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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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Il répliqua: – «Bénédiction sur toi!» et il saisit machinalement le vase d'or qu'elle lui tendait.

Cependant il l'examinait avec une attention si âpre que Salammbô troublée balbutia:

« – On t'a dit, ô maître!..

« – Oui! je sais!» fit Hamilcar à voix basse.

Était-ce un aveu? ou parlait-elle des Barbares? Et il ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu'il espérait à lui seul dissiper.

« – O père! exclama Salammbô, tu n'effaceras pas ce qui est irréparable!»

Il se recula, et Salammbô s'étonnait de son ébahissement; car elle ne songeait point à Carthage, mais au sacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisait trembler les légions et qu'elle connaissait à peine, l'effrayait comme un dieu; il avait deviné, il savait tout, quelque chose de terrible allait venir. Elle s'écria: «Grâce!»

Hamilcar baissa la tête lentement.

Bien qu'elle voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les lèvres; cependant elle étouffait du besoin de se plaindre et d'être consolée. Hamilcar combattait l'envie de rompre son serment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d'en finir avec son incertitude; et il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce qu'elle cachait au fond de son cœur.

Peu à peu, en haletant, Salammbô s'enfonçait la tête dans les épaules, écrasée par ce regard trop lourd. Il était sûr maintenant qu'elle avait failli dans l'étreinte d'un Barbare; il frémissait, il leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s'empressèrent autour d'elle.

Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants le suivirent.

On ouvrit la porte des entrepôts, – et il entra dans une vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons d'une roue à son moyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulés sur des tapis.

Le suffète se promena d'abord à grands pas rapides; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par les mouches. Mais il secoua la tête, et en apercevant l'accumulation de ses richesses, il se calma; sa pensée, qu'attiraient les perspectives des couloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots d'argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d'étain apportés des cassitérides par la mer ténébreuse; les gommes du pays des noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier; et la poudre d'or, tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre les lins d'Égypte, de Grèce, de Taprobane et de Judée; des madrépores, tels que de larges buissons, se hérissaient au pied des murs; et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d'autruche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte. Devant chaque couloir, des dents d'éléphants posées debout, en se réunissant par les pointes, formaient arc au-dessus de la porte.

Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants se tenaient les bras croisés, la tête basse, tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mitre pointue.

Hamilcar interrogea le chef des navires. C'était un vieux pilote aux paupières éraillées par le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu'à ses hanches, comme si l'écume des tempêtes lui était restée sur la barbe.

Il répondit qu'il avait envoyé une flotte par Gadès et Thymiamata, pour tacher d'atteindre Eziongaber, en doublant la Corne du sud et le promontoire des Aromates.

D'autres avaient continué dans l'Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages; mais la proue des navires s'embarrassait dans les herbes, l'horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes, des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums endormait les équipages; et à présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur mémoire était troublée. Cependant on avait remonté les fleuves des Scythes, pénétré en Colchide, chez les Jugriens, chez les Estiens, ravi dans l'Archipel quinze cents vierges et coulé bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au delà du cap Œstrymon, pour que le secret des routes ne fût pas connu. Le roi Ptolémée retenait l'encens de Schesbar; Syracuse, Elathia, la Corse et les îles n'avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu'une trirème était prise à Rusicada par les Numides, – «car ils sont avec eux, maître».

Hamilcar fronça les sourcils; puis il fit signe de parler au chef des voyages, enveloppé d'une robe brune sans ceinture, et la tête prise dans une longue écharpe d'étoffe blanche qui, passant au bord de sa bouche, lui retombait par derrière sur l'épaule.

Les caravanes étaient parties régulièrement à l'équinoxe d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur l'extrême Éthiopie avec d'excellents chameaux, des outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, – les autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du Désert; – et il disait avoir vu, bien au delà du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays des grands singes, d'immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer, des forêts d'arbres bleus, des collines d'aromates, des monstres à figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder, s'épanouissent comme des fleurs; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D'autres étaient revenus de l'Inde avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple d'Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables. Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenances habituelles; mais il n'osait à présent, lui, le chef des voyages, en équiper aucune.

