première ligne, avec leurs gros chevaux sans crinière, sans poils, sans oreilles, et qui avaient au milieu du front une corne d'argent pour les faire ressembler à des rhinocéros. Entre leurs escadrons, des jeunes gens, coiffés d'un petit casque, balançaient dans chaque main un javelot de frêne; les longues piques de la lourde infanterie s'avançaient par derrière. Tous ces marchands avaient accumulé sur leurs corps le plus d'armes possible: on en voyait qui portaient à la fois une lance, une hache, une massue, deux glaives; d'autres, comme des porcs-épics, étaient hérissés de dards, et leurs bras s'écartaient de leurs cuirasses en lames de corne ou en plaques de fer. Enfin apparurent les échafaudages des hautes machines: carrobalistes, onagres, catapultes et scorpions, oscillant sur des chariots tirés par des mulets et des quadriges de bœufs; – et à mesure que l'armée se développait, les capitaines, en haletant, couraient de droite et de gauche pour communiquer des ordres, faire joindre les files et maintenir les intervalles. Ceux des anciens qui commandaient étaient venus avec des casaques de pourpre dont les franges magnifiques s'embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes. Leurs visages, tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous des casques énormes surmontés de dieux; et, comme ils avaient des boucliers à bordure d'ivoire couverte de pierreries, on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs d'airain.



Les Carthaginois manœuvraient si lourdement que les soldats, par dérision, les engagèrent à s'asseoir. Ils criaient qu'ils allaient tout à l'heure vider leurs gros ventres, épousseter la dorure de leur peau et leur faire boire du fer.



Au haut du mât planté devant la tente de Spendius, un lambeau de toile verte apparut: c'était le signal. L'armée carthaginoise y répondit par un grand tapage de trompettes, de cymbales, de flûtes en os d'âne et de tympanons. Déjà les Barbares avaient sauté en dehors des palissades. On était à portée de javelot, face à face.



Un frondeur baléare s'avança d'un pas, posa dans sa lanière une de ses balles d'argile, tourna son bras; un bouclier d'ivoire éclata, et les deux armées se mêlèrent.



Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les chevaux aux naseaux, les firent se renverser sur leurs maîtres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient prises trop grosses; elles retombaient près d'eux. Les fantassins puniques, en frappant de taille avec leurs longues épées, se découvraient le flanc droit. Les Barbares enfoncèrent leurs lignes; ils les égorgeaient à plein glaive; ils trébuchaient sur les moribonds et les cadavres, tout aveuglés par le sang qui leur jaillissait au visage. Ce tas de piques, de casques, de cuirasses, d'épées et de membres confondus tournait sur soi-même, s'élargissant et se serrant avec des contractions élastiques. Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus en plus, leurs machines ne pouvaient sortir des sables; enfin, la litière du suffète (sa grande litière à pendeloques de cristal), que l'on apercevait, depuis le commencement, balancée dans les soldats comme une barque sur les flots, tout à coup sombra. Il était mort sans doute? Les Barbares se trouvèrent seuls.



La poussière autour d'eux tombait et ils commençaient à chanter, lorsque Hannon lui-même parut au haut d'un éléphant. Il était nu-tête, sous un parasol de byssus, que portait un nègre derrière lui. Son collier à plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique noire; des cercles de diamants comprimaient ses bras, et, la bouche ouverte, il brandissait une pique démesurée, épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu'un miroir. Aussitôt la terre s'ébranla, – et les Barbares virent accourir, sur une seule ligne, tous les éléphants de Carthage avec leurs défenses dorées, les oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, et secouant par-dessus leurs caparaçons d'écarlate des tours de cuir, où dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert.



A peine si les soldats avaient leurs armes; ils s'étaient rangés au hasard. Une terreur les glaça; ils restèrent indécis.



Déjà, du haut des tours on leur jetait des javelots, des flèches, des phalariques, des masses de plomb; quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux franges des caparaçons. Avec des coutelas on leur abattait les mains, et ils tombaient à la renverse sur les glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient, les éléphants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans des touffes d'herbes; ils arrachèrent les pieux du camp avec leurs trompes, le traversèrent d'un bout à l'autre en renversant les tentes sous leurs poitrails; tous les Barbares avaient fui. Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée par où les Carthaginois étaient venus.



Hannon, vainqueur, se présenta devant les portes d'Utique. Il fit sonner de la trompette. Les trois juges de la ville parurent, au sommet d'une tour, dans la baie des créneaux.



Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hôtes aussi bien armés. Hannon s'emporta. Enfin, ils consentirent à l'admettre avec une faible escorte.



Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Il fallut les laisser dehors.



Dès que le suffète fut dans la ville, les principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux étuves et appela ses cuisiniers.



Trois heures après, il était encore enfoncé dans l'huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque; et, tout en se baignant, il mangeait, sur une peau de bœuf étendue, des langues de phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel. Près de lui, son médecin grec, immobile dans une longue robe jaune, faisait de temps à autre réchauffer l'étuve, et deux jeunes garçons, penchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais les soins de son corps n'arrêtaient pas son amour de la chose publique, car il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des prisonniers, il se demandait quel châtiment terrible inventer.