Hamilcar comprit; les Mercenaires occupaient la campagne. Avec un sourd gémissement, il s'appuya sur l'autre coude; et le chef des métairies avait si peur de parler, qu'il tremblait horriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face camarde, comme celle d'un dogue, était surmontée d'un réseau en fils d'écorces; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous les poils et où reluisaient deux formidables coutelas.

Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en criant, à invoquer les Baals. Ce n'était pas sa faute! il n'y pouvait rien! Il avait observé les températures, les terrains, les étoiles, fait les plantations au solstice d'hiver, les élagages au décours de la lune, inspecté les esclaves, ménagé leurs habits.

Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua de la langue, et l'homme au coutelas d'une voix rapide:

« – Ah! maître! ils ont tout pillé! tout saccagé! tout détruit! Trois mille pieds d'arbres sont coupés à Maschala, et à Ubada les greniers défoncés, les citernes comblées! A Tedès, ils ont emporté quinze cents gomors de farine; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé les troupeaux, brûlé ta maison, ta belle maison à poutres de cèdre, où tu venais l'été! Les esclaves de Tuburbo, qui sciaient de l'orge, se sont enfuis vers les montagnes; et les ânes, les bardeaux, les mulets, les bœufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus un seul! tous emmenés! C'est une malédiction! je n'y survivrai pas!» Il reprenait en pleurant: «Ah! si tu savais comme les celliers étaient pleins et les charrues reluisantes! Ah! les beaux béliers! ah! les beaux taureaux!..»

La colère d'Hamilcar l'étouffait. Elle éclata:

« – Tais-toi! Suis-je donc un pauvre? Pas de mensonges! dites vrai! Je veux savoir tout ce que j'ai perdu, jusqu'au dernier sicle, jusqu'au dernier cab! Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes, ceux des métairies, ceux de la maison! Et si votre conscience est trouble, malheur sur vos têtes! – Sortez!»

Les intendants, marchant à reculons et les poings jusqu'à terre, sortirent.

Abdalonim alla prendre au milieu d'un casier, dans la muraille, des cordes à nœuds, des bandes de toile ou de papyrus, des omoplates de mouton chargées d'écritures fines. Il les déposa aux pieds d'Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils intérieurs où étaient passées des boules d'or, d'argent et de corne, et il commença:

« – Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales, louées aux Carthaginois nouveaux à raison d'un béka par lune.

« – Non! c'est trop! ménage les pauvres! et tu écriras les noms de ceux qui te paraîtront les plus hardis, en tâchant de savoir s'ils sont attachés à la République! Après?»

Abdalonim hésitait, surpris de cette générosité.

Hamilcar lui arracha des mains les bandes de toile.

« – Qu'est-ce donc? trois palais autour de Khamon à douze kesitah par mois! Mets-en vingt! Je ne veux pas que les riches me dévorent.»

L'intendant des intendants, après un long salut, reprit:

« – Prêté à Tigillas, jusqu'à la fin de la saison, deux kikar au denier trois, intérêt maritime; à Bar-Malkarth, quinze cents sicles sur le gage de trente esclaves. Mais douze sont morts dans les marais salins.

« – C'est qu'ils n'étaient pas robustes, dit en riant le suffète. N'importe! s'il a besoin d'argent, satisfais-le! Il faut toujours prêter, et à des intérêts divers, selon la richesse des personnes.»

Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce qu'avaient rapporté les mines de fer d'Annaba, les pêcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme de l'impôt sur les Grecs domiciliés, l'exportation de l'argent en Arabie où il valait dix fois l'or, les prises des vaisseaux, déduction faite du dixième pour le temple de la Déesse. – «Chaque fois j'ai déclaré un quart de moins, maître!» Hamilcar comptait avec les billes; elles sonnaient sous ses doigts.

 

« – Assez! Qu'as-tu payé?

« – A Stratoniclès de Corinthe et à trois marchands d'Alexandrie, sur les lettres que voilà (elles sont rentrées), dix mille drachmes athéniennes et douze talents d'or syriens. La nourriture des équipages s'élevant à vingt mines par mois pour une trirème…

« – Je le sais! combien de perdues?

« – En voici le compte sur ces lames de plomb, dit l'intendant. Quant aux navires nolisés en commun, comme il a fallu souvent jeter les cargaisons à la mer, on a réparti les pertes inégales par têtes d'associés. Pour des cordages empruntés aux arsenaux et qu'il a été impossible de leur rendre, les Syssites ont exigé huit cents késitah, avant l'expédition d'Utique.

« – Encore eux!» fit Hamilcar en baissant la tête; et il resta quelque temps comme écrasé par le poids de toutes les haines qu'il sentait sur lui: « – Mais je ne vois pas les dépenses de Mégara?»

Abdalonim en pâlissant alla prendre, dans un autre casier, des planchettes de sycomore, enfilées par paquets à des cordes de cuir.

Hamilcar l'écoutait, curieux des détails domestiques, et s'apaisant à la monotonie de cette voix qui énumérait des chiffres; Abdalonim se ralentissait. Tout à coup, il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui-même à plat ventre, les bras étendus, dans la position des condamnés. Hamilcar, sans s'émouvoir, ramassa les tablettes; et ses lèvres s'écartèrent et ses yeux s'agrandirent, lorsqu'il aperçut, à la dépense d'un seul jour, une exorbitante consommation de viandes, de poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates, avec des vases brisés, des esclaves morts, des tapis perdus.

Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin des Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre des anciens. – Salammbô, d'ailleurs, voulait que l'on prodiguât de l'argent pour mieux recevoir les soldats.

Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond. Puis, en serrant les lèvres, il s'accroupit sur les coussins; il en déchirait les franges avec ses ongles, haletant, les prunelles fixes.

« – Lève-toi!» dit-il; et il descendit.

Abdalonim le suivait; ses genoux tremblaient. Mais, saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bientôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles qui bouchaient les fosses où l'on conservait le grain.

« – Tu le vois, Œil de Baal, – dit le serviteur en tremblant, – ils n'ont pas encore tout pris! et elles sont profondes, chacune, de cinquante coudées et combles jusqu'au bord! Pendant ton voyage, j'en ai fait creuser dans les arsenaux, dans les jardins, partout! Ta maison est pleine de blé, comme ton cœur de sagesse!»

Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar:

« – C'est bien, Abdalonim!» Puis se penchant à son oreille: «Tu en feras venir de l'Étrurie, du Brutium, d'où il te plaira, et n'importe à quel prix! Entasse et garde! Il faut que je possède, à moi seul, tout le blé de Carthage.»

Quand ils furent à l'extrémité du couloir, Abdalonim, avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre. Des monnaies d'or, d'argent et d'airain, disposées sur des tables ou enfoncées dans des niches, montaient le long des quatre murs jusqu'aux lambourdes du toit. D'énormes couffes en peau d'hippopotame supportaient, dans les coins, des rangs entiers de sacs plus petits; des tas de billon faisaient des monticules sur les dalles; et, çà et là, quelque pile trop haute, s'étant écroulée, avait l'air d'une colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage, représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se mêlaient à celles des colonies, marquées d'un taureau, d'une étoile, d'un globe ou d'un croissant. Puis l'on voyait disposées, par sommes inégales, des pièces de toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous les âges, – depuis les vieilles d'Assyrie, minces comme l'ongle, jusqu'aux vieilles du Latium, plus épaisses que la main, avec les boutons d'Égine, les tablettes de la Bactriane, les courtes tringles de l'ancienne Lacédémone; plusieurs étaient couvertes de rouille, encrassées, verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant été prises dans des filets, ou, après les sièges, parmi les décombres des villes. Le suffète eut bien vite supputé si les sommes présentes correspondaient aux gains et aux dommages qu'on venait de lui lire; et il s'en allait lorsqu'il aperçut trois jarres d'airain complètement vides. Abdalonim détourna la tête en signe d'horreur! Hamilcar résigné ne parla point.

Ils traversèrent d'autres couloirs, d'autres salles, et arrivèrent enfin devant une porte où, pour la garder mieux, un homme était attaché par le ventre à une longue chaîne scellée dans le mur, coutume des Romains nouvellement introduite à Carthage. Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé, et il se balançait de droite et de gauche avec l'oscillation continuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il reconnut Hamilcar, il s'élança vers lui en criant:

« – Grâce, Œil de Baal! pitié! tue-moi! voilà dix ans que je n'ai vu le soleil! Au nom de ton père, grâce!»

Hamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains; trois hommes parurent; et tous les quatre à la fois, en raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses anneaux la barre énorme qui fermait la porte. Hamilcar prit un flambeau et disparut dans les ténèbres.