 



« – Arrête! – dit-il à un esclave qui écrivait debout, dans le creux de sa main. – Qu'on m'en amène! Je veux les voir.»



Et du fond de la salle emplie d'une vapeur blanchâtre où les torches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares: un Samnite, un Spartiate et un Cappadocien.



« – Continue!» dit Hannon.



« – Réjouissez-vous, lumière des Baals! votre suffète a exterminé les chiens voraces! Bénédictions sur la République! Ordonnez des prières!» Il aperçut les captifs; et alors éclatant de rire: – Ah! ah! mes braves de Sicca! Vous ne criez plus si fort aujourd'hui! C'est moi! Me reconnaissez-vous? Où sont donc vos épées? Quels hommes terribles, vraiment!» Et il feignait de se vouloir cacher, comme s'il en avait eu peur. – «Vous demandiez des chevaux, des femmes, des terres, des magistratures, sans doute, et des sacerdoces! Pourquoi pas? Eh bien, je vous en fournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez! On vous mariera à des potences toutes neuves! Votre solde? on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb! et je vous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu des nuages, pour être rapprochés des aigles!»



Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le regardaient, sans comprendre ce qu'il disait. Blessés aux genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaînes de leurs mains traînaient, par le bout, sur les dalles. Hannon s'indigna de leur impassibilité.



« – A genoux! à genoux! chacals! poussière! vermine! excréments! Et ils ne répondent pas! Assez! Taisez-vous! Qu'on les écorche vifs! Non! tout à l'heure!»



Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L'huile parfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collant contre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisait paraître rose.



Il reprit:



« – Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leur position, le courage extraordinaire… Ah! Demonades! comme je souffre! Qu'on réchauffe les briques, et qu'elles soient rouges!»



On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes; et les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le dévorait; l'homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie, et lui tendant une coupe d'or où fumait un bouillon de vipère:



« – Bois! – dit-il, – pour que la force des serpents, nés du soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ô reflet des Dieux! Tu sais, d'ailleurs, qu'un prêtre d'Eschmoûn observe autour du Chien les étoiles cruelles d'où dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n'en dois pas mourir.



« – Oh! oui, n'est-ce pas? – répéta le suffète, – je n'en dois pas mourir!» Et de ses lèvres violacées s'échappait une haleine plus nauséabonde que l'exhalaison d'un cadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux, qui n'avaient plus de sourcils; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front; ses deux oreilles, en s'écartant de sa tête, commençaient à grandir; et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspect étrange et effrayant, l'air d'une bête farouche. Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement; il dit:



« – Tu as peut-être raison, Demonades? En effet, voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste. Tiens! regarde comme je mange!»



Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouver à lui-même qu'il se portait bien, il entamait les farces de fromage et d'origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avec des œufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dans l'imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en injures contre ces trois hommes.



« – Ah! traîtres! ah! misérables! infâmes! maudits! Et vous m'outragiez, moi! moi! le suffète! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent! Ah! oui! leur sang! leur sang!» Puis, se parlant à lui-même: «Tous périront! on n'en vendra pas un seul! il vaudrait mieux les conduire à Carthage! On me verrait… mais je n'ai pas, sans doute, emporté assez de chaînes? Écris: Envoyez-moi… Combien sont-ils? qu'on aille le demander à Muthumbal! Va! pas de pitié! et qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées!»



Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon et le retentissement des plats que l'on posait autour de lui. Ils redoublèrent et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.



Les Carthaginois n'avaient point cherché à poursuivre les Barbares. Ils s'étaient établis au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes; et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu'un amas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes (les pertes n'étaient pas considérables), – et enragés d'avoir été vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussa vers Utique.



Les éléphants, effrayés par ces flammes, s'enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arrière; – et à grands coups d'ivoire et sous leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, les aplatissaient. Derrière eux les Barbares descendaient la colline; le camp punique, sans retranchements, dès la première charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires.



Le jour se levait; du côté de l'Occident arrivèrent les fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliers parurent; c'était Narr'Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement de fortune interrompit le suffète. Il cria pour qu'on vînt l'aider à sortir de l'étuve.



Les trois captifs étaient toujours devant lui. Un nègre (le même qui, dans la bataille, portait son parasol) se pencha vers son oreille. « – Eh bien? – répondit le suffète lentement. Ah! tue-les!» ajouta-t-il d'un ton brusque



L'Éthiopien tira de sa ceinture un long poignard, et les trois têtes tombèrent. Une d'elles, en rebondissant parmi les épluchures du festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte, les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur; les trois corps, couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudre bleue. Le suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il s'en frotta les genoux; c'était un remède.



Le soir venu, il s'échappa de la ville avec son escorte, puis s'engagea dans la montagne pour rejoindre son armée.



Il parvint à en retrouver les débris.



Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d'un défilé, quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent facilement arrêtées; les Carthaginois les regardèrent passer, tout stupéfaits. Hannon reconnut à l'arrière-garde le roi des Numides; Narr'Havas s'inclina pour le saluer en faisant un signe qu'il ne comprit pas.



On s'en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement; le jour, on se cachait dans les bois d'oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermæum, où des vaisseaux vinrent les prendre.