C'était, croyait-on, l'endroit des sépultures de la famille; mais on n'eût trouvé qu'un large puits. Il était creusé seulement pour dérouter les voleurs et ne cachait rien. Hamilcar passa auprès; puis, en se baissant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule très lourde, et par cette ouverture il entra dans un appartement bâti en forme de cône.

Des écailles d'airain couvraient les murs; au milieu, sur un piédestal de granit, s'élevait la statue d'un Kabyre avec le nom d'Alètes, inventeur des mines dans la Celtibérie. Contre sa base, par terre, étaient disposés en croix de larges boucliers d'or et des vases d'argent monstrueux, à goulot fermé, d'une forme extravagante et qui ne pouvaient servir; car on avait coutume de fondre ainsi des quantités de métal pour que les dilapidations et même les déplacements fussent presque impossibles.

Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l'idole; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d'or accrochées comme des lampadaires aux lames d'airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C'étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l'urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d'émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d'argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées par le tonnerre étincelaient près des calcédoines qui guérissent des poisons. Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la Bactriane qui empêchent les avortements, et des cornes d'Ammon que l'on place sous les lits afin d'avoir des songes.

Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d'or. Hamilcar debout souriait, les bras croisés; – et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies souterrains. C'était comme la joie d'un Kabyre; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l'extrémité d'un invisible réseau, qui, à travers des abîmes, l'attachaient au centre du monde.

Une idée le fit tressaillir, et, s'étant placé derrière l'idole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait, en chiffres chananéens, le nombre treize. Alors il compta jusqu'à la treizième des plaques d'airain, releva encore une fois sa large manche; et la main droite étendue, il lisait à une autre place de son bras d'autres lignes plus compliquées, tandis qu'il promenait ses doigts délicatement, à la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec son pouce, il frappa sept coups; et d'un seul bloc, toute une partie de la muraille tourna.

Elle dissimulait une sorte de caveau, où étaient enfermées des choses mystérieuses, qui n'avaient pas de nom, et d'une incalculable valeur. Hamilcar descendit les trois marches; il prit dans une cuve d'argent une peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il remonta.

Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il frappait les pavés avec sa haute canne garnie de sonnettes au pommeau, et, devant chaque appartement, criait le nom d'Hamilcar, entouré de louanges et de bénédictions.

Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les couloirs, on avait accumulé le long des murs des poutrelles d'algummin, des sacs de lausonia, des gâteaux en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes pleines de perles. Le suffète, en passant, les effleurait avec sa robe, sans même regarder de gigantesques morceaux d'ambre, matière presque divine formée par les rayons du soleil.

Un nuage de vapeur odorante s'échappa.

« – Pousse la porte!»

Ils entrèrent.

Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient des herbes, agitaient des charbons, versaient de l'huile dans des jarres, ouvraient et fermaient les petites cellules ovoïdes creusées tout autour de la muraille, et si nombreuses que l'appartement ressemblait à l'intérieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du safran et des violettes en débordaient. Partout étaient éparpillées des gommes, des poudres, des racines, des fioles de verre, des branches de filipendule, des pétales de roses; et l'on étouffait dans les senteurs, malgré les tourbillons du styrax qui grésillait au milieu sur un trépied d'airain.

Le chef des odeurs suaves, pâle et long comme un flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour écraser dans ses mains un rouleau de métopion, tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des feuilles de baccaris. Il les repoussa: c'étaient des Cyrénéens de mœurs infâmes, mais que l'on considérait à cause de leurs secrets.

Afin de montrer sa vigilance, le chef des odeurs offrit au suffète, sur une cuiller d'électrum, un peu de malobathre à goûter; puis avec une alêne il perça trois besoars indiens. Le maître, qui savait les artifices, prit une corne pleine de baume, et, l'ayant approchée des charbons, il la pencha sur sa robe: une tache brune y parut, c'était une fraude. Alors il considéra le chef des odeurs fixement et, sans rien dire, lui jeta la corne de gazelle en plein visage.

Si indigné qu'il fût des falsifications commises à son préjudice, en apercevant des paquets de nard qu'on emballait pour les pays d'outre-mer, il ordonna d'y mêler de l'antimoine, afin de le rendre plus lourd.

Puis il demanda où se trouvaient trois boîtes de psagas, destinées à son usage.

Le chef des odeurs avoua qu'il n'en savait rien, des soldats étaient venus avec des couteaux, en hurlant; il leur avait ouvert les cases.

« – Tu les crains donc plus que moi!» s'écria le suffète; et à travers la fumée, ses prunelles, comme des torches, étincelaient sur le grand homme pâle qui commençait à comprendre. «Abdalonim! avant le coucher du soleil tu le feras passer par les verges: déchire-le!»

Ce dommage, moindre que les autres, l'avait exaspéré; car, malgré ses efforts pour les bannir de sa pensée, il retrouvait continuellement les Barbares. Leurs débordements se confondaient avec la honte de sa fille, et il en voulait à toute la maison de la connaître et de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le poussait à s'enfoncer dans son malheur; et, pris d'une rage d'inquisition, il visita sous les hangars, derrière la maison de commerce, les provisions de bitume, de bois, d'ancres et de cordages, de miel et de cire, le magasin des étoffes, les réserves de nourritures, le chantier des marbres, le grenier du silphium.

Il alla de l'autre côté des jardins, inspecter, dans leurs cabanes, les artisans domestiques dont on vendait les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux, d'autres tressaient des filets, d'autres peignaient des coussins, découpaient des sandales, des ouvriers d'Égypte avec un coquillage polissaient des papyrus, la navette des tisserands claquait, les enclumes des armuriers retentissaient.

 

Hamilcar leur dit:

« – Battez des glaives! battez toujours! il m'en faudra.» Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope macérée dans les poisons pour qu'on lui taillât une cuirasse plus solide que celles d'airain, et qui serait inattaquable au fer et à la flamme.

Dès qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de détourner sa colère, tâchait de l'irriter contre eux en dénigrant leurs ouvrages par des murmures. – «Quelle besogne! c'est une honte! Vraiment le maître est trop bon.» Hamilcar, sans l'écouter, s'éloignait.

Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois où les pasteurs ont campé, barraient les chemins; et les palissades étaient rompues, l'eau des rigoles se perdait, des éclats de verre, des ossements de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe d'étoffe çà et là pendait aux buissons; sous les citronniers les fleurs pourries faisaient un fumier jaune. En effet, les serviteurs avaient tout abandonné, croyant que le maître ne reviendrait plus.

A chaque pas il découvrait quelque désastre nouveau, une preuve encore de cette chose qu'il s'était interdit d'apprendre. Voilà maintenant qu'il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant des immondices; et il ne tenait pas ces hommes, tous devant lui au bout d'une catapulte, pour les faire voler en éclats! Il se sentait humilié de les avoir défendus; c'était une duperie, une trahison; et comme il ne pouvait se venger ni des soldats ni des anciens, ni de Salammbô, ni de personne, et que sa colère cherchait quelqu'un, il condamna aux mines, d'un seul coup, tous les esclaves des jardins.

Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du moulin, d'où l'on entendait sortir une mélopée lugubre.

Au milieu de la poussière les lourdes meules tournaient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre superposés, et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur le second à l'aide de fortes barres. Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient, tandis que d'autres, attelés, tiraient. Le frottement de la bricole avait formé autour de leurs aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au garrot des ânes, et le haillon noir et flasque qui couvrait à peine leurs reins, en pendant par le bout, battait sur leurs jarrets comme une longue queue. Leurs yeux étaient rouges, les fers de leurs pieds sonnaient, et toutes leurs poitrines haletaient d'accord. Ils avaient sur la bouche une muselière, pour qu'il leur fût impossible de manger la farine, et des gantelets sans doigts enfermaient leurs mains pour les empêcher d'en prendre.

A l'entrée du maître, les barres de bois craquèrent plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs tombèrent sur les genoux; les autres, continuant, passaient par-dessus.

Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves; et ce personnage parut, étalant sa dignité dans la richesse de son costume; car sa tunique, fendue sur les côtés, était de pourpre fine, de lourds anneaux tiraient ses oreilles, et, pour joindre les bandes d'étoffes qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or, comme un serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles à ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargés de bagues, un collier en grains de gagates pour reconnaître les hommes sujets au mal sacré.

Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières. Alors tous, avec des cris de bêtes affamées, se ruèrent sur la farine, qu'ils dévoraient en s'enfonçant le visage dans les tas.

« – Tu les exténues!» dit le suffète.

Giddenem répondit qu'il fallait cela pour les dompter.

« – Ce n'était guère la peine de t'envoyer à Syracuse dans l'école des esclaves. Fais venir les autres!»

Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers, les coureurs, les porteurs de litières, les hommes des étuves et les femmes avec leurs enfants, tous se rangèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis la maison de commerce jusqu'au parc des bêtes fauves. Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme emplissait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas, marchait.

« – Qu'ai-je à faire de ces vieux? dit-il; – vends-les! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes! et trop de Crétois, ils sont menteurs! Achète-moi des Cappadociens, des Asiatiques et des Nègres.»

Il s'étonna du petit nombre des enfants. – «Chaque année, Giddenem, la maison doit avoir des naissances! Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes, pour qu'ils se mêlent en liberté.»

Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux, les mutins. Il distribuait des châtiments, avec des reproches à Giddenem; et Giddenem, comme un taureau, baissait son front bas, où s'entre-croisaient deux larges sourcils.

« – Tiens, Œil de Baal, dit-il, en désignant un Libyen robuste, – en voilà un que l'on a surpris la corde au cou.»

« – Ah! tu veux mourir, fit dédaigneusement le suffète.

Et l'esclave d'un ton intrépide:

« – Oui!»

Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage pécuniaire, Hamilcar dit aux valets:

« – Emportez-le!»

Peut-être y avait-il dans sa pensée l'intention d'un sacrifice? C'était un malheur qu'il s'infligeait afin d'en prévenir de plus terribles.

Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres. Hamilcar les aperçut.

« – Qui t'a coupé le bras, à toi?»

« – Les soldats, Œil de Baal.»

Puis, à un Samnite qui chancelait comme un héron blessé:

« – Et toi, qui t'a fait cela?»

C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec une barre de fer.

Cette atrocité imbécile indigna le suffète; et, arrachant des mains de Giddenem son collier de gagates:

« – Malédictions au chien qui blesse le troupeau! Estropier des esclaves, bonté de Tanit! Ah! tu ruines ton maître! Qu'on l'étouffe dans le fumier. Et ceux qui manquent? Où sont-ils? Les as-tu assassinés avec les soldats?»

Sa figure était si terrible que toutes les femmes s'enfuirent. Les esclaves se reculant faisaient un grand cercle autour d'eux; Giddenem baisait frénétiquement ses sandales; Hamilcar, debout, restait les bras levés sur lui.

Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des batailles, il se rappelait mille choses odieuses, des ignominies dont il s'était détourné; et, à la lueur de sa colère, comme aux fulgurations d'un orage, il revoyait d'un seul coup tous ses désastres à la fois. Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur des soldats, par connivence peut-être; tous le trompaient, depuis trop longtemps il se contenait.

« – Qu'on les amène, cria-t-il, et marquez-les au front avec des fers rouges, comme des lâches!»

Alors on apporta et l'on répandit au milieu du jardin des entraves, des carcans, des couteaux, des chaînes pour les condamnés aux mines, des cippes qui serraient les jambes, des numella qui enfermaient les épaules, et des scorpions, fouets à triples lanières terminées par des griffes en airain.

Tous furent placés la face vers le soleil, du côté du Moloch dévorateur, étendus par terre sur le ventre ou sur le dos, et les condamnés à la flagellation, debout contre les arbres, avec deux hommes auprès d'eux, un qui comptait les coups, et un autre qui frappait.

Il frappait à deux bras; les lanières en sifflant faisaient voler l'écorce des platanes. Le sang s'éparpillait en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on ferrait s'arrachaient le visage avec les ongles. On entendait les vis de bois craquer; des heurts sourds retentissaient; parfois un cri aigu, tout à coup, traversait l'air. Du côté des cuisines, entre des vêtements en lambeaux et des chevelures abattues, des hommes, avec des éventails, avivaient des charbons, et une odeur de chair qui brûle passait. Les flagellés défaillant, mais retenus par les liens de leurs bras, roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant les yeux. Les autres, qui regardaient, se mirent à crier d'épouvante, et les lions, se rappelant peut-être le festin, s'allongeaient en bâillant contre le bord des fosses.