Hannon était si fatigué, si désespéré, – la perte des éléphants surtout l'accablait, – qu'il demanda, pour en finir, du poison à Demonades. D'ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sa croix.



Carthage n'eut pas la force de s'indigner contre lui. On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d'argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d'or, dix-huit éléphants, quatorze membres du Grand-Conseil, trois cents riches, huit mille citoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutes les machines de guerre! La défection de Narr'Havas était certaine, les deux sièges recommençaient. L'armée d'Autharite s'étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l'Acropole, on apercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu'au ciel; c'étaient les châteaux des riches qui brûlaient.



Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentait de l'avoir méconnu, et le parti de la paix lui-même vota des holocaustes pour le retour d'Hamilcar.



La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait, la nuit, entendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée en jetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus.



VII

HAMILCAR BARCA

L'annonciateur des lunes, qui veillait toutes les nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du côté de l'Occident, quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de la mer.



C'était un navire à trois rangs de rames; il y avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil se levait; l'annonciateur des lunes mit sa main devant les yeux; puis, saisissant à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d'airain.



De toutes les maisons des gens sortirent; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le môle était couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirème d'Hamilcar.



Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendant l'écume autour d'elle; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence; de temps à autre l'extrémité de sa quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait; et sous l'éperon qui terminait sa proue, le cheval à tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les plaines de la mer.



Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la voile tomba, et l'on aperçut auprès du pilote un homme debout, tête nue; c'était lui, le suffète Hamilcar! Il portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient; un manteau rouge s'attachant à ses épaules laissait voir ses bras; deux perles très longues pendaient à ses oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue.



Cependant la galère ballottée au milieu des rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait sur les dalles en criant:



« – Salut! bénédiction! Œil de Khamon! ah! délivre-nous! C'est la faute des riches! ils veulent te faire mourir! Prends garde à toi, Barca!»



Il ne répondait pas, comme si la clameur des océans et des batailles l'eût complètement assourdi. Mais quand il fut sous l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamilcar releva la tête, et, les bras croisés, il regarda le temple d'Eschmoûn. Sa vue monta plus haut encore, dans le grand ciel pur; d'une voix âpre, il cria un ordre à ses matelots; la trirème bondit; elle érafla l'idole établie à l'angle du môle pour arrêter les tempêtes; et dans le port marchand plein d'immondices, d'éclats de bois et d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait les autres navires amarrés à des pieux et finissant par des mâchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques-uns se jetèrent à la nage. Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte hérissée de clous. La porte se leva, et la trirème disparut sous la voûte profonde.



Le port militaire était complètement séparé de la ville; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans un couloir qui débouchait à gauche, devant le temple de Khamon. Cette grande place d'eau, ronde comme une coupe, avait une bordure de quais où étaient bâties des loges abritant les navires. En avant de chacune d'elles montaient deux colonnes, portant à leur chapiteau des cornes d'Ammon, ce qui formait une continuité de portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans une île, s'élevait une maison pour le suffète de la mer.

 



L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond, pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait pas jusque-là, et Hamilcar, en passant, reconnaissait les trirèmes qu'il avait autrefois commandées.



Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-être, à l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou droites sur la quille, avec des poupes très hautes et des proues bombées, couvertes de dorures et de symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, les Dieux Patæques leurs bras, les taureaux leurs cornes d'argent; et toutes à moitié dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d'histoire et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats mutilés qui revoient leur maître, elles semblaient lui dire: «C'est nous! c'est nous! et toi aussi tu es vaincu!»



Nul, hormis le suffète de la mer, ne pouvait entrer dans la maison-amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve de sa mort, on le considérait comme existant toujours. Les anciens évitaient par là un maître de plus, et ils n'avaient pas manqué pour Hamilcar d'obéir à la coutume.



Le suffète s'avança dans les appartements déserts. A chaque pas il retrouvait des armures, des meubles, des objets connus qui l'étonnaient cependant, et même sous le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la cendre des parfums allumés au départ pour conjurer Melkarth. Ce n'était pas ainsi qu'il espérait revenir! Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu se déroula dans sa mémoire: les assauts, les incendies, les légions, les tempêtes, Drepanum, Syracuse, Lilybée, le mont Etna, le plateau d'Éryx, cinq ans de batailles, – jusqu'au jour funeste où, déposant les armes, on avait perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur des montagnes grises; et son cœur bondissait à l'imagination d'une autre Carthage, établie là-bas. Ses projets, ses souvenirs, bourdonnaient dans sa tête, encore étourdie par le tangage du vaisseau; une angoisse l'accablait, et devenu faible tout à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux.



Alors il monta au dernier étage de sa maison; puis ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale.



De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre, l'éclairaient doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à ceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d'un esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs, tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu; par leur couleur, la nuit ténébreuse, et par leur densité, la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes, posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les autres; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant à genoux, il s'étendit par terre, les deux bras allongés.



Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lattier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane; et la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il s'efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l'esprit immuable que les apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu'il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime.



Quand il se releva il était plein d'une intrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte, – et comme sa poitrine étouffait, il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage.



La ville descendait en se creusant par une courbe longue,